Le joueur
de trompette

 

Claude Lamarche
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            Devant une dizaine de ses concitoyens de Rodheim, Heinrich Faulstroh, la vingtaine avancée, souffle dans sa trompette sans se soucier de la fumée ni du bruit de l’endroit. Personne n’écoute, tant les discussions s’animent à mesure que la bière coule. Trois soldats entrent dans la taverne et, aussitôt, le silence devient lourd. Les hommes, le souffle malsain de tant boire, détournent la tête et se mettent à chuchoter.

Henrich descend de son estrade et rejoint ses amis qui lui offrent de partager leur table.
           
Qu’est-ce qu’ils viennent faire ici ? murmurent les buveurs entre eux, se serrant les uns contre les autres, formant une barricade imaginaire.

Vêtus de culottes jaunes, d’une grande veste rouge et noire, les soldats ne prennent même pas la peine d’enlever leur chapeau au plumeau ridicule, s’avancent vers la bande qui, solidaire, fait mine de ne pas les voir et d’être absorbée dans ses conversations..

Hé vous, le musicien, lance le plus haut gradé des nouveaux arrivants.

Heinrich garde les yeux baissés. Il retient son souffle. Ne pas répliquer, se faire tout petit. On lui a appris à ne pas défier l’autorité. Pas nécessaire de lui obéir aveuglément non plus par contre.

La main sur le sabre autant par habitude que par provocation, l’officier s’approche, empoigne le jeune homme, le force à se lever.

Oui, vous, suivez-moi.

Cavalièrement, Heinrich Faulstroh est traîné hors de la taverne, hors de la ville. Réquisitionné, loué, et enrôlé de force dans le régiment du comte Wilhem de Hesse-Hanau, cousin de George III, roi d’Angleterre. Pour chaque mercenaire recruté, vêtu, rapidement formé et transporté, qu’il meure ou qu’il vive, qu’il se batte ou non, le soldat sera déporté et le prince payé.

Décidée à mater les colons indépendantistes de Boston, l’Angleterre, qui ne peut se fier aux Canadiens français dont l’allégeance est encore douteuse, a besoin de volontaires. Elle n’en trouve pas. Les princes de Hanovre partent donc à la chasse. Des recruteurs ratissent hameaux et comtés à la recherche d’hommes qui, à défaut d’être volontaires, ne savent bien souvent ni lire ni écrire et ne s’opposent à rien tant ils sont pris par surprise, un verre ou une hache à la main. Soumis d’esprit, innocents de cœur, trop soûls ou trop pauvres pour comprendre.

Au camp où il est amené, Henrich reconnaît certaines personnes de la région de Francfort. Il entend des mots de révolte, d’évasion, il voit aussi des presque manants courir entre deux rangées de soldats munis de bâtons qui les frappent à mesure qu’ils avancent, le dos courbé, les bras repliés sur la tête, à bout de souffle. À bout de patience.

Le 15 mai 1776, après une marche forcée, Henrich, triste et confus, sa trompette pour seul bagage, obligé d’en jouer comme s’il s’agissait d’un clairon, aperçoit, après le Rhin, passé l’Elbe, un port qui abrite des dizaines de vaisseaux. Les ordres criés depuis des semaines sont donc vrais : il va s’embarquer pour un autre monde. Il ne sait trop s’il doit s’en réjouir.

Les rafales soufflent, les couchettes sont exiguës, la cale mal aérée, la nourriture infecte, l’eau corrompue, les habits mal ajustés, les bottes trop hautes. Avertis de leur destination de ce voyage périlleux, les hommes se résignent et ont presque hâte de se battre plutôt que d’être là, à vomir leur déjeuner et à attendre que le vent les mène jusqu’en Amérique.

