Numéro 15

Les malades imaginés.
La pathologie des hommes de bonne volonté.

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Dans sa fresque de l'univers parisien du 1908 à 1933, Jules Romains (1) évoque les existences parallèles d'une multitude de personnages, qui parfois se rencontrent.  Ces "passerelles" sont toutefois rares.
Il est plaisant et instructif de rechercher les maladies, infirmités et bobos de ces acteurs de la vie unanime selon Jules Romains.  Cette lecture éclaire par ailleurs les connaissances, les idées, les préjugés et les mœurs de cette époque qui nous paraît déjà si lointaine.

Le vieillissement
Pour conserver vigueur et souplesse et combattre la paresse de l'intestin, le Marquis de Saint Papoul se livre à des exercices quotidiens dans sa salle de bain.  Il fait des inspirations profondes, fait pivoter le buste sur les hanches, marche sur la pointe des pieds et touche de la main gauche le bout de son gros orteil.  "Il trompe son corps qui s'ennuie, par un cérémonial dont la richesse le flatte et la fixité l'enchante."  Par ailleurs, il soigne son hypertension artérielle à l'ail, ce qui a pour conséquence d'éloigner ses voisins sur les bancs du sénat.  Lors d'une réunion électorale à Bergerac, après un abus de boissons alcoolisées, il éprouve "une traînée brûlante de l'arrière-bouche au séant, avec une émeute principale entre les côtes et le nombril."
Sampeyre, professeur retraité de la Sorbonne, exemple de l'intellectuel humaniste de gauche, est obsédé par le vieillissement, l'inéluctable "ankylose des mécanismes dont l'esprit se sert."  Sur son lit de mort toutefois, il s'inquiète de l'avenir de l'humanité.
L'écrivain Strigelius se trouve vieux à 37 ans : un torticolis l'oblige à tenir la tête comme "un bœuf sous le joug."  Sa peau est rugueuse, papuleuse, couperosée, vermiculée : il perd ses cheveux et redoute le peigne qui se transforme en "méduse chevelue".
Germaine Bader, comédienne entretenue, s'inquiète de petites agressions à sa beauté et notamment des "pattes d'insectes" aux jambes qu'elle prend pour un début de varices et qu'elle étudie en changeant de position dans un éclairage ou une perspective différente et en "pressant les chairs".  Faut-il consulter l'herboriste ?  De nos jours, c'est à leur médecin que ces dames confient leur inquiétude en retroussant leur jupe et en découvrant l'innocent naevus stellaire.

Les méthodes charlatanesques
Quinette, le libraire et relieur qui au fil de l'histoire deviendra un tueur en série, porte une ceinture appelée Hercules, censée favoriser les activités sexuelles.
Haverkamp, promoteur immobilier et homme d'affaires, découvre une source dans la région parisienne et en fait, sans état d'âme, une exploitation publicitaire : cette eau, "probablement radioactive, décrasse sans affaiblir" et est souveraine sur les troubles digestifs, la diathèse arthritique et les névroses.  A cette époque, la radioactivité n'était pas encore redoutée et ses effets encore mal connus.

Le surmenage ne s'appelait pas encore le stress, mais Haverkamp avait une vie agitée, s'engageant  dans des affaires risquées et gérant difficilement la croissance rapide de ses affaires.  Malgré de petits symptômes (vertiges légers, papillotements devant les yeux, lourdeurs de tête), il plastronne "J'ai une santé magnifique", ce qui ne l'empêche pas d'interroger le médecin de sa station thermale "N'aurais-je pas un peu trop de sang ?" - "Oui, vous avez un rien de tension.  Vous mangez trop de viande, buvez trop de vin : mangez des légumes verts."  Plus tard, ses "fantômes intérieurs" et la solitude le conduisent à la dépression.

