LE DROIT A L’INSTRUCTION, EFFET SECONDAIRE D’UNE ECOLE SOUMISE AU MARCHÉ.

Recension de l’ouvrage de Nico Hirtt : Les nouveaux maîtres de l'Ecole.

L'enseignement européen sous la coupe des marchés. Editions EPO et VO-EDITIONS. ISBN 2 87262 160 1 (Belgique) ou ISBN 2 9023 2398 0 (France). 155 pages, format 12,5 x 20 cm. 550 BEF, 85 FRF, 13 EUR

Coordonnées du co-éditeur français : VO-EDITIONS,
263 avenue de Paris, Case 600, 93516 Montreuil cedex. Tel: 01 49 88 68 51
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" Le potentiel économique de l’éducation est renversant, (c’est) l’un des plus vastes de la planète [...] Les entrepreneurs voient l’éducation comme une opportunité d’entrer sur un vaste et attrayant marché "

Glenn R. Jones, président du GATE (Global Alliance for Transnational Education).



Le nouvel ouvrage de Nico Hirtt est salvateur à plus d’un titre. Il permet d’éclairer les réformes des systèmes éducatifs européens. Synthétisant la logique complexe qui est mise en oeuvre pour libéraliser L’Ecole, mettant en avant les réels décideurs d’une telle politique, il permet à chacun de prendre conscience du démantèlement
organisé de l’Education Nationale. Enfin, en démontant finement les mécanismes, il devient un livre de combat, permettant d’organiser une résistance face aux ambitions du secteur privé.



Une Ecole convoitée

La collusion entre le secteur privé et l’école n’est pas récente mais prend, depuis la dernière décennie, un tournant décisif. L’école représente, en effet, pour les entreprises un enjeu financier énorme. Comme le précise G. L. Jones, président du GATE : " Voilà l’un des marchés les plus vastes et à la croissance la plus rapide [...], la formation privée et l’industrie de l’instruction devraient [...] atteindre 50 milliards de dollars d’ici 2010 ". Il faut donc déréguler pour se voir ouvrir les portes de ce marché.

Le GATE est un puissant lobby, composé surtout de nombreuses sociétés américaines, dont IBM et Coca-Cola, qui prône une libéralisation totale des services éducatifs et se fait entendre de responsables d’organisations internationales. Ses recommandations sont formulées dans des conférences de l’UNESCO et de l’OCDE.

On ne peut pas comprendre et analyser les politiques éducatives actuelles sans prendre en compte l’affirmation prégnante des dogmes néolibéraux (désengagement de l’Etat, " gel de l’emploi public "...) concernant l’ensemble des services publics.

L’Ecole, marchandise comme une autre, doit se voir affecter les même règles du marché que les autres produits, c’est ce qu’affirment les négociateurs américains à l’OMC : le secteur de l’enseignement " a besoin du même degré de transparence, de transférabilité et d’interchangeabilité [...], d’absence de réglementation, d’absence de contraintes et de barrières, que celui réclamé par les États-Unis pour les autres industries de service ".


L’Ecole, ou plutôt l’apprentissage à distance devient le nouvel enjeu de la mondialisation, une manne, un marché juteux pour les entreprises (875 milliards d’euros par an pour tous les pays membres de l’OCDE, soit autant que le
marché mondial de l’automobile), après les transports et les télécommunications. Si les Européens avancent - timidement - face aux marchands à l’OMC l’idée d’un service public peu compatible avec les exigences du marché, c’est pour mieux défendre leurs propres intérêts économiques. Derrière la façade du discours généreux et ambitieux sur un service public de qualité, les pays européens dissimulent difficilement la volonté de protéger leurs entreprises spécialisées dans l’enseignement à distance contre la concurrence américaine.

Loin de combattre la marchandisation, les politiques éducatives ne font que la renforcer.



Une Ecole inféodée

A lire ces lignes, on pourrait croire que l’Ecole est confrontée subitement à une attaque en règle du secteur privé.
Pourtant, Nico Hirtt insiste sur le fait que l’Ecole a toujours été inféodée au marché : la " pensée unique ", le néo-libéralisme qui domine depuis le milieu des années 70 ne fait qu’accompagner la nécessité d’un nouveau changement des modes de production liée à des conditions économiques nouvelles.

