INTERROGATIONS AVRIL 1988

 

BLUES. 1

INTERROGATIONS SUR L'ECOLOGIE.. 2

NOUVELLE   CONCEPTION.. 6

 

 

BLUES

 

Les êtres humains crèvent autant de l'obsession de l'argent qui est dans leurs tête que du manque d'argent dans leurs poches. La misère , ce n'est pas simplement de manquer d'argent pour se payer son steak  quotidien, sa vidéo, sa voiture ou sa maison. La vraie misère, c'est d'être contraints  de perdre sa vie à courir après l'argent pour se nourrir, se loger, se vêtir, se déplacer, se prélasser au soleil,... C'est d'être contraints d'organiser tous les moments de sa vie en fonction de l'argent, abandonnant ainsi notre humanité. Un monde dans lequel non seulement "le temps c'est de l'argent", mais où l'affectivité, l'imagination et toutes les activités humaines sont réduites à l'échange de marchandises; voilà la misère essentielle dont tout le reste  n'est que conséquence.

    Qu'on identifie la misère au seul manque d'argent, voilà bien ce que souhaite toute la charogne politicienne, syndicaliste... Tous ces endormeurs voudraient nous faire croire que si les choses coûtaient moins chères on vivrait bien, que si le travail était mieux partagé il ne serait plus pénible, ou que si l'on mettait les villes à la campagne la vie  deviendrait passionnante et autres fariboles qui visent à masquer la réalité de ce que nous vivons et à détourner les révoltes vers la simple revendication du droit de choisir la meilleure façon de gâcher sa vie. Ce qu'ils veulent  nous masquer c'est que:

-  ce qui fait la dureté de la vie, ce n'est pas  que les choses soient trop chères, mais qu'elles soient des marchandises, qu'il faille les acheter,

-     si nous en  avons  tous ras-le -bol du travail ce n'est pas parce qu'il est fatiguant. Il nous arrive à tous d'accomplir des actes plus fatigants sans ressentir cette impression. C'est que les produits  ou les services issus de ce travail, tout comme le temps passé et l'esprit dépensé à les produire, ne sont que des marchandises qui échappent à notre maîtrise,

-     si la vie est souvent ennuyeuse, ce n'est pas à cause d'un environnement peu décoratif ou d'un manque de loisirs, mais parce que les rapports humains se réduisent le plus souvent à des rapports entre des gens passifs, abandonnant le monopole de la communication aux mass media, agents du fric et de la marchandise.


 

 

               INTERROGATIONS SUR L'ÉCOLOGIE

 

"La vision de notre planète confrontée à une menace écologique grave, causée par l'homme, ne nous est certainement pas propre, et ces dernières années ont vu l'émergence d'un phénomène écologiste ou vert international qui demande la fin des préjudices causés à l'environnement et aspire à une réconciliation entre l'humanité et la nature.

  Le développement de ce mouvement était inévitable considérant la sévérité de la crise qui nous fait face. Ce qui est plus surprenant est que le mouvement ne soit pas plus fort et plus largement répandu, puisqu'il semblerait que la menace pesant sur la Terre aurait des implications immédiates pour nous tous. Bien qu'il n'existe pas de définition unique des mouvements verts et écologistes, leur secteur le plus visible et le plus marquant est constitué par les partis Verts d'Europe occidentale et leurs pâles reflets en Amérique du Nord qui se sont déjà compromis à l'intérieur du système électoral."

 

"La présente ruine de la terre dans le sillage de fléaux industriels de plus en plus étendus est une situation qui n'apparaît pas avoir de précédent comparable ou significatif. Les extinctions en masse d'espèces, la contamination industrielle, la fuite en avant du développement, la guerre, la famine et les catastrophes mégatechniques ont conduit à un sentiment d'inquiétude profonde et de terreur grandissante en ce qui concerne le destin de la planète et de toute vie. Il y a aussi une reconnaissance croissante de ce que la crise de l'environnement est la crise d'une civilisation dont l'essence est la destruction de la nature et de l'humanité.

  " Toute pensée digne de ce nom" écrit Lewis Mumford dans Le Mythe de la Machine, "doit devenir écologique". Bien sûr, l'écologie, mot qui voit la nature comme un tout, est devenu un mot fourre-tout. Envisageant le monde comme un tout organique, interdépendant, l'écologie tente de transcender les perspectives mécanistes, fragmentaires et instrumentales. Mais l'écologie comme discipline scientifique est elle même fragmentaire, la notion de nature en tant que système peut être aussi mécaniste et instrumentale que les conceptions scientifiques précédentes employées par la civilisation industrielle, comme en atteste la convergence contemporaine de la cybernétique, de la théorie des systèmes et de la biotechnologie .

