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COMBAT
COMMUNISTE

textes pour le débat
dans le mouvement révolutionnaire

Comité de Paris « Domingos Teixero »
pour le Parti Communiste Révolutionnaire
(Marxiste-Léniniste)

____________________

 

Collectif des Prisonnier(e)s des Cellules Communistes Combattantes

LA FLÈCHE
ET LA CIBLE

(Hiver 1993-94)

 

« Matériaux pour la révolution » no 1

Éditions Correspondances Révolutionnaires

__________

Sommaire :

Introduction.
Présentation.
Table des matières.
1. Bases théoriques et idéologiques.
2. La situation en Belgique.
3. La stratégie révolutionnaire.
4. L'internationalisme.
5. Débat international sur la stratégie.
Annexes documentaires sur l'histoire de la Belgique.

(Note : Dans l'édition originale, les différentes parties n'avaient pas de titre.)

__________

 

INTRODUCTION

     En 1983 est fondée l’organisation révolutionnaire clandestine Cellules Communistes Combattantes. Après une longue période de maturation et de préparation, les Cellules entament leur première campagne de propagande armée le 2 octobre 1984. De nombreuses actions (par exemple contre la F.E.B., Fabrimétal, la S.G.B., le P.R.L. et le C.V.P., etc.) allaient se succéder jusqu’aux arrestations de décembre 1985. Fin 1988, à l’issue d’un procès-spectacle répugnant, quatre militante et militants des Cellules allaient être condamnés à la prison à perpétuité.

     Qu’en était-il exactement des Cellules Communistes Combattantes ? De leur genèse, de leur projet politique et stratégique ? Comment fondaient-elles leur pratique armée sur les principes fondamentaux du Marxisme-Léninisme ? Quels objectifs à court et à long terme poursuivaient-elles à travers ces actions années ? Comment l’expérience des Cellules Communistes Combattantes est-elle rattachée à celle du mouvement ouvrier et communiste en Belgique ? Quels furent les rapports entre les Cellules, la R.A.F. et Action Directe ? Quelles ont été les principales erreurs des Cellules Communistes Combattantes ? Comment expliquer l’incapacité de l’organisation à surmonter, au cours de l’année 1986, les effets des arrestations de décembre 85 ? Et puis surtout : quelles leçons et perspectives tirer de l’expérience des Cellules Communistes Combattantes pour la lutte révolutionnaire d’aujourd’hui et de demain ?

     Ces questions et des dizaines d’autres ont été posées au Collectif des Prisonnier(e)s des Cellules Communistes Combattantes qui a travaillé des années durant à réunir l’information nécessaire, à élaborer analyses, critiques et autocritiques, bilans, argumentations, etc. qui faisaient encore défaut. La Flèche et la Cible est le fruit de ce travail de recherche et de réflexion.

     Cette flèche et cette cible sont celles auxquelles Mao Tsé-toung faisait allusion dans son écrit Pour un style correct de travail dans le Parti :

     « Comment lier l’une à l’autre la théorie marxiste-léniniste et la réalité de la révolution chinoise ? Il faut, pour employer une expression courante, "décocher sa flèche en visant la cible". Le marxisme-léninisme est à la révolution chinoise ce que la flèche est à la cible. Or, certains camarades "décochent leur flèche sans viser la cible", ils tirent au hasard. De tels camarades risquent de faire échouer la révolution. »

     Contribuer à la renaissance d’une politique et d’une pratique réellement révolutionnaires, correspondant précisément aux conditions sociales, politiques et économiques contemporaines de la Belgique, tel est finalement l’enjeu fondamental de La Flèche et la Cible — enjeu dont l’importance a déterminé le collectif de la revue Correspondances Révolutionnaires à publier cet important document politique pour le mettre à la disposition de tous les prolétaires combatifs, de tous les camarades.

 

* * *

PRÉSENTATION

     En 1987, nous avions appelé à un échange politique ouvert avec le mouvement communiste révolutionnaire. Cette initiative visait à briser l’isolement complet auquel nous étions alors soumis dans les geôles de la bourgeoisie impérialiste belge. En quelques semaines, de nombreux militants, des collectifs et des organisations de divers pays ont répondu constructivement à notre appel. De multiples questions furent présentées, touchant à divers aspects — tant généraux que particuliers — du domaine révolutionnaire. Nous voulons avant toute chose exprimer enfin notre reconnaissance à ces camarades pour la possibilité concrète qu’ils nous offraient là de rompre l’isolement, de surcroît sur le terrain des interrogations et discussions présentes au sein du mouvement révolutionnaire.

     Il nous faut maintenant expliquer pourquoi cette latitude n’a pas été exploitée comme prévu, pourquoi nous achevons seulement aujourd’hui le travail en question. Plusieurs raisons se recoupent. Nous avons été surpris par l’ampleur de la tâche. Le nombre et la complexité des sujets abordés dépassaient de loin ce à quoi nous nous attendions. Les conditions d’isolement total que nous avons connues jusqu’à fin 1988 rendaient le travail excessivement ardu, d’autant qu’il ne s’agissait pas simplement d’exposer des réflexions et positions communes toutes prêtes mais bien souvent de produire des analyses sur des sujets que nous n’avions étudiés jusque là que trop superficiellement, d’ajuster/actualiser des points de vue en fonction de l’évolution de leurs objets, de tirer des bilans, d’approfondir des thèses, de traduire nos progrès, de corriger des erreurs, etc., à partir de l’expérience et de ses leçons.

     L’année 88 fut principalement consacrée à la préparation de la bataille du procès et de la grève de la faim contre le régime d’isolement. La victoire de cette dernière influença l’orientation de notre activité au cours des années suivantes. Sortis de l’isolement, nous privilégiâmes naturellement des contacts directs avec des camarades proches et des groupes se revendiquant des mêmes conceptions politiques que les nôtres. D’autre part nous pûmes enfin intervenir dans des débats en cours au niveau international, répondre à des questionnaires particuliers, etc. Par exemple, nous sommes intervenus dans le débat sur « Parti et guérilla » animé par les camarades de la Commune Karl Marx (prisonniers du P.C.E.(r) et des G.R.A.P.O.), dans une crise qui a traversé des groupes militants aux Pays-Bas, dans le grand débat en cours en R.F.A. — notamment à partir des nouvelles orientations de la R.A.F., nous avons répondu à des questionnaires présentés par des camarades de Catalogne, du Pérou, de Turquie, d’Allemagne, à des courriers divers, etc. Bref, toutes sortes de boulots qui se succédaient et nous empêchaient de reprendre sérieusement le grand travail débuté en 1987. Nous ne l’avons pour autant jamais perdu de vue. Car nombre de matériaux accumulés dans son cadre ont très naturellement servi lors d’interventions particulières, de même que ces interventions étaient l’occasion de réunir des matériaux manquants. D’une façon ou l’autre les thèmes de réflexion, les sujets d’analyse se recoupaient inévitablement. Cela sera flagrant à plusieurs reprises : des pans entiers du travail que nous présentons ici ont déjà servi dans des échanges avec des camarades français, allemands, etc. Nous l’indiquerons chaque fois et prions ces camarades d’excuser la répétition.

     La petite histoire de ce travail en a aussi façonné l’aspect final. Bien que nous ayons cherché à en faire un tout le plus ordonné possible, il reste fort brut. À la base, plus de cent cinquante questions venues de nombreux horizons, qu’il a fallu trier, synthétiser, agencer. Parmi ces questions, certaines que les années écoulées ont rendues caduques, d’autres pour lesquelles nous n’avons pas de réponse (ou du moins pas de réponse dont la publication présenterait un intérêt), etc. On pourrait croire que la variété initiale devait couvrir la totalité de « la question révolutionnaire », mais ce serait pêcher par spontanéisme. Certes les questions rassemblées traduisaient l’étendue des préoccupations du mouvement révolutionnaire, la répétition de certaines révélait leur priorité, etc., mais malgré cela les 58 questions que nous avons finalement retenues ne peuvent prétendre cerner de façon exhaustive le domaine théorique et politique, loin de là.

     « Matériaux pour la Révolution », c’est exactement cela. Des éléments se voulant contribution à la réflexion générale qui, aujourd’hui plus que jamais, doit traverser tout le mouvement, toutes les forces révolutionnaires. Nous avons cherché à apporter cette contribution dans les domaines les plus centraux, primordiaux, et bien entendu nous avons veillé à lui donner la plus grande cohérence, la qualité la plus globalisante. Maintenant il faut aller plus loin, le débat doit s’étendre et se renforcer. Notre contribution se veut aussi stimulation de ce mouvement.

     « La flèche et la cible »... Mao Tsé-toung écrivait : « Comment lier l’une à l’autre la théorie marxiste-léniniste et la réalité de la révolution chinoise ? Il faut, pour employer une expression courante, "décocher sa flèche en visant la cible". Le Marxisme-léninisme est à la révolution chinoise ce que la flèche est à la cible. Or, certains camarades "décochent leur flèche sans viser la cible", ils tirent au hasard. De tels camarades risquent de faire échouer la révolution. » (« Pour un style correct dans le travail dans le Parti », 1er février 1942, Œuvres choisies, t. III.) Nous nous sommes efforcés, tout au long de nos réponses, d’être fidèles à cette juste pensée du Président Mao. Cela explique aussi la place accordée aux références concrètes à la situation belge, aux rappels historiques propres à notre pays, etc.

