La
théorie de la régulation cherche à comprendre la dynamique économique dans ses
variations historiques et spatiales. Contre les analyses qui se veulent universelles et
atemporelles, elle recherche une ouverture interdisciplinaire qui permette la fécondation
réciproque de lhistoire, de la sociologie et de léconomie. Elle repose sur
une combinaison de théories et de faits empiriques extraits de lactivité
économique conçue comme un ensemble de transactions monétaires. Elle sélectionne deux
aspects :
-
Les règles du jeu économique fixées par des institutions : États et organisations
internationales.
-
Le déroulement de lactivité : croissance, régulation.
Le
terme régulation désigne le processus de coordination des activités de production et de
consommation dagents prenant leurs décisions de façon décentralisée. Le
paradigme de la régulation combine donc des formes institutionnelles (règles de
fonctionnement et organismes qui les appliquent), les procédures de régulation et la
croissance. (1)
Lunivers
économique comporte trois acteurs : les Firmes, les États, les Ménages. Pour
caractériser une économie nationale à une époque, cinq formes institutionnelles sont
à décrire :
a)
La forme de la contrainte monétaire. Dans
une économie monétaire, chaque agent est soumis à une contrainte de budget. Certains
agents sont en déficit, dautres en excédent. Les organismes de financement, les
règles de création monétaire entrent dans cette première forme institutionnelle.
b)
La configuration du rapport salarial : Le rapport salarial désigne un ensemble de
cinq composantes : lorganisation du travail ; la hiérarchie des qualifications ; la
mobilisation et lattachement des salariés à lentreprise ; la part des
salaires directs et de la couverture sociale ; le mode de vie des salariés.
c)
La forme de la concurrence entre
entreprises sur le marché des biens et services. Car la concurrence sur le marché du
travail est traitée dans le rapport salarial et celle en matière de crédit dans la
forme monétaire.
d)
La forme de lÉtat.
Types de dépenses publiques, poids et structure de la fiscalité, règlementations de
lactivité économique permettent de connaître les rapports dune époque
entre lÉtat et léconomie.
e)
Modalités dinsertion dune économie dans lorganisation économique
internationale.
Étude des règles qui organisent les échanges internationaux de marchandises, de
capitaux et dhommes. Analyse des stratégies de localisation des firmes et de
financement des soldes extérieurs.
Pour
chaque période historique et pour un ensemble de pays donné, la configuration
particulière de ces formes institutionnelles caractérise le mode de régulation en
vigueur. La crise actuelle nest pas la répétition de la crise des années trente
ou de la grande dépression de la fin du XIX° siècle (1873-1896). Pour lécole de
la régulation, nous vivons la crise du fordisme auquel on dut les trente
glorieuses.
A
- LAPPROCHE DE LA RÉGULATION
On
qualifie dapproche le couple formé par une vision du capitalisme et une méthode
pour en analyser la reproduction (régulation et croissance)
LES
INSTITUTIONS DU CAPITALISME
Les
institutions sont les règles du jeu. Les
organisations désignent les acteurs de ce jeu. Une organisation contient des ressources
particulières dallocation alors quun réseau contient des ressources
particulières dautorité : chaque membre conserve ses propres ressources
dallocation. Dans un réseau celles-ci ne sont pas échangées mais mariées à
dautres.
Ainsi,
toute structure est à la fois un ensemble de règles et un conteneur de ressources.
Dans
le capitalisme, la monnaie précède le marché car elle est la condition de possibilité
et la base dévaluation (filiation keynésienne). Monnaie et droit sont des
médiums de communication entre lÉtat et léconomie : la monnaie, au
niveu de léconomie ; le droit, au niveau de la politique. Ainsi,
léconomie est dans lÉtat et réciproquement.
Les
rapports sociaux économiques se regroupent en rapports monétaires, rapports marchands et
médiations sociales qui expriment la composante non marchande des rapports sociaux
économiques (exemple : les conventions collectives). Ces médiations sociales résultent
soit de luttes conduites ou exploitées par des organismes représentatifs de
groupes, soit dinterventions des gouvernements. La
régulation est concurrentielle tant que les médiations complètent les mécanismes
marchands ; elle est monopoliste lorsquelles les supplantent.
