Contributions : Analyses



Pourquoi je ne signerai(s) pas la pétition contre le Collège Unique

Le collectif français " Sauvons l’école " vient de lancer une " pétition contre le Collège Unique ". J’ignore si on invite les Belges à la signer. Mais puisque le débat rejoint assez bien celui, récurrent en Belgique, sur le " premier degré commun ", je me sens concerné. Comme, de plus, les auteurs de la pétition sont des amis et des camarades de combat, je me sens interpellé. Voici donc pourquoi, même si j’étais un enseignant français, je refuserais d’apposer mon nom au bas de ce texte.

Cette pétition mélange le vrai et le faux. Il est vrai que les élèves arrivent au Collège avec des différences de niveau telles qu’elles ne permettent guère d’assurer un enseignement qui soit à la fois commun et garantissant une formation générale digne de ce nom. Par contre il est faux, il est même inadmissible, de qualifier le collège unique d’ " utopie " et de " dogme idéologique ". D’autres pays – au rang desquels des pays capitalistes, comme la Suède, le Danemark ou la Norvège, et des pays " à économie dirigée ", comme l’ex-RDA – parviennent ou sont parvenus à maintenir les élèves dans un tronc commun d’enseignement de haut niveau, jusqu’à 16 ans ou plus, et avec des taux d’échec négligeables.

Si un pourcentage important d’élèves (sans doute bien davantage que les 10% évoqués dans la pétition) est aujoud’hui dans l’incapacité de suivre, au premier cycle de l’enseignement secondaire, un cursus qui ne braderait pas l’accès à une vaste culture commune, alors la première question à se poser n’est pas " comment gérer cette inégalité ? ", mais bien " est-elle inévitable ? ". Or, dans le débat sur l’hétérogénéité, les ténors des deux bords semblent aujourd’hui d’acord sur une chose au moins : ils répondent par l’affirmative à cette dernière question. Oui, disent les uns, l’inégalité est inévitable et donc (" par souci démocratique ") il faut des classes hétérogènes. Oui, disent les autres, l’inégalité est inévitable et donc (" par souci de qualité ") il faut des classes de niveau.

C’est aussi ce que sous-entend le texte de la pétition qui nous est proposée, en affirmant qu’il y aurait des enfants ayant " une intelligence plus concrète ". Cette espèce de naturalisation des capacités constitue ni plus ni moins un retour à la vieille idéologie des dons, réputés innés et immuables. Celle-ci a pourtant été plus d’une fois condamnée devant le tribunal de la raison scientifique et s’accomode d’ailleurs fort mal de la permanente détermination sociale des réussites scolaires. A moins de croire au caractère génétique du statut d’ouvrier, on voir mal pourquoi les enfants issus de cette classe-là auraient a priori une intelligence plus " concrète " que les autres (si tant est que le concept d’intelligence " concrète " ou " abstraite " signifie quelque chose). Que les enfants du peuple aient un autre rapport aux savoirs, et certainement un rapport moins positif à l’école telle qu’elle leur est proposée, c’est sans doute vrai. Mais cela n’a rien à voir avec les formes concrètes ou abstraites de l’intelligence ; cela nous interroge plutôt sur la façon dont nous — les enseignants avec nos pratiques et nos moyens, l’école avec ses programmes et ses conditions d’organisation – construisons l’intelligence des uns et des autres.

Revenons un instant aux pays scandinaves. Qu’est-ce qui différencie fondamentalement leur système éducatif des nôtres (belge et français) et qui permettrait d’expliquer leur succès ? Le caractère innovant de leurs pratiques pédagogiques et de leur organisation, diront certains. Ce n’est peut-être pas tout à fait inexact, mais cela passe en tout cas à côté de l’essentiel, à savoir : les conditions matérielles (qui rendent possibles des pratiques efficaces ou qui diminuent les dégâts de pratiques inefficaces). La France et la Belgique consacrent respectivement 3621 $ et 3.813 $ par an à chaque élève de l’enseignement primaire. La Suède en dépense 5.491, la Norvège 6.315 et le Danemark 6.596. Ces pays comptent en moyenne, selon les niveaux d’études, 20 à 40% d’élèves en moins par classe que nous. S’il n’y a pas d’intelligence définitivement " concrète ", il n’y a pas d’avantage de miracle pédagogique.

