Pourquoi nous opposons - nous à l’application des TPE - Travaux
Personnels Encadrés ?
Parmi les mesures que le gouvernement prétend toujours imposer au lycée,
l’instauration des TPE est celle qu’il présente comme emblématique de
sa réforme. Avec un très grand nombre de nos collègues nous nous opposons
à son application.
Nous refusons absolument en effet cette véritable offensive contre le
lycée, pour des raisons essentielles que nous tenons à exposer ici.
Cette mesure fait l’objet d’une sorte de campagne de promotion et semble
ainsi ne présenter que des avantages que les enseignants ne refuseraient,
une fois de plus, que par pur conservatisme. Il est temps d’en parler
sérieusement. De quoi s’agit-il en réalité ?
Les TPE n’auraient d’abord rien de « personnel ».
Il s’agirait d’un travail collectif, puisqu’ils seraient effectués par
des groupes de 3 ou 4 élèves. Or nous savons par expérience que rien ne
garantit que dans ces conditions chaque élève pourrait effectivement s’engager
personnellement dans ce travail. Le travail de groupe n’est pas chose
si simple qu’on veut bien le dire. On sait au contraire qu’à l’âge de
nos élèves les situations de groupe peuvent donner lieu à des phénomènes
de délégation ou de domination qui neutralisent le travail personnel.
L’engagement personnel des élèves dans leur travail est notre objectif
et notre souci de tous les jours. C’est l’une des difficultés que nous
devons résoudre réellement. Mais c’est mentir et apprendre à mentir que
de désigner comme travail personnel une situation qui aurait précisément
pour effet d’en fuir la difficulté et ainsi d’en différer le difficile
apprentissage.
Cela est d’autant plus vrai que ces travaux ne seraient pas non plus
réellement « encadrés ».
Pour qu’un tel encadrement soit sérieux, il semble nécessaire qu’un entretien
particulier puisse avoir lieu avec chaque groupe de travail, et ce d’autant
plus que la variété des réalisations possibles entraînerait une inévitable
dispersion des élèves dans des lieux distincts (un groupe en salle d’informatique,
un autre au CDI, un autre au laboratoire…) Or, à raison de deux heures
par semaine, deux enseignants qui auraient à encadrer les travaux d’une
classe de 30 élèves, répartis en groupes de 4 élèves en moyenne, ne pourraient
consacrer à chaque groupe qu’un entretien toutes les six semaines environ.
Par qui seraient encadrés ou surveillés les élèves pendant les séquences
et dans les lieux où ils ne seraient pas directement pris en charge par
ces enseignants ?
Cet encadrement serait d’autant plus illusoire que cette mesure semble
tout faire pour que les enseignants soient de toute façon dans l’impossibilité
d’encadrer sérieusement quoi que ce soit. Prenons quelques exemples:
- Deux enseignants devraient encadrer chaque groupe. Rien n’est dit
quant aux conditions dans lesquelles ces enseignants pourraient se concerter,
pour mener ce travail sérieusement. Sans compter la nécessaire concertation
avec les autres équipes d’encadrement. On ne peut improviser dans
ce type d’entreprise, à moins que les concepteurs de ce projet
ne cherchent précisément à imposer une forme de culture de l’improvisation
chez les enseignants et par voie de conséquence chez les élèves.
- Les équipes d’enseignants et les sujets de TPE devraient être déterminés
à la fin de l’année scolaire, afin de permettre le démarrage du travail
dès la rentrée suivante Or à la fin d’une année scolaire ni les équipes
pédagogiques ni les classes ne
sont constituées. Comment, dans ces conditions, le choix des sujets
pourrait-il se faire de façon correcte ?
- Le recours systématique à l’informatique et à internet est impraticable
pour des raisons qui sont liées aux différences de formation des enseignants
à ces technologies et au manque total d’équipement des établissements
en matériel et en locaux. Le(s) milliard(s) promis ne change(nt) rien
à cette situation. La formation à l’enseignement est affaire de maîtrise
et d’expérience, de temps et d’engagement : elle ne se règle pas
en signant des chèques.
- Tout semble être fait pour que cet encadrement soit assuré par des
Emplois jeunes. C’est-à-dire par du personnel sous contrat de droit
privé, n’ayant suivi aucune formation véridique et payé au SMIC. En
d’autres termes, l’encadrement des
TPE est un moyen de remettre en cause le statut des enseignants.
La conséquence serait que ces TPE ne constitueraient pas même des
« travaux », des situations de « travail » authentique.
Le résultat d’une telle avalanche d’approximation et de désinvolture
dans la conception et la présentation de ce projet ne peut en effet
être que la médiocrité , le désordre et l’inégalité.
Le plus souvent livrés à eux-mêmes, les élèves n’auraient pas les moyens
de produire un travail sérieux. Autrement dit, cette mesure ne pourrait
qu’alimenter chez les élèves une culture de l’à peu près, du superficiel
et du faux semblant. Sans compter
le risque inévitable que ne se développe un véritable commerce sinon
un trafic de « produits » prêts à l’emploi et poreux à tous les conformismes
et à toutes les modes.
