Entretien avec Günter Maschke.
De la misère allemande actuelle

Jürgen Schwab

JS: Cher Monsieur Maschke, dans vos jeunes années vous avez appartenu à la gauche la plus radicale et vous étiez un porte-paroles en vue du mouvement de 68. A votre avis, les forces nationalistes actuelles en Allemagne peuvent-elles commencer à copier la fameuse “longue marche à travers les institutions” des soixante-huitards?
GM: D'abord, je voudrais balayer quelques mythes. La puissance révolutionnaire de la gauche, à l'époque, s'exprimait très chichement, et les modestes impulsions nationalistes que quelques rares animateurs de 68, comme Rudi Dutschke ou Bernd Rabehl, avaient tenté d'introduire, ont été rapidement victimes de l'oubli. A cette époque, c'est vrai, la gauche a démarré comme un mouvement critique à l'égard du système en place, et en particulier du système des médias, mais elle n'avait pas, en ultime instance, de véritable volonté révolutionnaire; elle n'était que le bras prolongé des tendances hédonistes ancrées dans la société de la RFA. Et c'est donc pour cette raison qu'elle a pu, sans trop de difficultés, monter vers les postes de direction dans bon nombre de domaines. La gauche de 68 a aussi été traitée avec douceur par les élites de l'époque; on a considéré ses activistes comme des jeunes gens impatients qui voulaient arriver vite aux commandes. Mais si l'on prend la peine d'examiner plus attentivement les véritables ressorts de la puissance révolutionnaire de 68, on ne trouve pas grand chose. Une “longue marche à travers les institutions”, mais cette fois par les forces de droite, ne serait possible que si ces institutions faisaient montre d'une tendance favorable à ses forces et acceptaient une coalition entre les forces de l'établissement et ceux qui insistent pour participer au pouvoir. Dans la République de Weimar, il y a eu une alliance entre les vieilles forces du centre-droit et les jeunes radicaux de l'extrême-droite. Un tel schéma est impensable aujourd'hui. Si je défendais aujourd'hui les positions du social-démocrate Gustav Stresemann, je me retrouverais fiché dans le rapport de la sûreté (Verfassungsschutz).

JS: Donc, il n'y a plus qu'à attendre l'effondrement du système!
GM: Certes, c'est aussi mon souhait le plus cher, de voir crouler ce système, mais n'allez pas croire que si le système s'effondre, ce qui reste du peuple allemand va se mettre à penser intelligemment l'après-système! Si un tournant véritable survient, la situation pourra être pire encore. Un simple effondrement du système ne suffit pas.

JS: Comment décririez-vous la situation politique de la RFA aujourd'hui?

GM: Il faut commencer par constater un curieux mélange de politisation totale (Totalpolitisierung) et de dépolitisation (Entpolitisierung). Tout peut devenir "politique" dans le sens de la distinction opérée par Carl Schmitt entre l'ami et l'ennemi. Mais simultanément, des thématiques importantes ne peuvent plus être introduites dans les joutes électorales, parce qu'elles ont été préalablement tabouisées. Toutes les thématiques importantes, comme la problématique de l'immigration ou de l'unification européenne, sont maintenues en marge, voire entièrement refoulées, dans les joutes électorales afin que le souverain en titre, c'est-à-dire le peuple, ne se prononce pas sur elles. C'est au sein des cliques politiques de l'établissement que l'on gère, de façon autoritaire et en catimini, ces problèmes et qu'on décide en conséquence, et sans publicité ni transparence. Sur base de l'histoire des campagnes électorales et de leurs contenus politiques, on ne peut même plus, aujourd'hui, deviner quels sont les véritables problèmes que connaît le pays. La morale des classes dominantes semble faire croire, d'un côté, que tout devrait être permis, mais, de l'autre côté, on tabouise à qui mieux mieux. La panoplie est vaste: on interdit de poser des questions et l'on va jusqu'à interdire de mener à bien certaines recherches. Nous avons donc affaire à une société en décadence, où l'on est en apparence de plus en plus libre, mais, en même temps, cette société est placée de plus en plus étroitement sous surveillance, comme au temps des Blockwärter nationaux-socialistes; qui pis est, l'intelligence se voit de plus en plus limitée dans ses possibilités d'expression. Avec ironie, je dirais que les derniers espaces de liberté, aujourd'hui, sont les locaux de photocopie et les bouquinistes, où l'on trouve et l'on polycopie des textes d'avant la grande manip'!