 

En tant que science, l'écologie spécule, souvent avec une profonde clairvoyance sur le mouvement de la nature et l'impact de l'activité humaine sur lui. Mais elle est ambiguë ou silencieuse, sur le contexte social qui génère ces activités et sur comment il pourrait changer. De par elle même, l'écologie n'offre pas de critique sociale, même là où la critique découle directement du discours écologique, résumant la  complexité du social à l'image d'une humanité  indifférenciée en tant qu'espèce, elle s'égare et est souvent insipide. Souvent, elle n'est employée que pour justifier différentes idéologies politiques, masquant les conflits sociaux en généralisations pseudo-scientifiques. Le Darwinisme social et sa légitimation malthusienne de l'accumulation du capital et de l'immersion  dans la misère durant le XIX siècle est un exemple frappant de l'utilisation idéologique d'un discours scientifique - un exemple qui malheureusement continue, comme toutes les idéologies fragmentaires du monde moderne, à nous tourmenter aujourd'hui.

 

  Qu'une philosophie de la nature entièrement cohérente soit possible ou non, la question pregnante de la relation de l'humanité au monde naturel et son corollaire, celle de nos propres relations, est devenu un point majeur (et le plus important) de ces dernières années."

 

     The Fifth Estate Vol. 22 N°3, 1987

 

 

 

 

 

 

  Quiconque s'aventure à critiquer le progrès ou à dénoncer les méfaits de la modernité se voit river son clou par l'accusation de vouloir revenir à l'age de pierre. Il s'agit pour tous les progressistes de susciter en chacun la conviction que la nature est la propriété de l'espèce humaine, qu'elle est le capital d'un capitaliste collectif - les hommes justement - et qu'elle doit être en conséquence exploitée et façonnée à l'image et à la ressemblance de la "collectivité" humaine. Le développement productif n'est aujourd'hui possible que dans la mesure où cette conviction est adoptée par les masses et inspire leurs désirs. Le monde capitaliste peut ainsi agiter devant leurs yeux ébahis le hochet du "toujours plus haut, toujours plus loin", de la consommation et de la survie à crédit, de l'automation censée alléger les chaînes du travail,...

  Tout le discours présentant le développement technologique et industriel comme un combat sans cesse recommencé pour la domestication d'une nature hostile, masque que ce mouvement est d'abord adéquat au développement d'un système de domination. Ce que les êtres humains produisent et les moyens qu'ils emploient pour y parvenir est déterminé par les rapports qu'ils entretiennent entre eux, et ceux qu'ils entretiennent avec la nature dans son ensemble. Les "richesses" d'aujourd'hui ne sont donc pas des richesses humaines, mais des richesses pour le capitalisme correspondant aux besoins de vendre et d'abrutir. Ces produits fabriqués, distribués, administrés par nous sont les expressions matérielles de notre aliénation.

 

Un système social où il y a généralisation de rapports marchands implique que la recherche de la valorisation de l'argent utilise n'importe quel support : qu'il soit animé, inanimé, matériel ou immatériel. Peu importe, l'exigence étant de tout ravaler au rang d'objet, de chose, de produit. Il faut faire de l'argent à tout prix au mépris de l'homme, de sa santé, de son environnement, transformer les produits naturels (nourriture entre autres) en produits manufacturés mais ô combien modernes vantés par la publicité  pour nous aider dans les contingences de notre vie laborieuse où le temps c'est de l'argent.  Tous les moyens permettant de gagner du temps, de réduire la part d'indétermination dans la réalisation du produit, afin d'assurer son interchangeabilité, sont recherchés pour assurer un processus continu de production de marchandises. Tout doit être soumis aux nécessités du "produit". Cette recherche démentielle vise toujours à inventer de nouveaux "besoins", à faire subir de nouvelles "pénuries", de nouveaux "manques" que les êtres humains doivent combler en acceptant de se vendre pour avoir l'argent qui leur permettra d'acheter. La seule réalité de ce processus c'est qu'il a toujours tendu à réduire les capacités d'initiatives, à mutiler les facultés intellectuelles et corporelles des êtres humains, tout en proclamant le contraire.

