0. Introduction.

Dans ce mémoire de licence, nous nous intéresserons à la représentation de l’homosexualité dans l’œuvre de Marcel Proust. Nous jetterons d’abord un coup d’œil sur l’amour homosexuel en tant que phénomène social et culturel. Nous le ferons par une quintuple approche. Tout d’abord, nous parcourrons les idées de certaines autorités pour envisager l’homosexualité d’un point de vue mythique (Platon) et scientifique (Ulrichs, Krafft-Ebing, Freud). Dans un deuxième moment, nous jetterons un coup d’œil sur l’histoire à la recherche de tournants dans l’évolution de l’homosexualité. Nous remonterons jusqu’aux ‘origines’ (les informations les plus anciennes que nous avons trouvées datent de l’Antiquité) après quoi nous ferons le ‘tour des siècles’ jusqu’au début du XXe (le moment où Proust écrit A la recherche du temps perdu). Dans ce parcours historique, nous n’examinerons non seulement ‘l’injure du temps’, mais aussi d’autres éléments qui ont joué un rôle particulier dans l’évolution de l’amour du même sexe. Parmi ces éléments se retrouvent e.a. la religion, des facteurs sociaux, des éléments économiques et judiciaires. Après cette approche historique, nous considérerons l’homosexualité du point de vue culturel. Après nos tentatives de répondre à la question de savoir si l’homosexualité est un phénomène naturel ou culturel, nous insisterons sur l’importance de l’amitié dans la vie de l’homosexuel. Cette partie culturelle se terminera par une petite réflexion sur ‘comment le sodomite devient gay’. De la culture à la littérature, il n’y a en effet qu’un petit pas à franchir. En même temps que phénomène culturel, l’homosexualité est pour nous un phénomène littéraire. Après avoir découvert ce que c’est que la ‘littérature homosexuelle’, nous passerons en survol quelques auteurs et quelques œuvres littéraires qui traitent de l’amour du même sexe avant de passer au corps de ce travail.

Après cette partie théorique, nous prendrons sous la loupe la façon dont A la recherche du temps perdu a été accueilli par les contemporains de Proust. Si une chose sort de l’étude de ces réactions, c’est la polémique : personne ne reste indifférent à la Recherche. Ceux qui n’aiment pas Proust invoquent souvent la présence de l’homosexualité dans le roman-cycle. La question qui va nous préoccuper est de savoir pourquoi l’amour du même sexe fait tellement problème. Que les scènes homosexuelles n’aient pas été unanimement appréciées  par les lecteurs de l’œuvre va de soi. Encore faudra-t-il expliquer ce qu’il y a de choquant chez Proust et pourquoi. C’est ce que nous allons essayer de faire.

Comment peut-on mieux commencer l’analyse de l’homosexualité dans la Recherche sinon par l’explication fondamentale de la théorie de l’inversion proposée par Marcel : Sodome et Gomorrhe I ? Vu que cette partie du roman-cycle est précédée d’un titre, d’un sommaire et d’une épigraphe nous aborderons d’abord ces éléments-là. Ensuite, nous nous jetterons en plein dans notre sujet. Dans un premier temps, nous envisagerons le ‘double fond’ de la théorie (la mythification et la scientificité), après quoi nous analyserons les différents types d’homosexualités et d’homosexuels dans la Recherche. Puis, nous nous concentrerons sur la métaphore végétale et les influences anglaises dans Sodome et Gomorrhe I. Après l’analyse de cette première partie de Sodome et Gomorrhe, nous élargirons notre terrain et nous prendrons en considération les nombreuses métaphores qui colorent Sodome. Dans une seconde étape, c’est Gomorrhe qui sera le sujet de nos examens. Nous envisagerons d’abord la représentation de Gomorrhe ; puis la comparaison de ce monde à celui de Sodome pour terminer par la théorie de la transposition des sexes.

Après la théorie, il nous faut passer à la pratique. Dans le troisième chapitre, nous nous tournerons vers trois scènes homosexuelles (Montjouvain, la rencontre de Charlus et Jupien à l’hôtel de Guermantes et la scène de flagellation). Ce sont donc quelques scènes de rencontre entre partenaires homosexuels que nous analyserons. Avant d’en tirer les conclusions nécessaires, nous passerons en revue les personnages qui sont dits ou supposés être homosexuels.