JS: Dans l'opinion publique médiatisée d'aujourd'hui, on parle beaucoup du concept de “démocratie”, monopolisé par les libéraux capitalistes dominants, instrumentalisé contre ceux qui développent une pensée politique différente. Que peut-on opposer à ce concept médiatisé, monopolisé et instrumentalisé?
GM: Avant de tenter d'éclairer ce concept de démocratie, il faudrait d'abord examiner l'état dans lequel végète aujourd'hui le peuple allemand. La droite radicale s'est toujours racontée à elle-même un pieux mensonge, quand elle a argumenté à la façon de Rousseau, en proclamant que le peuple en soi est toujours bon et que seuls les manipulateurs sont mauvais. Mais cela ne correspond en rien à la réalité, car le peuple allemand actuel est profondément abîmé dans sa substance. Il n'existe plus de “majorité silencieuse” non plus, cette majorité qui a toujours été un dogme apaisant des droites. Si 300 personnes se rassemblent pour une manifestation, on trouvera toujours un maire local qui organisera une contre-manifestation qui, elle, alignera deux mille participants. Nous savons aujourd'hui très clairement que le "bon sens populaire" ne se trouve plus dans la majorité, pire, il n'existe tout simplement plus.

JS: Quel rôle peut encore jouer le concept d'“Etat”?
GM: D'un côté, l'Etat est en train de s'auto-dissoudre pour devenir une sorte d'agence offrant des services à la société; de l'autre, l'Etat devient une sorte de sub-entité d'une Europe qui n'a encore aucune substance en matière de droit étatique. L'Etat en tant qu'instance assurant la protection et exigeant l'obéissance est une chose finie aujourd'hui.

JS: Si l'on observe les vicissitudes de la société aujourd'hui, Carl Schmitt est-il encore d'actualité?
GM: Oui, car il a décrit la déliquescence de la forme “Etat”, qui a atteint aujourd'hui un niveau tout à fait inédit, que Schmitt n'avait pas pu deviner. On ne peut bien sûr pas analyser les temps présents en se référant à Carl Schmitt seul, mais il a vu les prémisses du problème et, en ce sens, il conserve une actualité. Mais ce qui me semble encore plus actuel, c'est sa critique du pluralisme. Du temps de la République de Weimar, il existait un véritable pluralisme, ce qu'atteste rétrospectivement la présence sur l'échiquier politique d'alors de plusieurs camps idéologiques bien charpentés. Carl Schmitt appelait ces camps des “totalités parcellisées”. Il existait en ce temps-là un monde de la sociale-démocratie, à côté d'un monde communiste, d'un monde national-conservateur, d'un monde catholique et d'un monde libéral, c'est-à-dire l'expression du libéralisme des grandes villes. Il s'agissait de milieux possédant leurs propres maisons d'édition et journaux, qui parlaient des langages différents; et, le cas échéant, ces mondes étaient contraints de former des coalitions. Cette pluralité réelle n'existe plus aujourd'hui, mais le pseudo “néo-pluralisme” d'aujourd'hui nie sa propre idée de base, qui veut que l'Etat soit un facteur déterminant, devant se placer au-dessus des groupes sociaux. L'Etat est devenu un simple modérateur entre les diverses organisations sociales. Dans cette perspective, on a vu advenir, dans le cadre de ce “néo-pluralisme”, ce qui était déjà en vigueur dans le pluralisme du temps de Weimar.

JS: Que peut-on encore apprendre de Carl Schmitt?
GM: Son importance théorique se situe surtout dans le domaine du droit des gens et de la politique internationale, où des concepts comme celui de l'ennemi et celui de la guerre revêtent une signification de premier plan. A partir des réflexions de Carl Schmitt, nous pouvons tracer une ligne qui va de l'effondrement du droit des gens à l'occasion du Traité de Versailles, en passant par la discrimination de l'ennemi lors des procès de Nuremberg, pour aboutir à l'élargissement de l'OTAN et à l'intervention de cette alliance dans l'exercice de la souveraineté de certains Etats (souveraineté qui disparaît alors ipso facto). Dans ces domaines de la pensée politique, on se heurte sans cesse aux problématiques que Carl Schmitt avait traitées en son temps.

JS: Lorsque je vous parle de la “Yougoslavie”, à quoi pensez-vous!
GM: Cette guerre ne se justifiait pas: ni par la Loi fondamentale de la RFA, ni par le droit international sanctionné par l'ONU, ni même par le serment que doivent prêter les soldats de la Bundeswehr (qui est d'offrir leur vie pour défendre seulement le sol national allemand). La RFA a participé à cette guerre d'agression, tout comme elle avait participé à l'agression contre l'Irak en 1990, sans prendre en considération ses propres intérêts. Nous avons accepté de défendre les intérêts en politique étrangère d'autres puissances. Dans les deux cas, celui de la Yougoslavie comme celui de l'Irak, l'image de l'Allemagne a subi des dommages, surtout dans le cas de la Yougoslavie, où la population cultivait un ressentiment issu de l'histoire récente.

