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Débat animé par Alain AUFFRAY et PAUL QUINIO Le |
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«Le ministre nous dévalorise» Qu'est-ce qui ne va pas avec Allègre?
Emmanuel Garcia: Je suis aujourd'hui dans ma cinquième
semaine de grève. Mes motivations sont donc très sérieuses.
Je bous d'indignation depuis la rentrée 1997 et les déclarations
du ministre sur l'absentéisme des enseignants. A la rentrée
1998, après le décret signé pendant l'été
sur la baisse du taux de rémunération des heures supplémentaires,
j'ai explosé. A mes yeux, tous les ingrédients pour une véritable
révolte des professeurs étaient réunis. Je crois qu'un
très très grand nombre de profs, une majorité même,
partagent ce point de vue.
José Fouque: Je suis ici le représentant, avec
quelques autres, de ceux qui pensent qu'il faut faire évoluer le
lycée et apporter des réformes profondes. Pour autant, nous
n'adhérons pas complètement à la manière dont
Allègre s'y est pris. Le ministre a commis une série d'erreurs,
qui ont pu être assimilées à des tentatives d'humiliation.
Je pense à ces déclarations sur les absences et à
la réduction du taux de rémunération des heures supplémentaires.
Ce sont des erreurs importantes, peut-être même suicidaires
pour son projet. Mais je ne crois pas pour autant au désaccord profond
de la masse des acteurs du système éducatif avec Allègre.
Même les propositions de Philippe Meirieu ont suscité des
réactions, il n'y a pas eu une levée massive de boucliers.
Gilbert Longhi: Je vais être un peu plus incisif, mais
je ne veux pas être méchant. Il y a deux sortes de comités
anti-quelqu'un en ce moment en France: les comités anti-Le Pen et
les comités anti-Allègre. Et ce sont à peu près
les mêmes nuances de la gauche qui les composent. Je me pose la question:
est-ce que l'on n'a pas sorti la grosse Bertha? Surtout qu'une démission
ne résoudra rien...
Henri Lanta: Alors là, vous me faites sourire. Ma conviction
c'est que sur le plan de la démagogie, on ne peut pas comparer Allègre
à quelqu'un d'autre que Le Pen. Allègre me paraît vraiment
dangereux. Je le dis sans beaucoup de plaisir, mais c'est quelqu'un qui
fonctionne à l'humiliation. Il faut qu'il casse les gens à
qui il s'adresse. Je croyais qu'une politique de gauche c'était
inciter les gens à donner le meilleur d'eux-mêmes. Je crois
qu'un ministre doit dire: «Ecoutez, cela ne va pas. Mais on va s'y
mettre.» Je considère enfin que c'est quelqu'un d'instable.
Le lundi, Allègre a telle position, le mardi, il en a une autre.
François Queval: Le reproche que j'ai à faire au
ministre, c'est qu'il a créé une atmosphère tellement
délétère que l'idée même d'apporter des
améliorations ou des transformations est à l'avance découragée
par son comportement vis-à-vis des enseignants.
René Chiche: La personne d'Allègre ne m'intéresse
absolument pas. En revanche, il se trouve qu'il est ministre et qu'en tant
que ministre, il a des devoirs. Le premier, c'est d'inspirer courage à
ses personnels et à ses administrés. Ce devoir-là,
il ne le remplit pas. Cela suffit pour demander sa démission.
Gilbert Longhi: Cet aspect personnalisé contre Allègre
de votre combat me gêne. Je ne comprends pas qu'on arrive à
se demander si Allègre est bête.
Emmanuel Garcia: Mais ce n'est pas un combat contre sa personne.
Sa démission est une question de morale politique. Il n'est pas
normal de considérer un tel degré d'utilisation du mensonge,
de la calomnie, de la démagogie, de l'escroquerie, comme une méthode
normale. Sa démission n'est pas une question de simple mauvais caractère
du ministre, dans la mesure où ce qu'il veut, ce sont des enseignants
dévalorisés dans un lycée dévalorisé. L'école a-t-elle besoin d'une réforme de plus?
René Chiche: Ce n'est plus de réforme dont on a
besoin, mais d'une pause dans les réformes. Si on veut qu'il y ait
un débat sérieux sur l'école, la première chose
à faire c'est un état des lieux. Il faut sortir de la caricature
et des slogans martelés à l'opinion publique par l'intermédiaire
des médias. La défense du service public d'éducation,
les 80 % d'une classe d'âge au bac, l'école qui doit être
son propre recours, l'élève au centre... a priori on
ne peut qu'être d'accord. Du coup, ceux qui combattent la réforme
passent pour d'affreux réacs élitistes.
