INTERROGATIONS
AVRIL 1989
DE L'ARTISANAT A LA MARCHANDISE. Le cuir et l'industrie du cuir. Suivi de commentaires (1989)
...
Mais qui le voudrait ?
Le
texte que nous présentons est adapté d'un article paru dans la revue américaine
THE ANIMALS' AGENDA, Sept-Oct 1988, qui traitait du cuir et de l'évolution de
l'artisanat de ce matériau jusqu'à son émergence actuelle en marchandise
vecteur de mode et de profit.
Ce
qui nous a semblé intéressant ce sont
les rappels de la part tenue par le cuir au cours de l'histoire humaine, ainsi
que le fait que l'homme d'aujourd'hui soit tellement éloigné de la nature
qu'il en arrive à consommer des peaux animales sous prétexte de mode, comme on
consomme n'importe quoi d'autre, juste pour le plaisir de consommer. Les auteurs
de cet article n'envisageant la consommation du cuir qu'en ce qu'elle a
d'affreux pour les animaux en viennent à proposer des substituts au cuir. Il
nous a semblé insuffisant de se limiter à cette unique constatation ignorant
les dangers de ces alternatives. Nous avons donc remplacé, en conclusion, cette
partie du texte par nos propres réflexions.
Le
travail du cuir remonte au moins à 600000 ans, quand les premiers êtres
humains ont fabriqué des outils pour façonner et assouplir la peau animale. A
cette époque le cuir était utilisé pour faire des couvertures pour recouvrir
le sol des cavernes, couvrir les huttes, fabriquer
les coques de bateaux, des boucliers et des casques de protection, et
bien sûr pour les vêtements. Les premiers pagnes, chaussures, corsets,
ceintures, brassards, tabliers et haut-de-chausses étaient en cuir. La plupart
des premiers édits des gouvernements et des églises ont été écrit
sur des parchemins faits de
peau de chèvre et de mouton. L'art primitif et médiéval utilisait le cuir; et
quelques-unes des premières formes de monnaie ont consistées en inscriptions
sur du cuir ou en pièces de cuir où
des valeurs étaient gravées. Le cuir a parfois été utilisé comme
nourriture à certains moments de l'Histoire. Durant le voyage de Magellan vers
le Pacifique en 1611, la réserve de nourriture de ses navires épuisée, l'équipage
dû faire bouillir et consommer toutes les choses faites en peau animale afin de
survivre, comme le firent des dizaines de milliers de paysans chinois quand une
famine se déclara au XVIème siècle.
Cependant
ce qui fut pendant des siècles un artisanat familial, un art et un moyen de
survie pour des populations indigènes est maintenant devenu une affaire
hautement profitable, laquelle dépend chaque année de la mort de million
d'animaux. Le cuir a été transformé d'article de subsistance en article de
statut, d'article de protection en accessoire de mode et d'artisanat
communautaire en marchandise pour le marché. Une seule Rolls Royce, par
exemple, nécessite aujourd'hui pour sa garniture intérieure huit peaux entières
de bétail élevé spécialement pour cela. Avec les vêtements et autres équipements,
le "chic" est privilégié par rapport au confort et la mode prévaut
sur l'utilité à cause de l'industrie. C'est à tel point que le cuir en tant
que "baromètre de la civilisation" mesure maintenant le point auquel
nous sommes parvenus, changeant les animaux en marchandises.
En
1611, Thomas Gates et d'autres parmi les premiers colons introduisirent le bétail
aux États-Unis, et en 1623, Experience Mitchell établit la première tannerie
près de Plymouth (Massachusetts) où l'on trouvait en abondance une espèce
d'arbre dont l'écorce était utilisée en tannerie. Les tanneries étaient
alors constituées seulement de plusieurs grandes cuves dans le sol et d'un
atelier situé à côté avec une chaudière pour sécher et corroyer le cuir. A
l'inverse d'aujourd'hui, le cuir était produit uniquement pour couvrir les
besoins locaux, et la plupart des dépouilles et des peaux provenaient
d'animaux sauvages qui avaient été chassés et tués pour la nourriture. Comme
les colonies se développèrent le nombre de tanneries augmenta; en 1795 elles
étaient au nombre de 2400; en 1850, 6600 existaient; et en 1870 le nombre
s'accrut jusqu'à atteindre 7500.
