Les Énigmes de L'Écriture : Les Tablettes de L'Île de Pâques

par Jacques B.-M. Guy

Est-il besoin de présenter l'Île de Pâques, perdue au fin fond de l'océan Pacifique, où des centaines de statues colossales en tuf volcanique tournent toutes le dos à l'océan? Vous en avez sans doute tous entendu parler et en avez vu quelque documentaire. Peut-être avez-vous lu ce qu'en ont écrit Thor Heyerdahl, Francis Mazières, ou Erich von Däniken, et vous ne savez plus que croire ni qui croire. Lisez donc plutôt, dans la série "Découvertes" de Gallimard, Des Dieux Regardent les Étoiles -- Les Derniers Secrets de l'Île de Pâques, de Catherine et Michel Orliac. Le titre peut paraître racoleur, mais l'ouvrage est sérieux, bon marché, richement et judicieusement illustré. D'ailleurs, pour vous présenter les tablettes, je vous le cite:

"Les Pascuans nouvellement convertis remettent en 1868 [par l'intermédiaire du Père Zumbohm], en signe de respect à Tepano Jaussen, évêque de Tahiti, une longue cordelette tressée avec leurs cheveux, entourant un vieux morceau de bois. Tepano Jaussen, après avoir examiné le présent, soulève la cordelette et s'aperçoit que la planchette est couverte de hiéroglyphes."

L'évêque, enthousiasmé, exhorte le Père Hippolyte Roussel, qui se trouve sur place, à rassembler toutes les tablettes qu'il pourra et à lancer un appel aux indigènes pour les traduire.

Hélas, des centaines de tablettes qui ont dû exister, il n'en reste presque plus. Les uns disent qu'elles ont été brûlées à l'instigation de missionnaires, les autres qu'elles ont été cachées justement pour les sauver. Qui croire? Dans une lettre de décembre 1864 au Supérieur de la Congrégation des Sacrés-Coeurs, le Frère Eyraud écrivait avoir vu dans chaque maison des tablettes en bois couvertes de signes gravés par les indigènes, dont ils faisaient peu de cas. Mais le Frère Eyraud est mort en 1868 sans jamais avoir ni montré ni parlé de tablettes à quiconque sur l'île, même pas à son ami le Père Zumbohm, qui est stupéfié quand il voit la nature du cadeau de l'évêque. Pourquoi n'a-t-il rien dit? Mystère. Il reste que c'est entre 1864 et 1868 que les tablettes ont dû disparaître. On n'en possède aujourd'hui que vingt et une.

Mgr Jaussen déniche bientôt à Tahiti même un manoeuvre originaire de l'Île de Pâques, Métoro, qui dit savoir lire les hiéroglyphes et par qui il se fait dicter quatre tablettes. Voici comment il décrit la première:

"Tablette (22 lignes) dite, du nom de l'artiste, Aroukou Kourenga. 0m43 sur 0m16. Convexe d'un côté, la tablette est concave de l'autre. Mettez sous vos yeux le côté concave, l'échancrure à droite. La première ligne alors est à votre gauche, en bas, opposée diagonalement à l'échancrure. Cette première ligne est percée, [en] son milieu, d'un trou qui ressort entre deux lignes au côté convexe." (Cité par Thomas Barthel dans Grundlagen zur Entzifferung der Osterinselnschrift, p.181, publié à Hambourg en 1958)

Mgr Jaussen décrit comment Métoro tourne et retourne chaque tablette pour en trouver le début et en psalmodie le texte.

Le sens de cette écriture s'avère unique au monde. On lit de gauche à droite, certes, mais en partant du coin inférieur gauche de la tablette; puis, arrivé en bout de ligne, on fait pivoter la tablette de 180 degrés et l'on continue, toujours de gauche à droite. En effet, l'orientation des signes change d'une ligne à l'autre. Imaginez un livre dont les lignes impaires soient imprimées normalement mais dont les lignes paires aillent non seulement de droite à gauche mais encore aient les lettres imprimées sens dessus-dessous. Pour le lire sans trop de peine, il faudrait le retourner à chaque ligne. Voilà à quoi ressemblent les tablettes de l'Île de Pâques.

Mais ce que psalmodie Métoro est affreusement décousu: "Il se dresse dans le ciel, sur les deux terres de Hoatumatua, il est établi, au milieu du ciel, sur la terre, le fils aîné, sur la terre, sur sa terre, la pirogue est partie..."

L'évêque ne se décourage pas pour autant et sa transcription terminée occupe quelque 230 pages d'un manuscrit de 300 pages. Le manuscrit ne sera hélas jamais publié, car son impression, avec la reproduction des hiéroglyphes, aurait coûté bien trop cher. Tandis que de nos jours... y a-t-il un éditeur qui me lise en ce moment? Il ne sera publié qu'une liste de quelques centaines de signes. C'est la fameuse liste dite "de Jaussen" sur laquelle beaucoup de fonderont en vain pour déchiffrer les tablettes.

