Contributions : Analyses



Comment sauver le collège unique

Par Christophe Billon et Philippe Petit

(Article paru dans Marianne, 12-18 mars 2001)

Le collège unique, c'est comme la révolution des moeurs : tout le monde voudrait le sauver, mais personne ne sait comment s'y prendre. L'égalité des chances, c'est un peu comme la liberté sexuelle - tout le monde la désire, mais personne ne sait comment la mettre en oeuvre. Les enseignants se lassent des classes surchargées et les parents s'inquiètent de l'hétérogénéité des élèves. Le collège unique, c'est l'Ecole après la tourmente de 1968, le grand rêve démocratique de tous les républicains sincères et des amoureux du genre humain. On le voudrait idéal, on l'aimerait égalitaire. On le découvre de plus en plus violent, inadapté, et inégalitaire. Machine à broyer, à reproduire, à gérer, à sélectionner. Il ne satisfait personne ; et, pourtant, il convient à tous.

La gauche politique et syndicale en fit longtemps son cheval de bataille. Elle désirait rassembler les enfants de la bourgeoisie et les enfants du peuple. Déjà, le ministre socialiste Jean Zay, en 1936, et le plan Langevin-Wallon, en 1945, promouvaient l'idée d'une école moyenne. La réforme Haby, en 1975, promouvra celle d'une école unique, d'un ascenseur social garanti pour l'éternité Elle repousse la sélection vers le haut : en quatrième plutôt qu'en sixième, puis à partir de la seconde. Elle part d'un principe généreux et humaniste. Le but du collège unique est de démocratiser la réussite, d'élever tous les élèves, jusqu'à la troisième, à un niveau exigeant et commun à tous. Victor Hugo aurait dit qu'il cherche à "civiliser le peuple" et à le soustraire de l'ignorance. Les pédagogues d'aujourd'hui parlent d'instaurer une "culture commune". On ne sait pas très bien ce qu'elle recouvre, mais ils aiment l'invoquer.

L'instruction commune faisant défaut, les pédagogues demandent donc à l'école de reconstituer le lien social et de dispenser un nouveau catéchisme républicain. Lequel ? Trente livres et 1000 instructions ne donneront jamais la réponse. "La priorité démocratique, c'est de définir la culture commune, non pas en fonction de ce que les professeurs peuvent offrir, mais en fonction de ce dont les jeunes ont besoin pour vivre pleinement leur vie", écrivent sans rougir les sociologues François Dubet et Marie Duru-Bellat (1). Sous Jules Ferry, l'enseignement secondaire était réservé aux enfants des milieux aisés. Dans les années 60, les lycéens étaient encore de petits messieurs ou des jeunes filles studieuses. Ils sont devenus, depuis trente ans, des jeunes, parfois des populations scolaires à risques, voire des déviants. Cela s'appelle "être en phase".

Alors, que s'est-il passé ? On n'a pas su maîtriser la massification, telle est la réponse convenue. En contradiction avec l'article IV de la loi Haby, qui prévoyait une formation générale pour tous les enfants, on constate la perpétuation de la ségrégation sociale, une panne de l'ascenseur social. Derrière les slogans et les nobles intentions, on a procédé à cette massification de l'enseignement, qui a reproduit des filières et engendré des inégalités culturelles. La preuve ? On tire en bloc tous les élèves jusqu'à la troisième et le plus rapidement possible. Sans se soucier des rythmes et des particularités de chacun. La logique libérale impose, en effet, que l'on gère les élèves au moindre coût, comme des flux ou des stocks de marchandises, en freinant notamment les redoublements, au risque de handicaper à jamais des élèves en les propulsant dans des niveaux pour lesquels ils ne sont pas encore prêts. La hantise du redoublement ! Elle est si forte qu'elle a fini par masquer l'origine de tant de retards scolaires accumulés : les carences de l'école primaire et le manque de formation des maîtres.

Car, pour permettre à de nouveaux élèves d'accéder dans les meilleures conditions au collège, l'Ecole aurait dû avoir le souci de renforcer les apprentissages fondamentaux. Or, depuis les années 70, ils n'ont cessé d'être mis en péril, tant dans leurs méthodes que dans leurs horaires. De 1946 à 1968, les instructions officielles préconisaient que l'enseignement du français au cours préparatoire devait s'étaler sur quinze heures hebdomadaires. Il est actuellement limité à neuf heures. Sur l'ensemble de ses cinq années de primaire, l'élève d'aujourd'hui reçoit, depuis l'arrêté du 7 août 1969, entre 396 et 594 heures de cours de français de moins (selon qu'est enseignée ou non, une langue vivante), soit environ deux années scolaires ou une année et deux mois ! On comprend mieux pourquoi la réforme Haby, dont le voeu premier était de réaliser des économies, a systématisé le passage en sixième. On saisit mieux pourquoi le collège a dû accueillir des élèves qu'on jugeait auparavant incapables de suivre une scolarité secondaire.