JS: Comment évaluez-vous le fait que lors de la guerre d'agression de l'OTAN contre la Yougoslavie, tant les "extrémistes de gauche", encartés à la PDS néo-communiste que les "extrémistes de droite" de la NPD ("extrémismes" selon la terminologie des médias officiels de la RFA!), ont condamné cette action tandis que les forces politiques centristes justifiaient l'attaque de l'OTAN?
GM: Dans le cas de la PDS, je dirais qu'il s'agit surtout d'un écho de ses anciennes orientations en politique étrangère. La PDS est en effet l'héritière de la SED est-allemande et prend bon nombre d'options de cette défunte formation en considération. Ensuite, les post-communistes veulent, pour des raisons tactiques, remplir le vide laissé par le pacifisme, vide que les Verts ont abandonné, puisqu'ils sont devenus un parti belliciste. Dans le cas de la NPD, on a sans nul doute envisagé la notion de l'intérêt national. Ce serait donc au nom de l'intérêt national que les responsables de la NPD se seraient positionnés contre l'intervention. En effet, l'intérêt national n'est pas pris en compte dans l'Etat résiduel qu'est devenue la RFA, pire, il est combattu. Je constate donc que les impulsions d'ordre idéologique qui ont poussé la PDS et la NPD à s'opposer à l'intervention et à la guerre de l'OTAN contre la Yougoslavie ne peuvent pas être mises en équation.

JS: Lors du conflit dans les Balkans en 1999, l'UE, une nouvelle fois, a prouvé son incapacité à agir. Qu'est-ce que l'Europe aujourd'hui? Et que devrait-elle être?

GM: Il faudrait commencer par dépeindre l'UE comme une dictature bureaucratique. On ne peut pas évaluer l'UE selon des critères politiques, car cette union est surtout de nature économique. En conséquence, nous aurons d'abord une zone monétaire commune. Pour répondre à votre question “comment l'Europe devrait-elle être?”, il faudrait commencer par rappeler une nécessité: une Europe unie devrait désigner son ennemi commun, acte d'affirmation qu'elle n'a pas encore posé jusqu'ici. Finalement, cette Europe  ‹qui serait une véritable Europe et non le spectre de l'eurocratie bruxelloise‹  procéderait à une exclusion importante de son horizon politique. La principale exclusion à laquelle elle devrait procéder viserait les Etats-Unis d'Amérique: il conviendrait, d'un point de vue grand-européen, de reléguer les Etats-Unis dans leur orbite ouest-atlantique et de contester fondamentalement toute ingérence ou immixtion américaine dans les affaires européennes. Dans le contexte actuel, une telle exclusion de l'ingérence américaine est impossible, parce que les trois principales composantes de l'Europe, la Grande-Bretagne, la France et l'Allemagne, se méfient les unes des autres et préfèrent se placer toutes les trois sous la curatelle des Etats-Unis. Ensuite, je ne parviens pas à m'imaginer ce qui pourrait bien unir un Ukrainien, qui s'apprête à adhérer à l'UE, un Finnois, un Portugais et un Sicilien.
Pour moi, l'idée européenne est morte en 1963, lorsque les Allemands ont refusé l'alliance que leur proposait Charles De Gaulle et ont demandé que les Etats-Unis soient cités comme partenaires impératifs dans le préambule du traité franco-allemand. C'est depuis ce moment-là que l'unification européenne est placée sous la gérance à peine camouflée des Etats-Unis. Ce processus, j'ai coutume de l'appeler une “latino-américanisation de luxe”. Voilà pourquoi l'idée européenne aujourd'hui ne sert plus qu'à américaniser l'Europe.
Signe manifeste de la déliquescence totale du système européen: la manière dont on a traité l'Autriche, surtout pendant l'année 2000, celle du dixième anniversaire de l'unification allemande. Traiter ainsi nos propres frères autrichiens, ou, si l'on préfère, nos voisins les plus proches, est en soi une abomination. Autre exemple: nous avons investi 13 ou 14 milliards de marks pour que l'aviation anglo-américaine puisse faire 140.000 morts directs en Irak, et faire mourir ensuite 300.000 enfants de faim dans un pays qui ne nous a jamais menacés. Au même moment, le ministre fédéral des finances déclarait que la réunification allemande ne coûtait rien, ou ne devait rien coûter, parce qu'on ne pouvait pas réclamer un tel sacrifice aux citoyens.
Ce sont là deux points qui montrent dans quelle déchéance morale le système politique a basculé. Et ce qui est encore plus significatif dans ce pandémonium, c'est que personne ne s'en émeut.