En 1958, coup de tonnerre. Dans un article du numéro de juin de Scientific American intitulé "The 'Talking Boards' of Easter Island", Thomas Barthel annonce avoir réussi. Mais il ne donne que des généralités sur le système d'écriture, quelques exemples et une brève liste de signes avec leur prononciation et leur sens. Les traductions promises se font attendre. On s'impatiente. Dans le numéro de février 1964 de The American Anthropologist, Mulloy, Skjölsvold et Smith mettent Barthel en demeure de présenter la traduction de ne serait-ce qu'une tablette. Rien. C'est dommage car Barthel a bien oeuvré avec son Grundlagen zur Entzifferung der Osterinselnschrift (Bases pour le déchiffrage de l'écriture de l'Île de Pâques). Il a inventé un code numérique pour représenter la plupart des signes et leurs combinaisons. Il a repéré trois lignes d'une tablette qui constituent indubitablement un calendrier lunaire. Surtout, il a inclu des copies fidèles, dessinées au trait, de toutes les tablettes, bien plus lisibles et pratiques que des photographies. Pourquoi alors n'a-t-il pas pu produire le déchiffrement annoncé?

C'est que, si l'on regarde bien la liste de Jaussen sur laquelle Barthel s'est appuyé, on s'aperçoit vite que Métoro n'a fait que décrire ce qu'il voyait. Un peu comme si vous, vous me montriez le mot "île" et que moi je vous dicte: "nain (i) coiffé d'un chapeau chinois (accent circonflexe) près d'un pieu (l) où grimpe un escargot (e)". Et que vous alliez vous fonder là-dessus pour déchiffrer une recette de pot-au-feu.

Est-ce à dire qu'il faut tout jeter? Pas nécessairement. Métoro ne savait peut-être pas lire les hiéroglyphes mais seulement les *épeler*. Comme, si on vous montre un texte en finnois, en fidjien, en basque ou en maori, vous saurez l'épeler lettre par lettre même si vous n'y comprenez goutte. Cela expliquerait deux faits qui ont découragé tous ceux qui se sont fait "lire" des tablettes ou des reproductions.

  1. D'un jour sur l'autre le même informateur donnait une lecture différente du même texte. Or, il ne serait pas très surprenant que les noms avec lesquels on épelait ces signes aient comporté des variantes. Ne disons-nous pas "un M" ou "une M"? Les Anglais appellent Z "zed", les Américains "zee". En outre, pour épeler, il ne suffit pas de savoir l'alphabet,il faut savoir quelques règles, qui peuvent varier: les Anglais disent "double em", les Américains "em, em"; nous disons "grand A" ou "A majuscule".
  2. On a pu substituer la photo d'une tablette à une autre en plein milieu d'une lecture sans que l'informateur semble s'en apercevoir.Imaginez- vous ne sachant ni lire ni écrire, seulement les lettres de l'alphabet. On vous donne à "lire" un texte en vieux français. Fier comme Artaban, vous ânonnez: L, I, S, A, N, C, S, L, I, R, A, I, E, T, P, E, R... Soudain, on vous retire de dessous le nez la Chanson de Roland en V.O. (l'aviez-vous reconnue?) pour vous y coller à la place "Le Corbeau et le Renard". Ah, mais, c'est formidable: le visiteur lointain, sidéré par votre savoir, vous soumet un texte plus difficile encore! Serein, vous continuez dans la foulée: M, A, I, petit chapeau, T, R, E, C, O... Catastrophe! On vous traite de charlatan, vous ne comprenez bien sûr pas pourquoi et vous ne pouvez évidemment que vous empêtrer dans des explications oiseuses.
Alors?

Alors, on ne sait pas. On ne saura sans doute jamais. Contentons-nous du peu dont on puisse être sûr.

Avant d'être gravées de hiéroglyphes, les tablettes ont été préparées. On y a taillé dans le sens de la longueur, sans doute avec une herminette à lame d'obsidienne ou de coquillage, des sillons de 10 à 15mm de large, très peu profonds. Ils se voient sur la photo pages 64 et 65 du livre de Catherine et Michel Orliac. Puis on a gravé les signes dans ces sillons avec des dents de requin ou des éclats d'obsidienne.

