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L'enseignement public sacrifié
à la crise du capitalisme

Par Nico Hirtt (1)

Exposé prononcé à la Bourse du Travail, Paris, le 28 mai 1999
et à l'Université de Provence, Marseille, le 29 mai 1999.

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Les plans de réforme des systèmes d'enseignement se succèdent en Europe et force est de constater qu'ils présentent, au delà des particularités nationales propres à chaque pays, une tendance à se ressembler étroitement. Cette politique éducative commune qui ne dit pas son nom, peut se résumer en quelques points :

1.On tend à abandonner les systèmes éducatifs publics, fortement centralisés et relativement uniformes, issus des années de massification de l'enseignement. On leur substitue des réseaux d'établissement autonomes, en situation de forte concurrence mutuelle, on décentralise les pouvoirs de décision, bref, on procède à la dérégulation des structures d'enseignement.

2.Dérégulation également au niveau des contenus enseignés. Partout on allège les programmes ou bien on assouplit leur définition. Parallèlement, on tend à abandonner ou à reléguer au second plan les objectifs cognitifs (connaître et comprendre), à l'avantage des compétences (savoir faire).

3.Forte incitation à la collaboration entre le monde de l'enseignement et celui des entreprises. Que ce soit sous la forme d'un contrôle du patronat sur les programmes et les méthodes ou sous la forme dune généralisation des formations en alternance (sur le modèle de l'enseignement dualiste allemand).

4.Introduction massive des nouvelles technologies de l'information et des communications (NTIC) dans les établissements scolaires : ordinateurs, logiciels d'apprentissage, connexions Internet nous sont présentés comme LA panacée capable de résoudre tous nos problèmes.

5.Cette politique est mise en œuvre dans un contexte de dé-financement de l'enseignement. Depuis vingt ans, les dépenses publiques d'éducation tendent à stagner (en valeur réelle globale) voire à diminuer (en termes relatifs à la richesse nationale et au nombre d'étudiants).

6.La justification de cette politique repose sur une double argumentation : lutte contre l'échec scolaire et lutte pour l'emploi . Double mensonge devrait-on dire. Car on ne lutte pas contre l'échec scolaire en supprimant administrativement les redoublements tout en abaissant les exigences. Quant à l'employabilité de tous, cela na jamais créé un seul emploi. Au contraire, les gains de productivité ainsi engendrés permettent de produire davantage avec moins de main d'œuvre, tout en exerçant une plus forte pression sur les salaires et les conditions de travail.

Sans doute pourrait-on ajouter une septième caractéristique à cette liste : dans la grande majorité des pays européens, la dérégulation-libéralisation des systèmes éducatifs est mise en œuvre par des ministres issus de la gauche sociale-démocrate, plurielle ou non.

L'essence de la réforme profonde à laquelle nous assistons est d'adapter les systèmes d'enseignement aux mutations économiques liées à la crise la plus intense (des taux de chômage et de faillites qui dépassent ceux des années 30), la plus longue (elle dure depuis 25 ans) et la plus étendue (puisque planétaire) que le capitalisme ait connue. Cette politique est pensée et théorisée dans des rapports internationaux, émanant de l'OCDE, de la Commission européenne ou encore de la Table Ronde des Industriels européens. En 1989, le Groupe de Travail Éducation de lERT publiait son premier rapport. On pouvait y lire que le développement technique et industriel des entreprises européennes exige clairement une rénovation accélérée des systèmes d'enseignement et de leurs programmes , que l'éducation et la formation sont considérées comme des investissements stratégiques vitaux pour la réussite future de l'entreprise . Elle déplore que l'industrie na qu'une très faible influence sur les programmes enseignés , que les enseignants ont une compréhension insuffisante de l'environnement économique, des affaires et de la notion de profit et que ces mêmes enseignants ne comprennent pas les besoins de l'industrie (2).

