Les deux visages du mondialisme

 

Slobodan Despot


Faute de téléviseur, c'est par l'internet que j'ai suivi les événements de Gênes. Je fixais longuement, stupéfait, les séquences vidéo, muettes et quasi immobiles, qui défilaient péniblement dans une petite lucarne de mon écran. Grâce à un modem lent, il me fallait méditer sur chaque scène, extrapoler les détails, le bruit et la puanteur.

 

Voici quelques années, me rendant à Nice, j'avais traversé ce grand port de la Méditerranée. Il m'a paru, alors déjà, qu'il renfermait toute la malédiction visible et tangible du monde moderne. Des docks et des grues disproportionnés sur une mer trouble écrasaient l'ancienne métropole marchande, tandis que dans son dos s'enfonçaient des quartiers miséreux ou industriels éparpillés sans ordre et sans tact sur son berceau de collines. Une autoroute sinueuse, passée comme un lacet de chaussure dans une enfilade de brefs tunnels, achevait d'étrangler ce paysage où seuls 2 à 3 % des édifices portaient encore des traces de goût, d'élégance et d'aspiration à la beauté. Et c'est justement ce résidu d'éclat mort, avec l'harmonie de la nature qu'on devinait sous le béton, qui m'avait rempli de frayeur, comme une belle tête atteinte d'elephantiasis.

 

C'était, en un mot, l'arène idéale pour cette nouvelle et très ancienne forme de guerre: des luttes de gladiateurs dans les fumées de lacrymogènes et de pneus incendiés. Le néo-primitivisme n'est pas qu'un mouvement cinématographique ou musical. Le voici dans les rues. J'ai appris que l'on a remis en service les antiques béliers, ceux-là mêmes qui, au moyen âge, enfonçaient les portails des forts. A présent, ils enfoncent des cordons de police. Au même moment, en Palestine, des bombes humaines affolent et démoralisent l'un des états les plus armés du monde, dont le feu nucléaire est impuissant devant ces enfants qui ont renoncé à leur vie.

 

A Gènes s'est déchaîné un tourbillon malicieux échappant à tout contrôle humain. D'autant plus imprévisible qu'il se compose de deux éléments quasi identiques, mais aux signes magnétiques opposés. Les casseurs cassent dans le seul but de casser. Le pouvoir les réprime dans le seul but de se protéger lui-même. Tout ce qui déborde de son cordon sanitaire est sacrifié. Comme, jadis, les masures des vilains hors les murs du château. "Nous ne défendons pas l'ordre et le bien commun", disent les 20.000 policiers gênois, "mais uniquement la sécurité corporelle de quelques huiles assemblées pour des palabres démagogiques et sans effet autour de questions qu'elles auraient aussi bien pu régler par téléphone." Ceux qui sont à l'intérieur du cordon et ceux qui sont dehors n'ont rien à se dire. Aux exigences irréelles de l'extérieur répond l'optimisme irréel et cynique des "insiders". Une offense de plus, et la baston peut continuer jusqu'à l'épuisement. Le système justifiera de nouvelles taxes, de nouvelles atteintes à la liberté par la lutte contre l'anarchie, et l'anarchie justifiera par le surarmement du système sa démolition de celui-ci.

 

Gênes, c'est le Yin et le Yang du mondialisme. Une énergie noire et une énergie blanche se pourchassant et se mordant, enlacées, forment un cercle parfait. Et, de part et d'autre, le noyau (cerveau) arbore la couleur du camp adverse...

 

Les Noirs: anarchistes, gauchistes, trotskistes, drogués, militants de toutes les minorités à chantage, hippies attardés, écologistes, tiers-mondistes, enfin un "marais" d'âmes douces sincèrement scandalisées par le monde comme il ne va pas. Un vaste front relié par  trois dénominateurs communs: 1. Le rêve d'une fraternité humaine (voire animale, biologique) universelle, 2. le refus d'une société différenciée par le mérite ou la naissance, 3. le rejet de toute aspiration souverainiste - tels que le protectionnisme en économie, l'Etat-nation en politique.