Lécole
considère que la finance procède de la monnaie, du rapport salarial, de la concurrence
entre capitalistes. La finance transforme la monnaie en capital. Lanalyse de
Keynes est considérée comme pertinente. Lindustriel est un producteur : il
emprunte pour investir et devient débiteur. Le financier opère en bourse : il
soccupe de placements car il est le créancier de lindustriel.
La
convention financière
sépare la possession de largent de sa détention par lintermédiaire de
titres négociables. Le
rapport financier met en relation émetteurs et détenteurs mais, surtout, joint les
détenteurs entre eux. Le
marché financier préside à lévaluation des titres : il manifeste un aspect
marchand.
La
convention marchande
désigne la séparation du prix des caractéristiques des offeurs et des demandeurs. Le
prix est un prix de marché.
Le
rapport salarial
traite du rapport entre les employeurs et les salariés. Il est avant tout non marchand et
repose sur une convention, empruntée à Marx et Keynes : la séparation du travailleur du
produit de son travail. Simultanément,
le rapport salarial intègre le classement des salariés selon leurs qualifications et les
catégories demplois. Toute forme stabilisée du rapport salarial suppose un
couplage cohérent entre le système technique et le système de formation. Les règles
dont se compose linstitution rapport salarial dans sa dimension
non-marchande sont celles qui qualifient ces ressources et en codifient lusage et la
rémunération.
Le
rapport commercial
moderne dissocie la production de la consommation et lentreprise de la famille (ou
ménage). Une première composante du rapport commercial met en relation les familles avec
nimporte quelle entreprise (normes de consommation). La seconde composante est la
mise en rapport des entreprises avec nimporte quelle famille (la nomenclature
dactivités).
FORMES
INSTITUTIONNELLES ET COMPORTEMENTS
La
proposition centrale de lécole de la régulation est que les institutions du
capitalisme déterminent (canalisent) les comportements.
Puisque toute forme institutionnelle est un système de règles concrètes, on doit
répondre aux questions suivantes :
1
- A qui sappliquent les règles ? Situation
et compétence des individus.
Les
règles sappliquent à des individus situés socialement. Ils
parlent et agissent au nom dinstitutions dans lesquelles ils exercent des fonctions.
Lécole
sapproprie la thèse du sociologue Pierre Bourdieu : lindividu est doté
dun sens pratique de ce qui est à faire dans une situation donnée. Ce
sens pratique, cest lhabitus de lagent. On
analyse alors les conduites stratégiques : comment les acteurs contrôlent ce quils
font en tenant des rôles. Puis,
lécole accepte lidée que chaque individu a son style propre pour tenir son
rôle. Les individus ne sont pas des machines à suivre des règles, mais des agents
compétents utilisant des règles dans la constitution de leur interaction.
2
- Comment opèrent les règles ? <Diversité
et ambivalence des règles.
Lécole
accepte le point de vue de Durkheim et refuse celui de Tarde : le social ne se fonde pas
sur limitation, mais suppose que quelquechose simpose aux individus.
Pour
comprendre comment les règles simposent à un individu en situation, il faut
prendre en compte la diversité des règles constituant une forme institutionnelle et leur
ambivalence. Les
groupes sociaux dont on peut faire état en économie sont ceux qui sidentifient à
travers les règles par lesquelles ils prélèvent leur part du revenu national. Les
conflits sont à la fois dopposition (employeurs/salariés ; industriels/financiers,
etc.) et de différenciation (au sein du salariat, entre employeurs, entre
industriels,...).
Les
règles sociales sont des règles communes ou conjointes qui rendent manifeste
lexistence dune institution temporairement ou plus durablement stabilisée
dans une forme précise. Lécole
distingue la contrainte que représente la loi ou la règle (ou le règlement) du principe
de négociation avec les compromis, et de la routine, expression de la communauté
dun système de valeurs ou de représentations.
3
- Est-il rationnel, pour un individu, dde suivre des règles ?
La
séparation entre lhomo ¦conomicus et lhomo sociologicus est réduite par
lécole de la régulation. La théorie standard de lhomo ¦conomicus se limite
à la rationalité utilitariste substantive : lhomme cherche à maximiser sa
satisfaction et ne coopère que si tel est son intérêt bien compris. En
ce sens il est rationnel. Cette rationalité est substantive parce quelle est
définie au seul regard de ce but, ce qui implique en principe quil puisse être
atteint.
Il
existe quatre solutions pour élargir lapproche standard :
-
Réduire lincertitude au risque. Chacun est confronté à des éventualités, des
états de la nature, sans lien avec son propre choix. Il leur attribue des probabilités.