" Pour socialiser l’enfant à la fin du XIX°, il a bien fallu aussi le scolariser et l’instruire. Pour attirer les " meilleurs " gosses du peuple vers les formations professionnelles spécialisées durant la première moitié du XX°
siècle, on a été obligé de leur offrir un diplôme et une qualification reconnue, donnant droit à un salaire un peu plus avantageux. Pour pousser davantage de jeunes à poursuivre des études générales de plus longue durée, afin de répondre aux besoins spécifiques de la croissance des Trente Glorieuses, il a bien fallu massifier l’enseignement secondaire en y investissant d’importants moyens publics. " (p. 140). Cette massification s’est, par ailleurs, réalisée sans réelle mobilité sociale.

Et donc aujourd’hui, dans un contexte de globalisation, la précarité, la flexibilité imposées par le monde économique favorisent le développement de réformes déstructurant le savoir au profit de compétences réduites au minimum dans le but de former de futurs travailleurs employables, flexibles et dociles. Ce droit à l’instruction n’a toujours été qu’un " effet secondaire bénéfique, mais fortuit, du besoin de socialiser, d’éduquer et de former une main-d’oeuvre compétitive et diversifiée " (p. 140).

Et si, aujourd’hui, l’adaptation de l’Ecole au privé est plus forte, ce n’est pas par la brusque éclosion d’une " idéologie néo-libérale ", mais tout simplement parce que les conditions économiques permettent de limiter, voire de faire disparaître, cet " effet secondaire ". Qui aujourd’hui prendra le risque de se battre pour l’instruction, le savoir, alors que le marché exige des travailleurs flexibles ? Les entreprises sont doublement gagnantes : des travailleurs peu qualifiés, flexibles, c’est un coût du travail moins élevé, une position de concurrence et des profits assurés. Par ailleurs, on assiste à un désengagement des entreprises de la formation continue sur l’Ecole et au développement des Nouvelles Technologies : se former à la maison, après le travail, grâce à des didacticiels achetés aux entreprises d’enseignement à distance, voilà de quoi générer des profits considérables tout en économisant sur la formation continue (Ford a déjà équipée ses employés en ordinateurs avec connexion sur Internet afin de se former après le travail...)



Le prétexte du chômage.

L’adéquation Ecole-Entreprise se renforce dans un contexte de chômage prégnant. L’ERT (European Round Table, ou Table Ronde des Industriels ", groupe de pression patronal européen) affirme que " les causes du fort taux de chômage en Europe [...] sont à rechercher dans l’inadéquation et l’archaïsme de ses systèmes de formation ".
Voilà qui rappelle des discours ministériels... Si la formation est un facteur important pour trouver un emploi, il n’en reste pas moins que devant une offre qui se raréfie, les demandeurs à qualification égale ne pourront pas tous obtenir un emploi (le taux de chômage des titulaires d’un diplôme de deuxième ou troisième cycle est passé de 5,9% en 1993 à 7,3% en 1997).

Enfin, ne soyons pas dupes, quand le patronat affirme qu’il faut " instruire pour lutter contre le chômage ", ce n’est sans doute pas par philanthropie et on traduira " formons davantage pour empêcher les hausses de salaire " : un travailleur à qualification rare coûtera toujours plus cher qu’une masse de travailleurs possédant la même qualification. Donc : développons la formation ou plutôt " l’employabilité ".

Que veulent les entreprises ?

Un personnel " employable " : voilà ce que les entreprises souhaitent que l’Ecole forme. Qu’est-ce que " l’employabilité " ? Une accumulation de compétences vagues, sensées garantir la capacité d’occuper un emploi indéterminé. Cette capacité n’est pas assortie de droits. L’employabilité n’est pas la qualification. Cette dernière offrait la garantie de réglementations salariales et sociales. L’employabilité , au contraire, c’est la dérégulation totale, par laquelle chaque travailleur se retrouve seul face aux exigences de l’employeur. Le Medef ne s’y est d’ailleurs pas trompé en lançant une offensive pour une dérégulation des contrats de travail.



" Faire de l’Ecole une machine à couler les jeunes dans les moules du marché "

En 1989, l’ERT publie son premier rapport sur l’enseignement dans lequel on peut lire : " l’Education et la formation sont considérés comme des investissements stratégiques vitaux pour la réussite future de l’entreprise ". D’autres rapports suivront avec leurs recommandations reprises par l’OCDE et la Commission Européenne exigeant clairement une rénovation de programmes et des systèmes d’enseignement.