Sur les 21 tablettes qui nous sont parvenues, trois portent presque exactement le même texte hiéroglyphique. Une quatrième ("Tahua" ou en français "La Rame") porte une partie de ce texte, mais dans un style différent, plus concis. Il s'agit en effet d'une rame en bois de frêne de chez nous, telle qu'en étaient équipées les pinasses des navires de jadis. Elle remonte au plus tôt au début du XVIIIème siecle, au plus tard à la fin du XIXème. Il y avait donc encore à cette époque des indigènes lettrés, car la "Rame" n'est pas une simple copie. On dirait une compilation, condensée, de textes antérieurs, la plupart perdus (voir "On a Fragment of the Tahua Tablet", Journal of the Polynesian Society, décembre 1985).

La très grande majorité des hiéroglyphes sont anthropomorphiques. Ce sont de petits bonshommes, de face ou de profil; debout, bras ballants; ou assis, ou en tailleur; une main levée, ou baissée, ou tournée vers la bouche; tenant qui un bâton, qui un bouclier, qui une ficelle avec des barbes. Certains ont deux gros yeux exhorbités (ou sont-ce deux grandes oreilles, ou deux couettes?); certains un énorme nez crochu avec trois poils dessus; d'autres un corps d'oiseau. Souvent, l'écriture prend l'aspect de dessins animés. On voit le même personnage répété en des postures légèrement différentes. Une tablette montre en trois positions successives le même petit bonhomme assis de profil, qui semble jouer à la toupie. Est-ce un potier à son tour? Un joaillier perçant des coquillages avec un foret? Ou un mot qui voudrait dire "faire tourner"?

On voit aussi beaucoup de signes zoomorphiques, surtout des oiseaux, moins souvent des poissons et des lézards. Le plus fréquent ressemble à la frégate, appelée aussi hirondelle de mer, qui faisait justement l'objet d'un culte car elle était associée au dieu suprême Make-Make.

Si l'on compare les tablettes qui portent le même texte, si l'on analyse les suites de signes répétées, on voit que l'écriture obéissait à des règles.

Le scribe, à son gré, pouvait lier un signe au suivant, mais pas n'importe comment. On pouvait soit écrire un bonhomme debout, bras ballants, suivi d'un autre signe, soit le même bonhomme tenant ce signe d'une main. On pouvait soit écrire un signe simple (une jambe, un croissant) séparé du signe suivant, soit le tourner de 90 degrés dans le sens inverse des aiguilles d'une montre pour en faire la base du signe suivant.

Tout ce qu'on puisse espérer vraiment déchiffrer, ce sont trois lignes de la tablette dite "Mamari". On voit clairement qu'il doit s'agir d'un calendrier avec les phases de la lune. Or, on possède plusieurs versions de l'ancien mois lunaire. La plus intéressante est celle recueillie par William Thomson en 1886, publiée en 1889 par le Musée National américain dans un monographe intitulé Te Pito te Henua, or Easter Island. Grâce à Thomson, on sait par exemple que la nuit appelée "kokore tahi" était tombée le 27 novembre 1886. Avec un almanach de l'époque ou un logiciel d'astronomie, on peut vérifier cette liste et s'en servir comme d'une clef pour déchiffrer les hiéroglyphes du calendrier (voir "The lunar calendar of Tablet Mamari", Journal de la Société des Océanistes, Paris, 1990). Thomson a aussi recueilli les noms des mois pascuans avec leurs correspondances dans notre calendrier. Or, par une chance extraordinaire, l'année pascuane correspondant à 1885-1886 avait treize mois, alors que tous les autres auteurs n'en ont noté que douze. En calculant les dates des phases de la lune pour les années 1885-1886, on peut reconstituer l'ancien calendrier ("A propos des mois de l'ancien calendrier pascuan", Journal de la Société des Océanistes, Paris, 1992). On trouvera peut-être un jour sur une tablette les signes qui correspondent à ces noms de mois, ou à la règle pour décider quand recourir au treizième mois embolismique.

Je pourrais maintenant vous parler de toutes les théories sur ces fameuses tablettes, plus échevelées et farfelues les unes que les autres. Depuis le toubib de Sydney dont la traduction délirante d'une tablette à été publiée au siècle dernier par le "Journal of the Polynesian Society", jusqu'à la dernière élucubration de.... bon, enfin, bref, de bêtises, je n'en citerai qu'une.

On a prétendu que les signes de l'Île de Pâques ressemblaient trait pour trait aux signes de telle ou telle civilisation disparue, des Indes aux Andes, et on en a fait descendre les habitants. D'abord c'est faux. Les hiéroglyphes pascuans ont un style distinctif, unique au monde. Ensuite c'est idiot. Il n'y a pas 36.000 façons de dessiner un "bonhomme debout", un "poisson", un "bâton", un "arc", une "flèche". Faites-vous dessiner "un bonhomme avec un bâton" par un bambin de la maternelle et comparez avec les hiéroglyphes pascuans. Vous en trouverez sûrement qui lui ressemblent. Votre bambin vient donc de l'Ile de Pâques! CQFD

Quelques images des tablettes.

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