L'ère
moderne de la "fabrication du cuir" débuta brusquement au milieu du
XIX° siècle avec le développement de nouvelles technologies et machines.
Peut-être que le plus significatif bond en avant pour son essor industriel fut
la découverte du tannage au chrome - dans lequel des sels minéraux remplaçaient
le tannin d'écorce d'arbre parce qu'ils permettaient la fabrication de cuir léger
et multicolore. L'introduction et l'utilisation à grande échelle de produits
chimiques ont eu plusieurs autres effets : elles réduisirent la perte de peau,
raccourcirent le temps de tannage, apportèrent désormais des méthodes pour
contrôler l'assouplissement des peaux avec de l'acide, et ouvrirent de
nouvelles possibilités de teinture, de séchage et de finition du produit. Ces
changements, en retour, augmentèrent le profit lié à la fabrication du cuir
et aidèrent à créer un grand marché pour celui-ci. Après des milliers d'années
d'artisanat, la fabrication du cuir devint virtuellement du jour au lendemain
une industrie accompagnant la centralisation, la mécanisation et la
standardisation altérant d'une façon drastique la nature de ce métier.
VIANDE
CONNECTION
L'industrie
du cuir est intimement liée à l'industrie de l'abattage. Le mariage était
initialement de convenance, car la croissance des parcs à bestiaux et le développement
des aliments pour animaux fit des peaux un sous-produit logique de l'abattage,
mais il devint peu à peu une affaire plus "incestueuse". Les plus
gros détaillants de viande non seulement devinrent grossistes en peaux, mais
ils ouvrirent aussi leurs propres tanneries.
Depuis
que le cuir est un sous-produit de l'abattage, l'approvisionnement en peaux
n'est plus directement lié à la demande pour telle ou telle sorte de peau.
C'est plutôt la quantité et le type de viande que les gens mangent qui détermine
l'approvisionnement en tel ou tel type de cuir. On ne peut, cependant, conclure
de cette information que l'achat de produits en cuir n'a aucun impact sur
l'industrie de la viande . C'est l'inverse qui est vrai, parce que le prix de
vente d'un animal à l'abattoir est très proche du prix de vente de la viande
de cet animal. En règle générale, les profits et les dépenses peuvent venir
de la vente des sous-produits, le cinquième quartier de la bête: os, cornes,
pattes pour faire de la gélatine qui sera vendue aux industries du film et de
la photo et aux industries pharmaceutiques; poil pour les pinceaux; soies pour
les brosses à dents, filtres à air, matelas et rembourrage de meubles, le sang
pour faire de la nourriture pour les animaux de compagnie, des fertilisants et
des médicaments comme la thrombine et
la fibrinolysine ; peau transformée en cuir. Les fabricants ont souvent un taux
considérable de leur capital engagé dans les peaux puisque le salage de
celles-ci prend environ un mois dans un bain de sel, et leur valeur est généralement
entre 5 et 10% de celle de la viande. Ainsi une réduction de l'achat de cuir
par les consommateurs peut avoir un effet significatif sur les fondements économiques
à la fois des industries du cuir et de la viande.
Les
dépouilles et les peaux du bétail, moutons et chèvres fournissent les
principales sources de matières premières pour les tanneurs américains. Elles
proviennent principalement de plus de 35 millions de bovins qui sont abattus et
consommés chaque année et des vaches laitières qui sont tuées une fois
qu'elles ne sont plus rentables pour la production laitière.
Le box (cuir de veau) est un dérivé de l'industrie laitière et de la
viande de veau qui soumet les animaux, dans toutes les fermes industrielles, à
quelques-unes des conditions les plus inhumaines qui soient. La peau d'un veau
mort-né, obtenu au cours de l'abattage d'une vache gestante, fourni des prix
particulièrement élevés et est utilisée pour faire de la suédine. La
plupart des peaux de mouton vient d'Australie et de Nouvelle-Zélande quand les
"vieux" moutons à laine sont abattus pour la boucherie. Comme pour
les industries du bœuf ou du lait, le commerce de la laine cause la souffrance
de millions d'animaux, avant qu'ils ne soient tondus et dépecés. Les moutons,
par exemple, sont couramment transportés sans nourriture ni eau dans une
chaleur ou un froid extrêmes et tellement à l'étroit qu'il en résulte
souvent des membres cassés, des blessures aux yeux ou la mort. Les peaux sont
vendues à l'étape du décapage et utilisées pour faire des carpettes, des sièges
et des produits similaires. Les cochons, aussi, sont des animaux utilisés non
seulement pour leur viande mais pour leur peau. Le sanglier ou pécari est
d'autre part "converti" en produits de cuir plus résistants, incluant
gants, vêtements et chaussures. Le cheval est parmi les autres animaux
domestiques celui dont la peau est la moins utilisée par l'industrie du cuir...