Le nouveau rôle de l’Ecole assignée comprend deux axes :

- L’Ecole doit n’apporter qu’un savoir minimum (une sorte de SMIC culturel) qui permet aux jeunes de s’adapter facilement, bref de devenir flexible ce qui est indispensable aux grandes entreprises.

Cette formation initiale sera complétée par une auto-formation (" l’apprentissage tout au long de la vie ") à ses propres frais par le biais de didacticiels ou de sites payant d’éducation à distance.

- L’autre rôle, c’est l’acquisition de comportements sociaux " conformes ", soit de faire des travailleurs disciplinés et dévoués.

L’Ecole a donc pour tâche de soutenir l’entreprise européenne. Cette volonté patronale est largement reprise par les institutions politiques européennes et internationales et conditionne pour une large part les réformes des systèmes éducatifs européens.

Comme le recommande la Commission Européenne, l’Ecole doit " mieux prendre en compte le destinataire du service ", c’est-à-dire l’entreprise.

L’Ecole doit privilégier la capacité de changement et d’adaptation (à l’image du tissu économique) dans sa structure même, dans son mode de gestion et dans ses pratiques pédagogiques.

Concrètement, l’exigence de flexibilité (qui s’accélère sous la pression de la mondialisation) conditionne les réformes.

1 - Développer des compétences à l’insu du savoir.

La récupération du discours pédagogique anti-élitiste (l’élève au centre du système, diminution d’horaires disciplinaires au profit d’activités pluridisciplinaires à l’évaluation hasardeuse - TPE, ECJS), et son détournement permet de mettre de côté la mission d’instruction et, cela, au nom d’une certaine " conception de l’éducabilité " : on met en avant les compétences (savoir-faire) et la " citoyenneté " (savoir-être) seules garants de " l’employabilité ".



2 - Flexibiliser les structures et le personnel.

La " décentralisation " voulue par Allègre et ses collègues européens n’est que la manifestation de la " pensée unique " sur l’Ecole. Les établissements doivent s’adapter aux nouvelles exigences du marché dans un contexte de " gel de l’emploi public " : le manque de moyens va pousser les établissements à se " libéraliser " :

- Les structures deviennent autonomes et concurrentielles : poids des réseaux de notabilité locale, recrutement au profil dans l’opacité la plus grande, recours aux sponsors (les mallettes pédagogiques Nestlé, Colgate, Danone, Coca-Cola ou encore l’affaire CIC dénoncée par Attac nous montrent bien que l’entreprise est déjà très présente)...

- Les personnels deviennent flexibles : non-titulaires ou titulaires voient leur statut se déréguler (cas des Titulaires sur Zone de Remplacement devenant un personnel flexible et corvéable à merci) et ceci dans le but de faire des économies.

Cette gestion de la misère explique, par exemple, l’interdiction de redoublements dont le coût est devenu " excessif ".

Ainsi, cette dérégulation (sensible en France comme au Danemark, aux Pays-Bas, en Belgique ou encore en Allemagne) prend différentes formes : " assouplissement de la carte scolaire, multiplication des partenariats privés à l’aide des transferts incontrôlés de compétences aux collectivités locales, concentration des pouvoirs ente les mains de chefs d’établissement convertis en véritables chefs d’entreprise " (p. 65). L’établissement doit être son propre recours, et l’auteur de nous apporter un exemple d’un établissement hollandais : " une école qui a de grands besoins en entretien ou en rénovation, doit puiser l’argent dans ce qui était prévu pour le personnel " (p. 66).

La Commission Internationale sur l’éducation, mise en place par l’UNESCO et présidée par Jacques Delors, est favorable à " une large décentralisation des systèmes éducatifs, reposant sur l’autonomie des établissements et sur une participation effective des acteurs locaux ".

Prenant modèle sur le tissu économique l’Etat flexibilise sa structure ce qui permet de :

- maintenir le budget de l’enseignement sous contrôle en déléguant la gestion de l’austérité aux échelons inférieurs (les syndicats n’ont tendance à ne voir que ce point)

- de briser les résistances au changement

- d’assurer un développement différencié

- de permettre et imposer une adaptation rapide aux attentes des entreprises. Ce dernier point étant la raison principale de la décentralisation.