     Pour conclure, il nous reste à remercier les camarades qui ont permis que les questions nous arrivent à une époque où les autorités bourgeoises s’acharnaient à empêcher toute relation politique avec nous, ceux qui ont aidé à rassembler la documentation nécessaire, ceux qui ont assuré l’édition, les traductions, bref tous ceux grâce à qui ce travail a été rendu possible.

     LE COMBAT NE S’ARRÊTE JAMAIS !

     VIVE LA LUTTE ARMÉE POUR LE COMMUNISME !

     QUE MILLE CELLULES NAISSENT !

Collectif des prisonnier(e)s
des Cellules Communistes Combattantes

Mai 1993

 

* * *

TABLE DES MATIÈRES

Première Partie
BASES THÉORIQUES ET IDÉOLOGIQUES

     1. Quelle est la base idéologique des Cellules Communistes Combattantes ?

     2. La plupart des documents de votre organisation traitent d’analyses historiques, de questions stratégiques, etc., mais évoquent très rarement et très vaguement un projet concret de société auquel les travailleurs pourraient se rallier. Pouvez-vous combler cette lacune en présentant la construction du socialisme telle que vous la concevez précisément ?

     3. Comment caractérisez-vous la crise actuelle ? Quels en sont selon vous les débouchés ?

     4. Ne croyez-vous pas que le système capitaliste puisse encore apporter quelque chose de positif aux travailleurs des centres ? Et du tiers-monde ? Par exemple en termes de développement industriel pour les pays dominés ou d’élévation du niveau de vie de leurs populations et, ici, en termes d’un bien-être supérieur grâce aux nouvelles techniques ?

     5. Nous voudrions connaître de façon plus précise votre critique de la thèse du « passage naturel » au socialisme (à savoir : la dynamique propre du capitalisme créerait les conditions de son dépassement et ce dépassement se fera en temps voulu soit au travers d’une révolte violente spontanée, soit comme aboutissement du processus réformiste) ?

     6. Quelles sont à votre avis les caractéristiques de la lutte idéologique dans les pays d’Europe de l’Ouest ? Quelle importance accorder aujourd’hui à la lutte contre le révisionnisme ?

     7. N’y a-t-il pas une confusion possible dans l’emploi du terme de « démocratie » lorsque vous dénoncez la démocratie bourgeoise — par exemple par rapport au concept de démocratie énoncé par Mao Tsé-toung ou au concept de lutte pour la « nouvelle démocratie » existant dans les pays dominés ?

     8. Quelle importance accordez-vous à la pensée de Mao Tsé-toung dans le combat révolutionnaire en Europe occidentale aujourd’hui ? Que pensez-vous de la conception du maoïsme comme « troisième étape », « supérieure », du marxisme ?

     9. Comment définissez-vous la responsabilité et les tâches concrètes des militant(e)s et organisations révolutionnaires dans les centres impérialistes au niveau de l’Internationalisme Prolétarien ? Quel sens exact attribuez-vous au mot d’ordre que vous avancez à ce propos : « Faire la révolution dans son propre pays, contribuer à ce qu’elle triomphe partout » ? Établit-il un rapport avec la thèse du « socialisme dans un seul pays » ?

 

Deuxième Partie
LA SITUATION EN BELGIQUE

     10. La question principale du marxisme est toujours celle de son application aux caractères et spécificités de chaque situation. Avez-vous fait une analyse systématique et historique du mouvement de classe dans votre pays ?

     11. Quelle est votre analyse de l’histoire du mouvement communiste en Belgique ? Au cas où vous estimeriez que le P.C.B. ait été révolutionnaire à une époque, nous aimerions savoir quand et pourquoi selon vous il a cessé de l’être ?

     12. Quelle est votre analyse de la scission survenue en 1963 dans le P.C.B. et qui a donné naissance au P.C.B./Voix du Peuple, ainsi qu’ensuite au P.C.M.L.B., au P.C.B.(M.L.) et aux divers groupes qui se réclamaient de la pensée Mao Tsé-toung ?

     13. Quels sont les précédents les plus immédiats de la lutte armée révolutionnaire en Belgique ?

     14. Quelle était votre analyse du contexte politique et social de l’Europe en général, et de la Belgique en particulier, au moment de la naissance des Cellules Communistes Combattantes ? Ce contexte apportait-il réellement les conditions objectives pour le développement de la lutte armée révolutionnaire ?

     15. Pouvez-vous développer plus amplement la distinction entre contradiction à caractère réformiste et contradiction à caractère révolutionnaire, — distinction à laquelle vous semblez tenir ?

     16. Pouvez-vous développer plus amplement le concept de centralité ouvrière que vous défendez si fréquemment ? Ce concept n’est-il pas périmé aujourd’hui vu la réduction permanente de la classe ouvrière depuis un demi-siècle ?

     17. L’effritement de la classe ouvrière, l’isolement d’unités de production de plus en plus spécialisées et la parcellisation des luttes, n’est-ce pas là toute une série de facteurs concrets allant à l’encontre d’un projet unificateur de lutte ?

     18. Comment expliquez-vous la faiblesse de la conscience de classe, l’abandon de la pensée marxiste dans le mouvement ouvrier, l’essoufflement des luttes sociales et l’indigence des luttes politiques dans le pays ?

     19. Quelle est votre position par rapport à la lutte syndicale en général, et par rapport au syndicalisme en Belgique en particulier ? Quelle doit être, selon vous, l’approche politique et militante dans ce domaine ?

     20. Ces dernières années en France, on a vu surgir des mouvements de grève vastes et décidés, indépendants des structures syndicales traditionnelles (cf. la grève de 1988 à la S.N.C.F.) ; en Italie, les comités de base ont souvent débordé le syndicalisme officiel ; en R.F.A. sont apparus des « syndicalistes oppositionnels » ; etc. Le même phénomène se développe-t-il en Belgique ?

     21. Les chômeurs représentent actuellement plus de dix pour-cent de la population active du pays. Compte tenu de leurs conditions d’existence, ne pensez-vous pas qu’ils constituent une fraction sociale vers laquelle l’agitation et la propagande révolutionnaires doivent s’orienter prioritairement ?

     22. Quelles sont les luttes sociales ou politiques qui se développent actuellement en Belgique ? Qu’en est-il du mouvement militant contre la guerre, le militarisme, le nucléaire ? Quelles sont les luttes que vous jugez centrales ?

     23. Comment analysez-vous la montée de l’extrême-droite (particulièrement en France) ? Pensez-vous que ce courant représente un danger véritable ? Diffère-t-il des mouvements fascistes historiques que le siècle a déjà connus ? Quelle place accorder à la lutte anti-fasciste dans la stratégie révolutionnaire ?

     24. Quelle est votre position par rapport aux thèses dites écologiques qui renvoient dos à dos capitalisme et socialisme, les condamnant tous deux dans le cadre d’un procès contre le « productivisme » ? Et que pensez-vous plus particulièrement du mouvement anti-nucléaire tel qu’il existe en Belgique et en R.F.A. ?

     25. Quelle est votre analyse concernant la lutte contre le patriarcat ? Quel rôle attribuez-vous à la lutte des femmes et, selon vous, quel doit être son rapport à la lutte politique de classe ?

     26. Que pensez-vous des thèses qui font d’un soi-disant « prolétariat extra-légal » un sujet révolutionnaire de première importance dans les métropoles impérialistes ?

 

Troisième Partie
LA STRATÉGIE RÉVOLUTIONNAIRE

     27. Quelle doit être la stratégie révolutionnaire aujourd’hui en Europe ? Quelles sont les tâches immédiates des militants communistes ? Quelles méthodes de lutte faut-il développer prioritairement ?

     28. Vous considérez donc la lutte armée comme la méthode de lutte et d’organisation pour le processus révolutionnaire dans une démocratie parlementaire comme la Belgique ?

     29. Quelle est votre conception de la Guerre Populaire (ou Révolutionnaire) Prolongée ? En quoi cette conception s’apparente et se différencie-t-elle de la Guerre Populaire Prolongée telle qu’elle a été conçue et développée dans de nombreux pays dominés suite à la victoire du Parti Communiste Chinois en 1949 ?

     30. Comment voyez-vous pratiquement le processus de construction de l’avant-garde révolutionnaire à partir de la situation actuelle du mouvement de classe en Belgique ?

     31. L’action des Cellules Communistes Combattantes surprit le mouvement révolutionnaire européen et lui sembla inespérée parce que sortant toute achevée du néant. Le silence de l’organisation depuis vos arrestations apparaît comme tout aussi inhabituel. Qu’en est-il exactement des Cellules Communistes Combattantes ?

     32. Pourquoi ne répondez-vous pas aux nombreuses calomnies, aux amalgames diffamatoires répandus sans discontinuité dans la presse ? Votre mutisme face à ces manipulations est incompréhensible pour certains camarades, voire troublant pour d’autres. Ainsi, par exemple, pouvez-vous dire ce qu’il en est de l’affaire de l’attaque de la caserne à Vietnam en 1984, dont une partie du produit aurait été retrouvée dans des bases des Cellules, alors que selon divers journalistes ou politiciens bourgeois cette attaque aurait été menée par des commandos U.S. ?