ANIMAUX
EXOTIQUES, PRODUITS DE LUXE
Beaucoup
d'animaux sauvages menacés, appelés aussi animaux exotiques, tels que les
autruches, les requins, kangourous, éléphants, tortues et grenouilles, sont
aussi tués pour fabriquer des produits de luxe et de mode en cuir. Parmi
ceux-ci, les objets en peau de kangourou ou de requin sont vendus sur le marché
commercial en grande quantité. La peau de requin est solide et résiste à
l'abrasion, et est utilisée pour les chaussures et ceintures d'hommes et les
chaussures d'enfants. Les marchandises en kangourou sont issues de deux à trois
millions d'animaux abattus chaque année à la suite du "Plan national de
gestion des kangourous" approuvé par les ministres australiens du Conseil
de Conservation de la Nature. La viande de kangourou est transformée en
nourriture pour les animaux familiers et la peau finit en chaussures de sport,
sacs de golf et ceintures. Les gouvernement australien autorise la tuerie sous
le prétexte que cet animal broute
l'herbe dont les vaches et les moutons ont besoin.
Comme Paul et Anne Erlich l'ont souligné dans leur livre Extinction,
"Beaucoup d'excuses avancées
pour tuer les kangourous, spécialement par les herbagers, sont liées à leur
fausse conception de l'impact des kangourous sur les pâtures que les éleveurs
eux-mêmes ont souvent épuisées en y faisant paître les moutons. Mais la
principale raison est une fois de plus la cupidité mélangée à une absence de
compassion." Les USA sont l'un des plus importants marchés du monde pour
les produits faits en kangourou, fournissant une raison économique pour
continuer la tuerie.
Parmi
d'autres animaux tués pour faire du cuir il y a de nombreuses espèces de
serpents, tel que le python, le boa constrictor, le serpent d'eau et le cobra,
dont la peau a une importante valeur commerciale. Les serpents sont piégés
dans la nature et souvent éventrés et dépecés vivants, procédé qui précède
le salage et le séchage de la peau et qui est extrêmement douloureux pour les
animaux. Dans le sud des Indes, les chasseurs tentent de tuer les membres d'une
des espèces de serpents en préservant la peau en frottant du tabac sur les
yeux du reptile, mais cette pratique paralyse probablement seulement les animaux
et les indigènes arrachent les peaux immédiatement après l'administration de
la substance.
L'autruche,
originaire d'Afrique, est maintenant abattue pour la viande et pour la peau. La
peau -qui est utilisée pour fabriquer des chaussures, valises, sacs et sacs à
main- atteint un prix élevé et rend l'élevage d'autruches très profitable.
La peau du devant de la jambe de l'animal est spécialement vendue pour la
production de coûteux sacs à main pour les femmes. En Afrique du Sud, une
nouvelle génération de millionnaires est en train de voir le jour dans la
ville d'élevage d'autruches de Oudshoorn, dans la partie sud du Cap, où les
barons de la plume vivaient au début du siècle. Le dernier développement
planifié pour cet endroit est un abattoir qui pourra traiter 700 oiseaux par
jour. Ainsi les éleveurs d'autruches utilisent des incubateurs énormes
capables de couver 30.000 oeufs à la fois.
Deux
espèces d'animaux sauvages particulièrement exploitées pour leur peau sont
l'alligator et le crocodile qui sont tués dans les eaux d'Afrique et d'Amérique
du Sud, sur les îles du sud-est Asiatique et, dans le cas des alligators, dans
les marais de Floride, de Louisiane et du Texas. Afin de rendre les peaux
utilisables les peauciers coupent directement dans le ventre des plus petits
alligators et crocodiles, et conservent la peau de leur dos, tandis que les plus
gros animaux sont cisaillés sur le dos et la partie ventrale conservée....