Emmanuel Garcia: C'est vrai, il faut une pause dans les réformes.
On prétend que le système est figé, victime de son
hypercentralisation. Ça ne correspond pas à la réalité.
Dans les classes vous avez une extraordinaire diversité des pratiques
pédagogiques, malgré les programmes et les statuts nationaux.
Quand j'ai commencé, il y a vingt-six ans, il y avait des tas d'expériences
plus ou moins révolutionnaires: ateliers en français et en
histoire géographie où les élèves choisissaient
leurs thèmes et même leurs professeurs... Tout cela était
fort intéressant, mais ça n'a pas produit de miracles.
José Fouque: Je ne partage pas le point de vue de ceux
qui disent: faisons une pause, arrêtons les réformes, arrêtons
l'entreprise de destruction. Le diagnostic est fait depuis longtemps: il
y a eu le rapport Prost, le rapport Bourdieu, le rapport Legrand, le rapport
Fauroux. Or, à quelques détails près, ils disent tous
la même chose: «Tout ce qui a été initié
depuis un an et demi dans les établissements va dans le sens des
réformes que nous proposons.» Il est temps de mettre en musique
ces expériences à travers des textes fondateurs. Le constat
est là. On se heurte à la résistance des lobbies syndicaux
et disciplinaires. Les syndicats, pour des raisons historiques, se battent
sur la question des statuts, ils ne voient pas que le métier évolue.
Emmanuel Garcia: La seule question est de savoir comment encourager
ce qui marche, au lieu d'avoir une pratique qui consiste, à intervalles
plus ou moins réguliers, à tout brasser, les appellations
des filières, les programmes, très rarement pour les améliorer
d'ailleurs... Dans leur grande masse, les professeurs sont profondément
blasés sur l'idée de réforme!
René Chiche: Je pense qu'il y a des clivages très
forts entre deux conceptions du métier. Une conception qui prétend
«mettre l'enfant au centre du système», et une autre
qui essaie de concevoir les enfants comme des élèves, des
étudiants. La première se contente d'enregistrer les différences,
la seconde essaie de former ou de transformer les jeunes pour les sortir
un peu d'eux-mêmes et les ouvrir au monde.
François Queval: Il n'y a pas forcément contradiction
entre ces deux conceptions: je suis d'accord avec «l'enfant au centre»,
mais un enfant qu'on aide à se responsabiliser, en l'ancrant sur
un certain nombre de savoirs. Il faut arrêter les faux procès,
comme si ceux qui sont pour l'éducation et «l'enfant au centre»
ne percevaient pas le rôle des professionnels et des disciplines.
Comment la population a-t-elle changé? Comment les missions de l'école
doivent-elles aussi changer? Ce sont les questions qu'il faut se poser...
René Chiche: Ce n'est pas parce que la population a changé
que les missions de l'école ont changé... c'est un sophisme.
François Queval: Les missions peuvent changer parce que
le public change. Sur la question du métier d'enseignant, il y a
un gros problème, je ne dirais pas de corporatisme, mais de difficulté
à faire changer les gens. On a été formés sur
le modèle du prof devant sa classe avec son savoir, ses méthodes
pédagogiques. Cela ne marche plus.
Jean-François Boulagnon: On ne peut plus enseigner aujourd'hui
comme en 1950 quand 10 % d'une classe d'âge arrivait au bac. Il faut
revenir au pilier de Ferry, c'est-à-dire à une pédagogie
adaptée aux élèves.
Denis Paget: Je trouve étonnant que ceux qui se présentent
comme voulant faire évoluer le métier se revendiquent de
Jules Ferry. Nous avons des choses à inventer, pas à revenir
au passé. Par ailleurs, les enseignants ont déjà fait
évoluer leur métier. Aujourd'hui, vous ne tenez pas cinq
minutes devant une classe si vous ne l'avez pas fait. Il y a eu des évolutions
extrêmement fortes. J'accuse les réformateurs de tout poil
de ne pas regarder la réalité, l'évolution profonde
qui a touché ce métier, à la fois dans la relation
du prof aux élèves et dans la conception du savoir. Il suffit
de regarder les évolutions des programmes dans certaines disciplines
depuis vingt ans.
René Chiche: Contrairement à ce qu'on croit, le
professeur invente à chaque heure. Mais la pire des choses serait
qu'il prétende imposer ses doctrines aux autres.
José Fouque: L'immense majorité, y compris les
syndiqués à quelques exceptions près, veut du changement.