     33. Que pensez-vous de la thèse affirmant que la construction d’un authentique Parti Communiste est un préalable incontournable à l’ouverture de la moindre pratique armée ?

     34. Que pensez-vous de l’analyse selon laquelle la lutte armée est prématurée dans la mesure ou l’heure serait à un patient travail d’organisation et de politisation des éléments avancés de la classe ouvrière et non au ralliement des masses à la révolution ?

     35. Quelle est votre conception des rapports qui doivent exister entre la lutte armée et le Parti ? En quoi votre conception diffère-t-elle de celle du Parti Communiste d’Espagne (reconstitué) que vous avez eu l’occasion d’interpeller à ce sujet ?

     36. Quel bilan critique tirez-vous aujourd’hui de la lutte de votre organisation en 1984/85 ? Avez-vous noté une avancée, des progrès concrets dans la conscience des masses en Belgique quant à la nécessité de la lutte armée révolutionnaire ? Peut-on dire qu’une base sociale significative a approuvé —ou du moins compris cette lutte ?

     37. Pouvez-vous expliquer l’interruption persistante de l’action armée des Cellules Communistes Combattantes depuis vos arrestations ? N’est-ce pas l’indice d’un certain échec ?

     38. Peut-on expliquer fondamentalement les revers subis par des luttes comme celles des Brigades Rouges, des G.R.A.P.O., (et à un autre niveau, de la R.A.F. et d’A.D.), par un manque d’appui social ? Le mouvement révolutionnaire ne doit-il pas reconsidérer sa stratégie et sa tactique en fonction de cela ?

     39. Quelle est votre conception des rapports devant exister entre la lutte armée développée par l’avant-garde révolutionnaire et les luttes économiques et sociales du prolétariat ? Celle-là doit-elle s’engager directement aux côtés de celles-ci ? Dans l’affirmative, quels sont selon vous les modalités et problèmes propres à tel engagement ?

     40. Les Cellules Communistes Combattantes n’ont jamais dirigé leurs actions armées contre des personnes ; cela résultait-il d’un choix tactique, politique, voire idéologique ? Que pensez-vous de ce type d’actions (Buback, Moro, Besse) ?

 

Quatrième Partie
L'INTERNATIONALISME

     41. Quels sont, selon vous, les enjeux de la construction de l’Europe économique au niveau du capitalisme mondial ?

     42. Quelle est votre position par rapport aux luttes de libération nationale qui se déroulent dans l’état espagnol et ailleurs en Europe (Pays Basque, Catalogne, Galice, Corse, Irlande du Nord, etc.) ? La problématique communautaire opposant Wallons et Flamands en Belgique relève-t-elle du même domaine ? Dans quelle mesure ?

     43. Pensez-vous que la lutte contre la guerre impérialiste soit toujours à l’ordre du jour, compte tenu des accords de désarmement atomique et autres passés entre les U.S.A. et l’ex-U.R.S.S. ? La tendance à la guerre est-elle toujours d’actualité ? Dans ce cas, l’amélioration du climat Est/Ouest pourrait-il entraîner un déplacement des zones d’affrontement vers la périphérie ?

     44. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, de nombreuses luttes révolutionnaires dans le monde ont suscité l’enthousiasme et catalysé l’énergie du mouvement révolutionnaire européen (Chine, Albanie, Cuba, Algérie, Vietnam et tant d’autres). Aujourd’hui beaucoup sont revenus de leurs illusions et ne savent plus où tourner leur regard. Quelles sont les nouvelles luttes qui peuvent être exemplaires au niveau international ?

     45. Comment comprendre l’évolution de l’U.R.S.S. et des pays d’Europe de l’Est ces dernières années ? Pouvait-on qualifier le système social de l’U.R.S.S. de capitaliste ? La Russie actuelle représente-t-elle encore pour vous, à l’un ou l’autre niveau, une référence socialiste ? Quelle est votre opinion concernant Staline ?

     46. Que pensez-vous de la Chine de Deng Xiao-ping ? Quelle est votre analyse de la Révolution Culturelle ? Peut-on qualifier la formation sociale de la Chine de capitaliste ? Ou bien, selon vous, reste-t-elle une référence socialiste ?

     47. Quelle est votre position au sujet des luttes de libération nationale dans les pays dominés ? Certaines de vos réflexions laisseraient entendre que vous refusez à tout mouvement, même de masse, la légitimité de représenter les intérêts d’un peuple opprimé, s’il n’est pas guidé par le Marxisme-Léninisme. Confirmez-vous cela ?

     48. Comment analysez-vous la lutte du peuple palestinien ces dernières années ? Dans un communiqué, les Cellules Communistes Combattantes ont approuvé l’attaque menée contre les agents de sécurité de la synagogue de la rue de la Régence à Bruxelles ; pouvez-vous exposer votre position à l’égard de ce genre d’action ?

     49. Quelle est votre analyse de la situation en Palestine, au Moyen-Orient, et de la position des états européens par rapport à cette situation ? Quelle conclusion peut-on en tirer pour l’orientation stratégique du combat internationaliste ?

     50. Différentes estimations du phénomène des mouvements islamistes ont cours parmi les révolutionnaires européens. Certains condamnent ces mouvements comme anti-socialistes et obscurantistes, d’autres les considèrent comme des forces objectivement anti-impérialistes dans la mesure où elles affaibliraient l’hégémonie U.S. Quelle est votre position à ce propos ?

     51. Comment expliquer que depuis quarante-cinq ans la gauche traditionnelle en Europe soit la complice — tout au moins passive — des agressions perpétrées par l’état sioniste contre les peuples du Moyen-Orient ?

     52. Quelle est votre position à l’égard de la guerre populaire que mène depuis 13 ans le Parti Communiste du Pérou ? Quelle opinion avez-vous du Président Gonzalo et de la direction qu’il imprime au P.C.P. ?

 

Cinquième Partie
DÉBAT INTERNATIONAL SUR LA STRATÉGIE

     53. Suivez-vous les développements et les débats révolutionnaires dans les autres pays européens ? Êtes-vous suffisamment informés ? Quelles sont les questions et discussions que vous jugez centrales pour des progrès collectifs conséquents ?

     54. La période de reflux que traverse actuellement le mouvement révolutionnaire en Europe n’impose-t-elle pas de reléguer au second plan les désaccords et de tendre résolument à l’unification des avant-gardes combattantes ?

     55. Il y a apparemment un manque de cohérence dans l’expression et le positionnement des Cellules Communistes Combattantes vis-à-vis du mouvement révolutionnaire allemand et d’A.D. : références élogieuses à la R.A.F. dans des communiqués, refus de s’inscrire dans le « Front commun » R.A.F./A.D. proclamé en janvier 1985, mise en exergue d’une action des R.Z., etc. Faut-il y voir une évolution de la position de votre organisation ? Dans ce cas pouvez-vous en présenter le sens et les raisons ?

     56. Pouvez-vous développer ce qui selon vous sépare votre ligne de celle de la R.A.F. et A.D. ? Au vu de ces désaccords, considérez-vous ces dernières comme des ennemies politiques, voire comme des groupes contre-révolutionnaires ? Ou bien conservez-vous avec elles une relation de « fraternité critique » ?

     57. Qu’en est-il de l’affaire du « F.R.A.P. » et du contentieux qui aurait surgi entre les Cellules Communistes Combattantes et Action Directe à ce propos ?

     58. Que pensez-vous du débat sur une amnistie « de gauche » qui a divisé le mouvement révolutionnaire italien ? Quelles sont les fractions de ce mouvement dont vous vous sentez le plus proche ?

 

ANNEXES DOCUMENTAIRES SUR L'HISTOIRE DE LA BELGIQUE

__________

 

Première Partie

BASES THÉORIQUES ET IDÉOLOGIQUES

 

     1. Quelle est la base idéologique des Cellules Communistes Combattantes ?

     Le Marxisme-Léninisme. C’est-à-dire avant tout le matérialisme dialectique comme conception philosophique ; le matérialisme historique comme application du matérialisme dialectique à la connaissance de la société humaine et de son évolution ; l’économie politique marxiste comme compréhension des lois de l’action et du développement des forces productives ; et enfin le socialisme scientifique comme patrimoine d’enseignements, perspective et guide pour l’action révolutionnaire du prolétariat.

     Dans le cadre du travail qui s’ouvre ici, il est naturellement impossible d’exposer toute la variété et la complexité des thèses propres à ces quatre grandes parties du Marxisme-Léninisme. Nous nous en tiendrons à une présentation des traits essentiels.

     Notre base philosophique est donc le matérialisme dialectique. Nous pensons que notre univers (le monde et les phénomènes qui le traversent) est matière et mouvement (déplacement / évolution / transformation) de la matière selon ses propres lois. D’ailleurs la science et la réalité historique et sociale confirment cela de plus en plus clairement.