Quoique protégé comme espèce en danger aux États-Unis, les alligators sont
maintenant légalement chassé dans certains états du Sud. Bien que la plupart
des tanneries de reptiles soient concentrées en Europe et en Extrême -Orient,
Il y a selon Gay Wilson, patron de la Floride Reptile Tanning Inc. "100
acheteurs pour chaque peau dans le monde entier. La demande submerge
même la capacité de fournir''. Un fait qui ne présage rien de bon pour
le royaume des reptiles....
IMPACT
SUR L'ENVIRONNEMENT
En
plus d'être responsable de l'abattage de millions d'animaux chaque année,
l'industrie du cuir -comme celle de l'élevage industriel- est responsable de
beaucoup de dégâts sur l'environnement. Le tannage
a la réputation non enviable d'être l'une des industries les plus
immondes et nauséabondes. Cette réputation repose sur des caractéristiques
des villages de tannerie vieilles de 100 ans mais qui persistent encore. Avec
l'expansion dans les zones urbaines de l'industrie sous forme d'usines modernes
hautement mécanisées, le problème est devenu plus aigu. Dans la ville de l'Est-Kentuky,
Middelsboro, par exemple, les eaux usées venant de la Middelsboro Tanning
Company ont détruit la majeure partie de la vie aux alentours de Yellow Creek
et pollué l'eau à un tel point
qu'il est dangereux de la boire. Des études conduites par " The US Centers
for Disease Control" ont conclu que le taux de leucémie parmi les gens
qui utilisent le ruisseau comme source d'eau potable est 5 fois plus
important que la moyenne nationale, et des tests réalisés sur le même groupe
ont montré une augmentation du taux des maladies hépatiques et cardiaques, de cancers et
de troubles gastro-intestinaux. Comme beaucoup d'autres usines de tannage,
l'usine de Middelsboro a pollué l'eau depuis le début du siècle, rejetant
dans le courant du zinc , du formol, des colorants, des composés chimiques à
base de cyanure, et d'autres substances dangereuses.
La Middelsboro Tanning Company est, en fait, l'une des plus petites
tanneries aux USA, et le problème existe dans l'industrie du cuir toute entière...
COMMENTAIRES
SUR LE TEXTE PRÉCÉDENT ou LE PIÈGE
DES ALTERNATIVES
Le
tableau effrayant des conséquences de la consommation effrénée de peaux
animales a conduit différents "protecteurs de la nature" à proposer
des alternatives censées résoudre cette question. Ainsi, Lewis Gompretz, secrétaire
de la Société Britannique pour la prévention de la cruauté envers les
animaux, a suggéré que les animaux devraient être laissés dans des pâtures
à vivre leur vie jusqu'à ce qu'ils meurent de mort naturelle, après quoi leur
peau pourrait être utilisée pour faire du cuir. Par ailleurs l'utilisation de
différents produits synthétiques possédant une apparence ou des propriétés
les rapprochant de la peau a été proposée comme alternative pour la
fabrication de vêtements. Un seul point commun à ces propositions, certes
pleines de compassion: la non remise en cause de l'abaissement des êtres
vivants à l'état de marchandises qui réduit les animaux à l'état de matières
premières et les hommes à celui de producteurs-consommateurs.
Le
contraire du marché de sous-produits animaux n'est pas un marché parallèle
reposant sur des bases artisanales, pas non plus un marché d'alternatives au
cuir, mais plus de marché du tout. Est-ce possible? Seule l'activité des êtres
humains pourra répondre à cette question. En effet, qu'est-ce qui est grave :
se lever tous les matins à sept heures ou se revêtir de peau de bêtes
produites à la chaîne ? La pollution engendrée par la production de plastique
bientôt transformé en faux blousons de cuir ou le refus de s'interroger sur
ses conditions d'existence de peur de devoir les remettre en cause ? Le
sentiment d'être crevé le soir ou la mort des animaux exotiques ? Les yeux
frottés au tabac des serpents dépecés vivants ou les yeux morts dans le métro
? La construction d'une nouvelle autoroute ou la satisfaction du commerçant
alternatif vous refilant un substitut qui peut être pris pour du cuir?