On conserve ici lhypothèse dune information parfaite.
-
Si linformation est imparfaite, la liste des états de la nature est inconnue. Ce
point de vue fut soutenu par Herbert Simon : chacun opère en rationalité limitée.
Lindividu assimile limperfection de linformation à des coûts de
transaction. Il passe des contrats cognitivement incomplets (toute prise de décision est
un processus cognitif) relevant de diverses structures de gouvernance. Selon le point de
vue de la rationalité substantive limitée, un mode de coordination (la structure de
gouvernance) est préférable à dautres sil économise des coûts de
transaction.
-
Retenir le modèle principal/agent : le principal propose, lagent dispose. Le
principal incite lagent à révéler une information cachée ou à se comporter sans
tricherie en lui offrant le choix entre diverses modalités de contrat. Cest
une rationalité substantive conditionnelle.
Puisque
la rationalité substantive savère insuffisante, pour quune modalité
particulière de coordination soit élue et que ce soit la meilleure, il faut faire appel
à une concertation préalable, à un point focal, à une convention.
-
En incertitude radicale, lorsque les individus entrent en interaction stratégique et que
linformation est incomplète sur les comportements possibles des autres et sur le
résultat de linteraction, on adopte une rationalité procédurale.
Lindividu sen remet à des conventions pour trouver une solution au problème
quil se pose. Une convention est une régularité de comportement commune à un
ensemble dagents confrontés au même problème danticipation. La
convention indique comment faire. En suivant les conventions communes lagent se
montre rationnel. Lindividu est doté dune rationalité située : il
nest plus utilitariste. Car les conventions ne sont pas données une fois pour
toutes.
4
- A quoi tient la précarité des règles ? Qui
justifie quelles puissent changer ?
Trois
niveaux de réflexion sont proposés :
-
Lanalyse de Keynes. Les conventions qui fondent les anticipations des agents
économiques ne sont que des subterfuges face à lincertitude radicale : elles
nassurent pas que ces anticipations soient systématiquement conformes aux
réalisations ultérieures (elles ne permettent pas déviter les difficultés en
question).
-
Le choc externe. Lextériorité dun phénomène dédoine les règles en
vigueur de toute responsabilité dans la survenance du problème.
-
Les difficultés structurelles. Lorigine des difficultés se situe dans les rapports
sociaux au milieu desquels sinscrit lagent. Lorsque la friction touche
une majorité de personnes cela devient une tension sociale : un groupe est touché. Des
réactions individuelles ou collectives, qui relèvent de la défection ou de la prise de
parole, se font jour. Une crise de régulation est ouverte. Il
sagit dune petite crise si le groupe social impose une nouvelle
interprétation des règles incriminées et si cela suffit à faire disparaître les
difficultés. La grande crise résulte dune remise en cause unilatérale des
règles. Une grande crise se déclenche lorsque les deux parties en présence éprouvent
en même temps des difficultés et que celles-ci savèrent structurelles. Les
revendications divergent, surtout lorsque le mode de croissance lui-même nest plus
viable. Le mode de développement antérieur entre en crise.
B
-
TROIS NIVEAUX DE RÉGULATION
Lécole
de la régulation affirme quun préalable factuel est nécessaire à toute
théorisation. Une théorie est située, construite en partant des formes
institutionnelles observées. Après avoir caractérisé chacune delles,
lhypothèse retenue est que les règles ainsi délimitées sont suivies,
quelles commandent les pratiques des individus ou des groupes.
Lapport
propre des régulationnistes est la théorie du fordisme et de sa crise.
Lélaboration théorique seffectue en trois temps. Les deux premiers moment
traitent de léconomie en régime : léconomie nationale puis les interactions
avec les autres économies. Au troisième temps est analysée léconomie en
période de crise.
Lunivers
économique des régulationnistes est donc hiérarchisé :
a)
A léchelle de léconomie-monde, on observe une combinaison
dactivités nationales interdépendantes. Lécole étudie les actions des
agents dune économie qui influencent ceux dune autre économie puis la
contrainte extérieure simposant à chacune (le financement de la balance des
paiements).
b)
Pour chaque économie nationale,
lactivité densemble résulte de la combinaison des activités particulières
des agents qui y résident. Les tensions à l¦uvre sont de deux types :
-
Des distorsions quantitatives : excédents ou déficits de biens, dinvestissement,
de travail,...