  De la manufacture au machinisme industriel, de l'automatisation à l'informatique et la robotique, se dessine le cycle qui rend les êtres humains inessentiels, les réduisant à un ensemble de gestes prédéterminés, sur lesquels ils n'ont aucun pouvoir, arrivant à rendre même superflues de simples relations entre eux, tout occupés qu'ils sont à surveiller et contrôler des processus qui leurs échappent totalement.

 

Le développement des forces productives n'exprime rien d'autre que la domination de la marchandise dans son mouvement de réduction de l'activité humaine en pure dépense d'énergie dont les êtres humains contemplent les résultats. Ce développement ne produit ni bonheur, ni communauté, ni la fin de la domination, mais uniquement des marchandises et notre soumission accrue à des valeurs abstraites... mais quantifiable.

 

La contestation d'individus, de groupes se définissant "en tant qu'écologistes" est tout aussi partielle que la contestation de ceux qui se définissent "en tant que prolétaires". Ceci ne veut pas dire pour autant qu'il faut accepter comme une fatalité les nuisances de la pollution. Le capital est une production et une reproduction due à l'homme et non cette notion abstraite qui peut laisser croire que nous n'avons pas le choix. Mais, suffit-il d'ajouter un filtre à la cheminée de l'usine pour que cesse du même coup l'oppression du travail sur le salarié qui y perd sa vie à la gagner ? On aura beau obliger les industries chimiques à ne plus déverser les résidus dans les rivières, cela n'empêchera pas l'empoisonnement de beaucoup de gens par la prise quotidienne de tranquillisants (encore appelés "urbanisants") ou d'antibiotiques produits par ces mêmes industries, afin que l'homme d'aujourd'hui supporte la vie moderne et son cortège de nuisances tant physiques que psychiques. Suffira-t-il de supprimer le plomb de l'essence pour rendre à l'homme le plaisir de marcher, prendre son temps, d'être,...

  Si les écologistes obtiennent , par-ci par-là, une petite amélioration, cela peut avoir des effets immédiats favorables. Nous ne considérons pas avec indifférence tout frein pouvant être mis à l'accumulation des déchets industriels, la disparition d'espèces végétales et animales, l'aggravation de la menace nucléaire,...  Mais cette amélioration n'est consentie que parce qu'elle sert finalement le rapport capitaliste, qu'elle rapporte à l'Etat un répit, la paix sociale assurant la production des biens de consommation, permettant à la machine de tourner sans gripper, de faire en toute bonne logique de l'argent ... seule richesse importante dans un monde défini par le capital.

 

 

  La vision étroite de l'écologisme, visant à faire baisser le taux de pollution à coup de lois, de petites réformes, sans remise en cause globale du monde où nous végétons, consiste à accorder à l'Etat le bénéfice d'une innocence dans le processus de dégradation de l'environnement en rapport avec le développement industriel. C'est cautionner l'Etat d'un rôle moralisateur, laissant place à la croyance rassurante qu'il existe une séparation dans la gestion capitaliste du  monde  et que  l'Etat a le devoir et   le   pouvoir  de modifier le cours des choses. C'est refuser d'admettre que l'Etat, quelque soit sa couleur politique, exprime le développement du capitalisme avec le rapport social et les conséquences pratiques et morales que cela implique. C'est cacher que toute mesure que prend l'Etat garantit son avenir... et notre impuissance.

  Ainsi, ceux qui rêvent d'un Etat écologiste développent, consciemment ou non, un projet qui a pour but d'empêcher (et encore!) les grandes catastrophes et d'éterniser les petites. C'est pourquoi parler d'écologie se limite souvent à évoquer le nucléaire, en faisant écran à d'autres dangers aussi grands mais moins médiatiques. Le nucléaire a le pouvoir de créer un choc et d'être réellement une menace de destruction irrémédiable et à grande échelle. C'est aussi le reflet d'un choix de société. Celui d'un monde où il faut vendre et faire acheter n'importe quoi. Le nucléaire doit nous affranchir des aléas du marché pétrolier, nous épargner l'humiliation de la bougie. Vive la fée électricité, qui fait tourner l'industrie avec la production de masse de gadgets destinés à pallier au vide de nos existences. Dans ce monde là, nous sommes dépossédés de notre propre vie et le Progrès est un joujou, un miroir aux allouettes où nous venons échouer. Nous vivons au milieu de produits de toutes sortes destinés à nous distraire de cette dépossession. Et pour redonner une nouvelle vigueur à ce Progrès et cette dépossession, pourquoi pas un Etat écologiste !