 

Les Blancs: dirigeants politiques des pays les plus riches. C.à.d. des gens élus à leur poste en échange d'une obéissance inconditionnelle à l'égard de l'argent et de l'industrie (et peut-être d'autres "lobbies" dont ce n'est pas le lieu de parler ici). En réalité, des fantoches. Incarnations humaines d'un tyran inhumain, abstrait et sans visage: l'économie. Et en même temps, de par leur fonction, héritiers d'une civilisation séculaire du droit, de la liberté individuelle, du travail et de la prospérité.

 

Les Blancs sont une énergie diurne: ils agissent par l'entremise de la loi, de la police, de l'armée, des institutions publiques universellement acceptées et financées par les impôts de chacun. Dans leur langage irénique, il n'est question que de lutte contre les maladies, de progrès, de
croissance.

 

Les Noirs, énergie nocturne: leurs outils sont le désordre, la subversion, l'incendie, le slogan, la désobéissance. Leur langage est apocalyptique et menaçant.


Mais au coeur même de l'amibe blanche se trouve un noyau noir. Les Blancs parlent jour, mais pensent nuit et créent la nuit. Leur croissance, dans les faits, n'est que le chaos. Leur droit, médiatiquement incarné dans un tribunal d'inquisition, le TPI de La Haye, n'est qu'une massue coiffée d'une perruque. Leur prospérité se limite de plus en plus à une étroite caste techno-économique, de même que la démocratie athénienne tant vantée n'était que le privilège d'une minorité de citoyens libres.

 

De la même manière, la cellule noire a un cerveau blanc. On y conteste l'ordre établi, on y fume des herbes, on porte sandales et baskets. On dort dans un sac, on embrasse tout le monde. Des pavés fusent contre tous les symboles de l'ordre, et derrière eux, des milliers de mémoires universitaires, d'articles, de revues, de programmes politiques, tous acharnés à montrer l'illégitimité du régime où nous sommes... Mais si l'on se plonge dans ces manifestes, si l'on se rappelle les origines, l'évolution et l'encadrement politique de ce mouvement, on voit bien que les sandales, en fait, rêvent de devenir des bottes. Qu'on y rêve d'imposer la LOI écolo-égalitaire de la fraternité obligatoire à l'oecumène tout entier.


Qu'on voudrait avoir la même "conscience" partout. Que chaque groupement ethnique, sexuel, biologique, y est censé avoir la même importance.

 

Or, comment impose-t-on des vues aussi généreuses à un monde spontanément inique? L'histoire l'a montré: par la matraque, la police et la botte. Il n'y a jamais eu d'autres méthodes. Et les "casseurs" d'aujourd'hui qui vouent leur énergie à créer du néant sont les prétoriens du nouvel ordre écologique de demain.

 

Parmi les Noirs, nul ne crie: "Lâchez-nous la grappe!"  ‹ cri de ralliement des réactionnaires et des nationalistes, prohibés dans ces saturnales. Non, tous crient: "Changeons le monde!" - programme de base de toutes les terreurs du XXe siècle. Or le chemin de la terreur est pavé d'idéalistes...

*          *          *

 

Voilà, c'est ainsi que, vendredi dernier, devant les visions de Gênes, j'ai renoué avec l'horreur ressentie en 99 lors de l'agression contre la Serbie. J'ai sentiportant que ces événements mêmes étaient déjà de l'histoire ancienne. Que nous étions plongés dans un néant plus profond et que l'empire de la violence arbitraire avait encore gagné du terrain. Que nous allions vers la castagne générale sans but évident et sans coupables humainement définissables. Vers un monde d'insectes sans tête.

anteriorarribaposterior
index

Hosted by www.Geocities.ws

1