Contributions : Analyses

 


 

texte de Sandrine Garcia, sociologue à l'université de Savoie à Chambéry, publié cet été par le Monde de l'Education

Quand la " démocratisation " produit de l'échec scolaire.

Sandrine Garcia, sociologue

Université de Savoie

L'histoire de la lutte contre l'échec scolaire est indissociable de l'émergence de la notion de démocratisation du système scolaire. Pour s'imposer celle-ci a exigé à la fois qu’on reconnaisse que les inégalités de réussite scolaire sont socialement déterminées et d'autre part, que soit adopté l'idéal d'égalité des chances devant l'enseignement. Or, au moment où s'instaure l'école primaire obligatoire aucune de ces deux conditions ne sont réunies : il ne s'agit pas de transmettre au plus grand nombre la culture la plus valorisée d'une société, ni encore moins de favoriser la mobilité sociale par l'école. Les inégalités de réussite scolaire sont pensées en termes d'inégalités de talent et les cas les plus manifestes " d'échec scolaire " sont alors résolus par "l’invention de l'enfance anormale". Celle-ci est dès la fin du 19ème siècle portée par un mouvement soucieux d'assurer l'instruction primaire à tous les enfants anormaux ou arriérés qui aboutit à la loi du 15 avril de 1909 garantissant cette instruction. La médicalisation de l'échec scolaire constitue, en quelque sorte, son traitement (1).

Le caractère démocratique de l’école de Jules Ferry, (qui maintient pour les catégories populaires et pour les autres deux filières distinctes de scolarisation) est au début du vingtième siècle interrogé sous la pression de "sensibilités" politiques plus radicales (radicaux et socialistes) dont les forces se conjuguent. Ce n'est pas tant les inégalités qui sont dénoncées que la discorde sociale que peut favoriser le dualisme primaire secondaire sur lequel se fonde alors le système d'enseignement. L'idée même de démocratisation de l'instruction ne s'impose qu’après la première guerre mondiale : elle est formulée par un inspecteur de l’éducation nationale en 1919, par le secrétaire d'une section locale du parti socialiste (avant le congrès de Tours), puis par les "compagnons de 1'université nouvelle". Leurs propositions viennent renforcer le courant en faveur de 1'unification de l'école qui émerge au sein de la ligue de l'enseignement dès 1906 ou au congrès radical et qui se traduisent par différents projets (2). La définition de la démocratisation qui s'impose dans l'entre deux guerres est alors celle de la sélection qui permet aux enfants issus des catégories populaires d'accéder au lycée. Il s’agit alors de substituer à la sélection par la naissance une sélection par le mérite et les apports de la psychologie permettent d'outiller cette définition de la démocratisation : l’enjeu est alors de favoriser une orientation selon les aptitudes des élèves. Pour cela, il convient à la fois de tendre vers l’unification de l’école en même temps que de doter celle-ci de classes permettant d'observer les aptitudes des enfants, les communistes étant de leur côté critiques vis-à-vis d'une école unique qui resterait au service de la bourgeoisie. La commission Langevin Wallon (1945) constitue un creuset dans lequel se retrouvent ceux qui veulent démocratiser l'école. Mais l’unification totale de l'école ne sera entièrement réalisée qu'avec la réforme Haby en 1975, la réforme de 1959 (réforme Berthoin) et 1963 (réforme Capelle) constituant des étapes de cette démocratisation. Les filières sont enfin abolies officiellement avec la réforme Haby.

