N O S   D É S I R S   S O N T   D É S O R D R E S





Désordre

Autour de Gimme Shelter de David et Albert Maysles


- par Jérôme Larcher -







Parce qu’elle est immédiate et physique, la musique rock sut faire corps avec le désordre de la fin des années 60. Qui mieux que les Stones purent incarner, l’espace d'un instant, la subversion ? Gimme Shelter, le documentaire rare sur la tournée mythique des Stones en 69, enregistre ce double mouvement : le rock en tant qu’utopie communautaire, puis son soudain effondrement.




6 décembre 1969, autodrome d'Altamont, près de San Francisco. Les Rolling Stones donnent le dernier concert d'une tournée frénétique aux États-Unis. Absents de Woodstock un an auparavant (en fait, trois mois et demi auparavant, ndlr), les Stones veulent en profiter pour marquer le coup et recréer la grande fête hippie, dans un grand élan de démesure orgueilleuse qui fit aussi le génie du groupe. Ils ont raison, car ils incarnent à ce moment précis, et à eux seuls (ils composent encore une musique qui ne doit qu'à elle-même), toute la dimension subversive du rock : Gimme Shelter ou Sympathy for the Devil sont les morceaux accueillis avec le plus de ferveur pendant les concerts ; I Can't Get no Satisfaction est le véritable hymne du moment. Le concert étant par ailleurs gratuit, tout concourt à faire de cette soirée un « Woodstock bis », ce qui, comme Mick Jagger le déclare à un journaliste, signifie que « le concert est juste un prétexte, cela sert surtout à ce que les gens se rencontrent, se parlent, baisent et se défoncent » . Ce soir-là, les réalisateurs de Gimme Shelter, David et Albert Maysles, engagés au préalable pour filmer la tournée, installent donc leurs caméras selon le dispositif classique du film-concert. Mais ils vont capter malgré eux une incroyable irruption du réel : dans la foule opaque, quatre spectateurs vont trouver la mort, une mort qui entraînera la fin, révélée, filmée, d'une époque.

Il est évident que le rock, dans son immédiateté et sa spontanéité, a accompagné, si ce n'est précédé, les mutations sociales et idéologiques de son époque. Parallèlement, l'époque enregistre les propres fissures que traverse à tout moment cette musique. En ce sens, le rock est un art de l'éphémère, dont l'histoire est uniquement constituée de naissances et de renaissances, de crises et d'états de transition. Difficile, alors, pour le cinéma, de capter cet instant fuyant où ce qui se tisse entre la musique et ses auditeurs est quasi palpable. Le rock, celui qui imprègne et est imprégné de son époque, qui se nourrit de ses propres représentations, est à ce moment filmé dans sa dimension documentaire. Pour le restituer pleinement, le temps réel est de mise. Le cinéma, pour le toucher dans sa vérité essentielle, met ainsi en scène le rock dans le lieu où s'incarne sa plus parfaite expression : celui, live, du concert. Les frères Maysles filment au bon moment l'événement de cette année 69, la rencontre d'un groupe de rock avec son public, mais déjà un peu trop tard, car c'est la mort de ce lien qui se cristallise sous leurs yeux.

Que s'est-il passé à Altamont ce soir-là ? Une explosion de violence, comme un terrible retour de bâton de l'utopie communautaire. Des Hell's Angels assurent le service d'ordre, et se postent devant la scène pour empêcher que les spectateurs y grimpent. Tout à coup, le désordre surgit, sans que l'on sache vraiment pourquoi : des bagarres éclatent, les Hells cognent à coups de cannes de billards, quelqu'un se fait poignarder. En dépit du sentiment d'horreur que suscitent ces images, le dérèglement soudain que subit le dispositif filmique lui-même est un moment extrêmement frappant. Depuis le début, le filmage correspond tout à fait au cliché du « film-concert » : une succession de champs (le groupe) et de contrechamps (le public), qui est en complète contradiction avec la subversion de la musique et ce qui se passe dans la salle - qui n'a d'égal par ailleurs que la préparation incroyablement ordonnée et minutieuse des organisateurs du concert, où chacun doit être à sa place. Là, dans ce moment de chaos, tout le monde se retrouve sur la scène : musiciens et spectateurs, organisateurs, et les cameramen eux-mêmes obligés de sortir du lieu qui leur était assigné s'ils veulent continuer à faire leur travail. Les caméras se mettent alors à virevolter, comme si le dispositif était lui-même envahi par le désordre et l'anarchie.

