III. L’amour homosexuel en trois scènes.
3.0 Introduction.
Dans ce chapitre, nous regarderons de plus près trois épisodes importants qui mettent en scène l’homosexualité, à savoir Montjouvain, la rencontre de Charlus et de Jupien dans l’hôtel des Guermantes et la scène de flagellation dans la maison de passe de Jupien. Nous avons décidé d’analyser ces trois scènes parce que les critiques sont d’accord pour les mettre en rapport les uns avec les autres. Elles constituent un ensemble, marqué par l’homosexualité. Par une analyse détaillée, nous tenterons de pénétrer chaque scène jusqu’au fond afin de trouver la place qu’elle occupe dans la théorie de l’inversion esquissée par Marcel.
Avant
d’analyser les trois grandes scènes homosexuelles, nous proposons d’abord
une considération générale sur le voyeurisme, un phénomène présent dans
les trois scènes, et sur le sadomasochisme[1]. En ce qui concerne le
dernier, Halberstadt-Freud insiste sur le caractère paradoxal : le mal
masochiste s’enracine dans la bonté fondamentale. Cela s’explique par le
fait que la cruauté sert à dépasser les limites morales, acquises par l’éducation.
Le critique attire également l’attention sur l’étendue du phénomène :
le sadomasochisme est toujours présent, en plusieurs sortes :
« Chez
Proust, nous retrouvons une gamme de variantes du thème sadomasochiste, de
sexuel à moral. Le sadomasochisme semble transformer la torture et la
souffrance en ingrédients indispensable de l’existence. »[2]
Pour
le voyeurisme, nous nous tournons vers Belloï qui remarque que, dans les trois
scènes en question, le voyeurisme se développe chaque fois de la même façon :
le Protagoniste est le témoin inaperçu d’une scène homosexuelle. Belloï définit
cette position comme suite : « une mise hors jeu ponctuelle du
Narrateur[3],
en l’adoption, par ce dernier, d’une posture particulière : celle du voir-sans-être-vu. »[4]
Cette définition, qui est renforcée par Schehr (« all [the scenes]
depend on the narrator not being seen. »[5]), s’inspire de la théorie
de l’observation sociale, dressée par Moscovici. Celui-ci dit à propos de ce
phénomène :
«
L’inconvénient [de cette méthode] est que les personnes touchées par une
telle recherche savent le plus souvent qu’on les observe. Elles ne parlent ni
ne se comportent comme elles le feraient d’habitude entre elles. Pour
obvier à cette déformation, les psychosociologues ont parfois mis en œuvre
des instruments invisibles leur permettant d’observer les actions des gens à
leur insu. »[6]
Belloï
remarque que la Recherche propose une solution originale : Marcel se trouve
dans une position invisible. Cependant, cette position n’est pas plus
originale qu’elle n’est nécessaire. C’est que le Protagoniste a la
fonction de « faire sauter les masques, de révéler la coulisse »[7].
En dehors de sa position ‘dans les coulisses’, Marcel ne voit que les
masques.[8]
Belloï signale que les scènes voyeuristes de la Recherche
se basent toutes sur le modèle de base du voyeurisme qui figure lors des dîners
de Swann à Combray.
Avant
de passer à l’analyse des trois scènes, nous signalons avec Erman qu’il
n’est pas un hasard si le voyeurisme revient tellement souvent dans la Recherche. Ceci relève du fait qu’il faut respecter « la
distance inhérente au scopique »[9],
sinon on ne voit rien. Marcel insiste sur la distance, un aspect inhérent à la
vue par la métaphore végétale : « ces fleurs qui dans un jardin
sont fécondées par le pollen d’une fleur voisine qu’elles ne toucheront
jamais. »[10]
A travers la Recherche, le Protagoniste se concentre sur le visuel. Par conséquent,
il n’est que normal qu’il réfléchit sur le phénomène de voir.
3.1 Les trois scènes.
3.1.1
Montjouvain
3.1.1.1
Les thèmes
Le
voyeurisme.
Lavagetto encadre la scène de Montjouvain d’un prologue et d’un épilogue.[11]
Le prologue est constitué par l’épisode qui raconte la visite des parents de
Marcel à Vinteuil :
« Le
jour où mes parents étaient allés chez lui en visite, je les avais accompagnés,
mais ils m'avaient permis de rester dehors, et comme la maison de M. Vinteuil,
Montjouvain, était en contre-bas d'un monticule buissonneux, où je m'étais
caché, je m'étais trouvé de plain-pied avec le salon du second étage, à
cinquante centimètres de la fenêtre. Quand on était venu lui annoncer mes
parents, j'avais vu M. Vinteuil se hâter de mettre en évidence sur le piano un
morceau de musique. Mais une fois mes parents entrés, il l'avait retiré et mis
dans un coin. (…) il avait répété plusieurs fois "Mais je ne sais pas
qui a mis cela sur le piano, ce n'est pas sa place" »[12]
Belloï
remarque que cet épisode a bon nombre d’éléments en commun avec la scène
de Montjouvain : Marcel se trouve au même endroit, il voit le même
lieu,… Voici la ‘préparation’ de la scène de Montjouvain qui montre
clairement les convergences entre les deux :
« étant
allé jusqu'à la mare de Montjouvain où j'aimais revoir les reflets du toit de
tuile, je m'étais étendu à l'ombre et endormi dans les buissons du talus qui
domine la maison, là où j'avais attendu mon père autrefois, un jour qu'il était
allé voir M. Vinteuil. (…) je vis Mlle Vinteuil (…) à quelques centimètres
de moi, dans cette chambre où son père avait reçu le mien et dont elle avait
fait son petit salon à elle. La fenêtre était entr'ouverte, la lampe était
allumée, je voyais tous ses mouvements sans qu'elle me vît, mais en m'en
allant j'aurais fait craquer les buissons, elle m'aurait entendu et elle aurait
pu croire que je m'étais caché là pour l'épier. (…) Au fond du salon de
Mlle Vinteuil, sur la cheminée était posé un petit portrait de son père que
vivement elle alla chercher au moment où retentit le roulement d'une voiture
qui venait de la route, puis elle se jeta sur un canapé, et tira près d'elle
une petite table sur laquelle elle plaça le portrait, comme M. Vinteuil
autrefois avait mis à côté de lui le morceau qu'il avait le désir de jouer
à mes parents. »[13]
Comme
nous verrons par la suite, la scène de Montjouvain se distingue des deux autres
scènes qui seront étudiées dans ce chapitre. C’est que le voyeurisme se
modifie en exhibitionnisme. Regardons d’abord l’extrait suivant :
« "Oui,
c'est probable qu'on nous regarde à cette heure-ci, dans cette campagne fréquentée,
dit ironiquement son amie. Et puis quoi? (…) quand même on nous verrait ce
n'en est que meilleur." »[14]
Contrairement
aux deux autres scènes où Marcel se trouve dans une position voyeuriste devant
une scène homosexuelle, le Protagoniste ne peut pas tout simplement être
qualifié de voyeuriste dans la scène de Montjouvain. Lavagetto signale à ce
propos que Freud a indiqué « un rapport de réciprocité entre plaisir de
regarder et plaisir de se montrer. »[15] Ladenson note que
l’exhibitionnisme s’inscrit sur plusieurs plans dans la scène en question.