Maintenant que nous avons présenté le parcours que nous suivrons dans ce mémoire, nous nous voyons obligée de faire quelques remarques préalables. Tout d’abord, nous insistons sur le fait que nous distinguons clairement ‘Marcel’ de Proust. Dans nos analyses, nous ne parlerons que du premier et nous ferons abstraction totale du dernier. Ainsi, nous suivons non seulement bon nombre de critiques, mais aussi Proust qui dit : « Le personnage qui raconte, qui dit ‘Je’ (et qui n’est pas moi)… »[1] Deuxièmement, nous signalons que nous nous servirons du terme ‘Protagoniste’ pour désigner Marcel. Le comment et le pourquoi de ce choix seront expliqués sous le point 4.1.1 Marcel. En troisième lieu, nous nous arrêtons un instant à une autre terminologie utilisée dans ce travail :  bien que ce ne soit pas tout à fait la même chose (Cf. 2.3 L’approche onomastique), nous employons les mots ‘homosexualité’ et ‘inversion’ comme des synonymes (tout pour la ‘petite musique française’). Marcel ne serait sans aucun doute pas d’accord : à travers la Recherche entière, il a un problème de terminologie en ce qui concerne la dénomination des homosexuels. Comme l’emploi du mot tante serait ‘un geste de manque de respect à l’égard du lecteur français’ -Balzac l’a utilisé à plusieurs reprises ddans Splendeurs et misères des courtisanes-, Marcel ne s'en sert pas :

 

« Ce terme [de tante] conviendrait particulièrement, dans tout mon ouvrage, où les personnages auxquels il s’appliquerait, étant presque tous vieux, et presque tous mondains, ils seraient dans les réunions mondaines où ils papotent, magnifiquement habillés et ridiculisés. Les tantes ! on voit leur solennité et toute leur toilette rien que dans ce mot qui porte jupes, on voit dans une réunion mondaine leur aigrette et leur ramage de volatiles d’un genre différent. « Mais le lecteur français veut être respecté » et n’étant pas Balzac je suis obligé de me contenter d’inverti. »[2]

 

Marcel agit en conséquence et parle le plus souvent d’inverti(s). Il a plusieurs raisons pour employer à peine homosexuel(s), homosexualité. En 1907-1908, l’affaire Eulenburg[3] reçoit beaucoup d’attention dans la presse française et un tas d’articles et de livres sur l’homosexualité apparaissent. Le mot est emprunté à  l’allemand. En voulant sauvegarder la pureté de la langue française, le Protagoniste n’aime pas la diffusion de ce germanisme : « Homosexuel est trop germanique et pédant, n’ayant guère paru en France –sauf erreur- et traduit sans doute des journaux berlinois, qu’après le procès Eulenbourg. »[4] Compagnon apporte un autre élément qui pourrait expliquer pourquoi Proust a opté pour 'inversion/inverti':

 

« Nous en sommes venu à voir dans l’inversion de Charlus le produit de l’hérédité au travail sur plusieurs siècles. Mais cette hérédité ne se conçoit pas comme une dégénérescence, plutôt comme une résurrection, et ce déplacement par rapport à la médecine, ou à son expression littéraire comme chez Zola, suffit à expliquer que Proust ait rejeté le terme allemand d’homosexualité, qu’il utilisait dans les brouillons d’avant-guerre, pour celui d’inversion. »[5]

 

En outre, le Protagoniste semble avoir conscience du fait qu’il n’est pas témoin de scènes homosexuelles : « … ce qu’on appelle fort mal l’homosexualité »[6]. Le mot est donc employé par le biais d’expressions paraphrastiques. D’autres emplois du terme sont permis au baron de Charlus – phénomène peu surprenant d’après Ladenson :

 

« Charlus approves of the Germanic term both because of his allegiance to things German and because the invert –and the baron is, at least in theory, the consummate invert- is mired not only in deviance but also in self-deception as to the nature of his deviance. »[7]

 

Contrairement à Ladenson, Cairns dit que les mots homosexuel et inverti fonctionnent comme des synonymes pour Marcel - une hypothèse qui a pu être démentie par plusieurs critiques. Ainsi, Eribon met l’accent sur la double signification du mot inversion avec laquelle Marcel ne cesse de lutter. Nous avons expliqué cette théorie sous le point 2.2.1.1.2 La théorie de l’inversion.