Il y a dans le film une scène résolument bazinienne, par la manière dont le réel y surgit : un meurtre filmé en direct, à coups de poignard. Cette scène révèle ce qui ne tenait finalement jusque-là que de la représentation. Tout ce qui constitue la théâtralité du rock devient pathétique et absurde : la gestuelle de Jagger est dérisoire, les riffs de Keith Richards sonnent creux, et les spectateurs, effrayés et hagards, lancent à la fois des regards désespérés vers le lieu des affrontements, puis vers les Stones, tout en continuant à danser. Les musiciens arrêtent parfois la musique pour lancer des appels au calme, en vain. Cette explosion de violence brise tout à coup le fragile édifice du lien, sème le désordre dans son lieu propice, et pousse finalement les frères Maysles à reconsidérer tout leur film. Profitant de ce moment, ils font de Gimme Shelter le véritable chant funèbre d'une époque, un film magnifique où ce qui tenait du documentaire apparaît soudain métamorphosé. Par la suite, lors du montage, ils choisissent parmi les dizaines d'heures de rushes qu'ils doivent avoir à leur disposition tout ce qui peut déjà faire sens. Les réalisateurs multiplient les plans distillant une sorte d'angoisse où les gens ne font que mimer ce qui semble déjà être éteint depuis Woodstock. Sur la scène, un plan très lent et effrayant montre quelqu'un qui, visiblement, est en train de prendre la mesure de ce qu'il voit. Lorsque les Stones s'échappent en hélicoptère, un halo de lumière provenant de son projecteur, montre les spectateurs marchant comme des ombres, hagards et perdus, comme sortis de La Nuit des morts vivants de George Romero.

L'idée sublime, et extrêmement cruelle, des frères Maysles est de confronter les Stones à ces images. Comme dans Liliom de Fritz Lang, cette scène repasse sur l'écran de télévision d'une salle de montage devant deux des principaux protagonistes, Jagger et Charlie Watts (le batteur du groupe). Que peuvent-ils dire face à ce qu'ils ne contrôlent plus ? Sinon la gêne de Jagger face à ses représentations de rock-star, ou le trouble devant l'obscénité de la musique qui continue alors même que le meurtre a lieu. L'un des derniers plans du film est étonnant : l'image se fige sur le visage hébété de Mick Jagger, dans la salle de montage, celui-ci regardant à cet instant la caméra. Plan de fissure, à l'image du film tout entier, où l'utopie est reléguée au rang de la représentation, où les icônes réalisent qu'elles ne sont que des fantôches. Meurtris, les Rolling Stones se replieront au cœur de leur musique. Ainsi, leur dernier grand disque, magnifique, Exile on Main Street, qui, en renouant avec les origines du rock, le blues, signe son chant du cygne. A l'instar du Wonderfilm, où une femme, dans une explosion soudaine de colère, révélait son désespoir au milieu d'une manifestation, Gimme Shelter fait partie de ce cinéma documentaire qui n'a jamais été aussi impressionnant que lorsqu'il n'a filmé qu'une chose de cette époque : l'effondrement des utopies.

En 1969, le rock pressent déjà que son rapport immédiat au monde va s'amenuisant. Dès l'année 67, sort une succession de disques, où le rock s'affirme comme un art à part entière et se complexifie en se situant désormais au croisement de multiples influences : ainsi, pour n'en citer que quelques-uns, du Sergeant Pepper's des Beatles, dont les innovations empruntent tout autant à la musique classique qu'à l'enregistrement sur plusieurs pistes, jusqu'à l'extraordinaire Volume One du Soft Machine, où la musique côtoie l'art avant-gardiste (la première œuvre de ce groupe fut d'ailleurs la musique de scène du Désir attrapé par la queue, pièce de Jean-Jacques Lebel). Peu de temps auparavant, le Velvet Underground a déconstruit les stéréotypes du rock avec sa musique distordue et ses textes nihilistes et individualistes. Dès lors, le rock, en investissant tous les champs, s'impose comme une véritable contre-culture, générant son propre monde, alliant la musique à l'avant-garde et au progressisme politique. Le rock eut alors un impact politique plus profond et souterrain, mais perdit son immédiateté, et de fait, sa force documentaire. Olivier Assayas le précisait dans un numéro des Cahiers, consacré aux musiques au cinéma : « dès lors que le rock basculait totalement dans l'electro-acoustique, il était contraint de trouver un mode de représentation.(...) Cela fit perdre à la musique - sur un certain plan -, son rapport avec le réel au profit d'un basculement dans l'imaginaire.» Gimme Shelter est ainsi le documentaire sur ce moment fugitif, où le rock, dans sa dimension brute et subversive, sut faire communier son énergie avec le chamboulement des idées. Où, certainement plus que les paroles des chansons, ce sont la musique, le bruit, et surtout les magnifiques mouvements convulsifs des chanteurs, qui font corps avec le monde. Après Altamont, ce rock-là est mort ; avant sa magnifique résurrection dans les années 70 avec les punks, où la musique, refusant les nouvelles postures académiques du rock, renoue avec le champ politique.




Cahiers du cinéma, hors-série 1998, page 70 à 71






Autres textes
Hosted by www.Geocities.ws

1