     Nous rejetons par conséquent tout idéalisme philosophique : nous affirmons que la conscience est le produit d’une haute organisation de la matière, le cerveau, donc que la conscience est le reflet du monde objectif dans le cerveau humain. Toujours en opposition avec l’idéalisme philosophique (ou sa variante honteuse : l’agnosticisme), nous pensons que la cognoscibilité du monde est infinie, que la science et la pratique sont virtuellement capables de tout découvrir, jusqu’aux choses aujourd’hui encore inconnues. La vérité absolue — définitive — est donc théoriquement accessible, mais ne l’est pratiquement qu’à travers les progrès de la vérité relative (incomplète, correspondant à un niveau du mouvement de la connaissance) qui tend à correspondre toujours plus exactement à la réalité objective du monde, monde qui existe donc indépendamment de la conscience que l’on peut avoir de lui.

     Le matérialisme dialectique dépasse l’ancien matérialisme mécaniste des grands penseurs des XVIIe et XVIIIe siècles (Diderot, Holbach, D’Alembert, etc.) qui tendaient à réduire le monde à son seul mouvement mécanique, lui prêtant même à l’extrême le caractère d’un éternel mouvement cyclique — au sein duquel, loin de s’unir et d’interagir dialectiquement, les contraires s’excluaient de manière métaphysique. Néanmoins, le matérialisme dialectique est l’héritier du matérialisme mécaniste, tout comme d’ailleurs du matérialisme antique (Démocrite, Epicure, etc.) souvent plein de génie mais handicapé par l’étroitesse de la base scientifique de l’époque. Le matérialisme marxiste est dialectique parce qu’il considère le monde comme un tout en mouvement et changement perpétuels, dans lequel le développement de l’inférieur au supérieur se fait par l’action des contradictions opposant et unissant ses parties constitutives, dans lequel l’accumulation de petites transformations progressives (phénomène quantitatif) provoque à terme des progrès soudains, des bonds qualitatifs.

     Le matérialisme historique est l’application du matérialisme dialectique à l’étude de la société et de l’Histoire, il constitue la méthode marxiste de connaissance des lois générales qui déterminent l’apparition, le développement et la disparition des régimes sociaux. C’est donc le cadre général de toutes les sciences sociales, parmi lesquelles l’économie politique occupe une place primordiale. En effet, le matérialisme historique révèle que le déterminant principal d’une société est l’organisation du travail humain destiné à la production des choses nécessaires à la vie. Ce qui détermine fondamentalement une société et son évolution sont les moyens de production et ceux qui les animent (les forces productives), les rapports qui unissent et opposent les hommes dans la production sociale (les rapports de production, comme la propriété des moyens de production, la division du travail, la répartition des produits, etc.), bref le mode de production, la combinaison des forces productives et des rapports de production, la lutte des classes. Le mode de production constitue donc l’infrastructure du régime social : sur sa base se façonnent la conscience sociale (politique, morale, religion, art, etc.) et les institutions sociales (État, partis politiques, églises, etc.) qui forment ensemble la superstructure.

     Coulé dans le moule du matérialisme dialectique, le matérialisme historique conçoit l’étude des systèmes sociaux dans leur évolution. L’origine de cette évolution réside dans la production qui est en continuel développement. Chaque fois qu’est atteint un stade de développement où les forces productives entrent en contradiction avec les rapports de production s’impose une transformation de ces derniers, et cette transformation exige à son tour un changement dans la superstructure, dans le régime social. Crises et révolutions sociales sont l’expression de ces contradictions se résolvant à travers des bonds dialectiques.

     Cinq grands modes de production se sont globalement succédés jusqu’à nos jours. Aux premiers temps d’existence des hommes, on trouve le communisme primitif qui se caractérisait par un extrême dénuement et la propriété commune des sources de richesse. Le mode de production esclavagiste lui a succédé en raison de l’augmentation des forces productives et de la richesse sociale (agriculture, élevage), il a ouvert le règne de la propriété privée et de l’exploitation de l’homme par l’homme. Apparut ensuite le mode de production féodal, où la propriété privée des moyens de production (essentiellement la terre) restait totale mais se réduisait sur le producteur (l’esclave devient serf). Signalons aussi l’existence, en Inde particulièrement, d’un mode de production asiatique caractérisé par la simultanéité de rapports sociaux égalitaires à l’échelle villageoise et d’une exploitation de ces communautés rurales par des monarchies. L’incessant développement des forces productives imposa finalement le mode de production capitaliste, les rapports de production féodaux étant devenus trop étriqués pour une économie marchande et industrielle. Et c’est le même développement qui maintenant sonne le glas du mode de production capitaliste : il est devenu caduc à son tour, comme le démontre théoriquement l’économie politique marxiste et pratiquement la crise générale qui frappe le système.

     L’économie politique marxiste a pour fondement la loi de la valeur selon laquelle la valeur d’une marchandise tient dans le temps de travail socialement nécessaire à sa production (ce qui n’empêche pas qu’une marchandise puisse être vendue au-dessus ou en dessous de sa valeur mais signifie alors que si une des parties gagne dans l’échange des marchandises, l’autre y perd, et que tous ces mouvements se compensent de telle sorte qu’en moyenne les marchandises sont vendues à leur valeur). Aucune valeur nouvelle n’étant créée dans l’échange (les ventes et les achats) des marchandises, l’origine de la plus-value extraite de leur capital par les propriétaires des moyens de production se situe dans le processus de production même.

     Le capitaliste achète des moyens de production tels des machines, des matières premières, de l’énergie, etc. (capital constant) et la force de travail des prolétaires (capital variable). Conformément à la loi de la valeur, le capitaliste achète ces moyens à leur véritable valeur, c’est-à-dire selon le temps de travail nécessaire à leur production. Cela se conçoit facilement pour les éléments du capital constant. Pour la force de travail des prolétaires, cela doit se comprendre comme le temps de travail nécessaire à la production des marchandises telles que nourriture, logement, habillement, etc., qui permettent à cette force de travail de se reconstituer et de se reproduire par l’entretien de la famille du prolétaire. La particularité de la marchandise « force de travail » est qu’elle est source de nouvelle valeur. Le capitaliste achète la force de travail du prolétaire pour un temps déterminé et, durant ce temps, le prolétaire ajoute par son travail de la valeur aux marchandises qu’il contribue à produire non seulement à la hauteur de ce qui lui est versé comme salaire (le salaire n’étant jamais que le prix de la marchandise « force de travail ») mais bien au-delà. Ce « surtravail » — contre lequel le prolétaire ne reçoit aucun équivalent —compose la plus-value et donc le profit capitaliste.

     La concurrence entre capitalistes pousse chacun d’eux à remplacer tant que faire se peut le travail humain par la machine. De cette façon, chaque capitaliste renforce sa compétitivité par rapport aux autres. Mais au niveau de la formation sociale prise dans son ensemble, cela a aussi pour conséquence de faire baisser globalement la proportion du capital variable par rapport au capital constant. Comme la plus-value s’extorque seulement sur le capital variable (les machines, matières premières, etc., ne faisant que transmettre leur valeur dans les marchandises qu’elles contribuent à produire, soit en une fois pour un capital circulant comme une matière première consommée toute entière, soit progressivement pour un capital fixe comme une machine qui s’use peu à peu), le taux de profit (à savoir le rapport entre la plus-value extorquée et le capital globalement engagé) a tendance à baisser. La « chute tendancielle du taux de profit » contraint les capitalistes à un rattrapage, soit par une exploitation accrue du prolétariat (une augmentation du taux de plus-value, c’est-à-dire du rapport entre la plus-value extorquée et le capital variable engagé), soit par une augmentation de la production passant généralement par de nouveaux progrès du machinisme.

     La concurrence entre capitalistes ainsi que la circulation des capitaux entre les secteurs permettent indirectement la traduction de la loi de la valeur dans l’échange des marchandises. Il s’établit de cette façon un taux de profit moyen qui détermine le « prix de production » des marchandises (soit le capital dépensé pour leur production augmenté du profit moyen). Ainsi également, quand pour une raison ou l’autre la demande d’une marchandise donnée est telle qu’elle se vend bien plus cher que son « prix de production », la recherche du profit maximal pousse des capitalistes à investir dans sa production et cela ramène progressivement son « prix de marché » à la hauteur de son « prix de production » en rétablissant l’équilibre de l’offre et de la demande. De même, l’opération inverse a naturellement cours : la désaffection pour une marchandise fait tomber son « prix de marché » en dessous de son « prix de production » et pousse les capitalistes à en abandonner la production. D’autre part la concurrence engendre son contraire : en imposant un développement et un élargissement permanents de la production, elle provoque la concentration croissante des capitaux (apparition du grand capital) et des entreprises. C’est la tendance à la monopolisation. Elle entraîne aussi la prolétarisation des classes moyennes incapables de rester en lice (incapables de réunir les capitaux nécessaires à une position compétitive), et cela jusque dans les secteurs économiques qui leur étaient autrefois réservés (commerces, services, etc.).