Evoquant le paiement au mérite (autre conséquence de la décentralisation), qui permet également de briser la solidarité des enseignants, N. Hirtt développe une situation en Suisse qui laisse songeur : " chaque professeur d’un lycée a dû se choisir un " profil " en dehors de ses attributions habituelles : contact avec les parents, responsable informatique... A la fin de l’année a lieu une évaluation, sur base de laquelle est calculée une partie du salaire. Tout le système est gérée par une société privée " (p. 71).

En Angleterre des pans entiers de la gestion des écoles publiques sont d’ores et déjà aux mains du secteur privé.
En Grande-Bretagne, l’inspection des écoles primaires est assurée, depuis 1993, à 73 % par des organismes privés.
Toujours en Angleterre, le remplacement des professeurs absents est devenu une activité lucrative, menée par des sociétés privées. Le Parti Travailliste a poursuivi la politique des conservateurs en invitant les entreprises privées à s’impliquer directement dans la gestion des EAZ (les ZEP françaises) : ainsi, des sociétés comme Procter and Gamble gèrent en toute indépendance des écoles " publiques ".

Il est bien évident que les établissements vont entrer dans une concurrence farouche afin d’offrir la meilleure adéquation au marché de l’emploi. L’un des moyens pour créer ce climat est de publier régulièrement des résultats des école afin d’inciter les parents à augmenter la pression sur les établissement scolaires. Ce qui se fait déjà, en France, pour le bac. Les établissements abandonnent leur caractère d’institutions de service public pour se présenter comme des fournisseurs commerciaux d’enseignement.

Le glissement sémantique est symptomatique : l’élève devient client, le savoir, compétence. Cela contribue à individualiser la relation à l’Ecole.



Quels sont les compétences requises par le " destinataire de service " ?

Nico Hirtt nous permet d’éclairer la stratégie des réformes éducatives à la lumière des recommandations patronales:

L’entreprise veut une main-d’oeuvre flexible (polyvalente, mobile et recyclable). Cette priorité est intégrée dans tous les pays européens.

1 - La mise en avant des compétences.

Pour être flexible, le travailleur n’a que faire de savoirs, mais doit développer des compétences. C’est donc bien au nom de la volonté patronale (camouflée derrière l’idée de pratiques pédagogiques recentrées sur l’élève afin de lutter contre " l’échec scolaire ") que les objectifs cognitifs sont relégués à l’arrière-plan.

Ainsi les enseignants sont invités à inculquer les compétence réclamées par les entreprises : familiarisation avec les nouvelles technologies, adaptabilité, capacité à s’auto-former...

Soit, moins de
connaissances générales, de culture et plus de compétences flexibles (je dirais de " savoir utilitaire " pour reprendre l’expression de Mme Chevalier IPR-IA d’EPS, chargée de l’innovation au sein de l’Académie de Bordeaux).

Mais comment opérer ce glissement de l’instruction vers la " formation " (c’est-à-dire l’employabilité) ? On invoque le volume des connaissances pour justifier les allégements. On se souvient des déclarations fracassantes d’Allègre concernant l’Histoire-Géographie (discipline par ailleurs inutile et dangereuse car on peut y apprendre les révolutions) " quelques flashs suffisent "... Mais comme le remarque justement l’auteur, cette justification est contradictoire : " plus les savoirs sont volumineux, moins il faudrait enseigner ! Etrange logique en vérité " (p. 33).

Une fois le savoir relégué à l’arrière-plan, quelles compétences développer ?

La Commission Européenne distingue deux types de compétences :

- L’éducation de base : lecture et calcul, réduits au strict nécessaire.

- Les compétences " favorisant l’innovation " : " la capacité de développer et d’agir dans l’environnement complexe et hautement technologique, caractérisé, en particulier, par l’importance des technologies de l’information, la capacité de communiquer, de nouer des contacts et d’organiser (...) Ces compétences incluent,
en particulier, la capacité fondamentale d’acquérir de nouvelles connaissances et de nouvelles compétences, d’apprendre à apprendre tout au long de la vie ", Livre Blanc sur la croissance, la compétitivité et l’emploi.