Et lorsqu'on leur propose des solutions, que l'on trouve des financements,
les enseignants font beaucoup de choses. Les enseignants sont des gens
qui sont innovants, originaux, et l'erreur du ministère a été
de penser que ce que disaient certains dirigeants du Snes était
le reflet exact de ce qui se passait sur le terrain. Les syndicats ne voient
pas que, sur le terrain, le métier évolue avec l'accord des
acteurs. Un exemple, l'aide individualisée aux élèves:
je ne dis pas que 100 % des enseignants se lancent dans l'aide individualisée,
mais il y en a au moins 50 % qui, face à des élèves
en difficulté, acceptent de les prendre en heures supplémentaires.
Ils les prennent à part, en petits groupes de trois, et ils le font
de bon cœur puisqu'ils voient que ça marche. Le lycée peut-il se permettre d'accueillir 100 % d'une classe
d'âge? L'échec de la massification doit-il conduire à
remettre en cause le principe même du collège unique?
José Fouque: Prenons le cursus des élèves
admis en seconde avec des résultats assez médiocres dans
certaines disciplines d'enseignement général. Dans mon établissement,
certains accéderont au BTS forgerie, deviendront ingénieurs
en passant par l'Ecole supérieure de la fonderie. Voilà un
bon exemple: ce sont des élèves qui ont des lacunes, mais
le lycée en a fait des adultes, aussi respectables que leurs pères.
C'est vrai, l'école ne sert plus aussi souvent qu'autrefois d'ascenseur
social. Il n'empêche que, dans mon établissement, ceux qui
passent un BTS ont souvent mieux réussi que leurs parents. Il faut
savoir si nous parlons bien des mêmes élèves. Les titulaires
du BTS de fonderie ont peut-être quelque coquetterie dans l'œil en
culture générale, néanmoins, ce seront des adultes
respectés et utiles pour la société. Tous, sans exception,
ont trouvé du travail.
René Chiche: Votre exemple ne prouve absolument rien.
Le problème concerne évidemment davantage l'enseignement
général que la filière professionnelle. Je parle de
ces lycéens de l'enseignement général qui n'ont pas
les capacités requises pour faire des études supérieures
mais sont là par passivité, parce qu'on leur présente
les autres filières sous un jour négatif. On n'arrête
pas de déconsidérer l'enseignement technique et professionnel,
cela conduit vers les lycées généraux toute une catégorie
d'élèves qui n'y est pas à sa place.
François Quéval: On ne peut pas laisser dire qu'on
laisse toute une vague d'élèves aller à l'abattoir...
Gilbert Longhi: Je trouve un peu gonflé d'essayer de déterminer
qui on doit recevoir au lycée général. La réponse
est simple: on reçoit ce qu'on nous donne. Nous sommes fonctionnaires,
nous n'avons pas à choisir, pas plus qu'à l'hôpital
le médecin de garde ne choisit ses malades. Nous devons éduquer
tous ceux que la nation nous donne à éduquer, nous avons
tous signé un engagement quand nous sommes entrés dans l'Education
nationale. Si on n'est pas content, on s'en va. Mais, si la nation nous
donne un public, nous n'allons pas chipoter pour savoir si l'élève
doit être dans le professionnel, dans le technique ou ailleurs. Nous
devons le traiter...
Emmanuel Garcia: C'est faux: nous avons à nous interroger.
Certains sont mieux dans le général, d'autres dans le technologique,
et d'autres encore dans le professionnel.
Gilbert Longhi: Il y a déjà 25 % des jeunes qui
sont dans le professionnel et dans le technique, et ils y sont à
reculons. Que va-t-il se passer si ce pourcentage augmente pour que l'adéquation
entre le public et les programmes du lycée général
soit plus fine? Si on force sur le technique, on va créer des parias,
des gens qui ne veulent pas y être, encore moins que maintenant.
Nous n'avons pas à nous poser de telles questions: nous devons traiter
le public que la politique éducative de l'Etat nous donne. Pour
l'orientation, je suis, pour le coup, un grand libéral; je dis que,
de toute façon, on ne fait pas boire un âne qui n'a pas soif.
Il faut être assez souple sur l'orientation, sinon vous savez très
bien ce qui se passe: la souffrance scolaire pour les moins riches ou la
contre-orientation pour ceux qui peuvent se payer le privé. Tout
lycéen a sa place dans le lycée. Et nous devons nous féliciter
qu'il y ait une forte demande d'école, un fort désir d'études.