Le centre de l’exhibitionnisme se trouve dans le fait que ce sont les deux
jeunes lesbiennes qui tiennent les rênes et non pas Marcel. Nous reviendrons
sur ce point plus loin dans cette partie.
D’après
Schehr, la scène de Montjouvain peut être liée à une métaphore de la
lecture. C’est que Mlle Vinteuil dit :
« - "Mais c'est assommant, on nous verra", répondit Mlle Vinteuil. (…)
-"Quand
je dis nous voir, je veux dire nous voir lire, c'est assommant, quelque chose
insignifiante qu'on fasse, de penser que des yeux vous voient." »[16]
Schehr remarque que la notion de lecture doit être élargie à celle de l’interprétation, un phénomène important dans le thème homosexuel de la Recherche puisque « interpretation inverts the figure »[17].
Outre la lecture, l’interprétation, la scène de Montjouvain peut être
liée au théâtre. Le Protagoniste propose lui-même une telle lecture :
« c'est
à la lumière de la rampe des théâtres du boulevard plutôt que sous la lampe
d'une maison de campagne véritable qu'on peut voir une fille faire cracher une
amie sur le portrait d'un père qui n'a vécu que pour elle »[18]
Caché dans les coulisses, Marcel accomplit la fonction de spectateur. Mlle Vinteuil et son amie figurent comme des actrices. D’après Lavagetto, les deux jeunes lesbiennes jouent leur rôle consciemment. Ce sont elles qui sont ‘au pouvoir’ : Marcel « cesse de voir quand les volets sont fermés, et le rideau tombe ! »[19] Il ne verra donc pas les deux jeunes femmes « faire catleya »[20].
Comme beaucoup de pièces de théâtre, la scène de Montjouvain est
suivie d’un épilogue. Lavagetto signale qu’en ce qui concerne le « spectacle »[21]
homosexuel, Marcel n’a pas vu grand-chose lors de la scène de Montjouvain
(Cf. 3.1.2 La rencontre de Charlus et de Jupien). C’est pourquoi Marcel
va s’efforcer de ‘percer le secret gomorrhéen’. Il écrit :
« Je
dis à Andrée que c'eût été une grande curiosité pour moi si elle avait
voulu me laisser la voir, même simplement en se bornant à des caresses qui ne
la gênassent pas trop devant moi, faire cela avec celles des amies d'Albertine
qui avaient ces goûts, et je nommai Rosemonde, Berthe, toutes les amies
d'Albertine, pour savoir. "(…) pour rien au monde je ne ferais ce que
vous dites devant vous, me répondit Andrée »[22]
Malgré
les efforts de Marcel, il ne voit rien. Le rideau tombe donc de nouveau sur
Gomorrhe.
B.
La profanation.[23]
L’amie de Mlle Vinteuil crache sur le portrait de Vinteuil. Cet acte cadre dans « une cruelle liturgie »[24] : la profanation du père. Cela rappelle clairement « ce qui mériterait un chapitre à part : les mères profanées. »[25] Cependant, ce chapitre n’est jamais écrit. Les critiques relèvent plusieurs raisons. Pour Lavagetto, le chapitre des mères profanées est écrit dans sa version masculine (les pères profanés). Si l’on recourt alors à la transposition dressée par Bataille (« La fille de Vinteuil personnifie Marcel et Vinteuil est la mère de Marcel »[26]), on arrive quand même à la profanation de la mère. Erman s’inscrit dans la même lignée en définissant Vinteuil comme un substitut de la mère. Le critique se base sur les mots suivants : « M. Vinteuil, tout absorbée d'abord par les soins de mère et de bonne d'enfant qu'il donnait à sa fille »[27]. D’après Roger, un chapitre spécial pour les mères profanées n’est pas nécessaire « puisque tout le récit est hanté par ce crime »[28] : dans la Recherche, chaque mère est prédestinée au blasphème selon le critique – une thèse soutenue par Ladenson qui recourt à l’exemple de Charlus « [who] is said to profane his mother’s memory merely by resembling her »[29]. Kristeva s’inscrit dans la même lignée en posant la scène de Montjouvain comme « l’albumen »[30] de l’épisode de la mort de la grand-mère de Marcel.
Nous
avons vu que la scène de Montjouvain est précédée d’un prologue. D’après
Ladenson, le prologue –qui montre que la scène de Montjouvain fonctionne au
fond comme une espèce d’effet de miroir de la visite des parents de Marcel à
Vinteuil- fait que Vinteuil est évoqué comme témoin de sa profanation. Mlle
Vinteuil profanerait le portrait de son père donc pour montrer quelque chose.
Halberstadt-Freud partage cette opinion et dit que la fille veut se distinguer
de son père ainsi. En profanant le portrait, elle s’insurge contre les sévérités
morales que Vinteuil a éduquées (Cf. C. Sadisme). Halberstadt conclut :
« Plus
que la photo de son père, Mlle Vinteuil essaie de profaner sa propre pruderie.
Cependant, cela ne réussit pas : sa mentalité reste entre elle et le
plaisir. Sa vertu l’empêche le vice qu’elle recherche. »[31]
Reille propose une interprétation différente du fait que Mlle Vinteuil semble vouloir « faire participer son père à ses ébats avec son amie ». D’après le critique, « cette présence fantasmatique du père est nécessaire à l’érotisme de Mlle Vinteuil, qui a donc un caractère incestueux. »[32]
Miller remarque que la mort de Vinteuil est provoquée par les mœurs de sa fille. D’après le critique, Marcel insiste ainsi sur les forces destructrices qui sont inhérentes à l’homosexualité (Cf. Confession d’une jeune fille).
C.
Le sadisme
« Son
vice l’empêche la vertu qu’elle recherche. »[33]
Dans la Recherche, le terme ‘sadisme’ contient une connotation nuancée par rapport à la signification du mot dans les dictionnaires : Ladenson remarque que l’adjectif est inséparablement lié à la profanation parentale.