Les handicapés sont à l'époque cachés et négligés.  Marie de Champcenais a un fils arriéré qui "bien qu'affectueux  et doué pour le calcul, lit et écrit mal et est sujet à des colères étranges."  Sa mère le met en nourrice à la campagne, car "étant simple, il vaut mieux qu'il soit élevé dans un milieu simple", puis le fait éduquer en Angleterre parce que "la structure des mots et phrases en anglais souffrait moins que la notre des saccades qu'il mettait dans son débit."
C'est d'ailleurs cette même Marie de Champcenais, décidément l'archétype des comportements hypocrites de l'époque, qui décide de se faire avorter.  Une herboriste lui donne d'abord un "purgatif" qui la "secoue un peu", puis pratique dans son arrière-boutique "une manœuvre sordide" : la "fausse-couche" survient le soir au cours d'une réception, pendant le feu d'artifices.

Les maladies sexuellement transmissibles, pourtant si florissantes à l'époque, semblent épargner les personnages de cette nouvelle comédie humaine.  Quelques allusions tout au plus y sont faites. Marie de Champcenais, toujours elle, craint la syphilis "la vilaine maladie", car son amant est un peu "coureur".
Dans un autre épisode et dans un autre milieu, un proxénète donne des conseils à sa compagne Isabelle qui "a levé un riche client."  Il lui dit : "Tâche de ne pas le poivrer à la première fois : ce n'est pas un micheton que tu ne reverras plus !"

La tuberculose, par contre, n'est pas une maladie honteuse : elle est omniprésente.  Laulerque, un anarchiste repenti, en est atteint.  Après avoir été réformé en 1914, il devient directeur d'un sanatorium, mais reste inquiet "Mes jours sont comptés : le printemps m'est funeste."
Georges Allory, écrivain et critique littéraire, a eu une "pointe" de tuberculose à 20 ans, mais n'a toutefois pas "la vitalité inquiétante des tuberculeux."

L'alcoolisme, quasi endémique en ce temps là en France, est représenté par Firmin Gambaroux, le marchand de bestiaux, chez qui les petites misères physiques dues à l'alcool (ventre ballonné et éructations) sont compensées par un "matelas de bonne humeur".

Le diabète du journaliste Torchecoul ne peut être traité que par un régime "sévère" par retranchements successifs : il doit renoncer aux apéritifs "bien tassés" et remplacer le Picon Amer et l'Absinthe par le vin coupé d'eau de Vichy.

Dans les quartiers pauvres de Paris et dans la zone au-delà des fortifications, grouille une humanité misérable.  "Leurs yeux nagent dans un cerne couleur d'encre; leurs jambes petites et fluettes sont à peine plus grosses à la cuisse qu'à la cheville."  Jules Romains décrit des petites têtes ratatinées, des oreilles enroulées comme des cornets à frittes, des excroissances poilues, des dents manquantes, des voix ignobles, des pelades …"  Malgré la drogue et la pauvreté, les habitants des quartiers défavorisés et des HLM de banlieue sont aujourd'hui en bien meilleure santé, grâce à la protection sociale.

Quelques personnages historiques font une apparition fugitive et des problèmes de santé un peu fantaisistes sont parfois évoqués.
Jean Moréas, le poète, fondateur de l'école Romane, souffre de névralgies, des élancements qui "atteignent l'os à travers la chair", lui laissant la tête lourde et ronronnante.

Jean Jaurès, lui, a des vertiges.  Son médecin lui recommande de faire attention à la pléthore, précaution qui s'avérera malheureusement inutile.
Edmond Rostand a des crises de nerf, chaque fois que sa femme le pousse à achever Chantecler, pièce pour laquelle il ne se sent pas très inspiré.
Le Kaiser Guillaume II, dès 1915, apparaît vieilli, blanchi, la peau blême, l'air tourmenté;  il hausse l'épaule un peu plus du côté de son mauvais bras.
Philippe Pétain dans son quartier général entre Bar-le-Duc et Verdun, se fait des gargarismes pour ne pas s'enrhumer à nouveau à un moment décisif.
Quelques anecdotes, quelques touches pittoresques ont ainsi permis à Jules Romains de brosser un tableau des problèmes de santé et de médecine au début du siècle et de dénoncer avec humour les hypocrisies et les misères de ce qu'on a appelé la belle époque et plus tard les années folles.

L'AMA-teur.