Les soldats d’artillerie du Hesse-Hanau, sous le commandement du capitaine George Pausch, s’alignent sur le pont et savourent enfin le moment où ils voient la terre de chaque côté du fleuve Saint-Laurent. À la merci des bourrasques qui les poussent jusqu’à Québec, un bateau sombre dans les abîmes de ce cours d’eau capricieux, un autre tangue dangereusement. Les soldats frôlent la mort avant même d’avoir connu leurs premiers Indiens et combattu leurs premiers ennemis. Ils débarquent enfin à Québec le 21 août 1776.

Malgré les courbatures dues aux exercices quotidiens auxquels il n’est pas habitué, Heinrich ne se sent pas trop malheureux. À peine dépaysé, il retrouve un peu, dans ces grands espaces, les forêts vertes de sa Hesse natale. Il passe son premier hiver dans une famille canandienne. Les filles sont jolies, les enfants nombreux, les pères accueillants, les mères, excellentes cuisinières.

De grâce, trouvez-nous des manteaux, des tuques et des mitaines. Des raquettes aussi, impossible d’avancer dans cette neige que le vent souffle en bancs durs plus hauts que les fenêtres.

Henrich et ses compagnons aident les membres de la famille en coupant du bois, en blanchissant la maison à la chaux, en effectuant de menus travaux qui ne sont pas défendus par la loi militaire. Pas le droit de chasser, pas le droit d’acheter ou de vendre quoi que ce soit.

La trompette reste silencieuse, il n’a plus envie de jouer.

Les printemps sont plus mouvementés.

Du lac Champlain à Laprairie, de Trois-Rivières à Montréal, les hommes marchent, naviguent et se battent dans de petites escarmouches. Ils gardent les forts, ils débusquent les rebelles, ils tirent sur les miliciens américains. Le plus difficile parfois, ce sont les coups de bâton donnés par leurs propres officiers.

En 1777, la bataille de Saratoga sonne le glas pour notre Heinrich; atteint d'un coup de sabre, épuisé, il réussit à s'enfuir vers Cornwall, en Haut-Canada. Il a combattu le froid beaucoup plus que l'Américain. Il a marché tant et tant qu'il a parcouru plus de villages qu'il n'en n'a jamais connus en son Allemagne d'origine.

Repris, il est recruté par le baron Diémar, loyaliste encore. La vie de l'armée, la maigre solde, les vivres fournies, l'obéissance, toutes les défenses, les ordres, la règle militaire. Ne rien dire, endurer, attendre que l'hiver passe et repartir quand le temps est au beau. Dire adieu aux femmes, ne pas se lier avec les jeunes filles, ne pas savoir quand on reviendra.

Puis un jour, en 1783, le roi d'Angleterre n'a plus besoin d'eux, il peut rentrer. Mais le veut-il? Il choisit de s'établir.

Il aimait bien la dernière demoiselle rencontrée, Charlotte Lamarche. En fait, elle s'appelle Charlotte Saint-Mesmin dit Lavictoire. Son père, un soldat comme lui. Un soldat de la Reine qui a combattu les Indiens avant la conquête. Lamarche, c'est le beau-père qui accepte tout de même de donner sa belle-fille en mariage. Les jeunes mariés s’établissent à Montréal où ils élèveront leurs treize enfants. Le curé de la paroisse Notre-Dame décide de franciser leur nom. Comme les Besserer deviendront les Besré, les Koch, Caux, les Faulstroh seront Falstro, Faltrow et finalement à la génération suivante, et pour les deux cents ans à venir, Falstrault.

L’ancien soldat sera tout à la fois menuisier et peintre. Il souffle sur sa vie un soir de juin 1818. Il sera enterré avec sa trompette dont il ne jouait plus depuis longtemps.

Croyait-il vraiment garder tous ses secrets? Sûrement, puisqu'il faudra près de 160 ans avant d'apprendre que le soir du printemps 1776 où Heinrich fut loué, il n'eut pas le loisir de dire adieu à sa femme, Elisabeth Mueller, et à ses quatre enfants. Une Américaine, descendante d'un de ces Faulstroh, a pu le révéler au grand jour en retrouvant la trace de Louise Falstrault qui, elle, a eu la chance de garder le nom de son ancêtre.

 

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