Peut-on
établir une hiérarchie entre nos découragements, nos refus, en comparaison
avec le massacre planifié de dizaines d'espèces animales? Une indignation se
limitant aux faits les plus voyants contribue à se donner l'illusion de
"pouvoir agir dans le concret". On se cache alors que les massacres
d'animaux, de végétaux et d'êtres humains (expéditifs ou à petit feu selon
les situations individuelles et les régions du globe) sont étroitement liés.
Ils sont les visages divers de la même machinerie pour qui tout est devenu
ressource : matières premières minérales, végétales et animales, énergies,
idées,... La vraie, la seule grande catastrophe... c'est notre quotidien à
tous. Cette immense mutilation du vivant en somme d'objets, de choses, ne peut
être renversée que par un acte de rupture volontaire établissant d'autres
relations au sein de l'espèce humaine et plus généralement du vivant,
s'exprimant par la négation des valeurs qui ont dominé ces derniers siècles:
séparation entre l'individuel et le collectif, soumission aux pouvoirs, déification
de l'argent, valorisation du paraître au détriment de l'être,... Ceci
semblera bien abstrait à ceux pour qui le concret signifie acceptation du présent.
Pourtant, si l'on repose le "problème du cuir" dans une telle
perspective, maintes réflexions viennent à l'esprit. Celles qui suivent en
sont quelques exemples; d'autres pourraient les enrichir ou s'y substituer.
Tout
d'abord, il n'est pas question de condamner la prédation en général. Mais la
prédation n'est ni le mépris, ni le massacre systématique. Le problème est
alors de rechercher les racines profondes de ce massacre.
Que
resterait-il de l'utilisation du cuir s'il n'était plus une camelote produite
massivement pour être consommée rapidement, adaptée à la mode,... Sans même
aller très loin dans la critique, on voit comment le vieux blouson de motard
que l'on pouvait traîner toute une vie est devenu dérisoire pour le système
marchand, cédant la place à des fringues permettant aux élégantes fortunées
( et aux moins fortunées qui les singent ) d'étaler leur statut social le
temps d'une saison, et à leurs pâles compagnons de dissimuler leurs maigres épaules
de sédentaires dégénérés. Combien d'élevages en batterie, de dépeçages
à la chaîne, d'ateliers abrutissants, de commerçants hypocrites, pour fournir
leurs cache- misères à ces refoulés.
Par
ailleurs, la production de masse de cuir ne trouve-t-elle pas son
auto-justification dans le refus de nombreux humains de se considérer
appartenant au même univers que les animaux. Il suffit de voir comment lorsque
l'homme veut déconsidérer ses pareils... il feint de les considérer comme des
bêtes, et quand il veut traiter les bêtes avec le même mépris qu'il prodigue
à ses semblables... il feint de les considérer comme des choses. Quels
sentiments inspirerait à une communauté d'êtres humains une telle mentalité
aujourd'hui généralisée à toutes les classes de la société ? Ce n'est sans
doute pas seulement la qualité des relations entre espèces vivantes qui s'en
trouverait révolutionnée... mais jusqu'à leur répartition à la surface du
globe. L'arrêt porté à l'actuelle surpopulation serait à la fois la
condition de la constitution de communautés à l'échelle humaine et de la réoccupation
par la faune d'une terre dont elle a été peu à peu chassée. A ce propos, il
n'est peut être pas inutile de préciser que par surpopulation, nous
n'entendons pas simplement le phénomène de démographie galopante caractéristique
des États
à faible taux de consommation... mais à fort taux d'aliénation religieuse.
Nous considérons la surpopulation comme processus mondial découlant de la société
marchande et s'exprimant à la fois par la production de masse de gosses affamés
dans le Tiers Monde et l'entassement urbain des masses consommatrices des pays
dits développés.
