traduction Jean-François Chapin
Wall Street Journal, Éditorial 4 Janvier
2000
La guerre des maths
"Tu as 13, tu retranches 7, il te reste 5... Euh, non, 6. Enfin, c'est l'idée
qui compte."
"Maths nouvelles" de Tom Lehrer (1965)
Chez nous, réinventer les maths est une vieille tradition; cela dure au moins
depuis les années 60. A cette époque, l'inimitable Tom Lehrer brocardait
les maths nouvelles dans les cafés de Berkeley. Même les beatniks comprenaient
qu'une méthode qui privilégiait les concepts au détriment des
bons vieux calculs n'amènerait que des ennuis. Et en fait, l'apparition des
mathématiques nouvelles dans les écoles a coïncidé avec
le début, dans tout le pays, d'une chute durable des résultats des
élèves en mathématiques.
Aujourd'hui, le concept d'origine des maths nouvelles est démodé, mais
chez les éducateurs on trouve bien des gens pour essayer de fourguer une réforme
de plus. On parle de "maths connectées", ou de "maths de tous
les jours". Les nouvelles maths nouvelles - qui s'en étonnerait ? - ont
bien des points communs avec les vieilles maths nouvelles. Tout comme leurs ancêtres,
elles mettent l'accent sur le concept, la théorie, et méprisent les
manuels et les exercices écrits, dans lesquels elles ne voient qu'"apprentissage
machinal". Tous comme elles, les nouvelles maths d'aujourd'hui ont des alliés
puissants. Le ministre de l'éducation, Richard Riley et d'autres proches de
Clinton les voient d'un bon oeil. 8 des 10 programmes dont l'emploi vient d'être
approuvé au niveau national par une commission influente du ministère
de l'éducation enseignent ces nouvelles maths nouvelles.
Tous les universitaires ne se joignent pas à ce mouvement; dans les semaines
qui ont suivi les conclusions adoptées par le ministère, 200 mathématiciens
et savants, dont 4 prix Nobel et 2 lauréats d'un prix mathématique
prestigieux, le Fields Medal, ont fait paraître une lettre dans le Washington
Post pour déplorer ces réformes. Et un nombre croissant se rassemble
sur un site web contestataire, "mathematicallycorrect.com".
Ils n'ont pas tort. En effet, les programmes du type de ceux sélectionnés
par la commission fédérale s'avèrent horriblement limités
sur le plan des connaissances de base.
Voyez MathLand, considéré comme "prometteur" par la commission.
La documentation qui l'accompagne dit qu'il met l'accent sur "l'attention portée
à la compréhension conceptuelle, à la communication, au raisonnement
et à la résolution de problèmes." Cela n'a pas l'air méchant,
mais regardez mieux : MathLand n'enseigne pas les opérations arithmétiques
classiques. Pas de "je retiens... " ni de "j'ajoute... " au tableau
noir dans ce programme. Au lieu de cela, les enfants sont censés se réunir,
en petits groupes, et inventer leurs propres façons de faire les 4 opérations.
C'est, selon le documentation, un passage nécessaire pour éviter aux
jeunes l'horrible soumission aux règles imposées par les profs. MathLand
se passe de manuels scolaires ò trop rigides, sans doute. Pas la moindre chance donc
de passer les choses en revue de manière systématique.
Puis vient Connected Math, lui aussi apprécié par la commission, qui
lui aussi saute par dessus des compétences essentielles, ou les néglige.
Exemple: la division des fractions, nécessaire et incontournable en algèbre,
est absente de son programme destiné aux collèges. En excluant l'algèbre,
fait remarquer David Klein, de l'Université de Northridge en Californie, "Connected
Math exclut aussi les élèves qui le suivront des carrières de
l'ingénierie et de la science".
Il y a enfin Everyday Math. Pas de manuels scolaires ici non plus. Dans cette formule,
les jeunes seront rendus dépendants de la calculatrice par l'emploi de celle-ci
dés le jardin d'enfant. Plutôt que d'enseigner la division écrite
complète, ce programme consacre un temps considérable à ce domaine
important de l'étude des mathématiques qu'est l'estime de soi. Une
feuille de travail destinée aux enfants de 10 ans leur demande de remplir
les blancs dans les questions suivantes :
A. Si les maths étaient une couleur, ce serait le ________, parce que ______.
B. Si c'était un aliment, ce serait ________, parce que ______.
C. Si c'était le temps qu'il fait, ce serait ________, parce que ______.
Faisons un pause, pour leur laisser pousser le cri primal.
Et venons-en à la grande question: pourquoi? La raison des nouvelles maths
nouvelles, comme de tant d'autres réformes des programmes, c'est que les professeurs,
l'administration scolaire et leur syndicats en ont assez d'être accusés
d'être responsables des mauvais résultats des élèves et
de la baisse de niveau que traduisent les statistiques. Aussi, dans le cas des maths,
tout comme dans leurs efforts pour abaisser le niveau du SAT (= bac) ces enseignants
cherchent à détruire ou à écarter les critères
qui sont la source de leurs ennuis. Les enfants ne sont plus les mêmes aujourd'hui,
nous dit-on, on ne peut les évaluer selon les anciennes normes.
Steven Leinwand, défenseur des maths nouvelles et membre de la commission
fédérale, explique: "Il est temps d'admettre que, pour bien des
élèves, de véritables capacités mathématiques
d'un côté, et l'aisance à faire de longs algorithmes de calculs
avec de grands nombres, avec un papier et un crayon de l'autre, s'excluent mutuellement."
Ce que le professeur Klein traduit de la façon suivante: "Ce qui sous-tend
leurs programmes, c'est l'idée que les minorités et les femmes sont
trop bêtes pour apprendre les vraies mathématiques."
Heureusement, l'Amérique n'est pas la France, où le pouvoir central
contrôle le moindre aspect de l'éducation, jusqu'à la couleur
des trombones. Les autorités locales et les états rédigent leurs
propres programmes, ont la capacité et le pouvoir de lutter contre les maths
nouvelles, et ne se privent pas de le faire. La Californie par exemple est revenue
sur l'usage de la calculatrice au lycée après une baisse spectaculaire
des résultats scolaires. Les familles des milieux favorisés aussi,
sans doute, sauront trouver comment pallier les manques des écoles qui suivent
la mode. Pourtant, les maths nouvelles feront des victimes, en particulier chez les
pauvres, ajoutant encore au prix sans cesse croissant à payer pour le déclin
des normes éducatives nationales.
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