Comme l'a montré V. Isambert Jamati, c'est dans les années 60 que l'échec scolaire apparaît comme un problème social (3). D'abord parce que l'école s'est imposée comme un moyen d'ascension sociale et qu'elle a été investie par les classes moyennes bien avant que ne soit réalisée 1'unification du système d'enseignement. Conjuguée à 1'unification de l'école la massification précédée par la demande sociale révèle un échec scolaire que les débuts de la crise économique rendent problématique. Il faut aussi intégrer dans ce changement l'apport de la sociologie qui dévoile le caractère socialement déterminé de l'échec scolaire. Le poids d'analyses comme celles menées dans les Héritiers ou La Reproduction (4) est évidemment décisif. P. Bourdieu et J.-C. Passeron y proposent d'explorer les voies par lesquelles construire une pédagogie rationnelle susceptible d'amoindrir les inégalités sociales telles qu'elles se retraduisent dans le système scolaire.

La gauche parvenue au pouvoir en 1981 va impulser une lutte contre l'échec scolaire à partir de mesures concrètes : elle met en oeuvre le principe de discrimination positive avec la création des ZEP en 1981. Elle édicte ensuite l'objectif des 80 % d'une classe d'âge au niveau du bac et crée les bacs professionnels. En 1989 elle promulgue la loi d'orientation qui place l'élève au centre du système éducatif. Elle met en place des mesures de remédiation scolaire, parmi lesquelles l'enseignement modulaire en seconde. Le pouvoir des parents dans l'orientation s'est accru considérablement, comme celui des Chefs d'établissements. D'autres mesures se sont ajoutées plus récemment : contrats de réussite, parcours diversifiés, soutien scolaire à certains niveaux, etc. Entre temps, l'objet de la sociologie de l'éducation s'est déplacé d'une sociologie des inégalités sociales à une sociologie de l'école qui met l'accent sur les effets internes à l’institution scolaire dans la production des inégalités, en se centrant essentiellement sur les pratiques pédagogiques.

Toutes les conditions paraissent réunies pour que soit enfin conduite une lutte contre l'échec scolaire qui rompe avec "l’indifférence aux différences" dont Bourdieu et Passeron avaient montré le rôle dans l'échec scolaire : les déterminants sociaux en sont reconnus et l'idée s'est imposée que l'institution scolaire devait et pouvait contribuer à les réduire. Dès lors, il ne s'agit plus que d'imposer aux enseignants une définition de la "professionnalité" qui les conduise à infléchir leurs pratiques.

Les choses ne sont en fait pas si simples. La démocratisation du système scolaire, incarnée emblématiquement par les "80 % d'une classe au bac" s'apparente à une gestion des flux plus qu'à une démocratisation. Certains indicateurs mobilisés pour invoquer le succès de la démocratisation sont sans doute très loin d'avoir la signification qu'on leur prête spontanément : la diminution du nombre de redoublements, le taux d'accès d'une catégorie au bac ou la réussite au brevet des collèges sont conditionnés par les directives données aux enseignants de sorte à améliorer les notes, sans même parler des tentatives récentes pour limiter la mission d’information scientifique de la DPD (direction de la programmation et du développement) afin de cacher aux professionnels concernés les résultats des recherches sur le système éducatif. Toutes sortes de stratégies ont été utilisées, des barèmes de notation jusqu’aux consignes de correction qui sont rarement écrites et jamais explicites, pour rapprocher les résultats scolaires des objectifs officiels, masquant en partie l'échec scolaire (5). S'ajoutent aux pressions exercées sur l'expertise pédagogique des injonctions institutionnelles pour réviser les critères d'évaluation des élèves et mettre en équivalence les savoirs, les savoir-faire et les savoir-être (6). Ces stratégies ont pris le pas sur la réflexion pédagogique et les savoirs didactiques nécessaires à une effective démocratisation. Elles contribuent à produire chez certains élèves une déréalisation des exigences scolaires en contradiction avec les procédures de remédiation pédagogique instaurées, (souvent d'ailleurs au détriment d'heures d'enseignement) et varient en fonction du public scolaire accueilli par les établissements. Elles tendent également à discréditer les attentes des enseignants vis-à-vis des élèves qui savent très bien à quel point ils peuvent négocier avec l'institution scolaire presque indépendamment de leur maîtrise des savoirs scolaires.