     À la contradiction opposant prolétaires et capitalistes autour de la plus-value et du surtravail (que les premiers tentent de baisser — directement ou indirectement par une augmentation du salaire), s’en ajoutent d’autres essentielles dans le mode de production capitaliste. Principalement, la contradiction entre le caractère social de la production (la production est assurée collectivement par les masses populaires) et le caractère privé de la propriété des moyens de production (capital, usines, terre, etc.) et donc de l’appropriation de la plus-value. Tandis que la production ne cesse de s’étendre, la demande solvable des masses populaires reste limitée en raison de la mainmise bourgeoise (la bourgeoisie recouvrant ceux qui vivent non de leur travail mais de leur capital) sur la plus-value créée par le prolétariat, et de cette contradiction insoluble dans le cadre du mode de production capitaliste naissent cycliquement des crises de surproduction.

     Le socialisme scientifique se fonde dans la compréhension du fait que les contradictions du mode de production capitaliste sont inexorablement appelées à s’accentuer, le rendent obsolète et conduisent à son dépassement dialectique dans un nouveau mode de production. Le nouveau mode de production devra résoudre la contradiction entre production sociale et propriété privée des moyens de production, entre production sociale et appropriation privée, ce qui sera seulement accessible en rendant la propriété des moyens de production et l’appropriation également sociales.

     Le socialisme scientifique se distingue du socialisme utopique (de Thomas More à Fourier en passant par Rousseau) en ce qu’il ne se fonde pas seulement sur une exigence morale de justice et une aspiration à une vie meilleure. En effet, le socialisme scientifique repose en priorité sur l’analyse scientifique (matérialiste) du monde actuel, des tendances qui le traversent, des forces qui l’animent. Il ne s’agit plus d’élaborer un système idéal et ensuite de chercher à y plier la réalité de la société, il s’agit de s’inscrire dans le mouvement même de l’évolution sociale et de travailler consciemment à sa réalisation.

     Notre époque correspond au stade suprême du capitalisme, l’impérialisme. Ce stade est notamment caractérisé par une extrême concentration des capitaux (allant jusqu’au monopole), la fusion du capital industriel et bancaire dans le capital financier, le partage du monde entre grandes puissances impérialistes (la colonisation et néo-colonisation ayant permis d’imposer le mode de production capitaliste au monde entier), etc. Un stade qui se caractérise aussi par le fait que les contradictions inhérentes au mode de production capitaliste (celles-là mêmes que révèle entre autres choses l’économie politique marxiste) sont exacerbées au point de frapper ce mode de production d’un dysfonctionnement quasi permanent, d’en faire un frein au développement des forces productives alors qu’il en avait été un formidable moteur.

     Le passage d’un type de rapports de production à un autre (dans ce cas : des rapports capitalistes aux rapports socialistes) signifie le passage d’un mode de production à un autre, d’un régime social à un autre. Non seulement l’infrastructure mais aussi toute la superstructure sociales doivent être modifiées, tant celle-ci est liée à celle-là. Ainsi s’imposent les révolutions.

     Comme ce fut la réalité des choses lors du passage du mode de production féodal au mode de production capitaliste, le passage du mode de production capitaliste au mode de production socialiste exige une révolution bouleversant tout l’ordre social, transformant radicalement la pensée, la morale, les institutions, etc. Et de la même manière que la révolution anti-féodale a été animée par la classe qui aspirait le plus puissamment et consciemment à l’ordre social à venir — la bourgeoisie et le capitalisme — la révolution anti-capitaliste aura pour sujet la classe de ceux qui ont le plus grand intérêt à l’avènement d’une société de producteurs pour les producteurs — le prolétariat et le socialisme. Le prolétariat, qui connaît avant tout la collectivisation des peines et du travail, est la classe désignée pour réaliser la collectivisation des fruits du travail social. Il lui appartient à ce propos de synthétiser l’ensemble de ses revendications particulières (celles de telle ou telle de ses parties) en une aspiration générale, unique, une volonté de classe à marcher vers le socialisme, tout comme il lui appartient de se doter de l’appareil politico-militaire nécessaire au succès de sa mission historique.

     Cet appareil politico-militaire (le Parti Communiste et ses forces armées) s’impose pour une double raison. Pour rassembler et orienter de la façon la plus juste l’ensemble des forces révolutionnaires et pour accéder finalement à un rapport de force victorieux dans la lutte des classes. Parce que de la même manière que jadis la noblesse s’est accrochée bec et ongles à ses privilèges de l’ancien régime contre la bourgeoisie alors révolutionnaire, aujourd’hui la bourgeoisie devenue historiquement réactionnaire n’entend pas se laisser déposséder de ses privilèges par le prolétariat. Elle dispose d’un État qui la sert, de nombreuses forces armées et répressives, elle exerce une contre-révolution préventive dans tous les domaines — à commencer par l’idéologie, la connaissance, l’information, etc. —, et le prolétariat ne peut espérer inverser pareil rapport de force défavorable sans développer une longue et dure lutte dans laquelle il accumulera expérience et puissance, une lutte intransigeante pour établir sa dictature : les pleins pouvoirs de la classe ouvrière.

     La dictature du prolétariat (c’est-à-dire la dictature de la majorité au profit de la majorité) permettra à cette classe de réaliser son programme, d’accomplir ses tâches : expropriation de la bourgeoisie et donc élimination en tant que classe (un bourgeois dépossédé pourra bien sûr se réinsérer à titre individuel dans la société, en tant que travailleur contribuant à la production), destruction de l’État bourgeois et édification des institutions de la démocratie populaire, socialisation des moyens de production et orientation rationnelle (planification) de l’activité économique pour garantir la satisfaction des besoins de tous et toutes, etc.

     La maturation du mode de production socialiste et de ses superstructures conduira l’humanité à un système social encore supérieur mais aujourd’hui inaccessible : le Communisme, société sans classe et sans État.

     Voilà brièvement récapitulées, quelques-unes des thèses principales du Marxisme-Léninisme. Il en existe encore bien d’autres et toutes mériteraient d’être développées. Mais, nous l’avons dit, notre but ici était seulement de donner un aperçu général de la base idéologique de notre organisation, de notre vision du monde et de notre conception historique.

 

     2. La plupart des documents de votre organisation traitent d’analyses historiques, de questions stratégiques, etc., mais évoquent très rarement et très vaguement un projet concret de société auquel les travailleurs pourraient se rallier. Pouvez-vous combler cette lacune en présentant la construction du socialisme telle que vous la concevez précisément ?

     Quand nous nous référons au socialisme ou, en finalité, au Communisme, notre objet n’a rien à voir avec un eldorado aussi idyllique qu’indéfini mais satisfaisant quelque révolte existentielle ou éthique face à la barbarie oppressive et destructrice de l’impérialisme. Nous nous référons précisément à un projet très réaliste d’organisation économique et sociale libératrice rendue accessible et inévitable par la maturité contradictoire des forces productives. Le socialisme est le produit dialectique historique du capitalisme, il est l’étape d’abandon de la logique marchande et de destruction irréversible de la société de classe. Le Communisme est l’aboutissement naturel du socialisme : la société sans classe et sans État, libérée par l’abondance des contingences originelles de la production matérielle et offrant à l’humanité toute entière le cadre nécessaire à l’épanouissement de tous les traits de son génie : des relations sociales fraternelles, la maîtrise consciente du présent et de l’avenir, la connaissance, le progrès scientifique, la création artistique, etc.

     Seuls les idéalistes pensent que l’« esprit de la lutte » pourrait suffire à animer la lutte. L’engagement et la lutte révolutionnaires sont certes créateurs de richesses morales personnelles et collectives, ils constituent un acte et un espace de libération, d’équilibre, de dignité et de bonheur dans la mesure où anticipant concrètement leur objectif, ils en matérialisent les prémices. Mais ni l’exposé de l’esprit ou des satisfactions de la lutte, ni d’ailleurs celui du principe libérateur du socialisme ne peuvent remplacer la présentation, même sommaire, du programme de la révolution socialiste et de la dictature du prolétariat, tel que nous pouvons le définir aujourd’hui et autour duquel nous entendons mobiliser le monde du Travail.

     Le propre d’un programme concret est de correspondre à une situation déterminée, c’est-à-dire d’en maîtriser pleinement les possibilités comme les nécessités, ce qui n’est bien sûr accessible qu’à partir du moment où cette situation est nettement perceptible. Or les marxistes ne peuvent pas plus que personne prédire quelle sera la situation exacte dont le prolétariat héritera lorsqu’il arrivera au pouvoir. La révolution triomphera-t-elle partout en Europe ou faudra-t-il poursuivre la guerre révolutionnaire après une victoire locale ? Quelle intensité et quelle durée connaîtra la guerre civile ? Comment et avec quelle vigueur se manifestera la contre-révolution ? L’appareil productif aura-t-il été préservé durant toute la période insurrectionnelle ou sera-t-il complètement ravagé ? Quelle sera la situation internationale ? Etc. On pourrait ainsi multiplier quasi à l’infini les questions aujourd’hui sans réponse, mais qui seront pourtant déterminantes pour l’organisation du pouvoir révolutionnaire. Voilà pourquoi le programme de la révolution socialiste tient aujourd’hui dans des principes de fond, des axes généraux révélés par l’expérience historique, des tendances et des orientations qui présideront nécessairement à l’organisation et à l’activité du pouvoir socialiste.