Faut-il pour un tel résultat réduire l’enseignement disciplinaire et
très probablement introduire le désordre dans l’emploi du temps des
élèves, à un moment où il est déjà si difficile de maîtriser leur assiduité,
et de développer la régularité et la
concentration dans leur rapport au lycée ?
Plus grave encore, les difficultés d’encadrement, l’extrême diversité
des sujets possibles et le recours aux techniques de l’informatique
ne peuvent pas ne pas entraîner un éclatement complet des situations
selon les groupes d’élèves (plus ou moins motivés ou motivants), les
équipes enseignantes (plus ou moins disponibles ou formées), les lycées
(plus ou moins
équipés), les régions etc… Dans ces conditions la valeur d’un tel travail
dépendrait finalement de la possibilité pour chaque élève d’en tirer
un réel profit. Autant dire qu’elle dépendrait des ressources matérielles
et culturelles dont chacun dispose dans son environnement social et
familial. D’où le risque évident d’une inégalité croissante entre les
élèves.
Le gouvernement cherche-t-il à introduire entre les lycées et, au sein
même des lycées, entre les élèves, la rivalité, la course aux moyens
et aux budgets qui étouffent et pervertissent tant d’institutions
aujourd’hui ? Veut-il que nous dressions nos élèves pour les préparer
à être plus féroces dans cette jungle ? Faut-il considérer que la débrouillardise
et le resquillage font désormais partie des « compétences » que le lycée
aurait pour tâche de faire acquérir aux élèves ? A ce jeu là nos élèves
les moins favorisés doivent-ils dès maintenant apprendre à se résigner
et à se soumettre ? Pouvons-nous prendre également le risque de créer
à l’intérieur des établissements des situations propices au développement
de la violence ?
Enfin peut-on sérieusement prétendre que de tels travaux pourraient
être évalués ? Quels seraient en effet les critères et les enjeux d’une
telle évaluation ? A moins que l’on ne cherche à introduire l’idée que
l’on peut s’occuper au lycée sans
rencontrer l’épreuve d’une évaluation sérieuse…L’essentiel serait alors
d’avoir été au lycée et d’y avoir trouvé ce dont on espère personnellement
tirer profit, ce qui suppose d’abord bien sûr de fréquenter un établissement
figurant en bonne place au palmarès des lycées de la région ! On pourrait
ainsi voir naître des baccalauréats régionaux, locaux et concurrentiels.
Mais le plus important sans doute est de comprendre l’aspect de cette
mesure qui fait l’objet d’un silence assourdissant de la part du ministère
: comment s’inscrit-elle dans la situation actuelle de l’enseignement
au lycée, de
quelle conception du lycée est-elle porteuse ? Or de ce point de vue
aussi, et peut-être surtout, les TPE doivent être combattus. On peut
le montrer en clarifiant deux questions qui sont souvent posées à leur
propos.
Les TPE constituent-ils une authentique proposition pédagogique ?
On les présente en effet comme une mesure qui consisterait à faire bénéficier
l’enseignement disciplinaire de méthodes et d’outils aussi précieux
que l’interdisciplinarité ou le recours à l’informatique et à internet.
Nous n’avons pas peur des innovations pédagogiques, et surtout pas de
l’interdisciplinarité : nous pouvons produire une longue liste d’expériences
en la matière, qui d’ailleurs n’ont jamais été vraiment encouragées
par notre administration centrale. Mais l’outil pédagogique, y compris
l’interdisciplinarité, est par principe au service des enseignements
disciplinaires : il est destiné à en renforcer et à en approfondir la
transmission. Or les TPE ne sont en rien au service de l’enseignement
; ils sont résentés comme un objectif en eux-mêmes, ajouté voire substitué
aux enseignements disciplinaires. Tout se passe même comme si c’était
aux enseignements disciplinaires de se mettre au service des TPE pour
en constituer une sorte de réserve de sujets, voire de prétextes.
La preuve en est que, sans aucune considération pour le processus réel
de l’enseignement et les choix édagogiques des enseignants, le ministère
prétend imposer les associations disciplinaires, et les thèmes sur lesquels
les sujets devraient être choisis. Ainsi, en vertu sans doute du principe
sacré de la plus grande rentabilité, seules les disciplines « dominantes
» dans une série peuvent s’associer pour déterminer des sujets de TPE
. Par exemple en série scientifique, il faudrait traiter du
temps, mais seules les mathématiques et la physique pourraient être
concernées, tandis que la philosophie ne serait en revanche pas autorisée
à intervenir !