Marcel crée lui-même un nom pour les homosexuels : les ‘charlus’.

 

« Pendant que, avant même qu'elle eût quitté le vestibule, je causais avec Mme de Guermantes, j'entendis une voix d'une sorte qu'à l'avenir je devais, sans erreur possible, discerner. C'était, dans le cas particulier, celle de M. de Vaugoubert causant avec M. de Charlus. Un clinicien n'a même pas besoin que le malade en observation soulève sa chemise ni d'écouter la respiration, la voix suffit[8]. Combien de fois plus tard fus-je frappé dans un salon par l'intonation ou le rire de tel homme, qui pourtant copiait exactement le langage de sa profession ou les manières de son milieu, affectant une distinction sévère ou une familière grossièreté, mais dont la voix fausse me suffisait pour apprendre: "C'est un Charlus", à mon oreille exercée, comme le diapason d'un accordeur. »[9]

 

Lors de la première manifestation de ce nom propre en tant que substantif, le lecteur n’a aucun problème de compréhension parce que Marcel a peint le baron de Charlus de façon tellement précise et typique que tout le monde voit ce personnage comme le prototype, « l’incarnation paradigmatique »[10] de la ‘tante’. Nous verrons par la suite que le radical ‘char’ figure dans plusieurs noms de la Recherche (Charlie Morel, Charles Swann) et que cela n’est pas arbitraire.

La dénomination 'homme-femme' qui plaît beaucoup à Marcel parce qu’elle a, selon Rivers, du potentiel comique et satirique –bien qu’elle ne figure que deux fois dans A la recherche du temps perdu- saute aux yeux puisqu’elle met fin à la double catégorisation de l’homme (il y a des hommes et des femmes) en introduisant une troisième catégorie, à savoir les hommes-femmes. Pour comprendre la légitimité parfaite de cette dénomination, nous renvoyons à la théorie d'Ulrichs, expliquée dans notre premier chapitre.

Avant de passer à ce premier chapitre, nous signalons l’emploi des abréviations suivantes lors de références à la Recherche :  

            CS : Du côté de chez Swann

            JFF : A l’ombre des jeunes filles en fleurs

            CG : Le côté de Guermantes

            SG : Sodome et Gomorrhe

            PRIS: La prisonnière

            AD : Albertine disparue

            TR : Le temps retrouvé

Pour toutes ces références, nous employons l’édition de la Pléiade : PROUST M., A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 1987, 4 vol. « Bibliothèque de la Pléiade ».

            Après toutes ces réflexions et remarques, nous avons l’impression d’être prête à passer au corps de ce travail par lequel nous espérons répondre aux attentes que nous venons de créer.

 

           



[1] PROUST M, Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et Mélanges et suivi de Essais et articles, Paris, Gallimard, 1971, p558 (La Pléiade).

[2] COMPAGNON A, Préface à Sodome et Gomorrhe, « Préface » in : Sodome et Gomorrhe, Paris, Gallimard (Collection Folio), 1989, pV

[3] Cf. 1.1.2 A l’aube du XXe siècle.

[4] ce passage du Cahier 49, fos 60 ro-vo est cité dans COMPAGNON A, Préface, Op. Cit., pXV

[5] COMPAGNON A, Proust entre deux siècles, Paris, Editions du Seuil, 1989, p274.

[6] SGI, vol. 3, p9.

[7] LADENSON E., Proust’s Lesbianism, Ithaca (NY), Cornell UP, 1999, p38

[8] Plus loin dans la Recherche, la voix suffit pour Marcel à indiquer si quelqu’un est homosexuel. Nous traitons ce phénomène sous le point 4.1.2 Le baron de Charlus.

[9] SG vol. 3, p63.

[10] ERIBON D, Réflexions sur la question gay,Paris, Fayard, 1999, p124

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