 

Des connaissances aux compétences

La première caractéristique de l'environnement économique lié à cette crise économique durable et profonde est sa très forte instabilité. Les entreprises naissent et disparaissent à un rythme effréné ; des productions sont mises en route, puis vite abandonnées pour d'autres projets ; les techniques et l'organisation du travail sont sans cesse modifiées. Le travailleur de l'an 2000 devra faire face à d'incessants bouleversements de son environnement technologique et industriel ; à des mutations de postes ; à des licenciements et à de nouveaux emplois ; à des recyclages… Dans ces conditions, les connaissances traditionnellement transmises par l'école sont jugées trop vite obsolètes et perdent donc de leur importance au profit de compétences permettant une mise en œuvre rapide et flexible de la main d'œuvre. Il faut, conclut le Conseil européen d'Amsterdam en 1997, accorder la priorité au développement des compétences professionnelles et sociales pour une meilleure adaptation des travailleurs aux évolutions du marché du travail (3).

Quelles sont ces compétences ? Outre les compétences spécifiques propres à tel ou tel métier ou secteur, les rapports susnommés en citent quatre. Les deux premières sont classiques : la lecture et le calcul. La troisième compétence, c'est la capacité de savoir se servir dune interface informatisée simple (écran-souris). On estime que dans 70 % des emplois de demain les travailleurs seront conduits à se servir dune façon ou dune autre d'ordinateurs. Ils doivent donc pouvoir interpréter rapidement les instructions des machines, dialoguer avec elles, leur donner des ordres simples.

La quatrième compétence est directement liée à l'instabilité de l'environnement productif : c'est la capacité d'apprendre à apprendre . Si le travailleur doit être adaptable, il faut qu'il soit capable de se recycler par soi même et à ses propres frais. L'OCDE reconnaît donc sans honte que le plaidoyer en faveur de l'apprentissage tout au long de la vie repose en grande partie sur l'idée que la préparation à la vie active ne peut plus être envisagée comme définitive et que les travailleurs doivent suivre une formation continue pendant leur vie professionnelle pour pouvoir rester productifs et employables (4).

 

Des structures flexibles pour une adaptation optimale

L'instabilité de l'environnement économique signifie aussi que le système d'enseignement lui-même devra s'adapter plus vite et plus spontanément aux mutations. Or, dans un rapport de 1995, lERT regrette que dans la plupart des pays d'Europe, les écoles sont intégrées dans un système public centralisé, géré par une bureaucratie qui ralentit leur évolution ou les rend imperméables aux demandes de changement émanant de l'extérieur (5). C'est donc là qu'intervient la dérégulation des structures. Des établissements scolaires qui ne sont plus soumis au contrôle d'un pouvoir central régulateur pourront adapter leurs cours et leurs méthodes pédagogiques de manière plus flexible. D'autre part, la concurrence que cette dérégulation ne manquera pas de provoquer entre les établissements rend ceux-ci plus sensibles à la pression du monde extérieur. Pensons en particulier aux pressions des parents qui demandent - et qui oserait les en blâmer ? - que leurs enfants jouissent dune formation qui maximise leurs chances sur le marché du travail. Mais ce faisant, ils induisent l'adaptation de l'enseignement aux seules attentes des employeurs. Au détriment de la transmission de savoirs généraux qui ne sont sans doute pas essentiels en termes de productivité, mais qui forgent une culture commune et donnent force pour comprendre le monde.

L'aboutissement ultime de la dérégulation du système d'enseignement c'est sa privatisation sous forme d'apprentissage à distance. La réalisation de ces objectifs (d'adaptation aux besoins des entreprises) exige des structures d'éducation qui devraient être conçues en fonction des besoins des clients (sic!). L'apprentissage à distance présente un attrait particulier car il peut être adapté de manière à n'interférer qu'un minimum avec les exigences du travail et, plus l'utilisation du matériel est répandue, plus l'opération devient rentable (6). En juillet 1998, l'université d'Oxford a annoncé son intention de lancer un programme de cours payants sur Internet. Les premiers cours vendus seront des cours de médecine, d'informatique et d'histoire. Oxford a reçu, pour mener à bien cette opération, des fonds importants donnés par Microsoft(7).