Emmanuel Garcia: Sur la massification, il faut dire la vérité,
le bilan du collège unique est plutôt mauvais. Est-ce être
démocrate que de défendre un mauvais bilan? Je n'en suis
pas convaincu. Quant au lycée général, il accueille
environ 50 % d'une classe d'âge. Avec ce public, on patine de plus
en plus. Moi, je suis professeur principal en seconde. Pour certains mômes,
j'estime
souvent qu'il faudrait trouver une orientation en BEP. On me dit: c'est
complètement bouché, alors il faut trouver une solution dans
l'établissement. En clair, on me demande de faire semblant. Mais
ce que nous redoutons, c'est que la réforme ne serve qu'à
mieux faire semblant, à gonfler de façon artificielle les
taux de réussite au bac. On ne fait que reporter le problème
à la première année de fac. A force de mentir, on
s'expose un jour ou l'autre à des réactions qui seront peut-être
violentes.
Libération: Vous pensez donc qu'on demande à l'école
de régler des problèmes qui ne relèvent pas de ses
compétences?
Emmanuel Garcia: Moi, je ne peux pas créer des emplois,
c'est aussi simple que ça. On dit: l'ascenseur social est en panne.
Je ne suis pas d'accord, l'ascenseur marche, mais les étages sont
bouchés. Le problème fondamental est là. Les mômes
savent très bien qu'ils n'ont rien à attendre du circuit
légal. Pourquoi s'imposeraient-ils des efforts qui ne débouchent
sur rien?
Jean-François Boulagnon: Mais vous savez bien que la remise
en cause des filières ségrégatives est un phénomène
général qui dépasse largement la France, qu'à
partir des années 50 et jusqu'aux années 70, la marche vers
plus de démocratisation a touché plusieurs pays d'Europe
occidentale. Avez-vous une solution de remplacement au collège unique?
René Chiche: Je n'ai pas de solution. Je dis juste qu'il
faut arrêter de mentir. Sous prétexte de ne pas faire de sélection
sociale, on a supprimé toute sélection scolaire. Et on culpabilise
les enseignants en leur disant: si vous faites de la sélection scolaire,
vous défendez un modèle élitiste. Si bien qu'arrivent
en terminale des élèves qui sont passés au travers
de toutes les exigences, qui ne sont plus capables de faire un certain
nombre de choses que les élèves des générations
antérieures maîtrisaient. Et donc, c'est écrit dans
la lettre de mission du groupe de travail sur la philosophie, il faut modifier
les programmes afin que les résultats au baccalauréat dans
cette discipline soient socialement acceptables. Voilà le lycée
light:
un nivellement par le bas pour ne pas voir la réalité.
Denis Paget: On n'a rien à gagner à une démocratisation
en trompe l'œil. Mais je ne serai pas aussi sévère que mes
collègues. Les bons élèves continuent à être
bons, et on a toujours de mauvais élèves. Je crois que la
sélection scolaire continue d'être assez forcenée,
même si elle revêt des formes nouvelles. Tout le monde sait
qu'il y a une hiérarchisation entre les sections et entre les établissements.
Au temps du collège Fouchet, il y avait trois filières, c'était
clair et net. Aujourd'hui, le collège unique n'a d'unique que le
nom. Il n'y a qu'à comparer le collège de Mantes-la-Jolie
et le collège de centre-ville. Depuis une quinzaine d'années,
non seulement les différences n'ont pas été réduites,
mais elles ont été amplifiées. Elles ne sont plus
à l'intérieur des établissements, mais elles sont
de plus en plus flagrantes entre les établissements. Le phénomène
n'a pas cessé de s'amplifier depuis la suppression de la sectorisation,
en 1983. C'est à la gauche que l'on doit cette merveilleuse réforme.
Je suis d'accord avec mes collègues pour dire qu'il ne faut pas
mentir. Il faut s'assurer que démocratisation rime avec acquisition
réelle de compétences et de connaissances. Cette «culture commune» ouvre-t-elle la voie au «lycée
light»
?
José Fouque: La culture commune, ce n'est pas abaisser
le niveau de tous, c'est définir des noyaux communs et des objectifs
périphériques hiérarchisés. Ce n'est pas le
lycée light mais l'inverse. Dans le projet Meirieu, il y avait par
exemple l'idée d'offrir à tous un enseignement artistique.
Il était aussi envisagé d'aborder la question religieuse.