 

La vie continuerait à être une course de chacun contre tous. Il s'en dégagerait certes une certaine froideur, mais en compensation, nous pourrions reposer nos yeux fatigués par le travail sur écrans d'ordinateurs en contemplant quelque parc naturel. Mais pourquoi ce  travail ? Parceque l'Etat écologiste serait, comme l'Etat béton-tôle-atome d'aujourd'hui, une machine qui tue la vie. L'Etat écologiste resterait un Etat-nation, une sorte de   national-écotope .

  Le lecteur estimera peut-être que nous allons trop loin en accouplant ainsi les mots écologie et Etat. Mais qu'on ne s'y trompe pas. Certains verts frétillent déjà à l'idée de cette perspective, et s'y préparent en signifiant aux actuels hommes d'Etat la façon dont eux géreraient le carcan national. C'est ainsi que Michel Delore, porte-parole européen des verts, propose à propos du conflit Iran-Irak des mesures qui devraient permettre à la France de s'extirper "du rêve napoléonien des sphères d'influence ... contraire à ses véritables intérêts" afin "de contribuer positivement au règlement durable des problèmes de fond en Méditerranée, s'évitant ainsi bien des désagréments." ! (cité dans Vert-Contact N°40, 18 juillet-14 août 1987).

 

DE LA POLITIQUE A LA SAUCE VERTE

 

  Finalement, la frange politicienne de l'écologie communie avec tous ceux qui visent à la gestion de l'Etat dans une même adoration de l'économie et de la politique.

 

  Les "verts" sont pour une économie écologiste, tenant compte des "lois économiques", veulent "libérer le pays de l'angoisse du chômage" ... Mais qu'est-ce que l'économie ? Il parait s'agir d'une notion neutre. L'économie est devenue indivisible et incriticable parce qu'elle est partout. Elle a pénétré notre quotidien jusque dans ses derniers replis. Elle est le monstre qui nous tient dans ses griffes. Tuer l'économie serait un parricide, s'attaquer au dernier dieu respecté par tous.

 

 Economie veut dire isolement, parcellisation de la vie dans différents secteurs (habitat, travail, éducation, consommation) et administration de ces bouts de vie par des appareils spécialisés (entreprise, administrations, industrie des loisirs). Lois économiques veut dire expression de relations humaines reposant sur l'inégalité, la concurrence et la domination de certains ; inégalité, concurrence, domination, qui justifient elles-mêmes ces lois en les présentant comme des réalités inévitables ou ayant existé de toute éternité. Dans l'économie, les autres apparaissent comme des êtres quelconques, ou qui ne sont le plus souvent intéressants qu'à cause de leur productivité, de leur pouvoir ou de leur argent. L'économie nous réduit à des détenteurs de force de travail ou de capital, ou à des représentants de groupes de pression. Si nous ne supportons pas cela, nous sommes considérés comme des faibles ou des inadaptés. La communication entre les gens étant rendue difficile, tout échange doit être dirigé par l'argent, l'information et les médias... quand il ne se résume pas à un affrontement entre gangs.

 

  Cela ne fait aucun doute, pour engager une remise en cause de la logique anti-écologiste de ce monde, il ne faut pas rentrer dans le jeu politique accepté par les verts et verdâtres ! Eux qui prétendent vouloir reconquérir la vie, les voici qui se félicitent de voir adopter des lois et acceptent en bloc la logique parlementaire. Ceci est une façon de se rassurer, et de se donner bonne conscience... sans rien changer du tout. Un parlement peut fort bien accepter de recycler le verre et l'aluminium et dans les usines les  ouvriers continuer à perdre leur vie huit heures par jour. Les gros ordinateurs de l'Etat peuvent fort bien servir à planifier une utilisation plus rationnelle des matières premières, les lavant ainsi de tout soupçon. A quand la réhabilitation de la cavalerie dans l'armée, peu polluante et si proche de la nature ! Traduits en termes politiques, nos rêves deviennent des projets de lois, nos espoirs des mesures économiques. L'engagement politique de différents écologistes et environnementalistes est le reflet de leur critique superficielle des relations sur lesquelles repose la civilisation industrielle. Si l'écologisme critique les excès de cette civilisation, la commercialisation "abusive" de la nature, il ne remet  en question  ni la validité des rapports marchands, ni les Etats instruments de ces rapports. Tant que les écologistes s'adresseront aux Etats et aux institutions internationales pour proposer des "solutions" à la situation actuelle, leur "anti-centralisme" ne pourra que favoriser l'Etat despotique. Tant qu'ils continueront à proposer pour la France (!) une défense civile (défense de quoi contre qui?), ils freineront la remise en cause du militarisme et du nationalisme.