Dans ce sens la gestion des flux ne se confond avec la démocratisation qu’en apparence : aussi incongru que cela puisse paraître, elle fait partie aussi des déterminants institutionnels de l'échec scolaire. Elle produit une dévalorisation du savoir en tant que tel qui renforce les inégalités d'héritage culturel et qui constitue une (dé) socialisation institutionnelle à la culture. Quant aux catégories actuelles de lutte contre l'échec scolaire, elles se contentent souvent d'énoncer le problème qu'il s'agit de résoudre et s'apparentent ainsi à un mode de résolution par les mots : il "faut transformer l'enfant en élève", "la violence à l’école, violence de l'école" et "il faut accepter l'élève tel quel", "l'école doit être son propre recours", et "les pratiques pédagogiques sont "inadéquates""'. En quoi les professionnels en sont-ils vraiment éclairés pour l'action ? En voulant vaincre "le fatalisme sociologique" perçu dans "la sociologie de la reproduction", la focalisation sur l'action pédagogique située indépendamment de ses conditions institutionnelles et professionnelles d'exercice a généré une pensée à la fois magique et prescriptive dont s'est nourri le travail politique de culpabilisation des enseignants qui se poursuit aujourd'hui. L'échec scolaire, abusivement attribué à la seule action pédagogique, est devenu le moyen d'imputer à l'école (et aux enseignants) la responsabilité des inégalités sociales sous prétexte qu'elle ne peut pas les réduire seule et dans n’importe quelles conditions. On tend ainsi à lui assigner une mission irréalisable à partir de laquelle on la disqualifie, celle de remplacer la lutte politique contre les inégalités sociales par la lutte contre l'échec scolaire, dans un contexte de retrait politique et économique de l'Etat.

Aussi ne suffit-il pas, pour sortir de cette pensée magique et prescriptive d'incriminer l'Etat néo-libéral. La volonté de réforme du service public de l'Etat néo-libéral a en effet trouvé une prise efficace dans les catégories de perception de ceux qui ont accepté la définition de l'école comme "lieu de remédiation sociale" et entériné une vision quantitative de la démocratisation qui autorise toutes les manipulations pour afficher des résultats. Cela sans doute, parce que " l'élitisme républicain " est toujours présenté comme la seule alternative à l’école comme lieu de gestion des flux. Mais faut-il vraiment choisir entre deux maux, qui par des voies différentes, reproduisent le monopole des savoirs pour un petit nombre ?

 

 

[1] Cf. P. Pinell et M. Zafiropoulos, Un siècle d’échecs scolaires (1882 -1992), les Editions ouvrières, 1983 et F. Muel Dreyfus, L’école obligatoire et l’invention de l’enfance anormale, Actes de la Recherche n°1, 1975.

[2] Cf. A. Prost, Education, société et politiques, une histoire de l’enseignement de 1945 à nos jours, Seuil, 1997, p. 53.

[3] Cf. V. Isambert Jamati "quelques aspects de l’émergence de l’échec scolaire comme " problème social " dans les milieux pédagogiques français" in L’échec scolaire, nouveaux débats, nouvelles approches sociologiques, éd. par Eric Plaisance, éditions du CNRS, 1985, p.155-163.

[4] Cf. Bourdieu et Passeron, Les Héritiers, Editions de Minuit, 1964, et La reproduction, Ed. de Minuit, 1960.

[5] Au cours d’une enquête menée sur es transformations de l’enseignement secondaire, nous avons nous-même eu accès à ces consignes écrites. Mais nous les avons aussi déjà rencontrées dans le supérieur (orales et écrites) en tant qu’enseignante-chercheuse dans une discipline refuge.

[6] Cf. Françoise Ropé et Luce Tanguy, Savoirs et compétences. De l’usage de ces notions dans l’école et dans l’entreprise, L’Harmattan, 1994.

Accueil

.

1

Hosted by www.Geocities.ws

1