     Avant d’en venir à la présentation du programme proprement dit, nous voulons encore faire un commentaire qui nous semble important. Souvent, lors des discussions publiques au cours desquelles est évoqué ce programme, beaucoup se montrent sceptiques, le tiennent pour utopique et irréalisable, et ils étayent leur point de vue en soulignant les traits dominants de la conscience sociale aujourd’hui (égoïsme, individualisme, etc.). Ce faisant, ces personnes commettent une erreur d’analyse : elles opposent l’état actuel de la conscience sociale à un projet social correspondant à une étape future du développement de la société, précisément à l’étape de la révolution socialiste. Elles ignorent ainsi tout le mouvement évolutif, touchant la conscience comme le reste, qui sépare la situation actuelle de l’époque où l’application du programme socialiste sera à l’ordre du jour. On doit garder à l’esprit que l’application du programme de la révolution sociale aura lieu suite à une longue lutte de classe, une lutte dans laquelle se seront progressivement engagées des couches de plus en plus larges du prolétariat, une lutte matérialisant le progrès de la conscience de classe et donc l’évolution de la conscience sociale vers les principes socialistes et les objectifs prolétariens.

     En bref, cela signifie que quand il s’agira réellement d’appliquer le programme d’édification socialiste, on en sera nécessairement arrivé à un moment où les forces vives du pays l’auront fait leur et seront déterminées à le réaliser jusqu’au bout. Sans quoi la question de l’application ne se poserait même pas : la révolution n’aurait pu triompher. La révolution ne se réduit pas à un hasardeux changement de régime ou à une gratuite — mais brutale — passation de pouvoir : elle correspond à une transformation du rapport de force entre les classes, elle répond à une modification du rapport social dans son ensemble (y compris dans le domaine idéologique), elle constitue le couronnement de la lutte révolutionnaire où a été forgée, acquise et développée une conscience nouvelle.

     La raison essentielle du programme socialiste est clairement définie. Il s’agit de bâtir un système social gérant la production de façon rationnelle pour un double objectif : optimaliser les capacités existantes dans le sens de la satisfaction des besoins matériels de tous et de chacun et toujours plus libérer les hommes et les femmes de la contrainte de cette activité aliénante. À l’opposé de l’anarchie du système capitaliste basé sur la propriété privée, le marché, la concurrence, le gaspillage et les multiples autres tares qu’impose la recherche du profit pour le profit, le système socialiste ordonne le travail social à partir de la propriété collective des moyens de production, garantit leur développement qualitatif et quantitatif dans le but d’assurer un progrès constant des conditions d’existence de la population selon les principes de travailler tous, travailler à une fin socialement utile, travailler moins.

     Le socialisme est l’organisation de la production et l’établissement du rapport social par lesquels les hommes et les femmes construisent, exercent et développent pour la première fois un pouvoir collectif sur leur réalité et leur devenir communs. Survolons les principaux axes du programme d’édification socialiste que l’on peut dès à présent concevoir de façon schématique pour la phase de dictature du prolétariat — première étape du socialisme dans notre pays.

     — Saisie (sans la moindre indemnisation) et collectivisation à travers l’étatisation de toutes les entreprises industrielles et commerciales exploitant le travail salarié. Regroupement de ces structures en cartels (intégration horizontale) et en combinats (intégration verticale) ; réactivation de la production, développement des capacités et orientation des activités selon les directives du Plan. Maintien de l’encadrement et de la maîtrise techniquement nécessaires (mais dépossédés de leurs privilèges) pour assurer le bon fonctionnement de l’outil en conformité avec les directives du Plan, et cela sous le contrôle absolu des comités de base ouvriers et employés. Création d’un ministère du Plan dont la tâche est de faire coïncider harmonieusement, dans une dynamique de progrès et de développement, les capacités de production et les besoins de la société tels qu’ils seront synthétisés par le Parti du prolétariat et le gouvernement révolutionnaire sur base des aspirations populaires exprimées à travers les structures sociales adéquates (syndicats, comités de base des entreprises, associations de consommateurs, d’usagers, etc., ministères, autorités locales, etc.). Le ministère du Plan répartit rationnellement tant les ressources disponibles (matières premières, énergie, produits semi-finis, etc.) que les quotas de production à honorer dans chaque branche et chaque entreprise.

     — Saisie (sans la moindre indemnisation) et collectivisation à travers l’étatisation de toutes les richesses financières capitalistes : saisie de l’ensemble des avoirs des banques, holdings, sociétés d’investissement, bureaux de change, compagnies de crédit et d’assurances, etc. Fermeture de la Bourse. Création d’une banque et d’une caisse d’épargne d’État. Annulation de toutes les dettes contractées par les entreprises, structures et institutions du pays auprès de qui que ce soit (mais remboursement de la petite épargne) ; annulation de toutes les dettes contractées par des particuliers ou par des pays du tiers-monde auprès des entreprises, structures et institutions financières nationales (mais maintien des dettes des capitalistes étrangers). Saisie des grandes fortunes.

     — Salarisation de toute l’activité laborieuse sous l’organisation et le contrôle de l’État ; fixation des barêmes à l’intérieur d’une marge ne pouvant excéder l’écart du simple au triple. Limitation de l’héritage aux valeurs d’usage personnel ou familial. Transfert de toute la force de travail gaspillée aujourd’hui dans des activités parasitaires ou nuisibles (automobile, secteur financier, publicité, luxe, etc.) vers des secteurs socialement utiles (production de biens nécessaires, enseignement, services publics, etc.), ce qui, combiné à sa distribution équitable, permet une réduction formidable du temps de travail. Réduction constante de la division entre travail manuel et travail intellectuel.

     — Nationalisation du sol et centralisation des exploitations agricoles avec l’industrie agro-alimentaire afin de constituer des combinats puissants et modernes garantissant à tous une alimentation saine et suffisante. Orientation et planification de l’activité laborieuse dans le but de liquider à terme la division entre la ville et la campagne (conditions de vie et de travail, infrastructures sociales, culturelles, etc.).

     — Large développement et gratuité progressive de tous les services publics : santé, enseignement, culture, communications, transports, etc. Même chose pour la distribution de l’eau, du gaz et de l’électricité. Suppression de la propriété locative : les maisons et appartements appartiennent à ceux qui les habitent ; instauration de mesures permettant l’attribution à chacun d’un logement décent et conforme aux besoins familiaux, de travail, de santé, etc. Attribution de la gestion et de la protection du patrimoine immobilier aux autorités locales sous le contrôle des comités de quartier. Mise en chantier de programmes de rénovation et de construction dans le cadre d’un urbanisme compris comme science de l’harmonie entre l’homme et son environnement. Restauration, extension et perfectionnement d’un réseau de transports en commun (trains, trams, métro, bus, etc.) couvrant tout le pays et permettant rapidement l’abandon du transport automobile non utilitaire. Et en règle générale, prise en compte dans tous les domaines (construction, transports, etc.) des impératifs de respect de l’environnement.

     — Fusion des divers réseaux d’enseignement en un seul placé sous l’autorité exclusive de l’État ; transformation des programmes et des méthodes pédagogiques dans le sens d’un élargissement de l’horizon culturel, de l’épanouissement et de la responsabilisation sociale selon les lumières de la science et les principes de la morale communiste ; ouverture de tout le système éducatif à la réalité sociale et notamment à la production. Vaste développement des structures et activités culturelles pour tous et stimulation de la création aux dépens de la consommation ; abolition de la propriété privée en matière de patrimoine et création intellectuels et artistiques.

     — Application générale d’une politique de santé basée sur l’hygiène et la salubrité du cadre de vie, la prévention systématique et la responsabilisation des personnes et des collectivités (réorganisation en ce sens de la recherche scientifique et de la production pharmaceutique). Développement de l’activité sportive comprise comme méthode et expression d’harmonie physique, ludique et sociale (suppression du professionnalisme).

     — Liquidation de la monarchie et annulation de la constitution et du droit bourgeois ; instauration d’une constitution et d’une législation socialistes fondées dans la reconnaissance du travail socialement utile comme droit et devoir pour tous, dans le droit des travailleurs à l’intégrité et à la dignité (c’est-à-dire jouir pleinement de leur existence hors de toute exploitation et oppression), dans le droit pour tous à la santé, à l’éducation, à la culture, etc. Constitution et législation fondées aussi dans la reconnaissance du Parti du prolétariat comme guide dans le processus historique libérateur de construction du socialisme et de marche vers le Communisme. Suppression du système parlementaire démocrate bourgeois et édification du pouvoir socialiste basé sur la fusion du législatif et de l’exécutif, sur le principe électif direct des responsables, sur leur responsabilité personnelle quant à leur travail et sur leur révocabilité permanente. Exclusion de tout privilège lié à la fonction dirigeante. Privation des droits civiques pour tous les anciens capitalistes, hauts cadres économiques, politiques, judiciaires, etc., et pour tous les contre-révolutionnaires. Rééducation par le travail forcé de tous les parasites bourgeois et autres éléments anti-sociaux.