 

Privatisation de l'enseignement

Nous touchons ainsi à la troisième conséquence des mutations économiques sur la politique éducative. En période de crise, c'est-à-dire de compétition exacerbée, les détenteurs de capitaux sont perpétuellement en quête de nouveaux marchés. Ainsi ont-ils successivement accaparé divers services publics : les transports, les télécommunications, la poste, les soins de santé… ont été privatisés en tout ou en partie. Que reste-t-il ? Le gigantesque marché de l'enseignement. Pour fixer les idées : le budget annuel de la France pour l’Education nationale représentent environ un tiers du montant du commerce extérieur de l'Hexagone. Au niveau de l'OCDE, les dépenses d'enseignement sont équivalentes au marché de l'automobile. On comprend qu'un marché potentiel aussi fantastique attire les investisseurs…

À cet égard, les nouvelles technologies de l'information et des communications jouent un rôle de Cheval de Troie. Elles aident à faire de l'enseignement un enjeu marchand. Elles y contribuent d'abord directement, par la voie des investissements considérables consentis par les services publics au profit de l'équipement informatique des écoles. En France, Claude Allègre à ainsi investi 15 milliards de FF dans la connexion des établissement au réseau Internet. Indirectement, les dizaines de millions d'enfants européens qui auront appris à pianoter sur un ordinateur et à surfer sur Internet seront autant de clients assidus demain. Via les enfants, l'ordinateur, le multimédia, le réseau des réseaux et les didacticiels font leur entrée dans les foyers.

Il s'agit donc, comme le reconnaît lERT, d'utiliser le montant très limité d'argent public comme catalyseur pour soutenir et stimuler l'activité du secteur privé (8). Il ne faudrait surtout pas imaginer que de telles considérations mercantiles seraient réservées aux patrons. Madame Edith Cresson, ex-commissaire européen à l’Education, est sur la même longueur d'onde : Le marché européen (des NTIC) demeure trop étroit, trop fragmenté, le nombre encore trop faible des utilisateurs et des créateurs pénalisent notre industrie. (…) C'est pourquoi il était indispensable de prendre un certain nombre de mesures pour l'aider et le stimuler. C'est l'objectif du plan d'action "Apprendre dans la société de l'information" dont s'est doté la Commission en octobre 1996. Celui-ci a deux ambitions principales : dune part, aider les écoles européennes à accéder au plus vite aux technologies de l'information et des communications ; et, d'autre part, accélérer l'émergence et donner à notre marché la dimension dont notre industrie a besoin (9). Et Claude Allègre ne dit finalement rien d'autre, quand, prenant la parole à Hourtin à l'occasion de la rentrée scolaire 1998, il a martelé son ambition de faire naître une industrie du logiciel éducatif , précisant que le pays devait s'affranchir de son colbertisme étroit parce que la mondialisation a fait du secteur éducatif un marché (10).

 

Les effets du dé-financement

Dernière caractéristique de l'environnement de crise économique : la faiblesse des moyens budgétaires de l'Etat. Faiblesse bien organisée, puisqu'elle découle du refus de taxer sérieusement les patrimoines, les revenus mobiliers et les mouvements de capitaux. Là encore : tout vient de la soumission aux diktats du marché. Ce dé-financement de l'enseignement contribue d'en accélérer la dérégulation, la privatisation et l'instrumentalisation au service de la compétition économique. Premièrement, les écoles désargentées font de plus en plus appel aux sponsors privés. Deuxièmement, les parents, légitimement inquiets de la baisse de qualité de l'enseignement public, cherchent à en compenser les manquements par le recours à des écoles privées ou à des didacticiels. Troisièmement, les maigres moyens des établissements scolaires autonomes poussent ceux-ci à éliminer tout ce qui, dans leur offre d'études, ne semble pas essentiel , c'est-à-dire tout ce qui ne répond pas à l'objectif central de promouvoir l'employabilité. Enfin, quatrièmement, la crise financière pousse au remplacement des professeurs par des machines. En Belgique, la longue grève de 1996 na pas su empêcher la liquidation de 3.000 emplois, officiellement justifiée par le besoin d'économiser 3 milliards de francs belges. Mais deux ans plus tard, on nous annonçait l'investissement de… 3 milliards de francs dans l'équipement des écoles en ordinateurs et dans leur connexion à Internet.