Marcel
qualifie Mlle Vinteuil de ‘sadique’. Bonnet note que le Protagoniste a
raison de lui attribuer cet adjectif puisqu’elle provoque (c’est Mlle
Vinteuil qui place le portrait de son père de sorte que son amie doit
l’apercevoir) et attend un acte sadique de son amie. Cependant, le
Protagoniste ajoute aussitôt qu’elle n’est pas une vraie sadique :
« Une
sadique comme elle est l'artiste du mal, ce qu'une créature entièrement
mauvaise ne pourrait être car le mal ne lui serait pas extérieur, il lui
semblerait tout naturel, ne se distinguerait même pas d'elle; et la vertu, la mémoire
des morts, la tendresse filiale, comme elle n'en aurait pas le culte, elle ne
trouverait pas un plaisir sacrilège à les profaner. Les sadiques de l'espèce
de Mlle Vinteuil sont des êtres si purement sentimentaux, si naturellement
vertueux que même le plaisir sensuel leur paraît quelque chose de mauvais, le
privilège des méchants. »[34]
Schehr
remarque à ce propos que Marcel a raison de considérer Mlle Vinteuil non pas
comme une vraie sadique. Le critique dit :
« If
Mlle Vinteuil really were a sadist, she would not perform an act ‘of such
rudimentary and naïve symbolism.’ If she really were what she says she is, or
more exactly, what she seemingly shows herself to be (for she says she is
reading), she would not read her own actions. Were she really a sadist, her
behavior ‘would be more veiled both to others’ eyes and her own. »[35]
Halberstadt-Freud
explique cela par deux éléments. Tout d’abord, il distingue deux types de
sadisme : la perversion sexuelle et la véritable cruauté (qui n’a rien
à voir avec la perversion sexuelle). Mlle Vinteuil appartient au premier type.
C’est qu’elle se jette dans le sadisme comme réaction contre le côté
moral de son éducation :
« L’excitation
et le franchissement des limites du joug écrasant de la bienséance vont de
pair chez Mlle Vinteuil. La fille pudibonde jouit secrètement de débauches
sadiques. Le thème est le même que chez Sade[36] :
seul le renversement de la morale mène à la libération et à
l’assouvissement du désir. »[37]
Deuxièmement,
Halberstadt-Freud insiste sur la volonté : Mlle Vinteuil veut être mauvaise.
C’est cette volonté qui la distingue du vrai sadique, de la brute.[38]
Compagnon, de sa part, attribue le fait qu’elle n’est pas une vraie sadique
à une opinion erronée du personnage : « Elle croit au mal, mais
elle se trompe, car le mal n’est pas où elle croit, non dans la liturgie du
blasphème et le rituel de la profanation, mais dans la vie de tous les jours. »[39]
Afin de prouver sa thèse, le critique évoque le passage suivant :
« Peut-être
n'eût-elle pas pensé que le mal fût un état si rare, si extraordinaire, si dépaysant,
où il était si reposant d'émigrer, si elle avait su discerner en elle comme
en tout le monde, cette indifférence aux souffrances qu'on cause et qui,
quelques autres noms qu'on lui donne, est la forme terrible et permanente de la
cruauté. »[40]
Au
fond, Mlle Vinteuil n’est donc pas du tout sadique. D’après Ladenson, ceci
est dû au fait que le sadisme apparent de la jeune femme s’enracine dans une
bonté fondamentale. Halberstadt-Freud partage cette opinion. C’est pourquoi,
dit Massis, Marcel ne cesse pas de découvrir des excuses pour Mlle Vinteuil,
car « ce qu’il veut que nous sachions surtout (…) c’est que ‘dans
le cœur de Mlle de Vinteuil, le mal au début du moins, ne fut sans doute pas
sans mélange’. »[41] Reille le formule comme
suit : « L’argumentation de l’avocat Marcel est la suivante :
pour pouvoir prendre plaisir à profaner vertu et tendresse filiale il faut
d’abord en avoir le culte, donc ne pas être entièrement mauvais. »[42] Regardons par exemple
l’extrait suivant qui montre que le Protagoniste s’efforce pour que le
lecteur puisse regarder par-delà de son apparence sadique :
« [Mlle Vinteuil] cherchait le plus loin qu'elle pouvait de sa vraie nature morale, à trouver le langage propre à la fille vicieuse qu'elle désirait d'être, mais les mots qu'elle pensait que celle-ci eût prononcés sincèrement lui paraissaient faux dans sa bouche. Et le peu qu'elle s'en permettait était dit sur un ton guindé où ses habitudes de timidité paralysaient ses velléités d'audace. (…) "Voyons, voyons", qui prouvaient la bonté de sa nature, (…) parce qu'elles étaient comme un frein que pour ne pas se montrer égoïste elle mettait elle-même au plaisir que son amie cherchait à lui procurer. »[43]
3.1.1.2 Marcel
vis-à-vis de l’homosexualité.
Marcel
adopte une position positive vis-à-vis de l’homosexualité dans la scène de
Montjouvain. Ceci se remarque tout d’abord au refus de qualifier Mlle Vinteuil
de sadique –et aux nombreuses explications qui nuancent le comportement de la
jeune lesbienne. Halberstadt-Freud
note :
«
Il nous montre que l’action visible provient d’un conflit. Elle est au fond
le contraire de ce que Mlle Vinteuil cherche à atteindre. La douceur et
l’indulgence exagérées, l’esprit de sacrifice masochiste de Mlle Vinteuil
se peignent ici comme quelque chose qui est écarté –quoique momentanément-
avec le contraire : le contraire comme perversion. »[44]
La
façon plutôt attendrie dont le Protagoniste décrit ce qu’il voit à travers
la fenêtre pointe également vers une position positive de Marcel :
« Dans
l'échancrure de son corsage de crêpe Mlle Vinteuil sentit que son amie piquait
un baiser, elle poussa un petit cri, s'échappa, et elles se poursuivirent en
sautant, faisant voleter leurs larges manches comme des ailes et gloussant et
piaillant comme des oiseaux amoureux. Puis Mlle Vinteuil finit par tomber sur le
canapé, recouverte par le corps de son amie. (…) elle sauta sur les genoux de
son amie, et lui tendit chastement son front à baiser comme elle aurait pu
faire si elle avait été sa fille, (…). Son amie lui prit la tête entre ses
mains et lui déposa un baiser sur le front avec cette docilité que lui rendait
facile la grande affection qu'elle avait pour Mlle Vinteuil et le désir de
mettre quelque distraction dans la vie si triste maintenant de l'orpheline. »[45]
Pour montrer que Marcel adopte une attitude positive envers ce qu’il voit à Montjouvain, Miller s’appuie sur le fait que le couple lesbien déchiffre les papiers illisibles laissés par le musicien après sa mort de sorte que l’humanité puisse jouir du chef-d’œuvre. Cet acte est apprécié par Marcel et contribue d’après le critique au jugement positif de la scène de Montjouvain.