Combien de fois entend-on regretter que nos enfants ignorent tout de la
mythologie fondamentale du catholicisme... Défendre la culture commune,
c'est dire qu'un élève de lycée professionnel ne doit
pas être condamné à des notices sur le nettoyage des
Mobylette, il a droit aussi à Apollinaire et à Baudelaire.
Le projet de réforme reprend aussi la fameuse idée d'«objectifs
noyaux». Depuis Legrand, on répète que les programmes
sont encombrés de choses inutiles.
Denis Paget: Ce que vous dites est très grave, on gaspille
les deniers publics pour apprendre des choses inutiles à nos élèves!
José Fouque: Depuis vingt ans, on veut recentrer les programmes
autour des finalités des filières, avec une culture commune
qui permet à tous de se reconnaître dans le même pays.
En mathématiques, les élèves de première ou
de terminale de génie des matériaux voient des choses qu'ils
ne verront jamais plus ensuite, ni en BTS, ni en IUT. Des exemples comme
ça, on peut en trouver des dizaines...
René Chiche: C'est ça, supprimons la philosophie!
José Fouque: Je ne dis pas ça, au contraire. Les
élèves eux-mêmes, dans le colloque Meirieu, disaient
qu'ils voulaient plus de philosophie, même en seconde. Ils voulaient
plus d'histoire-géographie. On peut dégraisser des programmes,
les rendre efficaces. On verra après si on a toujours besoin d'autant
d'heures de cours. Mais, Denis Paget, l'attitude que vous avez toujours,
dans votre syndicat, consiste à dire: «Attention, il ne faut
pas diminuer le nombre d'heures!» C'est ce qui bloque le système.
Denis Paget: Vous avez donné, quand même, une bonne
définition du système allégé: moins de programmes,
moins d'horaires. On en redistribue une partie, et ça donne le lycée
light.
Il faut recentrer les programmes, il faut diminuer les horaires puisqu'on
aura diminué les programmes. En bout de course, on va se retrouver
avec une classe de seconde très réduite par rapport à
ce qu'elle est aujourd'hui.
José Fouque: Si les élèves ont acquis le
contenu du programme, ce ne sera pas light, ce sera hard
au contraire.
François Quéval: Est-ce que les profs mesurent
la charge de travail demandée à un élève? Chaque
année, j'interroge mes collègues sur la quantité de
travail qu'ils exigent de leurs élèves. Tous me disent qu'ils
attendent pratiquement autant d'heures de travail personnel que d'heures
de cours. On arrive donc à 60 heures. Ce que je dis là ne
milite pas en faveur d'un lycée light mais en faveur d'un
lycée où l'on tienne compte de l'élève.
René Chiche: Au lieu de donner accès aux textes,
on va enseigner à l'élève un discours sur les textes,
on va enseigner les commentaires sur la philosophie, ou, comble de l'absurde,
l'histoire de la philosophie, etc. Ça peut se mettre en fiches,
et les élèves auront donc «accès à la
culture» par l'intermédiaire de fiches absolument indigestes.
Je me retrouve avec des élèves en terminale qui sont capables
de me dire ce qu'est une anaphore dans un texte mais qui sont incapables
d'écrire un texte, d'intercepter le sens de ce qu'ils repèrent.
Là, il y a un problème fondamental.
José Fouque: Allégeons les programmes, monsieur!
Supprimons l'enseignement de l'anaphore!
François Quéval: Quand les élèves
arrivent en terminale, que savent-ils? Qu'ont-ils retenu de tout cet empilement?
Je préférerais qu'ils aient dans ma discipline des choses
un peu moins pointues, sur lesquelles on les fasse vraiment travailler,
en leur apprenant à devenir responsables face à leur travail.
René Chiche: L'alternative n'est pas entre l'empilement
et le recentrage sur des noyaux fondamentaux, elle est entre le désordre
et l'ordre. Le problème, c'est que la culture commune de Meirieu
allège tout en empilant. Elle sert à assurer la cohésion
sociale, ce qui n'a rien à voir avec la finalité de l'éducation.
Gilbert Longhi: J'ai observé au long de ma carrière
qu'il avait fallu créer le lycée du temps choisi, le lycée
autogéré et plein d'aventures du même genre parce que
le trop d'école avait fini par faire vomir l'école, par enfermer
des jeunes dans le grand échec scolaire. Si aujourd'hui on arrivait
à concentrer certains horaires et programmes pour que les gamins
ne soient pas écœurés par l'école, alors je dis oui
aux allégements. Et si l'allégement permet de gagner des
heures qui permettront de mieux servir les élèves sans les
saturer, alors je dis encore oui.