JS: Si cela n'émeut plus personne au sein de notre peuple, alors la position de force qu'occupe la classe politique actuelle est effectivement inexpugnable. Dans cette misère totale, y a-t-il encore une issue possible?
GM: La question centrale est la suivante en Allemagne; c'est celle du rapport qu'entretient la nation avec son passé (la fameuse Vergangenheitsbewältigung). Si nous n'extirpons pas jusqu'à la moindre radicelle cet esprit de démission et d'auto-flagellation, alors nous n'aurons jamais la moindre chance de redevenir un peuple normal parmi les peuples normaux. Vouloir pérenniser dans les esprits les crimes commis pendant les douze années du Troisième Reich, s'attacher à pratiquer toujours davantage cette auto-flagellation, toujours faire du zèle dans l'accusation de soi et des siens, est une maladie politique que j'assimile sans hésitation au cancer. Pour le dire en termes d'humour: s'il me prenait l'idée d'écrire aujourd'hui un livre sur les trouvères allemands du moyen âge (Minnesänger), il faudrait absolument que j'ajoute au corps de mon texte un ex cursus sur la misogynie et le sexisme de ces messieurs. En disant cela, je veux démontrer que les effets de cette auto-flagellation des Allemands, en rapport avec leur histoire récente, dépasse de loin le tabou Hitler et les douze années du régime national-socialiste. Ce qui s'est déroulé en Allemagne (et ailleurs en Occident) est une vaste entreprise d'abrutissement et d'abêtissement sur les plans de l'histoire, de la sociologie et de la psychologie. Et cette entreprise ne cesse de croître!

JS: Dans le contexte de cette grande entreprise d'abêtissement, et vu la discussion récente, ridicule et dépourvue de substance, sur la “culture-guide allemande” (deutsche Leitkultur) (*), une question se pose: qu'est-ce qui est encore véritablement allemand?
GM: Le noyau identitaire des Allemands aujourd'hui, c'est cette affirmation constante de leur “faute”. En répétant les poncifs qu'implique cette attitude, ils se prennent eux-mêmes en permanence en otage. De nos jours, je peux faire enrager et rendre agressif n'importe quel Allemand "normal" en lui disant que je l'acquitte de ses fautes, du moins que je plaide pour lui à décharge. De ce fait, nous pouvons conclure que ce que les agences “correctrices de l'histoire” nous serinent depuis des décennies est pertinent: être Allemand, aujourd'hui, c'est être coupable. Nous devons dans ce contexte oublier que cette idée fixe n'est pas le propre de quelques intellectuels, qui font profession de corriger et de moraliser l'histoire, mais que le peuple lui-même ne se défend pas contre de telles accusations, ne veut même pas se défendre. Eh oui, notre peuple ne veut même plus se défendre contre le pilonnage incessant auquel le soumettent la rééducation et la désinformation. Il faut avoir du caractère aujourd'hui pour se payer le luxe de vouloir se vacciner contre ces maux: peu sont prêts à le faire. On a d'autres soucis, vous comprenez, comme par exemple: “Comment puis-je me procurer le mazout de chauffage le meilleur marché?”.
Dans un tel contexte intellectuel, une seule chose reste bien allemande: respecter le ton donné dans le boudoir. Cette marotte de la “Leitkultur”, de la “culture-guide”, terminologie qui se retrouve d'ailleurs dans la Loi fondamentale de la RFA, est significative dans la mesure où elle permet de constater que les Allemands, se trouvant dans une position d'impuissance totale face aux Alliés et à leurs collaborateurs, ont dû accepter cette constitution comme un diktat. De ce fait, pour moi, l'état d'esprit qui se profile derrière cette Loi fondamentale ne peut contribuer à consolider une “Leitkultur” allemande, parce que, justement, cette Loi fondamentale n'a pas été créée par le peuple allemand, conscient de ses responsabilités.

Propos recueillis par Jürgen Schwab. Entretien paru dans Staatsbriefe, n°4/2001; c/o Dr. H. D. Sander, Pf. 14.06.28, D-80.456 München; http://www.staatsbriefe.de.

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