Au
travers du cuir, ce qui se trouve posé c'est le rôle du vêtement dans une
société qui est parvenue à imposer le même uniforme en tous points du globe
en niant les diversités climatiques, culturelles,... L'idéal d'aujourd'hui,
c'est le produit de confection, individu et costume étant pareillement fabriqués
et stéréotypés. Et peu importe si les êtres sont privés de relations
affectives... la mode unisexe
est là pour les rassurer; et lorsque le corps deviendra difforme sous l'effet
d'un mode de vie (alimentation, activité physique,...) aberrant le vêtement
saura non seulement envelopper mais généraliser la difformité,... La
fausse-culture vestimentaire peut même se muer en fausse-communauté, celle du
"look" où chaque individu atomisé se donne l'illusion de partager
quelque chose avec d'autres individus tout aussi atomisés que lui. On n'a
finalement que ce que l'on mérite dans ce royaume de l'apparence où il est
plus respectable d'être un salaud chaussé de crocodile qu'un
"va-nu-pieds". Sans cette domination de l'artifice sur nos vies,
pourquoi s'emprisonner les pieds en tous temps et en tous lieux dans des
enveloppes de cuir, et même pourquoi cet usage permanent et standardisé du vêtement
? Pourquoi la nudité totale ou partielle, au lieu d'être naturelle pour
certaines activités et sous certains climats serait-elle assimilée à la
pornographie sauf sur ces plages-rotissoires où des grappes humaines viennent
dorer leurs bourrelets graisseux et nourrir au passage quelques pensées salaces
? Pourquoi continuer à considérer notre peau comme un sac inerte, et le
costume comme moyen d'un conformisme et d'une hiérarchie sociale?
Traduction,
AIR
Commentaires,
HEME
Février
1989
La seule entrée en matière possible pour un exposé
de ce genre est de dire que je déteste écrire. L'écriture résume en elle-même le
concept européen de la pensée "légitime".
L'écrit se voit accorder une importance que l'on refuse à l'oral. Ma culture,
celle des Lakotas, a une tradition orale, et je rejette donc généralement
l'écriture. C'est l'un des moyens utilisés par le monde blanc pour anéantir les
cultures des peuples non-européens : imposer une abstraction là où les échanges
se faisaient oralement.
Ainsi, ce que vous lisez ici n'est pas ce que j'ai écrit. C'est ce que j'ai dit
et que quelqu'un d'autres a écrit. J'accepte ce compromis dans la mesure où le
seul moyen de communiquer avec le monde blanc semble être le recours aux
feuillets morts et arides d'un livre.
Je ne me soucie pas vraiment de savoir si mes propos parviendront aux hommes
blancs. Ils ont déjà fait la preuve au cours de leur histoire, qu'ils ne peuvent
ni entendre, ni voir. Ils ne savent que lire (bien sûr, il y a des exceptions,
mais les exceptions ne font que confirmer la règle). Je m'intéresse plus aux
Indiens d'Amérique, étudiants et autres, qui ont commencé à s'assimiler au monde
blanc par le biais des universités et autres institutions. Mais même cela n'est
qu'une préoccupation marginale. Il est tout à fait possible de concilier peau
rouge et esprit blanc. Et si c'est là le choix d'un individu qu'il en soit
ainsi, je n'en ai que faire. Cela fait partie du processus de génocide culturel
engagé de nos jours par les Européens contre les peuples indiens d'Amérique. Ce
qui m'intéresse, ce sont ces Indiens d'Amérique qui décident de résister au
génocide, mais risquent d'être incertains quant à la façon de procéder.
(Vous remarquerez que j'utilise le terme d'INDIENS D'AMERIQUE PLUTÔT QUE CEUX D'AUTOCHTONES D'AMERIQUE ou de PEUPLE INDIGENE AUTOCHTONE ou d'AMERINDIENS, lorsque je désigne mon peuple. Il y a beaucoup de controverses quant au sens de ces termes, et à présent à franchement parler, je trouve cela absurde. Principalement, il semble que le terme d'INDIENS D'AMERIQUE soit rejeté pour son origine européenne - ce qui est le cas. Mais TOUS les termes ci-dessus sont d'origine européenne; la seule façon de faire non-européenne serait de parler de Lakota1 - ou plus précisément d'Oglala, Brulé, etc... et de Diné, de Miccosukee et de toutes les autres centaines de noms tribaux exacts).
1. Lakota ou Dakota qui signifie "alliés", tels sont les termes par lesquels se désignent ceux que l'on nomme les Sioux. "Oglala", "Brulé",... sont quelques unes des dénominations des tribus de ce groupe d'Indiens d'Amérique du Nord (Source: NITASSINAN N°6).