François Quéval: Je crois, moi aussi, à
la nécessité d'un recentrage qui permette aux jeunes de se
concentrer sur ce qui les passionne. Pourquoi imposer aux lycéens
certains enseignements que, de toute façon, ils n'acquièrent
pas et qui coûtent des deniers à la nation? Je prends un exemple:
en terminale L, il y a une caricature d'enseignement scientifique. ça
consomme une heure et demie de physique, une heure et demie de biologie,
une heure de mathématiques. J'ai enseigné dans ce genre de
classe: la plupart des élèves n'en avaient véritablement
rien à cirer. En termes de gros sous, il y a là de vraies
économies à faire, qui permettraient peut-être de se
recentrer sur des choses plus importantes et d'abonder les heures nécessaires
pour l'aide personnalisée des élèves. Le lycée
que j'appelle de mes vœux n'est pas un lycée light mais un
lycée où les élèves auraient un certain nombre
d'allégements de ce type, qui permettent de passer de 29 heures
et demie à 26 heures, pour, d'une part, se recentrer sur les disciplines
fondamentales, et, d'autre part, avoir du temps pour travailler de façon
beaucoup plus autonome.
Emmanuel Garcia: Le problème n'est pas tant dans l'allégement
des horaires. Le danger considérable, c'est plutôt l'allégement
des exigences, des critères avec lesquels on va obtenir ou non le
baccalauréat. On fait passer les mômes parce qu'on ne sait
pas où les mettre. Le maire, le préfet, le député
et le ministre ne veulent pas que les jeunes soient dans la rue, point
final. Je peux vous citer deux exemples qui illustrent l'abandon des exigences:
la nouvelle épreuve d'histoire-géographie au bac n'exige
plus aucune compétence à l'écrit. Il s'agit d'analyse
de documents: il faut repérer des thèmes dans trois ou quatre
documents, faire un tableau en cochant des croix dans des colonnes, tel
thème correspondant à tel document. On conclut par une très
courte synthèse. Cette épreuve va entrer en vigueur cette
année. J'ai mis en garde mes élèves en leur disant:
si vous ne savez rien, prenez ça, c'est difficile d'avoir moins
de 8 mais il est quasiment impossible d'avoir une bonne note. C'est une
épreuve totalement stupide. Les élèves n'ont pas encore
vraiment compris qu'il était devenu inutile de préparer le
bac en histoire-géo. Quand ils l'auront compris, il y aura des dégâts.
Et on va beaucoup plus loin encore avec les travaux personnels encadrés
(TPE). On nous explique que c'est beaucoup mieux que d'écouter le
cours magistral, c'est pluridisciplinaire et extraordinaire. On a déjà
introduit un travail du même genre en terminale STT, et ça
a permis ce grand progrès de la démocratisation: l'an dernier,
ma terminale STT a eu 100 % de réussite au bac. Je connais les élèves
et je sais ce que ça veut dire. Les dossiers sont préparés
sous la direction des professeurs. Il est impossible de ne pas avoir une
bonne note. Il est prévu que l'interrogation sur le TPE remplace
l'oral de rattrapage. Donc, on va vers deux bacs, celui qu'on a à
l'écrit et celui que l'on donne à l'oral. Pour les statistiques,
c'est formidable, le ministre sera ravi.
Denis Paget: Par rapport au TPE, je ne serai pas aussi sévère.
A condition qu'il n'y ait pas une forme unique du travail interdisciplinaire,
je crois que ce type de travail peut être intéressant. Il
me semble qu'un travail personnel des élèves qui fasse appel
à beaucoup plus de lecture doit être encouragé. Faut-il
évaluer ces dossiers au baccalauréat? Je n'en sais rien,
mais je vois bien les inconvénients qu'il y aurait à remplacer
la deuxième épreuve du bac par ce type de dossier. Il ne
faut pas forcément l'ignorer pour autant. Aujourd'hui, quand le
jury examine le dossier scolaire, il fait déjà un peu la
même chose.
François Quéval: Faire écrire les élèves
sur un sujet personnel avec un encadrement assez fort des enseignants fait
partie des autres modalités de travail qu'il faut absolument développer.