-
Conditions de réalisation des relations monétaires : disparités de prix.
Dans
chaque type, on est en présence dune tension sociale lorsquun groupe
dagents la vit de façon identique. Elle est alors exprimée par un leader sorti du
rang ou par un organisme représentatif. Le paradigme du thermostat est totalement
inadapté puisque personne ne sait si les conséquences en chaîne qui vont se dérouler
conduiront à accentuer les tensions ou à les résorber.
LÉtat
est inséré dans léconomie par les dépenses et les recettes mais nest pas
considéré comme le chef dorchestre de la régulation nationale.
c)
La régulation propre à un agent
Lécole
raisonne à partir des unités institutionnelles : entreprises, ménages. Chacune remplit
une fonction principale et tient compte de paramètres particuliers :
-
Lentreprise réagit à lévolution des ventes et ajuste lemploi à la
production effective.
-
Le ménage ajuste la dépense globale de consommation au revenu courant.
Les
niveaux de régulation sarticulent des unités institutionnelles à
léconomie-monde selon trois conjectures (une conjecture est une hypothèse
quil napparaît pas insolite de formuler à partir de constatations
empiriques).
-
Première conjecture : La régulation dune économie commande sa croissance.
-
Deuxième conjecture : Les formes dorganisation (ou formes institutionnelles)
commandent le développement car elles déterminent la régulation.
Cette
conjecture est en accord avec le paradigme historique de lÉcole des Annales qui
considère que chaque pays a la conjoncture et les crises de sa structure. De plus, une
forme dorganisation internationale stable détermine un régime international,
cest-à-dire la diffusion inégale à léchelle mondiale dun mode de
développement.
A
- FONDEMENTS DE LA RÉGULATION : APPORTSS DE MARX ET KEYNES
Deux
lois sont empruntées à Marx : la péréquation tendancielle des taux de profit
entre industries ; la baisse tendancielle du taux de profit. Les deux doivent être
articulées car elles conditionnent la reproduction du capital.
Cependant,
au lieu dinsister sur les transformations de la concurrence, il convient de mettre
laccent sur la transformation du rapport capital/travail, cest-à-dire sur le
bouleversement des conditions dexistence du salariat. Lanalyse de ces
caractéristiques doit être reprise pour toute nouvelle forme historique de capitalisme.
Keynes
a légué deux grandes orientations : lanalyse en terme de circuit ; la description
du processus dajustement réciproque entre la production et la demande.
B
- LÉCONOMIE EN RÉGIME : RÉGULATIOON ET CROISSANCE
Avec des formes institutionnelles stabilisées, léconomie est en régime. Le
régime est décrit par le schéma ci-dessous, relatif à un horizon de moyen terme.
* * *
Les
quatre moments successifs de lanalyse sont donc à expliciter :
-
Action 1 : Un système de formes institutionnelles détermine un mode de régulation.
-
Action 2 : Ce mode de régulation commande un mode de croissance.
-
Rétroaction 3 : Le mode de régulation est conforté. La cohérence interne du mode de
développement résultant de ce couplage se trouve assurée.
-
Rétroaction 4 : Le mode de développement stabilise le système des formes
institutionnelles dont il découle.
Cette
analyse générale a été inférée du fordisme, principale réussite analytique de
lécole de la régulation.
LE
FORDISME
Le
terme fordisme est dérivé dHenri Ford, ce capitaine dindustrie
qui pensa conjointement loffre et la demande. Les découvertes de Taylor
permettaient laccélération de la production en série. Mais si le salaire restait
considéré par les capitalistes comme une ponction sur leurs profits, ces biens ne
trouveraient pas preneur. Il paya donc bien mieux ses ouvriers. Au-delà de
lanecdote, le fordisme définit lorganisation capitaliste des Trente
Glorieuses, époque durant laquelle deux grandeurs de nature antagoniste, loffre et
la demande, se développèrent harmonieusement.
Côté
production, la société devint salariale. Lindustrie adopte et généralise la
discipline du travail, la hiérarchie, la dépendance,...Les gains de productivité sont
affectés équitablement au travail et au capital. Le pouvoir dachat salarial
consolide laugmentation de la demande pendant que les profits financent les
investissements destinés à répondre à une demande croissante.