 

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  La politique verte est finalement le garant d'un moratoire sur le changement social. Nous ne voulons pas d'armée verte ni d'Etat vert, ni d'argent vert. C'est en rupture avec cette politique à la sauce verte qu'une perspective écologique peut contribuer à changer ce monde, en permettant l'interrelation de toutes formes de vie.

 

Heme, février 1988

 

Lectures ayant pu influencer la rédaction de cet article :

* Différents articles parus dans la revue MA! (Case postale 338, 1211 Genève 4, Suisse)

* Enrico Berlinguer (Pier Franco Ghisleni), Lettres aux hérétiques, 1987, Editions du  Rhododendron, 1 rue Renauldon, 38000 Grenoble :  Lettre VIII Où l'on souhaite la dégradation de l'environnement mais à condition qu'elle s'opère sous une forme planifiée.

* George Bradford, How deep is deep ecology ?, 1987, Fifth Estate Vol.22 N°3 (P.O.Box 02548, Detroit MI 48202, USA)

 


 

NOUVELLE   CONCEPTION

 

" L'explosion démographique qui transforme l'homme en habitant d'une termitière et prépare toutes les guerres futures, la destruction de la planète  causée par la pollution de l'air et de l'eau, la mort des espèces animales qui rompt l'équilibre vital entre le monde et nous, et les nouvelles et profondes orientations de la science, rien de tout cela n'intéresse en France la littérature, et ceux qui heureusement s'en occupent ne sont pas des littérateurs. "

M. Yourcenar, entretiens avec M.Galley, 1980

 

 Le problème de l'écologie est indissociable des problèmes liés à l'orientation scientifique et au développement technologique dans le domaine de la santé. Ceci nous entraîne à réfléchir sur une technologie récemment appliquée à l'homme et qui porte le nom aérien de FIVETE : fécondation In Vitro et Transplantation de l'Embryon(1). Autrement dit la fabrication des "bébé-éprouvette". Ce dernier terme a été largement répercuté par la presse et les médias car cette technique de "naissance médicalement assistée" est devenue depuis quelques mois l'objet de la Science-Spectacle. En effet, on touche là à un vieux fantasme qui fut longtemps sujet de pure fiction littéraire, la procréation en tube, le mariage biologique de cellules compétentes, hors humanité ; l'idée du meilleur des mondes. Cette technique représente la potentialité de substituer à la procréation naturelle, fruit des hasards et des pulsions émotives, une programmation rationnelle et précise de notre reproduction.

 

  Il a été beaucoup discuté de ce "Progrès" et les médias se sont empressés d'organiser des débats où l'on a évoqué à la fois les bienfaits, les servitudes et les effets pervers de ce nouveau "bond en avant" de notre Savoir. On nous a fait remarquer qu'une idéologie sécuritaire exigerait des limitations aux déviations possibles, qu'il fallait établir une "nouvelle morale", prendre des mesures éthiques et enfin que des lois devraient en fixer les seuils. Autant qu'informer le but est de rassurer l'opinion, de l'endormir par un discours scientiste et minimiser les mises en garde de certains scientifiques concernés ( cf. L’œuf Transparent de J. Testart ) qui ont osé tirer le signal d'alarme et consenti à lever un coin de voile, laissant entrevoir les déviations possibles de cette technique de pointe. Il y a toujours la tentation qui équivaut à abuser de la connaissance et à jouer le rôle de l'apprenti sorcier ; le projet des hommes ne  réside  pas  dans un savoir fondamental  pur  et neutre destiné  à être mis en vitrine, et la logique de toute découverte est son application. Il y a artifice à croire que seules ces applications sont bonnes ou mauvaises, tout participe d'un tout, et certaines recherches apparaissent d'emblée nuisibles. C'est avant la découverte, avant même la recherche, qu'il faut opérer les choix éthiques.

  Les applications parallèles ou détournements de la technique - manipulations génétiques, clonage, eugénisme - ont retenu l'attention par leur aspect spectaculaire et par leur rapport à l'histoire. Il suffit de lire "Les apprentis sorciers" de  J.Rifkin et  T. Howard pour s'en faire une idée assez précise. Mais on peut également réfléchir sur ce qui est considéré au contraire comme le côté positif de la Fivète, sa couverture  médicale, son rôle de remède. S'est-il trouvé quelqu'un pour remarquer que la naissance de la Fivète coïncide avec une période de disparition de certaines espèces naturelles qui vivaient près de nous depuis des millénaires et qui vont quitter notre univers. C'est le revers du Progrès !