Le mépris des enseignements disciplinaires dans cette opération est
d’ailleurs tel que nul ne peut dire de quelle hiérarchie, de quelle
autorité disciplinaire dépendront les enseignants censés encadrer ces
travaux relevant par principe de
deux disciplines…
Autant dire que, de même que pour la surveillance des élèves et les
modalités de l’évaluation, en ce qui concerne l’encadrement des équipes
enseignantes, les TPE ouvrent une véritable brèche dans le dispositif
légal du fonctionnement du
lycée.
Les TPE visent-ils alors à permettre aux élèves d’acquérir de nouvelles
méthodes dans la recherche et le traitement de l’information ?
C’est en effet une autre façon de les présenter. Or, d’une pa rt, ce
qui a été dit plus haut du caractère impraticable et nécessairement
superficiel de ces « travaux » montre déjà que tel ne pourrait être
le cas. Mais, d’autre part, et surtout, le mépris total dans ce projet
des disciplines, des ressources et des compétences qui constituent la
réalité de l’enseignement au lycée est ici encore flagrant. Il y a en
effet aujourd’hui dans les lycées des enseignants en recherche et traitement
de l’information : ce sont les enseignants documentalistes. Formés à
ces méthodes, recrutés par concours, encadrés par un corps d’inspection,
ils ont pour mission de les transmettre aux élèves. Ils ne peuvent le
faire aujourd’hui dans les lycées, parce qu’ils sont accaparés par des
tâches de surveillance et de gestion des CDI. Il est frappant que dans
le
projet des TPE il ne soit en aucun cas question de leur permettre de
remplir effectivement leur mission. S’il est fait appel à eux, c’est
une fois de plus dans la perspective d’une assistance technique ! Pourquoi
imposer avec brutalité et improvisation le projet irréalisable, médiocre
et inégalitaire des TPE plutôt que de réfléchir aux moyens de donner
à ces enseignants les moyens d’exercer réellement leur profession ?
On a dit que l’esprit des TPE visait à instaurer un lycée au rabais.
La situation est peut-être plus grave encore. Il s’agirait plutôt d’introduire
au sein même du lycées des plages, des temps qui échappent à la règle
du lycée, y compris, on
l’a vu, au sens légal du terme. Il faudra qu’on nous explique comment
l’administration, si sourcilleuse pour l’organisation de la moindre
visite de musée, peut se permettre de prendre tant de libertés sur des
questions de droit qui touchent au fonctionnement même du lycée. Nos
chefs d’établissements sont-ils prêts à endosser, vis-à-vis des élèves
et de leurs parents, toutes les responsabilités que, si l’on en croit
la présentation de ces mesures, les enseignants ne pourraient pas ou
plus assumer : respect des emplois du temps et assiduité d’élèves dispersés
en plusieurs groupes, travaillant sur des sujets différents, en des
lieux différents et à des rythmes différents, surveillance du travail
pour les groupes d’élèves ne pouvant être directement pris en
charge par un enseignant devant encadrer ailleurs d’autres groupes,
détermination et homogénéisation des modalités d’évaluation entre les
équipes enseignantes, appréciation de la valeur pédagogique de « travaux
» échappant à l’encadrement habituel des disciplines, attribution de
locaux, maintenance du matériel… ? Ce serait de notre part irresponsable
d’appliquer de telles mesures avant que ces questions ne soient clairement
et sérieusement tranchées.
Décidément le lycée est une affaire trop
grave pour le laisser traiter de cette façon. Il est à notre sens fondamentalement
régi par deux principes : l’exercice de la pensée et l’engagement dans
le travail. Un grand nombre de
jeunes gens souhaitent aujourd’hui y accéder, et c’est une bonne chose.
Beaucoup reste à faire, pour qu’ils puissent, dans les meilleures conditions,
identifier, reconnaître et réellement s’approprier ce qui constitue
ainsi le meilleur, l’essentiel du lycée. Les TPE ne constituent en rien
un progrès en ce sens ; au contraire, ils contribuent à jeter le
trouble sur ce qui fait le sens du travail au lycée, et ainsi à désorienter
les élèves et à les mettre dans la difficulté.
Les enseignants se sont beaucoup mobilisés, durant les années qui viennent
de s’écouler, pour clarifier et améliorer les conditions du travail
au lycée. Ces efforts ont souvent produit des résultats importants que
nous refusons de voir ainsi réduits à néant.
Notre lycée fêtera l’année prochaine ses dix premières années d’existence
: c’est cette expérience, c’est-à-dire notre travail et celui de nos
élèves pendant ces dix années, qui nous conduisent à refuser de cautionner
le projet
destructeur des TPE.
Groupe de réflexion du lycée de la Vallée du Cailly, Déville-les-Rouen
(76), dont Carine Artaud (philosophie), Josée Claudet (anglais), Alain
Coci (anglais), Dominique Dodelin (lettres modernes), Patricia Espiard
(biologie), Stéphane Guillemare (philosophie), Yann Mouton (philosophie),
Alexis Pelletier (lettres modernes), Maria Pilar Gobernado
(espagnol), Graziella Roux (biologie), Carmen Schaer (espagnol).
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