Le contenu des matières est donc perçu comme secondaire par rapport aux compétences " transversales " que l’enseignant doit inculquer. Et c’est ainsi que l’ECJS ou les TPE en France supplantent les contenus disciplinaires. Les pratiques pédagogiques innovantes qu’on cherche à imposer, en les institutionnalisant (cf. la création d’une agence nationale de l’innovation par Jack Lang) ont comme but la substitution des objectifs cognitifs à l’acquisition de compétences particulières.

Ces heures précieuses dévolues à l’acquisition de compétences transversales flexibles et rapidement exploitables sont prises sur des enseignements " inutiles " car non productif : Histoire, Science et Vie de la Terre, Philosophie, enseignement artistique...



2 - L’éducation du futur travailleur par le " savoir-être ".

Le second rôle que l’entreprise attribue à l’Ecole, c’est l’acquisition de comportements sociaux " conformes ". Ces " compétences sociales " (ou savoir-être dans le langage pédagogique) doivent permettre de socialiser le futur travailleur.

L’ancien ministre de l’Education de la Communauté flamande de Belgique, Luk Van den Bossche affirmait que la mission ultime de l’école n’est " pas (d’être) un monopole en matière de transmission des connaissances, mais la transmission de valeurs ainsi qu’une large socialisation culturelle des jeunes gens ".

C’est pourquoi l’Ecole (re)devient un lieu d’apprentissage de la " citoyenneté ". Pour la Commission Européenne, la citoyenneté " active inclut l’accès aux capacités et aux compétences dont les jeunes auront besoin pour participer efficacement à l’économie dans un contexte de modernisation technologique, de mondialisation de
l’économie, et (...) de marchés européens du travail transnationaux ".

Les " capacités citoyennes " ou " soft-skills " (dialogue, gestion des conflits, communication, flexibilité, sens social, disponibilité...) doivent ainsi assurer l’employabilité de l’élève... et sa soumission.

Comme le souligne Nico Hirtt, " le véritable esprit critique, celui qui permet de s’affranchir de la pensée dominante, ne se nourrit pas de valeurs, mais de savoirs. (...) L’absence de rigueur, les savoirs mal structurés, les compétences pratiques sans assise théorique, l’adaptabilité sans réflexion, ne conduisent l’homme qu’à renoncer à comprendre, à accepter tout sans s’interroger sur rien "(p. 39).

Il est bien évident que la décentralisation, l’adaptation du programme au local, vont favoriser ces pratiques " innovantes " dans des " pôles de formation ", entraînant avec elles la disparition programmée des diplômes nationaux. En lieu et place des ces examens garants de l’égalité de chacun, se mettent en place les cartes de compétence (personnal skill-card) lancées par la Commission européenne. Ces cartes " où seraient portées les connaissances (traduire compétences flexibles) ainsi validées " remplaceraient des diplômes devenus obsolètes. Ce système d’accréditation sera informatisé et pourra être mise à jour via un fournisseur de télé-enseignement par Internet (là encore source de privatisation de l’enseignement). L’employeur pourra utiliser ces données, à distance, pour vérifier si le candidat correspond bien à ce qu’il recherche.

Cette carte de compétences s’affirme comme un moyen moderne de " restreindre l’éducation du peuple à ce qui est strictement nécessaire aux besoins de l’économie capitaliste " (p. 83).



L’ouverture de l’éducation sur le monde du travail

Qui mieux que les entreprises sont à même de formuler les contenus nécessaires à la formation d’un travailleur employable ? En 1989, l’ERT déplorait que " l’industrie n’a qu’une très faible influence sur les programmes enseignés ". En 1993, le Livre Blanc de la Commission Européenne sur la compétitivité et l’emploi suggérait de
développer des incitants fiscaux et légaux pour encourager le secteur privé et le monde des affaires à s’investir directement dans l’enseignement. La Commission y veille dans le cadre du programme Leonardo da Vinci.


Le sous-emploi et le décrochage scolaire servent de prétexte pour justifier la transformation de l’enseignement obligatoire en formation professionnelle assurée sur le lieu de travail. C’est le modèle allemand que l’on montre sisouvent en exemple. Pourtant ce modèle est en crise, frappé par la vague de chômage. Le ministère allemand de la Formation a dû lancer un " plan d’action national " pour inciter l’industrie, les commerces et le services à offrir des postes de stages supplémentaires. En contrepartie, les patrons ont exigé de soustraire les apprentis à la législation sur la protection du travail des jeunes. Cette législation interdisait de faire travailler les apprentis en dehors des heures normales d’école. C’est terminé. L’organisation des horaires de stage devient plus flexible et le nombre total des journées de travail a augmenté de 20 ou 30 jours par an. Ainsi, la formation professionnelle est de plus en plus dérégulée, au détriment de la formation générale.