Néanmoins, Marcel introduit une note négative selon Miller : il insiste sur les forces destructrices de l’homosexualité en rappelant que les mœurs de Mlle Vinteuil ont causé la mort de son père. Erman signale que cela s’inscrit dans la pensée générale de Marcel : l’inversion est inséparablement liée à la souffrance.
3.1.2
La rencontre de Charlus et de Jupien.[46]
3.1.2.1 Le
voyeurisme.
A première vue, la scène dans l’hôtel de
Guermantes peut être qualifiée de voyeuriste : en observant Charlus et
Jupien, Marcel se tient immobile ou se jette brusquement de côté afin de n’être
aperçu par personne. Regardons par exemple l’extrait suivant :
« [je] regardais par les
volets de l'escalier le petit arbuste de la duchesse et la plante précieuse
exposés dans la cour (…) La curiosité m'enhardissant peu à peu, je
descendis jusqu'à la fenêtre du rez-de-chaussée, ouverte elle aussi et dont
les volets n'étaient qu'à moitié clos. J'entendais distinctement, se préparant
à partir, Jupien qui ne pouvait me découvrir derrière mon store où je restai
immobile jusqu'au moment où je me rejetai brusquement de côté par peur d'être
vu de M. de Charlus (…)Au bout d'un instant je fis un nouveau mouvement de
recul pour ne pas être vu par Jupien; (…) Puis me rendant compte que personne
ne pouvait me voir, je résolus de ne plus me déranger »[47].
Après ces «mouvements de recul» –qui cadrent dans « l’observation sociale »[48] selon Belloï-, Marcel paraît prêt à observer le comportement des deux invertis. Nous suivons Belloï quand nous insistons sur le fait que Marcel s’efforce de tout cœur pour pouvoir observer la rencontre sans être vu[49]. Le Protagoniste veut donc suivre le « ballet »[50] de Jupien et de Charlus. Cependant, il ne verra pas grand-chose : le baron et Jupien vont à l’intérieur de la boutique de sorte que Marcel ne voit ni entend plus rien. Lavagetto remarque l’analogie avec Gomorrhe que le Protagoniste ne parvient pas non plus à épier (Cf. 2.2.2 Gomorrhe).
Le passage de l’extérieur à l’intérieur de la boutique coïncide
avec le passage de la vue à l’ouïe.[51]
Une fois arrivée dans la pièce à côté de la boutique, le Protagoniste ne
s’occupe plus de ne pas être vu, mais de ne pas être entendu :
« Mais quand je fus dans
la boutique, évitant de faire craquer le moins du monde le plancher, en me
rendant compte que le moindre craquement dans la boutique de Jupien s'entendait
de la mienne, je songeai combien Jupien et M. de Charlus avaient été
imprudents et combien la chance les avaient servis. Je n'osais bouger. (…) je
craignais de faire du bruit. »[52]
Outre cela, le Protagoniste ne voit plus les deux invertis dans un premier temps – il les entend tout simplement :
« Car d'après ce que
j'entendis les premiers temps dans celle de Jupien et qui ne furent que des sons
inarticulés, je suppose que peu de paroles furent prononcées. Il est vrai que
ces sons étaient si violents que, s'ils n'avaient pas été toujours repris un
octave plus haut par une plainte parallèle, j'aurais pu croire qu'une personne
en égorgeait une autre à côté de moi et qu'ensuite le meurtrier et sa
victime ressuscitée prenaient un bain pour effacer les traces du crime. (…)
Enfin, au bout d'une demi-heure environ (…), une conversation s'engagea. »[53]
Par la suite, l’ouïe est de nouveau échangée pour la vue : Marcel se « [hisse] à pas de loup sur [son] échelle afin de voir par le vasistas qu’[il] n’ouvri[t] pas »[54].
Ladenson remarque à propos du passage de la vue à l’ouïe que l’auteur a choisi consciemment de placer le Protagoniste dans l’impossibilité de décrire la scène de façon visuelle : Proust avait sans doute peur de heurter les lecteurs. Dans une lettre à Gallimard (début novembre 1912), l’auteur écrit : « Il n’y a pas une exposition crue. Et enfin vous pouvez penser que le point de vue métaphysique et moral prédomine partout dans l’œuvre. »[55] Leriche note qu’on ne voit effectivement rien : « le vasistas qui permettrait au héros embusqué de savoir ce que font Charlus et Jupien est placé trop haut ! »[56] Il est vrai que dans la maison de passe de Jupien, Marcel décrit la scène de flagellation de façon visuelle, mais Ladenson attire l’attention sur le fait que cette scène se trouve dans le dernier volume de la Recherche. Le public est donc confronté à cette description visuelle qui ne laisse rien à l’imagination seulement après avoir digéré les autres scènes homosexuelles (Cf. 2.1 L’accueil de l’œuvre). Ladenson ajoute encore un autre élément qui permet une description visuelle de la dernière grande scène homosexuelle : elle a une orientation sadique et non pas génitale.
Quand Charlus et Jupien entrent dans la boutique, le Protagoniste
effectue un acte qui ne correspond pas du tout à ses tentatives de rester
invisible dans l’escalier : il traverse la cour de l’hôtel de
Guermantes où tout le monde peut le voir, même s’il longe les murs. Voici
l’extrait : « longeant les murs, je contournai à l'air libre la
cour en tâchant de ne pas être vu. Si je ne le fus pas, je pense que je le
dois plus au hasard qu'à ma sagesse. »[57]
Le Protagoniste semble donc conscient du caractère ‘dangereux’ et ‘étrange’
de cet acte. C’est sans doute pourquoi il propose trois arguments qui l’ont
fait décider d’emprunter cette route et non pas l’autre qui « était
le moyen le plus prudent » puisque « ainsi [en descendant et en
montant quelques escaliers] toute [sa] route se ferait à couvert, [il] ne
serai[t] vu de personne »[58]. Tout d’abord, il est
trop impatient pour prendre le chemin ‘sûr’ qui est plus long que la
traversée de la cour. Deuxièmement, le souvenir de Montjouvain fait que
« les choses de ce genre auxquelles j'assistai eurent toujours, dans la
mise en scène, le caractère le plus imprudent et le moins vraisemblable, comme
si de telles révélations ne devaient être la récompense que d'un acte plein
de risques, quoiqu’en partie clandestin. »[59]
La troisième raison est qualifiée par Lavagetto d’« incroyable en la
circonstance »[60]
et consiste en le souvenir des Boers[61] :
« Pensant aux Boërs qui,
ayant en face d'eux des armées anglaises, ne craignaient pas de s'exposer au
moment où il fallait traverser, avant de retrouver un fourré, des parties de
rase campagne: "Il ferait beau voir, pensais-je, que je fusse plus
pusillanime, quand le théâtre d'opérations est simplement notre propre cour,
et quand, moi qui me suis battu plusieurs fois en duel sans aucune crainte au
moment de l'Affaire Dreyfus, le seul fer que j'aie à craindre est celui du
regard des voisins qui n’ont autre chose à faire qu’à regarder dans la
cour. »[62]
A
cause de ces trois éléments, Marcel est donc prêt à perdre son statut
d’invisibilité et il risque de manquer ainsi la scène homosexuelle.