  Le développement technologique dérivé de l'expérience vétérinaire (elle-même malsaine) permet aux couples considérés comme stériles de "faire" un enfant. Il s'est trouvé pour étayer les hypothèses des chercheurs des candidats prêts à tester cet ultime gadget et à participer ainsi à l'aventure de la Science et du Progrès ! Cette technique comporte, non seulement les risques inerrants à la manipulation de l’œuf, mais en plus supporte une idéologie qui place la procréation à l'état de norme dans un monde où règne déjà la contrainte d'un conformisme au prototype idéal de la société.

 

  La stérilité ne pourra plus être vécue comme naturelle (elle existe chez toutes les espèces, des plantes aux hommes !) car notre scientisme triomphant est en train de la mettre à l'index. Bien plus encore que la frustration de n'avoir pas d'enfant va se développer pour les couples "stériles" (au bout de combien de mois ?) la frustration de ne pas pouvoir bénéficier de cette technique, si performante que bientôt seuls quelques écologistes convaincus se reproduiront encore dans leur lit ou sur l'herbe.

  Cette potentialité scientifiquement accessible atteindra à la violence psychologique pour tous ceux qui n'en seront pas bénéficiaires ... les "laissés pour compte" du Progrès. On discerne mal le mieux vivre apporté par cette méthode qui confine à l'exigence de transmettre ses propres gènes aux prix d'acrobaties sans fins.

 

Notre condition nouvelle "d'êtres" soumis à une médicalisation jusque dans des actes aussi intimes que notre reproduction conduit même à envisager des possibilités contre-nature telle que la grossesse masculine ! L'homme civilisé dévore l'humain à belles dents. La revendication de l'homme n'est plus de satisfaire des besoins élémentaires mais d'exaucer des désirs fantasmatiques. A peine éclose la FIVETE est destinée à n'être qu'une marchandise que l'on achète, échange et qui se nide parfaitement dans le schéma normal de notre société. C'est l'accession à la "propriété de l'enfant" clef en main dans un siècle où AVOIR a pris le pas sur ETRE. On aura SON  ENFANT sur mesure comme on a SA VOITURE ou SON CHIEN !

  Ainsi on pense EMBRYON, revendication de la transmission du "patrimoine génétique", mais on oublie trop souvent que l'enfant est le reflet de ceux qui l'élèvent et il ne manque pas d'enfants à élever. Le développement de la "naissance médicalement assistée" est une injure aux détresses fondamentales. A un moment où la terre surpeuplée est en passe de mourir des nuisances de nos sociétés développées, faut-il admettre comme un bienfait cette nouvelle trouvaille ? Des enfants meurent partout de la famine en attendant nos surplus d'aliments frelatés ; ils sont le fléau d'une balance où le monde dit civilisé tente d'équilibrer le Profit avec le Progrès.

 

Air, février 1988

 

 

Références :

J.TESTART,L'oeuf transparent, 1986, Champs Flammarion

J.RIFKIN, T.HOWARD, Les apprentis sorciers, 1979, Editions Ramsay

 

 

 

(l) In Vitro signifie "en tube". La fécondation in vitro se réalise en plusieurs étapes. La première étape consiste à récupérer l'ovule féminin soit au cours d'une ovulation naturelle, soit le plus souvent par prélèvement chirurgical d'un ou plusieurs ovocytes. Ces cellules peuvent être utilisées immédiatement ou congelées. La seconde étape consiste à récupérer dans un tube les spermatozoïdes ou cellules mâles. Les spermatozoïdes sont eux aussi soit utilisés de suite, soit congelés. La troisième étape consiste à mettre en présence stérilement dans un récipient adapté un certain nombre de spermatozoïdes et un ovule. Dés qu'un spermatozoïde a pénétré dans l'ovule, il y a fécondation. Cette fusion en tube va produire un "oeuf" qui va se diviser. Au bout de quelques jours, une ébauche embryonnaire existe dans le tube et c'est cet embryon qui va être implanté par introduction d'une sonde dans l'utérus. Il s'y développera normalement en neuf mois si l'état hormonal de la femme porteuse le permet.  La simplicité apparente de cette technique est trompeuse, car le nombre de manipulations et d'impondérables la rend hasardeuse et coûteuse.

 

 

 

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