     — Démantèlement complet de ce qu’il restera (après la guerre civile !) des ministères et appareils ayant assuré et défendu la domination de la bourgeoisie (Justice, Intérieur, Défense Nationale, gendarmerie et polices, etc.) et traduction de leurs responsables devant les tribunaux révolutionnaires. Création des structures de pouvoir populaire : tribunaux, milice prolétarienne, etc. Bouleversement et réorientation totale des ministères techniques (Santé, Communications, Travaux Publics, etc.), c’est-à-dire limogeage des anciens responsables, abandon des orientations socialement inutiles ou nuisibles, mise en place d’un encadrement professionnellement compétent et politiquement éprouvé dans la lutte révolutionnaire afin d’assurer le succès des directives du nouveau régime. Démantèlement des trusts médiatiques et de la presse bourgeoise ; création d’instruments de communication, d’information et de débat gérés soit par le Parti ou l’État soit par les associations et comités de base (entreprises, quartiers, syndicats, professions, etc.).

     — Développement de la vie associative. Encouragement de toutes les manifestations structurant l’harmonie de la collectivité, soutien concret de l’État (et collaboration active du Parti) à tous les organismes ou associations permettant le contrôle direct des citoyens sur la vie publique (associations de quartier, de consommateurs, d’entreprise, d’usagers, etc.) ou l’épanouissement de la vie sociale (associations sportives, culturelles, etc.). Appel à l’initiative des masses dans tous les domaines et responsabilisation de chacun vis-à-vis du bien commun.

     — Séparation intégrale de l’Église et de l’État. Confiscation des biens de l’Église et du clergé qui ne sont pas directement utiles au culte (le patrimoine immobilier appartient à l’État qui le loue), limitation des revenus des églises aux contributions volontaires des fidèles et alignement du salaire des ecclésiastiques au plus bas. Liberté de culte et de mœurs garantis, à l’exception des pratiques contraires à la légalité socialiste (et notamment celles portant atteinte à l’égalité des sexes, à la protection de l’enfance, etc.). Interdiction de toute immixtion des églises dans la vie politique et ouverture de vastes campagnes d’éducation populaire sous la direction du Parti et de l’État afin d’extirper à tout jamais les tares idéologiques héritées des anciens régimes : idéalisme philosophique, obscurantisme religieux, superstition, racisme, sexisme, individualisme, chauvinisme, etc. (interdiction des jeux d’argent, de la prostitution, des sectes, etc.).

     — Démantèlement de l’actuel ministère des Affaires Étrangères, rupture avec toutes les structures et alliances internationales économiques, politiques ou militaires de l’impérialisme. Affirmation intangible d’un authentique Internationalisme Prolétarien comme principe directeur de la politique extérieure : soutien franc et massif à l’expansion du mouvement révolutionnaire partout dans le monde (et cela, dans la mesure du possible, jusqu’à l’intervention directe aux côtés des peuples dont les Partis en exprimeraient le souhait ; inscription du Parti dans la nouvelle Internationale Communiste — si ce n’est déjà fait), établissement de relations égalitaires et harmonieuses avec les jeunes états progressistes libérés de l’impérialisme et développement de rapports économiques considérant l’intérêt mutuel. Mise à la disposition des pays moins industrialisés et techniquement démunis de toutes nos connaissances et découvertes scientifiques, de tout le savoir-faire dont nous disposons, sans la moindre contrepartie, à titre de contribution au progrès général de l’humanité. Développement de la coopération en fonction des besoins exprimés par les peuples et, d’une façon générale, application d’une politique extérieure concrétisant des relations généreuses et fraternelles avec les peuples du monde entier.

 

     3. Comment caractérisez-vous la crise actuelle ? Quels en sont selon vous les débouchés ?

     Nous définissons la crise actuelle comme crise générale du mode de production capitaliste, c’est-à-dire non comme crise cyclique de surproduction (ainsi que le capitalisme en a toujours connu du fait de son caractère anarchique, et qu’il finit toujours par dépasser), mais comme crise embrassant tous les domaines du capitalisme, à commencer par le capital lui-même. Cette crise endémique exprime l’arrivée du mode de production capitaliste à ses ultimes limites.

     La distinction entre crise générale du capitalisme et crise cyclique de surproduction n’a pas toujours été correctement faite. Notamment parce que la succession rapide de crises de surproduction est une des manifestations de la crise générale et qu’ainsi certains de leurs caractères se trouvent confondus.

     Les crises de surproduction de marchandises sont cycliques, elles constituent une étape des cycles capitalistes. En période d’expansion les capitalistes utilisent à plein leurs capacités de production pour satisfaire la demande et ils investissent leurs profits dans de nouvelles forces productives immédiatement mises à contribution. Survient alors un moment où l’ampleur des investissements productifs engorge le marché de marchandises — invendables et invendues — et où par conséquent les forces productives doivent tourner en dessous de leurs capacités, les capitalistes moins concurrentiels font faillite, les licenciements se multiplient, etc. La crise nourrit alors la crise de la même façon que l’expansion nourrissait l’expansion. Lorsque la demande est forte, les capitalistes investissent dans le domaine productif et cela augmente la demande de marchandises telles que machines, énergie, matières premières, etc., et aussi force de travail qui, rétribuée en salaire, entraîne une augmentation de la demande de biens de consommation. En période de crise de surproduction le même mécanisme opère inversément : confrontés à une baisse de la demande, les capitalistes cessent d’investir dans le domaine productif et cela diminue la demande d’équipements, de matières premières, etc., mais aussi de force de travail, ce qui se traduit en une baisse de la demande solvable de biens de consommation. Parvenue à son point extrême qui correspond à la destruction de la part nécessaire de forces productives (fermetures d’usines, licenciements, etc.), la tendance s’inverse à nouveau et le capitalisme renoue avec la croissance.

     Les crises de 1973-75 et de 1980-82 étaient des crises cycliques de surproduction. Elles exprimaient l’incapacité aiguë et momentanée des capitalistes de valoriser leurs capitaux (impossibilité de convertir de façon profitable le capital en forces productives compte tenu de la faiblesse de la demande et donc chute des investissements) et se sont traduites par la destruction de forces productives existantes (licenciements massifs, fermetures d’usines).

     La crise générale du mode de production capitaliste se manifeste également par des facteurs tels que l’incapacité des capitalistes de revaloriser leurs capitaux comme auparavant, la sous-exploitation des capacités productives, le chômage massif, etc. Mais dans le cadre de cette crise, ils revêtent un caractère endémique, structurel. Les crises de surproduction de 1973-75 et de 1980-82 nous ont valu de brusques et massives vagues de licenciements (partiellement résorbées au cours des phases d’expansion qui ont suivi), la crise générale du capitalisme nous vaut un chômage endémique de plus de 10 % et insensible aux phases de reprise. Notons à cet égard qu’à l’époque où Marx étudiait le capitalisme, les phases de reprise, d’expansion, signifiaient parfois jusqu’au plein emploi (et cela malgré les efforts des capitalistes pour maintenir une « armée de réserve » non employée mais disponible, précisément afin d’éviter un plein emploi offrant une position de force aux prolétaires dans la négociation de la vente de leur force de travail très demandée).

     La crise générale du mode de production capitaliste envahit tous les domaines de la société capitaliste. Elle prend racine dans la surproduction de capital dans la mesure où la chute tendancielle du taux de profit (résultant de la modification de la composition du capital dans le sens d’une baisse du capital variable et d’une hausse du capital constant — comme nous l’exposons de façon sommaire dans notre réponse à la première question — et de l’impossibilité sociale et physique de dépasser un certain seuil d’exploitation des prolétaires) condamne des masses de capitaux à l’impossibilité de se revaloriser comme avant, voire à celle de se revaloriser tout court. Ces masses de capitaux servent alors la spéculation, déréglant ainsi le système financier et monétaire international. Elles sont exploitées lors de batailles entre capitalistes pour la maîtrise de secteurs particuliers (incapables de revaloriser leurs capitaux dans leurs propres secteurs d’origine, les capitalistes partent à l’assaut de secteurs voisins, une opération qu’ils baptisent du nom innocent de « diversification »). Elles sont responsables d’une inflation d’autant plus dommageable qu’elle ne relance en rien l’activité économique (traditionnellement l’inflation est le signe d’une forte demande puisqu’une demande excédant l’offre débouche sur une hausse des prix, mais avec la crise générale du mode de production, inflation et stagnation peuvent se conjuguer comme ce fut d’ailleurs le cas dans notre pays en 1975 quand le P.I.B., pour la première fois depuis 1958, baissa de 2,4 %, la production industrielle diminua de 7,4 %, l’emploi industriel se réduisit de 5,8 %, la part des investissements dans le P.N.B. commença à décroître... tandis que les prix augmentaient de 12,8 %). En bref, ces masses de capitaux sont inexorablement condamnées à engorger et gripper tout le mode de production capitaliste.