Même s'il faut l'utiliser avec précautions pour le bac. Rien
n'empêche les examinateurs d'interroger sur le fond, de savoir si
ce que dit l'élève vient de lui ou d'un bouquin qu'il a acheté. Il faut faire de l'école «son propre recours»:
de la maternelle jusqu'à la terminale, cette ambition est au cœur
de tous les projets de réforme de Claude Allègre. Elle consiste
à se donner les moyens d'aider ceux qui n'ont pas à la maison
des parents susceptibles d'expliquer les leçons ou de payer des
cours particuliers. Pour le ministre, il s'agit d'une mesure de justice
sociale élémentaire. Concernant le lycée, l'aide individualisée
pourrait être généralisée à moyens constants,
grâce aux heures de cours libérées par les allégements
de programmes. Dans l'esprit de Meirieu, le recentrage sur les enseignements
fondamentaux devait s'accompagner d'une redéfinition du service
des enseignants. Au lieu des 18 heures de cours hebdomadaires, ils auraient
à assurer 15 heures de cours plus 4 heures d'«activités
pédagogiques». Cette ambition a été revue à
la baisse par le ministre: il n'est plus question que de 2 heures d'aide
individualisée en français et en maths, pour les seules classes
de seconde. Cette mesure reste pourtant fortement contestée.
La prise en charge, individuellement ou en petits groupes, des élèves
en difficulté doit-elle définitivement entrer dans la définition
du métier de professeur?
René Chiche: L'aide individualisée est présentée
comme une évidence, comme indispensable. C'est l'aveu qu'il n'y
a plus rien à attendre hors de l'institution puisque, comme le proclame
Meirieu, l'école doit être «son propre recours».
Tout
se passe comme si on n'envisageait même plus que les familles puissent
avoir un rôle dans l'éducation, ce qui est assez grave.
Jean-François Boulagnon: Mais venez dans ma ZEP! Vous
verrez que ce recours à la famille n'existe pas. Ne serait-ce qu'en
raison des difficultés de langue. Si le travail ne se fait pas dans
l'institution, il ne se fera pas ailleurs. Il y a une différence
entre mes élèves et les adolescents des classes moyennes
qui bénéficient des cours de soutien.
René Chiche: Ils ont tous les mêmes problèmes.
Je constate qu'il y a des dysfonctionnements auxquels l'aide individualisée
ne peut suppléer. Lorsque vous accueillez des élèves
qui ont perdu toute familiarité avec la langue française,
comment imaginer qu'une aide individuelle pourra se substituer à
ce qui est un problème beaucoup plus fondamental?
François Quéval: Je souscris à ce qui vient
d'être dit sur le problème du rapport à l'écrit.
On ne peut pas faire de mathématiques à un élève
qui ne sait pas écrire. Avec les élèves que j'ai en
soutien, moi, je fais de la rédaction. Et ça marche! Je leur
demande d'abord de rédiger sur des choses très concrètes,
puis sur des problèmes mathématiques. Je ne dis pas que c'est
la panacée, mais c'est ce type d'optimisme qu'il faut avoir par
rapport aux élèves en difficulté.
José Fouque: Dans l'établissement que je dirigeais
avant, j'ai recruté beaucoup d'enfants qui étaient issus
de l'immigration. Nous avions, les quatre dernières années,
87 % de réussite au bac, parce que nous avions mis en place l'aide
individualisée. Des cours à deux ou trois élèves
débloquent des difficultés.
René Chiche: Comment peut-on être contre l'aide
individualisée quand elle est présentée comme ça?
Mais ce n'est pas la question. Le sens de cette réforme, c'est de
supprimer l'un des seuls indicateurs encore pertinents, à savoir
le contrôle écrit.
François Quéval: On ne peut pas opposer l'aide
individualisée au maintien du texte écrit qui permet d'évaluer...
C'est une vision caricaturale.
Denis Paget: Tout ce qu'on pourra faire pour que le recours aux
cours payants soit limité doit être fait. Le débat
ne porte pas sur le fait de savoir s'il faut ou non de l'aide individualisée.
Il porte sur l'idée que, pour le ministère, l'aide individualisée,
c'est tout simplement réduire les heures d'enseignement de 100 %
des jeunes pour en redistribuer une partie à quelques-uns. Le ministère
fait passer les horaires obligatoires de seconde de 29 heures et demie
actuellement à 26 heures pour financer l'aide individualisée.
Il redistribue. Au Snes, nous disons que l'aide doit être financée
autrement.
Henri Lanta: Nous sommes au moins d'accord pour dire que l'aide
individualisée doit être financée sur des moyens supplémentaires,
qu'elle ne se fasse pas au détriment des horaires donnés
à toute la classe. Ce qui fonde ma révolte contre cette politique
scolaire, c'est le discours démagogique qui consiste à dire
et à répéter: le quantitatif, c'est terminé;
maintenant, tout est un problème de qualitatif.