3.1.2.2 Marcel
vis-à-vis de l’homosexualité.
Comme nous avons déjà montré dans le deuxième
chapitre de ce travail (2.2.1.1.2 La théorie
de l’inversion), le Protagoniste adopte une position ambiguë, double vis-à-vis
l’inversion lorsqu’il observe Charlus et Jupien. D’une part, il qualifie
la scène de ‘belle’ (« Dès que j'eus considéré cette
rencontre de ce point de vue tout m'y sembla empreint de beauté. »[63])
et exprime ainsi un penchant positif envers ce qu’il voit. D’autre part,
Marcel emploie des termes plutôt négatifs pour décrire la rencontre des deux
invertis ce qui pointe vers une attitude négative devant la scène observée :
« Il est vrai que ces
sons étaient si violents que, s'ils n'avaient pas été toujours repris un
octave plus haut par une plainte parallèle, j'aurais pu croire qu'une personne
en égorgeait une autre à côté de moi et qu'ensuite le meurtrier et sa
victime ressuscitée prenaient un bain pour effacer les traces du crime. »[64]
Marcel semble donc changer d’avis : s’il était encore absolument positif lors de la scène de Montjouvain, ici, des termes négatifs pourraient suggérer une évolution. Nous nous proposons d’examiner si cette évolution négative se poursuit.
3.1.3
La scène de flagellation.
3.1.3.1
Les thèmes.
Le
voyeurisme.
Pendant
que Charlus est flagellé par Maurice dans la maison de passe, le Protagoniste
se trouve clairement dans une position de voyeurisme. Lavagetto note :
« Ni Jupien ni Charlus ne peuvent savoir ce que nous savons : caché
dans l’ombre, derrière l’œil-de-bœuf[65],
comme ailleurs derrière un écran et les ‘vasistas’, il y a un agent secret
forgé contrairement à toute vraisemblance, au risque de couper la corde de
l’expérience. »[66]
Tout
comme dans la scène de voyeurisme dans l’hôtel des Guermantes, le
Protagoniste se préoccupe énormément de ne pas être vu. Cette fois-ci, il ne
se soucie pas vraiment de ne pas être entendu, contrairement à Charlus :
« ‘On ne peut pas nous entendre ?’ dit le baron à Jupien qui lui
affirma que non. »[67]
Belloï
met en rapport la scène de flagellation avec la rencontre de Charlus et de
Jupien par le biais du motif de l’escalier.[68] Sous le point 3.1.2 La
rencontre de Charlus et de Jupien, nous avons vu que l’escalier remplit
une double fonction : d’une part, il allonge le chemin vers l’objet
regardé (c’est pourquoi Marcel le descend et l’évite par après dans
la scène (il traverse la cour de l’hôtel pour atteindre la boutique de
Jupien)) ; d’autre part, il permet un point de vue excellent (c’est pourquoi
Marcel le monte). L’escalier apparaît également dans ce « Temple de
l’Impudeur »[69] :
« Bientôt
on me fit monter dans la chambre 43, mais l'atmosphère était si désagréable
et ma curiosité si grande que mon "cassis" bu je redescendis
l'escalier, puis pris d'une autre idée, je remontai et dépassai l'étage de la
chambre 43, allai jusqu'en haut. »[70]
Belloï
relie la scène de flagellation également à la scène de Montjouvain et ceci
sur la base de plusieurs éléments. Tout d’abord, les deux scènes sont préparées :
Mlle Vinteuil plante soigneusement le portrait de son père près du fauteuil
tandis que Jupien « style »[71]
le bourreau et M. de Charlus. En outre, la scène de flagellation est, tout
comme celle de Montjouvain, entièrement mise en scène. Belloï note :
« Maurice ‘joue’ le bourreau, Charlus ‘joue’ la victime. »[72]
Le
sadisme.
La
scène dans la maison de passe de Jupien peut sans aucun problème être qualifiée
de sadique. Le sadisme ne se trouve non seulement dans les actions, mais
s’exprime également dans la langue qui est saupoudrée de grossièretés.
Regardons par exemple l’extrait suivant :
« "Je
vous en supplie, grâce, grâce, pitié, détachez-moi, ne me frappez pas si
fort, disait une voix. Je vous baise les pieds, je m'humilie, je ne
recommencerai pas. Ayez pitié". "Non, crapule, répondit une autre
voix, et puisque tu gueules et que tu te traînes à genoux, on va t'attacher
sur le lit, pas de pitié", et j'entendis le bruit du claquement d'un
martinet probablement aiguisé de clous car il fut suivi de, cris de douleur. »[73]
Néanmoins,
ce ne sont ni Maurice ni les autres ‘bourreaux’ qui sont les vrais sadiques.
Lavagetto remarque que pour Charlus, Maurice n’est pas assez brutal :
« le
baron lui dit: "Je ne voulais pas parler devant ce petit qui est très
gentil et fait de son mieux. Mais je ne le trouve pas assez brutal. Sa figure me
plaît, mais il m'appelle crapule comme si c'était une leçon apprise". »[74]
Somme
toute, la ‘perversion’ du bourreau s’inscrit dans la même lignée que
celle de son compagnon :
« Alors
l'un d'eux, de l'air de confesser quelque chose de satanique aventurait:
"Dites donc, baron, vous n'allez pas me croire mais quand j'étais gosse,
je regardais par le trou de la serrure mes parents s'embrasser. C'est vicieux,
pas? »[75]
Miller signale à ce propos qu’il s’agit « d’innocents garçons, honteux de gagner ainsi leur vie »[76] qui n’impressionnent pas du tout Charlus avec la confession de leurs « saloperies »[77]. Ceci donne l’impression que c’est Charlus qui est le véritable sadique – une impression confirmée par le récit suivant de Saint-Loup :
« "
Un jour un des hommes qui (…) montrait des goûts bizarres avait demandé à
mon oncle de venir dans cette garçonnière. Mais à peine arrivé ce ne fut pas
aux femmes, mais à mon oncle Palamède, qu'il se mit à faire une déclaration.