 

Vers une dualisation croissante de l'enseignement

Les deux principales conséquences de cette politique de dérégulation et de libéralisation du système éducatif ne sont pas difficiles à entrevoir.

La première, c'est la fin de l'école publique. Une fin voulue, si l'on en croit les idéologues de lERT pour qui il faut encourager des modes de formation moins institutionnels, plus informels (11) ou ceux de la Commission européenne qui pensent que le temps de l'éducation hors l'école est venu et que la libération du processus éducatif rendu ainsi possible aboutira à un contrôle par des offreurs d'éducation plus innovants que les structures traditionnelles (12). Et si c'était là le sens profond de la petite phrase de Claude Allègre : L'école de Jules Ferry est dépassée .

La deuxième conséquence, c'est l'accroissement des discriminations sociales devant l'accès aux savoirs. Dans un monde pétri d'inégalités, la liberté et l'absence de réglementation ne peuvent qu'engendrer l'injustice. Cela ne dérange guère ceux qui ne raisonnent qu'en termes de rationalité. Après trente années d'élévation générale des niveaux de qualification, qui avaient nécessité la massification de l'enseignement secondaire, nous sommes entrés dans une ère d'étirement des niveaux d'instruction. D'un côté le marché de l'emploi réclame un petit nombre de travailleurs aux qualifications pointues, mais d'un autre côté il propose une masse croissante d'emplois précaires, mal payés, et ne nécessitant que les quelques compétences élémentaires indiquées plus haut. Fin mars 1998, dans les locaux d'IBM Deutschland à Stuttgart, le président du Conseil Fédéral du Patronat allemand, Dieter Hundt, s'en est pris à l'idéologie obsolète et erronée de l'égalité dans le système éducatif allemand. Il a réclamé un changement radical de cap vers un renforcement des performances, de la différenciation et de la concurrence (13).

L'enseignement privé et hyper-performant pour les uns. Pour les autres, des écoles publiques au rabais. Les pouvoirs publics, dit en effet l'OCDE, n'auront plus qu'à assurer l'accès à l'apprentissage de ceux qui ne constitueront jamais un marché rentable et dont l'exclusion de la société en général s'accentuera à mesure que d'autres vont continuer de progresser (14). Rare moment de lucidité ou comble du cynisme ?

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(1) Enseignant, animateur de l'Appel pour une école démocratique, auteur de L'école sacrifiée (EPO 1996) et co-auteur de Tableau Noir (EPO 1998).
(2) Éducation et Compétence en Europe, ERT, 1989
(3) Pour une Europe de la connaissance, Communication de la Commission, COM(97)563 final
(4) OCDE, Politiques du marché du travail : nouveaux défis. Apprendre à tout âge pour rester employable durant toute la vie. Réunion du Comité de l'emploi, du travail et des affaires sociales, au niveau ministériel, qui s'est tenue au Château de la Muette, Paris, le mardi 14 et le mercredi 15 octobre 1997, OCDE/GD(97)162
(5) Une éducation européenne - Vers une société qui apprend, ERT, 1995.
(6) Mémorandum sur l'apprentissage ouvert et à distance dans la Communauté européenne, Com(91) 388 final, 12/11/91.
(7) Le Soir du 30 juillet 1998
(8) Construire les autoroutes de l'Information pour repenser l'Europe, Un message des utilisateurs industriels ; ERT, juin 1994
(9) Intervention d'Edith CRESSON à la Conférence de lancement du programme européen Leonardo da Vinci sur la formation professionnelle, Tours, le 3 mars 1995 ; Ref : SPEECH/95/21 (Rapid)
(10) Libération, 25/8/98
(11) Les marchés du travail en Europe Les perspectives de création d'emplois dans la deuxième moitié des années 90 , ERT, 1993
(12) Rapport du groupe de réflexion sur l'éducation et la formation " Accomplir l'Europe par l'éducation et la formation". Résumé et recommandations (décembre 1996)
(13) Le Monde de l'éducation, mai 1998
(14) Adult learning and Technology in OECD Countries, OECD Proceedings, OECD 1996.
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