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Revue de presse : Le Monde


Ecole diversifiée, école inégalitaire
Béatrice Gurrey

Le débat sur l'éducation ne progresse guère, tout en devenant de plus en plus opaque pour les profanes. Il y a quelques semaines, on a cru discerner une embellie lorsque, coup sur coup, trois formations politiques ont organisé un débat sur l'école : Démocratie libérale (DL) d'Alain Madelin, France moderne, l'association d'Alain Juppé, et le Mouvement des citoyens (MDC) de Jean-Pierre Chevènement. Il a fallu pourtant vite déchanter : aucun de ces colloques n'est parvenu à mobiliser l'opinion sur les enjeux du système éducatif.

Cette absence d'écho, doublée d'un brouillage idéologique, a plusieurs causes. Démocratie libérale et le Mouvement des citoyens, diamétralement opposés sur le terrain idéologique, n'ont fait, pour l'essentiel, que réaffirmer des points de doctrine archirebattus. Pour les libéraux, les maux de l'école s'expliquent par la permanence d'un « modèle centralisé et standardisé ». Il faut donc le « casser » pour « faire place à la diversité » en libérant « l'initiative et les énergies ». A l'inverse, pour les chevénementistes, la logique locale, le vocabulaire et les méthodes de l'entreprise, la vision « pédagogiste, qui tend à survaloriser le moyen (la pédagogie) par rapport à la finalité (la maîtrise du savoir) », sont honnis. Quant à Alain Juppé et ses amis, ils se sont cantonnés dans une prudente réserve, remettant à plus tard leurs propositions.

Une autre série de raisons explique le brouillage du débat. Depuis le début des années 80, des thèmes qui appartenaient plutôt à la droite ont été annexés par la gauche.

Du national, on est passé au local : le « terrain » est devenu un mot magique, l'autonomie un concept-clé et le projet d'établissement une panacée. Comme le souligne Bernard Charlot, professeur en sciences de l'éducation à l'université Paris-VIII, « on est passé d'une réforme pilotée du centre à une politique d'initiative à la base ».

« LÂCHETÉ POLITIQUE »

Le cas de la réforme des collèges engagée par Louis Legrand dans les années 80 pourrait résumer à merveille cette croyance : il fallait alors expérimenter de nouvelles méthodes sur le terrain, avec des équipes motivées, inventant elles-mêmes un savoir-faire qui, par la seule vertu de l'exemple, ferait bientôt « tache d'huile » dans l'ensemble du système scolaire. Ce nouveau credo, qui a fait florès chez les libéraux, est si fortement ancré qu'il a été repris, ensuite, indifféremment par le centriste François Bayrou ou par le socialiste Claude Allègre. Celui-ci porte la confusion à son comble, en empruntant sans cesse son vocabulaire, ses méthodes et ses valeurs à l'entreprise (la qualité, le zéro défaut, l'innovation technologique, la gestion des ressources humaines, la modernisation) tout en proclamant son attachement indéfectible à l'école républicaine.

Le philosophe Henri Pena-Ruiz résume crûment la situation : « L'idéologie pragmatiste du terrain est une lâcheté politique. » Yves Careil affirme, lui, dans son ouvrage De l'école publique à l'école libérale (Presses universitaires de Rennes, 1998) : « Avec le recul, il apparaît que la revendication d'une plus grande liberté s'est surtout traduite par l'émergence de nouveaux marchés, de nouveaux classements sociaux et de nouvelles disqualifications, au niveau de pratiques possédant à l'origine un parfum libérateur. » De fait, c'est une véritable dérégulation du jeu scolaire qui s'est produite en vingt ans, aboutissant à une école dans laquelle les inégalités sociales et géographiques s'accentuent.

Certes la dégradation des conditions économiques et sociales y est pour beaucoup. Mais nul ne s'étonne que, dans un système qui a absorbé un flot grandissant d'élèves jusqu'au milieu des années 90, de nouvelles règles se soient installées - décentralisation, déconcentration, territorialisation des politiques - sans qu'aucun véritable bilan soit tiré. Ni la gauche ni la droite ne se sont sérieusement inquiétées de l'extrême diversification d'un système dans lequel le délit d'initié de ceux qui connaissent les bonnes filières, les bons établissements et les bonnes classes peut tranquillement prospérer. Et pour cause, ce délit est la chose du monde la mieux partagée dans les deux camps.

THÈMES PSEUDO-CONSENSUELS

Qui s'émeut aujourd'hui lorsque l'ancien dirigeant de la Fédération syndicale unitaire, Michel Deschamps, affirme, à juste titre, dans un docte débat sur les programmes, qu'il y a belle lurette que la réalité a rattrapé les pires craintes : à savoir qu'on n'enseigne plus la même chose dans un établissement de banlieue défavorisée et un établissement de centre- ville ?

L'absence de clivage net entre la gauche et la droite vient aussi du fait que le débat sur l'éducation a progressivement abandonné le terrain des idées et des objectifs politiques pour se recentrer sur des questions techniques, d'experts. Ainsi de l'évaluation, véritable enjeu politique puisqu'elle devient à la fois la contrepartie demandée aux acteurs du terrain auxquels on confie davantage de liberté et une réponse de l'institution à la demande sociale d'obligation de résultat. Or la question de l'évaluation se résume désormais à un débat sur la pertinence de tel ou tel outil, sur la fiabilité de tel ou tel baromètre. Le ministre de l'éducation a ainsi demandé que les évaluations de CE 2 et de 6e soient revues car elles étaient « mal faites ».

Enfin, les pistes ont achevé de se brouiller avec la récurrence de thèmes pseudo-consensuels dont le sens finit par se perdre. A droite, à gauche, au centre, chacun parle de « citoyenneté », ou d' « égalité des chances ». De même, sur tout l'échiquier politique, on disserte aujourd'hui de la « deuxième chance », cheval encore chimérique que chacun enfourche d'autant plus volontiers qu'il évite de parler de la première.

Sans revenir à l'illusion démocratique d'un système ultracentralisé et jacobin, ne serait-il pas temps d'examiner en détail les conséquences de la décentralisation en matière d'éducation ? Comme le faisait remarquer Philippe Meirieu, lors des entretiens de Bordeaux organisés par France moderne, « les dotations des collectivités locales aux établissements peuvent varier de 1 à 12 et les parents qui le peuvent n'hésitent pas à déménager en raison de ces inégalités ». Le directeur de l'Institut national de la recherche pédagogique s'était alors demandé s'il ne fallait pas revoir les mécanismes de régulation à l'oeuvre dans le système scolaire « pour que les choses se fassent avec un peu plus d'équité ».

De fait, au regard des objectifs d'égalité des chances, le moment est sans doute venu de se pencher à la fois sur ces questions de péréquation et sur les nouveaux rapports de pouvoir et de dépendance qu'entretiennent les établissements scolaires et les collectivités locales. Enfin, en se plaçant encore du point de vue du territoire, ne faudrait-il pas tirer le bilan des « expérimentations » menées de façon quasi sauvage depuis des années en matière de carte scolaire ? Bref, regarder seulement un peu en arrière pour pouvoir, autrement que dans une course effrénée à l'innovation, aller de l'avant.

Le Monde daté du jeudi 6 janvier 2000


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