Mon oncle fit semblant de ne pas comprendre, emmena sous un prétexte ses deux
amis, ils revinrent, prirent le coupable, le déshabillèrent, le frappèrent
jusqu'au sang, et par un froid de dix degrés au-dessous de zéro le jetèrent
à coups de pieds dehors où il fut trouvé à demi-mort si bien que la justice
fit une enquête à laquelle le malheureux eut toute la peine du monde à la
faire renoncer. Mon oncle ne se livrerait plus aujourd'hui à une exécution
aussi cruelle »[78]
Lavagetto remarque donc à juste titre que la nature sadique de Charlus se révèle déjà bien avant la scène de flagellation[79].
Kristeva situe le sadisme du baron dans le fait que « dans son propre corps lacéré, il tue Morel qu’il a incorporé et qu’il ne peut plus posséder ni désirer. »[80] Le critique signale que Charlus subit ainsi une inversion des rôles : il passe du rôle de victime à celui de bourreau. Le baron marque cette inversion par l’adoption du langage des gigolos : « M. de Charlus s’arrêtait longuement à chacun leur parlant ce qu’il croyait leur langage, à la fois par une affectation prétentieuse de couleur locale et aussi par un plaisir sadique de se mêler à une vie crapuleuse »[81].
C.
Le sadomasochisme
La scène de flagellation montre que le sadisme de Charlus est lié au masochisme : il recherche du plaisir dans la souffrance. C’est sans doute pourquoi le Protagoniste dit dans Sodome et Gomorrhe I quand il entend Charlus et Jupien : « J'en conclus plus tard qu'il y a une chose aussi bruyante que la souffrance, c'est le plaisir »[82]. Kristeva remarque que les pratiques sadomasochistes permettent au baron d’échapper « au cloisonnement de la sexualité végétale qui constituait pour le narrateur le secret de la sexualité humaine. »[83] Par le biais du sadomasochisme, il le transcende, il atteint une bonté absolue : « Un sadique a beau se croire avec un assassin, son âme pure à lui sadique n'est pas changée pour cela »[84].
Erman signale que le sadomasochisme du baron peut être provoqué par l’abandon de Morel. Ce serait alors l’orgueil qui conduit Charlus vers des activités sadomasochistes puisque l’amour inverti « repose (…) sur l’érotomanie, sorte de folie fière et aveugle impliquant une relation bipolaire dans laquelle n’est jamais remise en cause la certitude d’être aimé »[85]. Le sadomasochisme est donc une conséquence du pessimisme de la théorie de l’inversion.
Erman
lie le sadomasochisme de Charlus à Morel – Halberstadt-Freud et Kristeva le
font aussi. Kristeva insiste sur le caractère sadique du violoniste. Regardons
par exemple l’extrait suivant :
« "Voyez-vous,
dit Morel, désireux d'exalter d'une façon qu'il jugeait moins compromettante
pour lui-même (bien qu'elle fût en réalité plus immorale), les sens du
Baron, mon rêve, ce serait de trouver une jeune fille bien pure, de m'en faire
aimer et de lui prendre sa virginité." M. de Charlus ne put se retenir de
pincer tendrement l'oreille de Morel, mais ajouta naïvement: "(…) tu
serais bien obligé de l'épouser. - L'épouser, s'écria Morel qui sentait le
Baron grisé ou bien qui ne songeait pas à l'homme, en somme plus scrupuleux
qu'il ne croyait, avec lequel il parlait. L'épouser? Des nèfles! Je le
promettrais, mais dès la petite opération menée à bien, je la plaquerais le
soir même." (…) "Vraiment, tu ferais cela, dit-il à Morel en riant
et en le serrant de plus près. - Et comment!" dit Morel, voyant qu'il ne déplaisait
pas au Baron en continuant à lui expliquer sincèrement ce qui était en effet
un de ses désirs. (…) C'est que l'idée que Morel "plaquerait" sans
remords une jeune fille violée lui avait fait brusquement goûter un plaisir
complet. Dès lors ses sens étaient apaisés pour quelque temps et le sadique
(lui, vraiment mediumnimique) qui s'était substitué pendant quelques instants
à M. de Charlus avait fui et rendu la parole au vrai M. de Charlus, plein de
raffinement artistique, de sensibilité, de bonté. »[86]
Morel
est donc un véritable sadique. Reste à savoir si c’est « le désir
inassouvi et impossible pour les jeunes éphèbes comme Morel [qui a] (…)
poussé Charlus au-delà du désir »[87].
Cela peut se déduire du fait que Morel est présent dans la scène de
flagellation, bien que ce ne soit que de façon vague, abstraite, simulée
(Charlus veut des bourreaux qui ressemblent au violoniste) :
« Je vis entrer l'homme des abattoirs, il ressemblait (…) un peu à "Maurice", mais, chose plus curieuse, tous deux avaient quelque chose d'un type que personnellement je n'avais jamais dégagé, mais qu'à ce moment je me rendis très bien compte exister dans la figure de Morel sinon dans la figure de Morel tel que je l'avais toujours vue, (…). Dès que je me fus fait intérieurement avec des traits empruntés à mes souvenirs de Morel, (…) je me rendis compte que ces deux jeunes gens (…) étaient de vagues succédanés de Morel. Fallait-il en conclure que M. de Charlus au moins en une certaine forme de ses amours était toujours fidèle à un même type et que le désir qui lui avait fait choisir l'un après l'autre ces deux jeunes gens, était le même que celui qui lui avait fait arrêter Morel sur le quai de la gare de Doncières, que tous trois ressemblaient un peu à l'éphèbe dont la forme intaillée dans le saphir qu'étaient les yeux de M. de Charlus donnait à son regard ce quelque chose de si particulier qui m'avait effrayé le premier jour à Balbec. Ou que son amour pour Morel ayant modifié le type qu'il cherchait, pour se consoler de son absence, il cherchait des hommes qui lui ressemblassent. »[88]
3.1.3.2 Après la
flagellation.
Beaucoup de critiques analysent la scène de flagellation. Ils sont presque aussi nombreux à passer sous silence la fin de cette scène où les « hôtes de Jupien »[89] fuient dans les couloirs du métro, « noirs comme des catacombes »[90]. Lors de sa conférence à Nimègue (14/03/01), Schehr rompt le silence à propos du passage qui clôt la scène de flagellation. Définissant les couloirs du métro comme « Sodome sur/sous scène/Seine »[91], le critique signale qu’il n’est pas un hasard si « M. de Charlus eût pu prophétiquement écrire "Sodoma" »[92] sur la maison de passe de Jupien. C’est que Marcel devait déjà penser à Pompéi (« Si je pense que nous pouvons avoir demain le sort des villes du Vésuve, celles-ci sentaient qu'elles étaient menacées du sort des villes maudites de la Bible. On a retrouvé sur les murs d'une des maisons de Pompéï cette inscription révélatrice: "Sodoma, Gomora" »[93]), qui a été détruit de façon similaire à Sodome (et maintenant Paris).