La
Régulation F , régulation fordienne, se caractérise donc par les points suivants :
*
La production est exogène à CT . Elle dépend de la demande anticipée, fonction
de la demande constatée antérieurement. La forme fordiste F est une régulation
monopoliste. Les prix doffre des grandes entreprises sont rigides et adaptés
à lévolution des coûts de revient. Lobjectif de chaque entreprise est que
sa rentabilité ne sécarte pas dune norme déterminée par les conventions de
financement bancaire (taux de base plus prime de risque). Lévolution du niveau
général des prix est commandée par celle du niveau général des salaires nominaux, par
celle de la productivité, par lécart antérieur entre la norme des conventions de
financement et la rentabilité effective des entreprises.
*
La demande finale : Consommation (C) et Investissement (I). Linvestissement
est tiré par la demande anticipée à moyen terme. Il est financé par
autofinancement et par endettement auprès des banques. La masse monétaire est endogène.
Les crédits des banques aux entreprises accompagnent la production. La variable de
commande de la politique monétaire est le taux de refinancement de la Banque centrale.
*
Emploi et salaires : A court terme, la variable dajustement de la quantité
de travail au volume de production est la durée du travail ou la cadence. Les
négociations collectives fixent les hausses effectives de salaires dans les entreprises.
Le
régime de croissance fordiste de moyen terme est une dynamique économique dans laquelle
chacune des variables macroéconomiques évolue à taux constant à cet horizon, ce rythme
étant différent dune variable à lautre. Un
tel régime suppose au moins que deux conditions générales soient satisfaites :
-
Le taux dutilisation de la capacité installée doit demeurer constant.
-
Le taux de chômage doit être stable.
Ces
conditions sont assurées par la flexibilité de deux paramètres : le taux
dintérêt dintervention de la Banque centrale qui influence
linvestissement et les prix ; limpulsion de la consommation finale ajusté par
les dépenses publiques.
Le
régime de croissance résulte dun couplage entre un régime de productivité et un
régime de demande. Le premier retrace la façon dont lévolution de la production
commande lévolution de la productivité du travail. Le second décrit la manière
dont lévolution de la demande finale est commandée par lévolution de la
productivité via la formation des revenus. La stabilité du modèle fordien repose sur
les rétroactions favorables :
-
La rétroaction du mode de croissance sur le mode de régulation, par la stabilisation des
conventions danticipation chez les entrepreneurs qui fixent linvestissement et
chez les salariés qui perçoivent des salaires croissants.
-
La rétroaction du mode de développement sur les formes institutionnelles : la
stabilisation des conventions de comportement. Les attitudes des entreprises et des
ménages, par la négociation collective, sont adéquates lune à lautre. La
croissance nest pas simplement un problème doffre ni, inversement, une
question de répartition de ses fruits, mais une adéquation entre les dynamiques de
loffre et de la demande.
Léconomie-monde
est fractionnée en espaces, caractérisés par une monnaie et des rapports sociaux
particuliers liés à lÉtat. Des relations de domination sont à l¦uvre
entre divers sous-ensembles de léconomie-monde, sans toutefois quils puissent
être simplifiés jusquà la théorie de la dépendance pour laquelle la domination
impérialiste dun État structure lensemble.
Lécole
affirme que lintégration des économies nationales dans un ensemble cohérent est
le fruit dun équilibre de puissances. Certes, des coercitions peuvent exister,
comme ce fut le cas autrefois dans le système colonial, mais lanalyse en termes
dasymétrie des forces en présence est jugée plus pertinente. Léconomie-monde
repose sur lhégémonie dune puissance particulière qui soit cherche à
faire croire que ses intérêts sont ceux de tous, selon lanalyse de Wallerstein(2),
soit sert les intérêts de lensemble des acteurs du système, selon le point de vue
de Kindleberger.
Sans
vouloir choisir entre ces deux conceptions, lécole de la régulation sen
tient à lidée dune interaction entre les initiatives des agents privés,
celles qui sont déterminées par le caractère capitaliste du système-monde, et les
relations entre États.
Quelle
que soit la forme dorganisation de léconomie-monde, les économies nationales
y sont à la fois complémentaires et concurrentes. Complémentaires, puisquil
existe entre elles une division internationale du travail, manifestée par les échanges
extérieurs ; concurrentes, car nombre dactivités peuvent être remises en cause.
