PHILOSOPHIE.COM?
Par Robert REDEKER*
Il s’est passé cette année quelque chose de stupéfiant,
qui eût été impossible il y a seulement vingt ans
d’ici, dans une démocratie prétendument gouvernée
à gauche. Qu’on en juge! Voilà un gouvernement qui par un
coup de force, en rupture avec toute la tradition républicaine
de dialogue respectée jusqu’à présent, promulgue,
inspiré par quelques influentes groupes pédagogistes au
caractère anti-intellectuel très marqué, en catimini
et en plein août 2000, un nouveau programme de philosophie pour
les classes terminales des lycées, puis qui, s’attendant à
un plébiscite, organise à l’automne une consultation générale
de tous les professeurs de philosophie au sujet de ce nouveau programme
qui tourne au rejet massif, et malgré tout, malgré ce refus
collectif quasi unanime, malgré la marée montante des remontrances
et des protestations, malgré une pétition rassemblant l’immense
majorité de la profession ainsi que les noms de penseurs illustrissimes
comme Claude Lévi-Strauss, Pierre Bourdieu, Gilles-Gaston Granger,
Régis Debray, François Dagognet, ce gouvernement campe "droit
dans ses bottes", conservant l’ensemble du dispositif!
L’énigme d’une aussi étonnante obstinationmérite
d’être décryptée. Quelle peur se cache derrière
cette réduction des horaires et cette normalisation de l’enseignement
philosophique? Pourquoi moins de philosophie pour les élèves?
Pourquoi un nouveau programme moins philosophique?
Cet affaiblissement de l’enseignement de la philosophie
est lié à la dévalorisation de ce qui fut naguère
appelé "étude". L’étude : quelque chose en
voie d’oubli, quelque chose dont les lycées ne parlent même
plus (comme s’ils avaient honte de ce passé), et dont les professeurs
de philosophie les derniers tentent de maintenir quelques lambeaux! Ce
mot, étude, est devenu dans les lycées un mot tabou,
un mot désuet, un mot décédé, enterré
dans le blanc linceul amnésique d’une page de dictionnaire. La
mort de l’étude parachève la mort de l’élève.
De même qu’elles détruisent le maître - Adieu, professeur!-
les réformes en cours dans l’éducation nationale détruisent
l’élève. Adieu, l’élève! Fin de l’élève:
on encourage le zappisme, devenu le mode d’être dominant de l’intelligence,
on travaille à la disparition de la capacité de suivre et
de produire de longs raisonnements, on promeut le ludisme comme la plus
haute valeur. La fragilisation annonciatrice de sa disparition prochaine
de la philosophie, corollaire obligé de l’effacement de l’étude,
se situe est au cœur de ce dispositif destructeur, dans la mesure même
où il permet de consacrer la double mort de l’élève
et du professeur.
Il faut comprendre cette fragilisation dans un contexte plus large de
transformation de l’école en garderie (un enfant d’école
primaire reçoit aujourd’hui, entre le CP et le CM2, 500 heures
de moins d’enseignement de la langue française qu’il y a trente
ans), ou en centre d’animation, de mutation des collèges en agences
de voyage (dans le collège où mon fils est inscrit en 6èmesont
constituées dès juin les classes-Pompéï pour
l’année suivante), de métamorphose des lycées en
lieux de vie ressemblant de plus en plus à des galeries marchandes
de supermarché, où l’on laisse entendre aux élèves,
rebaptisés "les jeunes", qu’assister à des cours
est réservé aux jours où il ne se passe rien d’autre
de plus distrayant au lycée. Ce mauvais coup porté contre
la philosophie complète tout un ensemble de mesures par lesquelles
l’enseignement républicain dégénère, pour
prendre la forte formule du philosophe Jean-Claude Michéa, en l’
"enseignement de l’ignorance".
La bienpensance communicationnelle, qui joue dans la France contemporaine
le rôle d’idéologie attribué par Marx en son temps
à la religion, est persuadée d’une part que la philosophie
est aussi caduque que le latin et le grec, et d’autre part que la philosophie
pourrait se révéler dangereuse, si elle continuait d’être
enseignée sérieusement, par sa capacité de subvertir
cette non-pensée dominante. Comment cette idéologie de la
communication, au service de la mondialisation techno-marchande, s’y prend-elle
pour assurer son hégémonie? En vidant l’enseignement de
tout contenu, en enseignant non plus le savoir mais l’ignorance, en tentant
de remplacer la rugueuse étude de la philosophie par les récréatifs
débats d’éducation civique juridique et sociale (ecjs) "sur
des sujets de société", et les divertissants travaux
personnels encadrés (TPE). Un exemple de cette domination idéologique:
dans leur nouvelle mouture, les CAPES (certificats d’aptitude au professorat
de l’enseignement secondaire) de langues vivantes, ont vu la disparition
de l’épreuve d’explication d’auteurs littéraires. Plus de
Shakespeare, plus de Goethe, plus de Cervantes ni de Dante: on veut former
des professeurs à la fois super-communicants et ignorants. L’articulation
entre la communication et l’ignorance est le secret de l’obstination gouvernementale
à maintenir une réforme que tous rejettent. La fragilisation
de la philosophie au lycée entre en symbiose avec l’exigence idéologique
d’organiser "l’enseignement de l’ignorance".
Crime il y a: de même que, selon Paul Virilio, la
vitesse a tué le temps, de même la communication, en s’emparant
de l’école, s’acharne à tuer, matière après
matière, l’enseignement. Effrayée par la lenteur du temps
passé à l’étude, par la rigueur et par la persistance
d’un contenu intellectuel au contraire les discours sociaux dominants
aujourd’hui entretiennent les cultes fétichistes de la vitesse,
du spontané, de la publicité, de l’immédiat, du sympathique,
du jeune, du vide et du nouveau qu’exigent l’étude et l’enseignement
de la philosophie, l’idéologie de la communication est opposée
à l’émancipation intellectuelle véritable de la jeunesse.
L’école de demain sera "l’école.com": sans élèves
ni professeurs, mais avec des "jeunes" et des "adultes",
et sans philosophie. La bataille de la philosophie est en effet la dernière:
pour substituer définitivement la communication à l’école,
l’idéologie dominante des élites techno-marchandes, gouvernantes,
et médiatiques, doit d’abord en finir avec la philosophie. La forte
adhésion de ces élites au règne de cette idéologie
explique que les professeurs et les élèves, à la
différence de ce qui s’est passé à la fin des années
70 lorsque un autre gouvernement s’était déjà attaqué
à la philosophie, ne seront pas écoutés et qu’ils
ne recevront aucun secours politique ni médiatique pour sauver
cet enseignement.
* Philosophe. Dernier travaux: Aux armes citoyens,,Bérénice
2000, Le Déshumain, Tinéraires 2001.
Le texte suivant a été publié par
L'Humanité le 25 juin 2001
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