Dans les catacombes[94], Marcel n’a pas grand-chose à ses capacités voyeuristes : enfoncé dans le noir, il ne lui reste que le toucher. Ainsi, il lui est donc impossible de décrire ce qu’il voit. Par conséquent, il ne peut décrire que ce qu’il ressent. Schehr signale que l’identité sexuelle de Marcel est mise en question de cette façon. Nous reviendrons sur cette matière dans le dernier chapitre de ce travail.
3.1.3.3 Marcel
vis-à-vis de l’homosexualité.
Dans cette dernière grande scène homosexuelle de la Recherche, le Protagoniste étale une description très noire des événements dont il est témoin. Nous avons déjà expliqué que cette scène s’inscrit dans la théorie pessimiste de l’inversion dressée par Marcel. Le Protagoniste emploie des termes négatifs dans la description de ce qu’il voit et il ne semble pas trop à l’aise devant toutes ces ‘cruautés’. Plusieurs critiques vont jusqu’à parler de répulsion pour définir la façon dont le Protagoniste voit cette scène. L’évolution annoncée lors de la rencontre de Charlus et Jupien s’est donc poursuite : Marcel accorde des descriptions négatives à ce dont il est témoin.
3.2 Conclusion.
Après l’analyse des trois grandes scènes homosexuelles de la Recherche, nous arrivons à plusieurs conclusions. Tout d’abord, nous résumons les éléments que nous avons relevés à l’aide du schéma suivant de Belloï[95] :
|
Montjouvain |
Cour
de l’hôtel de Guermantes |
Maison de passe de Jupien |
Genre : |
Féminité
|
Masculinité
|
Masculinité
|
Type de rencontre : |
Rencontre
prévue à
préparatifs |
Rencontre
imprévue |
Rencontre
prévue à
préparatifs |
Thèmes : |
Homosexualité Voyeurisme Profanation Sadisme
|
Homosexualité Voyeurisme |
Homosexualité Voyeurisme Sadisme
Sadomasochisme |
Point de vue : |
Fenêtre
|
Vasistas
|
Œil-de-boeuf |
En regardant le schéma, l’on remarque immédiatement que les trois scènes ont bon nombre d’éléments en commun. C’est sans doute pourquoi beaucoup de critiques les considèrent comme un ensemble.
En ce qui concerne le point de vue du Protagoniste, le schéma montre
qu’il y a « un rétrécissement progressif de la perspective (…) Gros
plan donc : zoom avant et focalisation. »[96]
Plus le point de vue de Marcel se rétrécit, plus le Protagoniste semble évoluer
vers la qualification négative de ce qu’il observe : tandis que
l’homosexualité et le sadisme de Mlle Vinteuil sont décrits positivement,
ces phénomènes reçoivent des descriptions noires, négatives lors de la scène
de flagellation. Si Marcel évolue du positif au négatif, il y aura sans aucun
doute un tournant. En effet, entre Montjouvain et la maison de passe de Jupien,
se situe la rencontre de Charlus et de Jupien qui est approchée de façon
ambiguë par le Protagoniste, comme s’il commence à douter de sa position
exclusivement positive à Montjouvain. Cette évolution s’inscrit sans doute
dans le côté Bildungsroman de la Recherche.
Nous remarquons que cette évolution s’oppose à celle devant l’homosexualité
en tant que phénomène : « L’huîtrophobe est devenu huîtrophile »[97].
Comme toujours dans la Recherche, le double joue un rôle important.
[1]
Halberstadt-Freud emploie ‘sadomasochisme’ comme terme général. Il ne
fait donc pas la distinction entre le sadisme et le sadomasochisme.
[2]
HALBERSTADT-FREUD H.C., Op.
Cit.,p54.
Nous avons traduit.
[3]
Nous signalons que cette idée est réfutée par plusieurs critiques qui
expriment l’opinion que Marcel se trouve dans la scène et qu’il
participe. (Cf. 4.1.1 Marcel)
[4]
BELLOÏ L, La scène proustienne, Nathan, Paris, 1993, p82
[5] SCHEHR L.R., Op.
Cit.,
p46
[6] Ces mots de Mocovici sont cités dans BELLOÏ, Op. Cit., p82
[7] BELLOÏ, Op.
Cit.,
p81
[8]
Cf. Kant (le noumène (Ding an sich) et le phénomène (Ding für sich))
[9] ERMAN M, L’œil de Proust, Op. Cit., p112 Cf. Nietzsche
[10] SGI, vol. 3, p29.
[11]
Belloï propose la même idée, mais emploie les termes de ‘préparatif’
et de ‘commentaire’ (BELLOÏ, Op. Cit.,
p82).
[12] CS, vol. 1, pp 111-112.
[13] CS, vol. 1, pp 157-158.
[14] CS, vol. 1, p159.
[15]
LAVAGETTO M, Chambre 43. Un lapsus de Marcel Proust, Editions Belin, 1996, p112
[16] CS, vol. 1, p159.
[17] SCHEHR L.R., Op.
Cit.,
p44
[18] CS, vol. 1, p161.
[19]
LAVAGETTO M, Op. Cit., p75
[20] CS, vol. 1, p366.
[21] LAVAGETTO M, Op. Cit.,
p75.
[22]
AD, vol. 4, pp 128-129.
[23]
Leriche signale à ce propos: « côté Sodome, il n’y a pas de
profanations de ce genre. » (LERICHE F, Op.
Cit.,
pXLI)
[24]
LAVAGETTO M, Op. Cit.,
p74
[25] SGII, vol. 3, p300.
[26]
BATAILLE G, Op. Cit., p75
[27] CS, vol. 1, p157
[28] ROGER A, Op.
Cit.,
p44
[29]
LADENSON E, Op. Cit., p64
[30] KRISTEVA J, Op.
Cit.,
p229
[31]
HALBERSTADT-FREUD H.C., Op. Cit.,
p62. Nous avons traduit.
[32]
REILLE J.F., Proust: le temps du désir, Paris, Les éditeurs français réunis,
1979, p134.
[33]
HALBERSTADT-FREUD H.C., Op. Cit.,
p62. Nous avons traduit.
[34] CS, vol. 1, p162.
[35] SCHEHR L.R., Op.
Cit.,
p48.
[36]
Compagnon ne partage pas cette opinion et dit que « Mlle Vinteuil
associe la volupté et le mal d’une façon qui rappelle moins Sade que
Baudelaire. » (COMPAGNON A, Proust entre deux siècles, Op. Cit.,
p173.)
[37]
HALBERSTADT-FREUD H.C., Op. Cit.,
p59. Nous avons traduit.
[38]
Le critique ajoute que cela vaut également pour l’amie de Mlle Vinteuil.