Dès lors le débat est faussé. Faut-il maintenir ensemble des élèves si différents (quitte à baisser le niveau) ? Ou faut-il introduire une sélection plus précoce (mais qui sera nécessairement sociale) ? C’est la peste ou le choléra ! Refusons cette alternative et revendiquons haut et fort que l’on donne enfin à l’enseignement primaire les moyens matériels (le temps et l’encadrement) qui permettraient de le rénover véritablement, en termes de pratiques et de programmes, afin que tous arrivent au Collège avec des acquis comparables.

Pourquoi ne le fait-on pas ? Parce que ça coûte, bien sûr. Et la pétition a raison de souligner la volonté de rogner sur les budgets. Mais surtout parce qu’on peut se le permettre, parce que l’évolution des économies capitalistes n’exige plus une élévation générale des niveaux d’instruction (pour ne pas parler d’une démocratisation, dont elle n’a jamais eu besoin). Dans une économie chaotique et imprévisible, le savor est, disati Edith Cresson, " un produit périssable ". Dès lors l’école n’a plus à instruire, qu’elle se contente de transmettre les compétences, les savoir-être et les savoir-faire, qui forment des travailleurs flexibles et adaptables. La masse croissante des emplois à très faible niveau de qualification (250.000 postes d’ici 2008 aux USA dans le seul secteur du fast-food et du fast-dink) permet d’abaisser le niveau des exigences scolaires communes. Les 20 à 30% de travailleurs de haut niveau, fer delance de la compétition économique, pourront recourir à des " offreurs d’éducation plus innovants " (dixit la Commission européenne) que l’école publique.

Le " rêve égalitariste ", dont parle la pétition, n’est que le semblant d’humanisme dont se drapent les fossoyeurs de l’école publique. En le qualifiant d’ " utopie " ou de " dogme idéologique " on commet une double faute impardonnable : d’une part on fait beaucoup trop d’honneur à son ennemi, car on lui prête des intentions égalitaristes qu’il n’a jamais eues ; et d’autre part on se disqualifie soi-même, car on se coupe de tous ceux qui luttent, sincèrement cette fois, pour la démocratisation de l’enseignement.

Cette pétition me chagrine, car elle confirme derechef le sentiment que me laisse chaque voyage dans le monde de l’enseignement en France : voilà un pays qui, par ses traditions, son histoire, son tissu associatif et militant, a les meilleures chances de résister à la " marchandisation " de l’enseignement, d’être même un fer de lance dans cette lutte. Et le voilà divisé, jusque dans ses organisations syndicales, en de vaines querelles entre " hyper-pédagos " et " ultra-républicains ". Les uns ne jurent que par les " pratiques ", sans voir que le débat sur la pédagogie est indissociable de — et subordonné à – la question des objectifs et des moyens ainsi qu’à la prise en compte de l’environnement socio-économique où baignent les systèmes éducatifs ; les autres s’accrochent à l’école du passé, sans voir que celle-ci ne " fonctionnait " précisément que dans la mesure où elle s’appuyait sur la ségrégation sociale, qu’elle la justifiait et qu’elle la renforçait. Les uns soutiennent les réformes décrétées par leurs ministres, parce qu’ils se reconnaissent dans les intentions démocratisantes qu’il affiche. Les autres combattent ces mêmes réformes, mais en rejetant l’idée même de démocratiser les études. Finalement, les uns et les autres croient naïvement ce qu’on leur raconte, au lieu de voir la réalité : derrière les objectifs affichés par les réformes, il n’y a, en essence, que la mise en œuvre systématique du programme éducatif élaboré par une autorité supérieure, le grand capital international.

Pourtant, dans le combat contre cette force-là, on aurait bien besoin que les bonnes volontés " pédagogiques " et " républicaines " s’unissent enfin au lieu de se diviser.

Nico Hirtt

3 juin 2001

 

 
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