L’intervention des entreprises se lit également dans les partenariats locaux et les programmes. En Belgique le groupe Petrofina a mis en place un partenariat avec les écoles primaires où est implanté son centre de recherche.
Au Danemark toute la formation professionnelles est organisée en étroite collaboration avec les organisations patronales. Les demandes relatives à de nouveaux types de qualifications sont immédiatement enregistrées dans les programmes.



Les Nouvelles Technologies : cheval de Troie de la " marchandisation ".

Considérées comme la panacée pour lutter contre l’échec scolaire, les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC : CD-Rom, Internet...) constituent une voie royale pour " marchandiser " l’école. Ce n’est pas tant la formation que le développement d’une habitude de consommation qui intéresse les décideurs. N.
Hirtt parle de " mascarade pédagogique " : toujours derrière l’égalité des chances (mais où est l’égalité alors que le nombre de postes est insuffisant et que seuls les élèves possédant le Net chez eux, les plus favorisés, en tireront tous les avantages), le souci est de faire des élèves d’ardents consommateurs et clients des entreprise de
télécommunication majoritairement privatisées. L’explosion de ce secteur très lucratif entraîne un développement des pédagogies utilisant ces nouveaux outils.

Les sociétés du secteur informatique ont bien perçu l’enjeu : Microsoft France travaille sur ce marché depuis 1992, en partenariat avec Hewlett Packard (on équipe gratuitement en ordinateurs et CD-Rom, dans l’espoir, à peine
caché, de susciter une habitude de consommation et une fidélité à Microsoft : " notre objectif étant d’imposer le lus largement possible notre plate-forme Windows "). Le marché est encore plus juteux avec les logiciels éducatifs " première cause d’achat d’un micro-ordinateur par les familles françaises ". Le géant mondial du jouet Mattel a racheté le leader américain des logiciels éducatifs The Learning Company qui détient 42% de ce marché : on comprend dès lors l’enjeu du marché éducatif.

En développant les NTIC dans les écoles (en pleine austérité budgétaire !), les gouvernements européens mettent en application un principe de l’ERT : " Utiliser le montant très limité de l’argent public comme catalyseur pour soutenir et stimuler l’activité du secteur privé ".




La fin de la mobilité sociale.

L’autonomie et la concurrence entre les établissements, l’adaptation du programme au local favorisent un développement inégal et renforcent ainsi les hiérarchies sociales. C’est pourquoi, les " pôles d’innovation " et les " lieux de formation " (nouveau nom des établissements) censés lutter contre l’échec scolaire ne font, au contraire, que réduire les possibilités de mobilité sociale. L’abandon du savoir au profit des compétences contribuent à priver les enfants d’origine populaire d’un accès aux savoirs pour comprendre et changer le monde.
L’Ecole " light " favorise les enfants qui trouveront chez eux de quoi combler les lacunes.

Par ailleurs, la baisse de la qualité de l’enseignement public va favoriser la privatisation de l’enseignement : les parents, qui auront les moyens, iront chercher ailleurs ce qu’ils ne trouvent pas dans le système scolaire public : écoles privées, CD-Rom, cours à distance via le Net.

En Belgique, une étude a révélé que les 30% des ménages les plus aisés (revenus supérieurs à 2 500 euros) dépensaient annuellement, en moyenne, 5 000 euros en frais éducatifs. On comprend mieux dans ces conditions pourquoi la patronat louche sur ce marché.

Cette politique éducative abandonne ainsi toute ambition d’instruction de haut niveau pour tous (qui est un droit) et ouvre les portes aux marchands qui vont pouvoir :

- vendre des savoirs (source d’énormes profits)

- contrôler les connaissances, les compétences et donc les comportements inculqués aux futurs travailleurs et consommateurs.

L’élève est client-roi d’un supermarché éducatif ou se côtoient les meilleurs et les pires " produits scolaires ".
Cette perte du droit d’instruction va de pair avec l’individualisation de la formation et l’injustice sociale. Comme le montre l’auteur " tous ne sont pas égaux face aux choix, face aux orientations, face aux didacticiels et au multimédia (...) la dérégulation, c’est la croissance de l’inégalité, et l’inégalité scolaire reproduit, amplifié, l’inégalité sociale " (p. 80).