Il attire l’attention sur le travail de déchiffrage qu’elle entreprend
afin de pouvoir éditer l’œuvre de Vinteuil.
[39] COMPAGNON A, Proust entre deux siècles, Op. Cit.,p174.
[40] CS, vol. 1, p163.
[41]
MASSIS H, D’André Gide à Marcel Proust, Lyon, Lardanchet, 1948,
p349
[42] REILLE J.F., Op.
Cit.,
p134.
[43] CS, vol. 1, p159.
[44] HALBERSTADT-FREUD, Op.
Cit.,
p63. Nous avons traduit.
[45] CS, vol. 1, pp 161-162.
[46]
Nous avons déjà parlé de la scène sous le point 2.2.1.1.2
La théorie de l’inversion,
mais nous voulons approfondir l’analyse encore plus.
[47] SGI, vol. 3, pp 3-4.
[48]
BELLOÏ, Op. Cit., p87. Nous
avons expliqué l’observation sociale dans l’introduction de ce
chapitre. Nous remarquons que Marcel insiste sur le grand avantage de
l’observation sociale en disant : « En M. de Charlus un autre
être avait beau s'accoupler, (…) cet être avait beau faire corps avec le
baron, je ne l'avais jamais aperçu. Maintenant l'abstrait s'était matérialisé,
l'être enfin compris avait aussitôt perdu son pouvoir de rester invisible
et la transmutation de M. de Charlus en une personne nouvelle était si
complète, que non seulement les contrastes de son visage, de sa voix, mais
rétrospectivement les hauts et les bas eux-mêmes de ses relations avec
moi, tout ce qui avait paru jusque-là incohérent à mon esprit, devenaient
intelligibles, se montraient évidents » (SGI, vol. 3, p16.)
[49]
Nous signalons que Marcel se montre cependant au lecteur. Lors de la traversée
de la cour (Cf. infra), Marcel est également prêt à prendre le
risque d’être vu.
[50] LAVAGETTO M, Op.
Cit.,
p89
[51]
Pouvons-nous parler d’une ‘inversion des sens’?
[52] SGI, vol. 3, p10.
[53] SGI, vol. 3, p11.
[54] SGI, vol. 3, p11.
[55] KOLB Ph, Op. Cit.,
t XI, p287.
[56] LERICHE F, Op. Cit., pX.
[57] SGI, vol. 3, p9.
[58] SGI, vol. 3, p9.
[59] SGI, vol. 3, p10.
[60] LAVAGETTO M, Op.
Cit.,
p89
[61]
Ce sont des colons néerlandais qui s’emparent de l’Afrique du Sud après
avoir combattu les anglais (1899-1902).
[62] SGI, vol. 3, p10.
[63] SGI, vol. 3, p29.
[64] SGI, vol. 3, p11.
[65]
Remarquons l’aspect ironique dans l’emploi de ce mot: l’œil-de-bœuf
s’employait également pour désigner l’antichambre du roi où l’on
devait attendre lors d’une visite.
[66] LAVAGETTO M, Op. Cit., p97
[67] TR, vol. 4, p394.
[68]
Le motif de l’escalier remonte à l’enfance de Marcel : « il
me fallut monter chaque marche de l'escalier, comme dit l'expression
populaire, à "contre-cœur", montant contre mon cœur qui voulait
retourner près de ma mère parce qu'elle ne lui avait pas, en m'embrassant,
donné licence de me suivre. Cet escalier détesté où je m'engageais
toujours si tristement, exhalait une odeur de vernis … » (CS, vol. 1, p27.)
[69]
TR, vol. 4, p442. Nous signalons la référence à Pompéi: « Je pensais à la
maison de Jupien, peut-être réduite en cendres maintenant, car une bombe
était tombée tout près de moi, comme je venais seulement d'en sortir,
cette maison sur laquelle M. de Charlus eût pu prophétiquement écrire
"Sodoma" comme avait fait avec non moins de prescience ou peut-être
au début de l'éruption volcanique et de la catastrophe déjà commencée
l'habitant inconnu de Pompéï. » (TR, vol. 4, p412.)
[70] TR, vol. 4, p394.
[71] BELLOÏ, Op. Cit., p92
[72] Ibid.
[73] TR, vol. 4, p394.
[74] TR, vol. 4, p396.
[75] TR, vol. 4, p405.
[76]
MILLER M.L., Op. Cit., p105
[77] TR, vol. 4, p406.
[78]
JFF, vol. 2, p109 Cf. 2.2.1.1.2 La
théorie de l’inversion où nous avons expliqué que les
homosexuels n’aiment pas se retrouver parmi leurs semblables.
[79] Leriche signale à ce propose que Proust a supprimé un épisode où Charlus incitait un contrôleur d’omnibus à des cruautés. Le critique va même jusqu’à affirmer « qu’il ne s’agit pas d’un oubli accidentel, mais d’une autocensure délibérée du seul épisode présentant Sodome comme une perversité. » (LERICHE F, Op. Cit., p585)
[80] KRISTEVA J, Op. Cit., p122
[81] TR, vol.4, p404.
[82] SGI, vol.3, p11.
[83] KRISTEVA J, Op. Cit., p122
[84] TR, vol. 4, p402.
[85] ERMAN M, L’œil de Proust, Op. Cit., p88.
[86] SGII, vol. 3, p398.
[87] KRISTEVA J, Op. Cit., p121
[88] TR, vol. 4, pp 396-397.
[89] MILLER, Op. Cit., p105.
[90]
TR, vol. 4, p413. Schehr (Un
amour de Charlus, conférence à Nimègue 14/03/01) inscrit cette
comparaison dans la sacralisation des homosexuels: les catacombes étant un
élément de la religion chrétienne, les
invertis deviennent par le biais de cette comparaison des hommes primitifs.
Ainsi, ils sont sacralisés. (Cf. La mythification des homosexuels que nous
avons analysée sous le point 2.2.1.1.2 La théorie de l’inversion)
[91]
Un amour de Charlus,, conférence
de L.R. Schehr à Nimègue (14/03/01)
[92] TR, vol.4, p412.
[93] TR, vol. 4, p386.
[94]
La question reste de savoir si le Protagoniste entre ou non dans les
couloirs du métro. La Recherche ne raconte pas explicitement
l’entrée. Cependant, cela n’empêche pas que Marcel décrit presque
minutieusement ce qui se passe dans les profondeurs de Paris. Comme
d’habitude, la vérité définitive n’existe donc pas dans la Recherche.
C’est pourquoi nous nous contentons de mentionner les positions
divergentes prises par les différents critiques.
[95]
BELLOÏ, Op. Cit., p90 Nous avons adapté le schéma à notre gré
[96] BELLOÏ, Op. Cit., p90.
[97] SCHUEREWEGEN F, Op. Cit., p68.