Revue de presse

Choix d'école, choix de société

 

 

Mis à jour le jeudi 11 mai 2000

Le départ forcé de Claude Allègre nourrit une véritable campagne d'opinion sur le thème récurrent de l'impossibilité de la réforme. Campagne à la fois réductrice, complaisante et dangereuse. Nous refusons de voir le débat enfermé dans l'affrontement entre ceux qui seraient partisans du mouvement et ceux qui seraient les révolutionnaires du statu quo ", de dire que le prétendu immobilisme des uns contraindrait les autres à passer en force " ou à renoncer à réformer.

Et si les raisons de l'échec de Claude Allègre étaient plutôt à chercher dans la conception même des transformations nécessaires ? Dans l'indigence, le plus souvent, du diagnostic ? Dans l'impuissance et le refus de traiter politiquement et démocratiquement des problèmes que pose la crise, à bien des égards historique, de notre système éducatif ? Ces raisons ont des racines profondes. Elles ne disparaîtront pas avec un simple changement d'équipe Rue de Grenelle.

Notre école ne souffre pas tant de dysfonctionnements et de défauts de gestion que pourraient corriger la stratégie managériale du " zéro défaut " et l'autonomie accrue des établissements que de la marchandisation croissante des rapports humains et des enjeux de formation. Elle est d'abord malade du libéralisme qui la cerne et s'y infiltre. Elle n'est pas victime d'un excès de démocratisation, mais d'une insuffisance de démocratisation réelle de l'accès aux savoirs et du poids croissant des inégalités sociales sur sa mission, ses valeurs et son fonctionnement quotidien.

La suffisance, le manque de respect, l'insulte ont pesé lourd. Mais ils ne posent pas seulement une question de méthode : la forme est ici le fond. Le fond, c'est le procès d'immobilisme fait aux enseignants, c'est le refus de reconnaître le capital d'expérience et la capacité d'expertise des professionnels de l'éducation comme un apport essentiel à la transformation du système éducatif, plutôt que comme une menace.

La transformation de l'école ne saurait être pensée comme question sectorielle, relevant d'une gestion de type paritaire entre l'Etat, réduit à son rôle d'Etat-patron, et les syndicats, auxquels on ne voudrait concéder qu'un rôle étriqué de défenseurs d'intérêts particuliers. La nécessaire démocratisation de notre système éducatif doit être posée comme une question de société, exigeant la construction d'un espace démocratique ouvert, au-delà des acteurs et des usagers de l'école. Les tentatives répétées pour dresser les parents et les jeunes contre les enseignants, le recours aux logiques d'expertise, le rôle subalterne des élus, souvent pris à témoin mais jamais véritablement placés en situation de responsabilité, tout cela a eu des conséquences particulièrement négatives sur les conditions de possibilité d'un tel débat.

Claude Allègre n'a pas échoué d'avoir voulu trop réformer, mais de n'avoir jamais opposé au libéralisme menaçant une politique sérieuse de lutte contre les inégalités, une ambition de culture, un projet d'ampleur, une démarche de civilisation. Notre système éducatif s'en trouve fragilisé, soumis à des contradictions plus fortes et à un désarroi accru de ses professionnels. Les enjeux de la démocratisation s'en trouvent notablement brouillés et obscurcis.

La démocratisation de notre système éducatif ne se fera pas sans prendre à bras le corps la question des savoirs et de la culture et des conditions de leur transmission. L'approche purement gestionnaire de la massification a toujours cherché à contourner ou à minorer cette question. L'optique simpliste de la surcharge des programmes " a laissé croire que les élèves étaient en difficulté parce qu'on voudrait trop leur apprendre. L'allègement uniforme, souvent producteur de réelles incohérences, a ainsi été préféré à un véritable travail sur la diversification des modes d'activité intellectuelle. L'aide, nécessaire, à l'étude et au travail personnel des élèves a été séparée des contenus et des exigences disciplinaires, et des modes de travail intellectuel qui leur sont propres ; plus, sa mise en oeuvre à moyens constants " s'est faite pour une large part au détriment des horaires et des contenus communs.

Pour autant, notre réaffirmation d'une exigence forte en matière de culture et de savoirs ne s'accompagne d'aucune révérence envers les savoirs et les traditions scolaires institués, d'aucune nostalgie d'un âge d'or mythique de notre système éducatif. Les enjeux politiques et sociaux de la démocratisation de l'accès au savoir ne peuvent être séparés d'un travail d'interrogation et de redéfinition de la culture scolaire et de ses modes de transmission. Le débat sur cette question a tout à gagner à l'élaboration et à l'affirmation d'une conception forte de la culture, ne s'accommodant ni d'un relativisme méthodologique sans contenus ni de l'installation satisfaite dans les formes consacrées de la culture scolaire et de sa transmission, considérées comme éternelles et indépassables.

L'ambition en matière de savoirs et de culture est inséparable des enjeux d'égalité. Là encore, l'approche gestionnaire méconnaît et minore l'ampleur du travail et des transformations nécessaires pour faire que massification rime avec démocratisation. Force est de constater que nous sommes loin du compte et que l'élévation au niveau moyen de formation et de scolarisation n'a pas donné lieu à une réduction significative des inégalités sociales, l'écart entre les plus favorisés et les plus démunis ayant même tendance à s'accroître, dans un environnement social et économique de plus en plus défavorable.

La " relance " de la politique des zones d'éducation prioritaires a tourné court et n'a pas donné lieu à la mise en oeuvre d'une politique ambitieuse de lutte contre l'échec scolaire, source majeure de ressentiment et de violence à l'égard de l'école et de ses agents. L'autonomie accrue des établissements et la différenciation des contenus et des horaires, au nom de l' " adaptation au local ", a, au contraire, accentué les différenciations sociales, tout en les rendant beaucoup plus opaques. La lutte contre la ghettoïsation " et la paupérisation de quartiers urbains de plus en plus nombreux et de leurs établissements scolaires, la nécessité d'une politique de carte scolaire plus égalitaire ont été remisés aux oubliettes.

Tout cela n'a pu que renforcer les positions de tous les tenants de la pensée libérale qui n'invoquent les carences de notre système éducatif, et en particulier du collège unique, que pour mieux remettre en cause ses missions de service public, prôner le retour aux filières, affirmer qu'on ne peut avoir la même exigence pour les élèves de Seine-Saint-Denis que pour ceux du 16e arrondissement de Paris, et clamer le caractère utopique, voire totalitaire, d'une école ambitieuse pour tous.

Premiers signataires : Elisabeth Bautier, Nouredine Boubaker, Bernard Charlot, Danièle Czalczynski, Annick Davisse, Michel Deschamps, Viviane Isambert-Jamati, Jacques Fijalkow, Samuel Johsua, Claude Lelièvre, Jean-Yves Rochex, Françoise Ropé, sont universitaires, chercheurs en éducation et acteurs du système éducatif.

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Le Monde daté du vendredi 12 mai 2000


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