LE ROI ET SON BOUFFON

Une fable des temps modernes

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Dans un vieil Empire de culture nommé la France régnait en ce temps-là, s'étant taillé un empire dans l'empire &emdash; justement nommé Education Nationale &emdash; un Roi de droit quasi divin, jugeant de tout selon son bon plaisir sans souci de déplaire. Et voici qu'un soir, celui du jour où, sous son auguste autorité, venait de se passer la première épreuve, celle dite de philosophie, du vénérable baccalauréat, le Roi fut invité à dire son idée sur la manière d'entendre les sujets de cette épreuve, en compagnie de quelques spécialistes eux-mêmes autorisés, dont un commerçant de grande surface et un peintre à la vaste palette. La puissance invitante n'était autre que la gardienne de la culture en France, la station de radiodiffusion justement nommée, elle aussi, France-Culture.

Ne pouvant souffrir de se taire sur la Philosophie qu'il détestait à proportion de ce qu'il en ignorait, et ne pouvant souffrir non plus de se faire représenter par un autre qui pourrait êt ¿re meilleur que lui, il décida d'y envoyer son bouffon, qui ne pouvait être que lui-même, tant il craignait qu'on ne trahît sa pensée.

Le baccalauréat étant chose sérieuse qui mobilisait des centaines de milliers de jeunes citoyens mis en demeure de prouver qu'ils savaient juger, et la Philosophie étant de ce fait le couronnement de leurs études selon une antique tradition pleine de raison, il ne pouvait donc s'agir que de se moquer. C'est à ce titre que le bouffon du Roi prenait rang parmi les joyeux drilles réunis pour officier.

Une gaie luronne, chargée de répondre à la question: "Peut-on se mentir à soi-même?", avait vagabondé avec brio dans le je-ne-sais-quoi et le presque rien. C'est ainsi qu'après quelques remarques sur le fond de cette prestation, requis de donner à son tour son avis, le bouffon du Roi laissa voltairiennement tomber, en expert: "Cela dit, votre copie a tout de même le mérite d'être conforme à un devoir de philosophie, qui ¡ est de ne jamais répondre à la question posée". C'est ainsi encore qu'à l'auteur de la copie suivante, consacrée à cette autre question: "A quelles conditions une activité humaine peut-elle être dite un travail?", il fit cette observation: "C'est moins bien que la précédente, parce que vous, vous avez essayé de traiter le sujet". Le public s'esclaffait d'aise: Ah! que voilà un bon Roi qui dit enfin ce que ses sujets doivent dire de sujets qui ne veulent rien dire! Car le public avait naturellement reconnu, sous le bouffon, son Roi.

On imagine ce qui s'ensuivit. Les professeurs de philosophie sur le point de recevoir les vraies copies des vrais candidats, et de se mettre en devoir de les corriger en appliquant ce qu'ils tenaient depuis toujours pour leurs bons principes, ne savaient plus sur quel pied danser: s'il fallait apprécier comme le Roi et se conformer au canon de son omniscience, quelle note faudrait-il mettre, désormais, à ceux qui trai ¸teraient le sujet? L'embarras était grand, inouï, peut-être serait-il fatal &emdash; mais le Roi n'en avait cure.

Or cependant voilà que les Postes du Royaume portèrent au Roi des centaines de milliers de missives de parents angoissés, qui suppliaient: "Ô mon Roi, mon fils a répondu à la question, ma fille a traité le sujet, ils vont être collés, faites quelque chose, oui, faites quelque chose!".

Ce fut un grand choc. Le Roi, pris de court devant tant d'émoi, s'écria : "Merdre! Par ma chandelle verte, mon bouffon est aussi nul que Platon et Descartes réunis!" La sanction fut immédiate :

" A la trappe ! "

 

Et c'est ainsi que le Roi, oubliant, dans le trouble, qu'il ne faisait qu'un avec son bouffon, tomba dans un grand trou fait exprès, qui engloutit jusqu'à sa mémoire.

 

Et c'est alors que dans un recoin du vieil Empire de culture nommé la France, on se prit philosophiquement à rêver qu'une bonne vieille République pourrait peut-être succéder à une monarchie si étrangement éclairée.

 

Alfred J'Arrive.


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