Linternationalisation, ouverture croissante des économies nationales les unes aux
autres, avec renforcement de leurs complémentarités fondées sur la mise en rapport de
toutes leurs relations socio-économiques, complétée par la mondialisation, dynamique
dintégration de lespace marchand au-delà des frontières de chaque nation,
débouche sur une globalisation qui porte en elle-même sa propre contradiction :
-
Linternationalisation sappuie sur des différences que la mondialisation
détruit.
-
Linternationalisation respecte des identités multiples, nationales, régionales,
alors que la mondialisation par le marché les nie.
A
- LE RÉGIME INTERNATIONAL FORDIEN
La
conjecture régulationniste décalque au niveau international le schéma du niveau
national. Un régime international résulte de la diffusion internationale dun mode
de développement. Diffusion inégale, qui procède par adhésion, éviction, et délimite
une aire au sein de laquelle fonctionnent les formes adéquates des institutions
économiques internationales et les croissances nationales des économies arrimées à ce
mode de développement.
La
façon dont la contrainte extérieure pèse sur chaque économie nationale est un premier
élément de la régulation internationale. Il sagit de savoir comment
seffectue léquilibre de la balance des paiements: régime de changes,
système monétaire international. Les asymétries jouent à ce niveau entre
léconomie dominante (Grande-Bretagne, États-Unis,...) et le reste.
Chaque économie voit sa croissance amplifiée ou freinée par ses exportations et
importations, selon la spécialisation des industries et le rythme dinflation.
Compte tenu de la nécessité dune stabilisation tendancielle des comptes
extérieurs, une ou plusieurs économies sont, à tour de rôle, en croissance plus
rapide. En quelque sorte, les locomotives se succèdent.
B
- INTERPRÉTATION DE LA CRISE>
Selon
les auteurs, la crise est placée en 1968-1969 ou en 1973-1974. Laccélération de
linflation dans cette période, pour la France, serait due à des mouvements
endogènes : la réorientation des investissements entre les secteurs, la déformation
sectorielle du solde extérieur, la réduction de la durée du travail sans
décélération parallèle de la croissance du salaire par tête, etc...Puis, à partir de
1974-1975 se conjuguent la dépression et linflation. La dépression provient
dun ralentissement sensible de la vitesse dajustement de lemploi
effectif à son niveau techniquement nécessaire. Cela diminue la productivité du
travail, augmente les coûts unitaires de production et les prix. La sensibilité des
profits aux variations de la production est faible. Les firmes ont la capacité
dutiliser leur pouvoir de marché pour maintenir leurs marges.
Au-delà
de cette périodisation de la rupture, cest lensemble du système fordien qui
se détraque peu à peu :
1
- Altération de la demande : montée dess coûts sociaux de reproduction de la population
dans les villes. Certains
coûts sont payés sous forme dimpôts qui augmentent plus vite que le revenu des
ménages et ponctionnent donc leur pouvoir dachat. Les
dépenses publiques, par contraste, gonflent démesurément.
2
- Altération du régime de croissance : soit la stagnation des salaires réels est
combinée avec léquilibre des finances publiques et on soriente vers une
stagnation durable ; soit les gains de productivité et lindexation des salaires
maintiennent la croissance, de sorte que la politique monétaire abaisse les taux
dintérêt pour maintenir le profit et linvestissement des entreprises.
3
- Dérive du régime international, consééquence de lendettement du pays émetteur
de monnaie internationale. Limpossibilité de posséder simultanément une forte
intégration financière, une grande stabilité des changes et une autonomie suffisante de
la politique monétaire conduit à des perturbations soit sur les marchés de changes soit
sur les pays par le biais des politiques monétaires.
Plus
linternationalisation saccroît, plus la part des exportations monte dans les
ventes des grandes firmes et plus celles-ci disposent dopportunités pour financer
leur développement : marges obtenues sur le marché intérieur, puis délocalisations en
fonction des nouvelles libertés offertes par la mondialisation, jusquà la
dérèglementation financière qui assure la compatibilité entre les excédents de
certains pays et les déficits des autres. On entre alors dans une période différente
où le château de cartes sécroule. Une déstabilisation en entraîne une autre. On
passe dun ensemble de difficultés à une crise globale du mode de développement.
LES
MUTATIONS ENGAGÉES
Si
la politique économique est nettement libérale, il nen résulte pas un retour aux
époques anciennes de concurrence. Une concurence exacerbée a lieu uniquement autour des
nouvelles technologies et de la mise en place du commerce électronique. Les règles dites
de flexibilité simposent aux individus, aux firmes voire aux États. La
dérèglementation financière crée un capitalisme patrimonial.