Gilbert Longhi: Qui donne les cours particuliers? Ce sont tous
des profs, pour la plupart des certifiés, des agrégés.
Vous avez des matières sinistrées au niveau déontologique,
les maths, les langues... et les gens du service public vont se vendre
comme mercenaires. Quelquefois même, les publicités précisent
les lycées ou exercent ces professeurs! On est tous d'accord pour
dire qu'il faut des valeurs, on est moins d'accord pour dire lesquelles.
Il y a dix-sept ans que je suis proviseur, je n'ai jamais trouvé
de consensus sur les valeurs et sur la déontologie.
José Fouque: Dans son projet de mise en place de l'aide
en classe de seconde, je regrette que le ministère ne soit pas allé
jusqu'au bout de la logique de la réforme. Il ne faut pas distribuer
la même chose à tous. Il faut aider prioritairement les établissements
où il y a des élèves en grande difficulté.
Et focaliser l'aide sur les maths ou le français est une erreur,
car c'est, une fois de plus, piloter le système par des intérêts
corporatifs.
Emmanuel Garcia: Il faut faire attention aux leurres. L'aide
est nécessaire et utile. Quand il s'agit d'un coup de pouce, ça
fonctionne très bien. Mais le miracle n'existe pas. A moins d'imaginer
que les élèves puissent bénéficier de plusieurs
heures individuelles par semaine. On est pris dans un engrenage: ça
ne marche pas à 15, faisons le à 8, et ainsi de suite. C'est
cette logique qui risque de conduire à des allégements. De
ce point de vue, l'expérience des modules me paraît très
intéressante. Qu'est-ce qu'on a raconté aux élèves?
Que, grâce à des évaluations, nous allions dresser
un profil individuel de chaque élève, que nous allions faire
le bilan de ces lacunes, et que nous allions faire ensuite un suivi «individualisé»
dans des groupes composés en fonction des besoins. Dans la pratique,
tout le monde sait ce qui s'est passé. Nous avons fonctionné
en demi-groupe, les objectifs sont restés illusoires... Les évaluations
ne permettent pas d'établir de profil. Elles permettent au mieux
de distinguer les bons des mauvais élèves, comme n'importe
quelle interrogation écrite ou orale en début d'année.
Jean-François Boulagnon: En vous écoutant, j'ai
eu l'impression d'une conception du métier qui datait un peu. Vous
en êtes resté à l'enseignant seul dans sa classe, sans
travail d'équipe, sans assistance sociale ni conseillers d'éducation,
toute cette démarche qui permet une complémentarité
éducative.
René Chiche: L'aide individualisée est un gadget,
un mensonge. On ne peut pas rattraper en quelques années ce qui
n'a pas été fait en dix ans. On va faire des professeurs
de véritables assistants. Dans le mot aide, j'entends assistanat,
on veut faire de la relation pédagogique quelque chose comme une
relation thérapeutique. A qui appartient le débat sur l'éducation?
François Quéval: L'école est placée
devant des défis redoutables que les enseignants seuls ont du mal
à relever. Il faut donc mobiliser tous les acteurs.
René Chiche: Il faut rendre la parole sur l'école
à ceux qui la font, contre les certitudes des experts. J'ai été
dérangé par la consultation Meirieu. Je l'ai perçue
comme une atteinte au lieu sacré qu'est la classe.
José Fouque: Vous voulez rendre la parole sur l'école
à ceux qui la font. Mais le débat sur l'école ne doit
pas être sanctuarisé. Nous ne pouvons plus traiter des élèves
adolescents, des jeunes qui ne sont même plus adolescents pour certains,
qui sont... je vais employer le mot «usagers», comme s'ils
n'avaient pas leur mot à dire, eux et leurs parents.
Gilbert Longhi: Clemenceau a dit: «La guerre est une
chose trop importante pour la confier aux militaires.» Les enseignants,
eux, n'ont pas à porter tout seuls l'Education nationale sur leurs
épaules.
Henri Lanta: Vous êtes sympathique, mais quelle aide Allègre
apporte-t-il à des enseignants qui vont supporter toutes ses réformes?
René Chiche: Le contenu de l'enseignement ne peut raisonnablement
pas être déterminé par les parents et par les élèves.
Gilbert Longhi: Je rappelle qu'au Moyen Age, quand on a découvert
que le sang circulait, des docteurs se sont réunis en Sorbonne pour
produire un décret qui interdisait au sang de circuler. Je me dis,
du coup, que ce ne sont pas toujours ceux qui portent la robe et la toge
qui sont les mieux placés pour dire où est le savoir. |