La sélection devient redoutable. Le plan Allègre-Royal " nouvelles chances " de mai 1999 destiné à assurer la prise en charge des élèves " en grande difficulté " a illustré comment la conception de la " lutte contre l’échec scolaire " se traduit par un abaissement du niveau et une sélection renforcée des enfants du peuple vers les filières qualifiantes, en assouplissant les conditions d’obtention du CAP et en prévoyant des " itinéraires sur mesure ", tout cela financé par Vivendi et EDF...

Les réformes aspirent donc à moins d’école. Comme l’affirme l’ERT : " dans certains cas, il se peut que la durée de l’éducation avant le début de la vie professionnelle soit trop longue "... C’est ainsi que le débat sur la durée de la scolarité obligatoire revient sur le tapis. Une année de gagner, c’est autant d’économiser pour l’Etat. Il faut ainsi limiter le " tronc commun " à un enseignement de base, des compétence élémentaires obligeant les moins favorisés à occuper les emplois les moins qualifiés sur le marché du travail.

Cette Ecole de base, au rabais sera sans doute le dernier domaine public.

Nico Hirrt montre alors qu’on en revient à la théorie des dons pour justifier la sélection.

" Au terme de cette formation de base interviendra une sélection forcée. Pour la faire accepter on fait appel à l’argument de la lutte contre l’échec scolaire (...) On laisse entendre que certains jeunes seraient " faits " pour les cours généraux; alors que d’autres auraient une organisation cérébrale qui les porterait davantage sur les matières manuelles ". Les textes officiels parlent alors, de " capacités ", " d’aptitudes ", " d’inclinations ".

La diversification (= hiérarchisation) est donc basée sur les talents (= origine sociale).

Reste à faire accepter ses filières d’où " la politique de revalorisation de l’enseignement professionnel. Il s’agit d’apprendre à accepter son sort, à se contenter de la place qui est la sienne dans la société, à intégrer ’orientation vers une section technique ou professionnelle comme un décision positive ".




Pour l’auteur, mettre fin à l’inégalité sociale est la condition sine qua non pour établir un droit à l’instruction pour
tous. En attendant, le combat contre une Ecole " marchandisée " est le premier pas vers une Ecole Démocratique.

Philippe Mallard


TABLE DES MATIERES

Introduction : Les systèmes éducatifs sur la
sellette
1. À la charnière de deux époques
Une massification sans démocratisation
Adapter l’enseignement à une économie en crise
La nouvelle donne du marché de l’emploi
" Marchandisation " de l’enseignement
Le vrai visage de l'austérité budgétaire
2. Tous compétitifs
L'école au service de la guerre économique
L'ère de la flexibilité
La " logique " du marché
L'employabilité crée-t-elle de l’emploi ?
3. Compétences requises
L'adaptabilité avant tout chose
Adieu aux connaissances
Éduquer le travailleur
La place centrale des technologies de l'information
Mystification pédagogique
Un faux désintéressement
4. Employable à vie
Aux sources de la qualification
L'employabilité : un concept flou
Vers une certification modulaire
Apprendre tout au long de la vie
5. Menaces sur l'Ecole publique
Adapter les structures
De la dérégulation à la privatisation
" L'école libérée "
Les objectifs de la décentralisation
6. Déréguler pour coller au marché
Flexibiliser l'enseignement
La pression de la concurrence
Seul face à l'école
Carte de compétences
7. L'Ecole " marchandisée "
Le temps des " sponsors "
Des parents en quête de qualité
Le catalyseur NTIC
Quand la pédagogie stimule les ventes
À quoi sert la commission européenne
8. Sous l'emprise du patronat
Alternance et apprentissage
Le modèle allemand
Droit d'ingérence patronal dans les programmes
9. Un enseignement encore plus inégal
Diversifier et hiérarchiser les formations
Quand les qualifications s'étirent
La fin d'une certaine massification
Davantage de sélection
Moins d'Ecole !
Le retour de la théorie des " dons "
Faire accepter la hiérarchie des filières
" Revaloriser " la filière professionnelle
Pour conclure : de Seattle à l'Europe, un vaste complot ?


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