Le
discours néo-libéral, sil reprend les principes de responsabilsation individuelle
(chacun est essentiellement responsable de ce qui lui arrive) a changé dans son aspect
financier. Léconomie de financement prélève lépargne salariale au profit
des investisseurs institutionnels qui désajustent loffre de titres nouveaux de la
demande. On observe aujourdhui que la demande de titres est liée à la masse
salariale, ce qui soutient les cours tant que lemploi salarié augmente.
Le
nouveau mode de croissance est plus instable, en raison de la demande globale,
investissement et consommation. Linvestissement dépend des cours boursiers. La
consommation répond à leffet de richesse pour les ménages détenteurs de titres.
Les gains de productivité sont en partie affectés au profit et la part salariale a
tendance à décroître. Les périodes dexpansion sont stoppées par
léclatement des bulles financières. La gestion des créances dévalorisées est la
principale activité des organismes financiers.
CONCLUSION
Les
résultats indéniables de la théorie de la régulation sont-ils à la hauteur de
lambition principale, fonder une alternative à la théorie économique dominante,
celle de la Banque mondiale et du FMI.
Lanalyse
de la crise du fordisme conduit à en douter(3) :
-
Pour des raisons empiriques : la rupture du trend de croissance, dans les années soixante
et dix, semble précéder la dégradation de la productivité et de la rentabilité et non
linverse.
-
Pour des raisons logiques : il nexiste pas dalternative sociopolitique viable
pour loccidentisme en dehors du fordisme : accumulation du capital et consommation
de masse sont nécessaires. Sinon, il sagit dune consommation de luxe au
service dune minorité qui se protège par la violence et le régime risque
dimploser par la guerre ou la grève du zèle. La thèse dune société en
sablier, défendue par Lipietz, conforte cette possibilité.
La
partie socio-historique peut avoir une certaine validité. Mais la partie économique ne
constitue pas une alternative globale au discours économique dominant. Elle reste
prisonnière des contraintes épistémologiques et méthodologiques des économistes. En
conséquence, elle ne contextualise pas fondamentalement léconomie et demeure à la
remorque de la théorie dominante. En particulier, lidée que le capital donne du
pouvoir dachat aux travailleurs suppose une entente patronale générale ou du moins
assez large et peut-être avec laide du gouvernement. Hypothèse quil faut
vérifier, à différentes époques et sous diverses latitudes. Avec la montée du rôle
des organismes financiers, dautres alternatives semblent possibles. Les
patrons qui souhaitent verser moins de salaires ne proposent-ils pas des stock-options ? Or,
la théorie de la régulation ne développe pas cela.
Accomplissant
la prophétie des économistes libéraux, léconomie fonctionne aujourdhui en
entretenant peu de relations avec le reste de la société. La question est donc
celle des limites que la fonction politique assignerait à lautonomie
économique. Cette question nest pas posée par la théorie de la régulation....Or,
en mettant laccent sur le système de régulation du système,
lécole a touché quelque chose dessentiel. Comment peut-elle négliger la
responsabilité des politiques publiques
dans la paupérisation croissante de certaines classes, dans la hausse des coûts sociaux,
dans la chute de la croissance ?
Lécole
de la régulation incarne-t-elle les pavés de lenfer ? Nous
suivrons le grand économiste Serge-Christophe KOLM lorsquil écrit : On peut
apprécier cette littérature pour ses descriptions historiques ou politiques parfois
chiffrées, ou pour son sentiment et son engagement politiques et ethiques, mais il ne
semble pas que lon puisse dire quelle présente des explications de la crise
qui passent le test logique minimal et réponde à un sens tant soit peu strict de cette
expression(4)
* * *
(1)
Bernard
BILLAUDOT : Régulation et croissance. Une macroéconomie historique et institutionnelle.
Lharmattan, coll. Théorie
sociale contemporaine, 2001.
(2)
I.WALLERSTEIN : Le capitalisme historique. La découverte, 1996.
(3)
Pascal COMBEMALE : Lhétérodoxie : une stratégie vouée à léchec ? Léconomie
dévoilée. Autrement n°159, novembre 1995, p.163-176.
(4)
Serge-Christophe KOLM : Philosophie de léconomie. Le
Seuil, 1986, p.276.
* Intervention à la 9ième Université d'été de «Synergies Européennes», Basse-Saxe, août 2001.