Mais ces nouveaux élèves, paradoxalement, n'ont pas eu droit aux heures en classe dédoublée, qu'on estimait nécessaires pour leurs aînés. La réforme Bayrou (1994), qui a introduit des fourchettes horaires (des horaires-planchers dans les principales disciplines), peut conduire, d'un collège à l'autre, à des écarts considérables. Cela amène inévitablement à une dérégulation des contenus de l'enseignement.

Quant à la formation des maîtres, le ministère s'est longtemps focalisé sur leur seule formation pédagogique. "Si la psychologie, la pédagogie et les sciences de l'éducation ont pris tant de place, c'est parce que la nécessité s'en est fait ressentir, faute de formation suffisante en matière de connaissances. On a eu besoin de beaucoup d'enseignants et, finalement, il a été plus rapide, plus facile et plus économique de les faire passer par deux ans de formation pédagogique que de faire accéder une grande masse de ces futurs enseignants à un niveau élevé de connaissances et de compétence scientifique", remarque l'écrivain et professeur Danièle Sallenave (2). Un langage pédant et creux s'est ainsi imposé dans les "sciences de l'éducation" et dans le cursus de formation des futurs maîtres. La docimologie (l'étude de la notation) s'est substituée à l'appréciation juste et à l'évaluation rigoureuse. "L'apprenant", élève des temps nouveaux, fit son entrée dans la cour des collèges.

Là réside la véritable violence de l'Ecole, violence de la massification faite à l'élève, empêché de suivre une formation de qualité à laquelle avaient droit les seuls héritiers et l'élite scolaire des enfants du peuple, poussé au forceps jusqu'à la fin du collège et bientôt du lycée. Le débat actuel sur l'hétérogénéité des classes est une querelle de surface orchestrée par le ministère de l'Education nationale et certains médias, qui n'interroge pas la faillite du collège unique dans ses causes, mais dans ses symptômes - si les trois quarts des collèges ont, officieusement et contre les instructions officielles, recours à des classes de niveau en regroupant, notamment, les "mauvais élèves" qui se retournent inévitablement - et on les comprend - contre l'Ecole, c'est d'abord parce que l'institution a produit, pour les raisons mentionnées plus haut, ces élèves en situation d'échec. Le collège unique s'appuie implicitement sur un présupposé illusoire et dangereux, voire totalitaire, nourri des fantasmes de la gauche "émotionnelle" habilement récupérés par les libéraux d'aujourd'hui : les élèves, égaux en droit, deviennent égaux de fait. Si l'égalité des chances doit rester un principe irrévocable, elle est aujourd'hui contrariée par l'égalitarisme du collège unique, tel qu'il s'est mis en place depuis 1975, car les inégalités sociales s'y renforcent : la part d'élèves issus de milieu modeste dans les grandes écoles n'a cessé de diminuer depuis vingt-cinq ans.

La crise du collège unique ne se mesure donc pas uniquement à l'aune de la violence qui s'y exprime. Que celle-ci soit préoccupante est une évidence. La violence trouve ses sources dans la crise générale de l'autorité dont est affectée la société et dans les mécanismes d'exclusion socio-économique auxquels sont confrontés les milieux défavorisés. Dans de nombreux cas, hélas !, c'est la règle elle-même qui constitue la violence faite à l'enfant. Merci, Mai 68 : faute d'avoir pu convertir les enseignants eux-mêmes à une pédagogie anarchisante, on a cherché à les destituer de leur autorité légitime. Les règlements intérieurs interdisent d'interdire. Les conseils de classe n'ont plus qu'un rôle consultatif. Les conseils de discipline comprennent plus de parents et d'élèves que d'enseignants. Très bien. Mais que de subtilités pour contourner la règle. La discipline et le contenu de l'enseignement vont de pair. C'est pourquoi, devant la baisse du niveau, soigneusement maquillée par des évaluations dont la fonction est d'occulter les véritables difficultés des élèves dans les apprentissages fondamentaux, trois attitudes sont possibles.

D'abord, la position réactionnaire. Elle remet en cause le collège unique, en cela qu'elle revient sur le pari d'élever toute une classe d'âge jusqu'à la troisième en souhaitant restaurer une exclusion précoce, par orientation en fin de cinquième, voire par examen à l'entrée en sixième. La Grande-Bretagne et le pays de Galles ont ainsi des pratiques très sélectives, laissant peu de chances aux enfants défavorisés.

Ensuite, la fuite en avant dans une réforme qui prône l'adaptation de l'enseignement au "nouveau public" scolaire, comme si celui-ci était marqué d'emblée, et de manière indélébile, par son origine sociale, voire ethnique ; comme s'il n'était pas fabriqué, en partie, par une école qui l'utilise comme alibi. Ainsi François Dubet a-t-il pu écrire dans le "Monde des débats" de septembre 2000 : "L'ambition de l'élitisme pour tous est certes louable ; il n'empêche que plus de la moitié des élèves, ceux qui seront les ouvriers et les employés de demain, ne mesurent dans ce collège que leur incapacité à être des élèves dignes de la vraie culture scolaire." Bref, l'Etat, parce que c'est trop coûteux, et les entreprises, parce qu'elles ont besoin d'une main-d'oeuvre servile et docile, n'ont aucun intérêt à délivrer une formation de qualité aux ouvriers et employés de demain.

La société marchande d'aujourd'hui n'a besoin que de 20 % d'individus actifs pour produire les biens dont la société a besoin. Demain, 15 % suffiront. Les autres devront consommer, s'extasier, se divertir, s'éclater, Il n'y a pas besoin d'être très futé pour acheter des baskets, aller voir Arnold Schwartzenegger ou écouter de la musique stéréotypée.

La société marchande et sa moralité hypocrite n'éprouvent plus le besoin d'éduquer vraiment tous les élèves. Un faible pourcentage suffit. Cela est nouveau. N'est-ce pas le cas de toutes les démocraties élitaires ? Les Etats-Unis en sont un bon exemple. L'enseignement coûte cher, surtout s'il est appliqué qualitativement à toute la masse des jeunes. Il faut donc opérer une sélection. Mais, comme le mot est ici imprononçable, il faut s'appuyer sur des stratagèmes plus adroits, c'est-à-dire politiquement corrects. Si on ne peut pas sélectionner en fermant les portes, on parvient au même résultat en les ouvrant toutes grandes. Évidemment cela a un prix, cela prend plus de temps. Mais le jeu en vaut la chandelle parce qu'on passe du qualitatif au quantitatif. Et pour cela, on a besoin des théories des pédagogistes et de la gauche bien-pensante.

On programme donc l'appauvrissement de l'enseignement. On allège ses contenus. On projette la "primarisation" du collège, à savoir l'étalement des apprentissages fondamentaux sur la sixième et la cinquième. Les épreuves du baccalauréat s'alignent sur les "exigences" du brevet des collèges.

L'introduction d'un sujet d'invention est prévue à l'épreuve anticipée de français de juin 2002, alors que les élèves se forment déjà aux travaux d'imagination durant leurs quatre années de collège et que, depuis juin 2000, ils ne s'entraînent plus aux sujets de réflexion. L'université recrute de plus en plus de professeurs du secondaire pour apprendre à écrire aux étudiants des premiers cycles.

Pour "réparer" le système éducatif, l'étape suivante, explorée aujourd'hui aux Etats-Unis, consistera à mettre les établissements en concurrence les uns avec les autres, à exiger des obligations de résultats et à introduire massivement les nouvelles technologies de l'information et de la communication, chargées de déléguer la mission éducative de l'Etat à des organismes privés.

Reste, enfin, la position la plus sensée : le collège unique ne sera démocratique que si on consacre aux apprentissages fondamentaux du primaire un horaire renforcé et si on s'interroge sur les méthodes qui président à ceux-ci ; si on offre aux nouveaux collégiens des dédoublements de classe - même s1il est à craindre que des sociologues officiels et des organismes prétendument indépendants, motivés par quelque injonction de Bercy, s'évertuent à prouver l'absence de corrélation entre la taille des classes et les résultats des élèves ; si la loi réinstaure entre les différents établissements l'égalité des horaires disciplinaires ; si l'on cesse de traiter les élèves comme des marchandises qu'il faut écouler au plus vite jusqu'à l'université, et si l'on permet au contraire à chacun d'entre eux de suivre jusqu'à la troisième un parcours personnalisé et modulé.

Élever l'ensemble des citoyens à une instruction plus complète de façon à leur assurer liberté et responsabilité, étendre le savoir à chacun dans une situation plus délicate d'hétérogénéité a un coût précis et conditionnel, si l'on désire vraiment la réussite du collège unique. L'École a besoin de réformes structurelles de fond et non de simples prothèses orthopédiques inefficaces, telles que la pédagogie différenciée, les parcours diversifiés ou la pédagogie par projets. Ces méthodes, intéressantes ponctuellement, vident l'enseignement de son contenu si elles sont systématisées et précipitent les dégâts qu'elles sont censées guérir. Ernest Renan écrivait que "le moyen d'avoir raison dans l'avenir est, à certaines heures, de savoir se résigner à être démodé".

Ch.B. et Ph.P.

(1) L'Hypocrisie scolaire, de François Dubet et Marie Duru-Bellat, Seuil
231 p., 120 F.

(2) A quoi sert la littérature ? Textuel, 118 p., 79 F.


 

 

 
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