     La crise générale du mode de production s’étend au-delà du domaine économique et frappe aux niveaux idéologique, politique, social, etc. Elle attise la contradiction entre les classes en forçant les capitalistes à augmenter sans cesse le taux d’exploitation (soit directement en baissant les salaires réels, en augmentant les cadences, les heures de travail, etc., soit indirectement en transférant les outils de production des pays développés vers des pays comme la Turquie, la Chine ou la Thaïlande, où le taux d’exploitation est plus élevé), en confrontant la classe ouvrière à cette agression brutale et en exhibant crûment le caractère décadent du capitalisme. La crise renforce tous les dérèglements résultant du développement inégal du capital (accroissement de l’écart entre pays impérialistes et pays dominés, du génocide par la faim, la maladie et la misère dans le tiers-monde) et elle exacerbe la contradiction entre puissances impérialistes et peuples dominés. Elle précipite la déréliction, la misère morale, la décadence culturelle, la dissolution de ce que les traditions sociales préservaient d’heureux, etc. (isolement individuel, égoïsme et concurrence, crétinisation médiatique, délinquance, névroses, toxicomanie, etc.). La crise générale du mode de production capitaliste prend mille visages et en rend ce système décadent mille fois odieux.

     Toutes ces tendances ne pourront que s’accentuer. L’évidence en apparaît pour peu que l’on prenne un minimum de recul. Certes, quand on a connu les heures sombres des crises de surproduction de 1973-75 et de 1980-82, on peut être tenté d’interpréter les améliorations relatives et passagères qui séparent ces tristes sommets comme étant des signes d’une « sortie du tunnel ». C’est une opinion d’autant plus courante qu’elle est soigneusement répandue par les chantres du capitalisme. Mais un coup d’œil global a tôt fait de démontrer que ces hirondelles ne font pas le printemps, que les dérèglements structurels persistent et même s’approfondissent inexorablement derrière leur mouvement en dents de scie. L’exemple de la première grande phase de la crise générale du mode de production capitaliste, qui s’est étendue de la première guerre mondiale à la seconde, est indiscutable à cet égard. Des crises de surproduction se sont succédées en 1919/20, 1929/33 et 1937/38, et à l’issue de chacune on prétendait « voir le bout du tunnel ». Au-delà de ces mouvements partiels, la crise générale du capitalisme s’appesantissait pourtant et elle ne trouva qu’un éphémère répit dans l’effroyable massacre et la gigantesque destruction de richesses, de marchandises, de forces productives, etc., que constitua la seconde guerre mondiale.

     Pareille hécatombe, pareille dévastation est le prix à payer pour seulement permettre au capitalisme de renouer un certain temps avec sa dynamique générale d’expansion... jusqu’à ce que se résorbent les effets de la guerre, se manifeste à nouveau la surproduction de capitaux, se réactive encore plus puissamment la crise générale de ce système périmé. La lutte révolutionnaire trouve là tout son sens : socialisme ou barbarie !

 

     4. Ne croyez-vous pas que le système capitaliste puisse encore apporter quelque chose de positif aux travailleurs des centres ? Et du tiers-monde ? Par exemple en termes de développement industriel pour les pays dominés ou d’élévation du niveau de vie de leurs populations et, ici, en termes d’un bien-être supérieur grâce aux nouvelles techniques ?

     Nous l’avons dit, la crise générale du mode de production capitaliste n’exclut pas de brèves périodes de croissance inscrites dans l’accélération des cycles expansion/surproduction. Et de fait des industries s’implantent dans le tiers-monde dans le cadre d’un transfert d’activités des pays capitalistes avancés vers les pays à bas salaires ou dans le cadre d’investissements nouveaux, et de nouvelles techniques — toujours plus performantes — sont développées et appliquées ici. Personne ne peut contester cela, mais il importe de bien l’analyser et d’en souligner deux aspects.

     Primo, l’industrialisation du tiers-monde n’empêche pas que l’amélioration de la condition des travailleurs y soit des plus marginales. Par exemple, les capitalistes japonais ont procédé à d’importants transferts d’activités (entre autres dans le domaine de l’automobile) vers la Thaïlande, afin de profiter de la misère du peuple thaï (exode rural, etc.) et des bas salaires qu’elle permettait. Mais dès que le processus d’industrialisation a risqué de conduire à une hausse des salaires, les transferts d’activités ont été réorientés vers des pays où il n’était pas question de l’éventualité de salaires plus ou moins décents, l’Indonésie notamment. Jouant ainsi la misère d’un peuple contre celle d’un autre avec la complicité des bourgeoisies compradore, les impérialistes garantissent leurs profits, se prémunissent contre une augmentation des coûts salariaux et entravent par conséquent toute véritable tendance à l’amélioration de la condition des travailleurs des pays dominés.

     Le développement et l’application des techniques nouvelles procèdent de la même logique de profit et concourent à la même logique anti-ouvrière. La classe ouvrière peut par exemple constater que l’installation de robots n’améliore pas sa situation. L’économie de travail, la rationalisation du processus de production ne profite pas à l’ouvrier : il est licencié ou réduit à l’état de pourvoyeur ou de superviseur sous-payé de la machine. Seul le capitaliste s’y retrouve. Dans le système capitaliste, les nouvelles techniques appliquées à la production signifient des licenciements massifs, la création de rares postes qualifiés (opérateurs, réparateurs, etc.) et le maintien de quelques postes sous-qualifiés.

     Secundo, le bilan du capitalisme en crise ne doit pas être dressé seulement en termes de pertes sèches pour le prolétariat (licenciements, déqualifications, etc.) mais aussi et surtout en termes de « manque à gagner ». Car c’est une chose de dire qu’en régime capitaliste l’installation d’un robot signifie la perte de 10 emplois — l’envoi de 10 ouvriers au chômage — pour le maintien de deux postes de travail et c’en est une autre de dire qu’en régime socialiste l’installation du même robot signifie le maintien du revenu de tous les ouvriers pour un travail qui, une fois partagé, sera réduit au cinquième de ce qu’il était — libérant ainsi un temps précieux pour des activités culturelles, sportives, associatives, familiales... sans baisse du niveau de vie !

     Cette dimension du problème ne doit jamais être perdue de vue : une vision étroite et unilatérale fausse l’analyse. Cela est particulièrement manifeste en ce qui concerne la question de la paupérisation. L’accaparement de la plus-value (de la richesse créée par le travail social) par les capitalistes a permis à Marx de démontrer que la tendance à la paupérisation était constante dans le mode de production capitaliste. En se bornant à envisager la hausse du niveau de vie des masses en période de croissance, on en arrive tout naturellement à conclure qu’il n’y a pas de tendance à la paupérisation. Cela revient à limiter la question de la paupérisation au cadre d’une paupérisation absolue. Or la tendance à la paupérisation — qui est perceptible en données absolues à l’échelle du prolétariat international quand on prend en compte toutes ses composantes, c’est-à-dire non seulement l’« aristocratie ouvrière » que constitue le prolétariat des pays capitalistes avancés, mais aussi les masses nouvellement prolétarisées du tiers-monde — est principalement une tendance relative.

     Cette tendance décrite magistralement par Marx voit se creuser sans cesse le fossé séparant la richesse du prolétariat de celle de la bourgeoisie. Le rythme de la hausse des profits capitalistes a été infiniment plus rapide que le rythme de la hausse du niveau de vie des masses, et si le prolétariat des pays capitalistes avancés vit indiscutablement mieux qu’au siècle passé, il n’empêche qu’il se retrouve à présent bien plus lésé de la richesse sociale qu’il crée (et pourrait créer) par son travail et qu’il a donc beaucoup plus à attendre de l’instauration d’un régime social où cette richesse lui reviendrait comme de juste.

     En libérant les forces productives de la logique désormais restrictive du profit, le socialisme ouvre grand la porte à une ère de développement fantastique dont la timide, précaire et sélective croissance capitaliste conjoncturelle (1,5 % pour l’O.C.D.E. en 1992) ne saurait donner idée. Quant aux techniques nouvelles, elles sont aujourd’hui introduites seulement là où existe une demande solvable et leur champ d’application s’en retrouve ainsi excessivement restreint. En régime socialiste, elles seront répandues en fonction de leur utilité sociale, ce qui élargira à l’infini leur champ d’application. Et nous voilà revenus à ce « manque à gagner » que la persistance du système capitaliste inflige aux peuples du monde entier.

 

     5. Nous voudrions connaître de façon plus précise votre critique de la thèse du « passage naturel » au socialisme (à savoir : la dynamique propre du capitalisme créerait les conditions de son dépassement et ce dépassement se fera en temps voulu soit au travers d’une révolte violente spontanée, soit comme aboutissement du processus réformiste).

     La juste thèse dialectique historique selon laquelle le mode de production capitaliste engendre les conditions de son propre dépassement a en effet souvent été dénaturée par des conceptions erronées rejetant la nécessité de la lutte révolutionnaire et même, à l’extrême, de la révolution. Mais avant d’en venir à ces conceptions erronées, nous voulons insister sur la validité de la thèse selon laquelle le capitalisme engendre et développe les germes du socialisme. Il s’agit là d’une importante découverte de l’analyse marxiste, qui repose sur plusieurs tendances traversant le mode de production capitaliste.

     Ces tendances peuvent être divisées en deux grandes catégories. Il y a d’une part celles qui voient les rapports capitalistes de production entrer en crise et entraver le développement des forces productives, et d’autre part celles qui voient croître dans le cadre même du capitalisme les forces et figures de base du socialisme. Dans la catégorie des tendances inhérentes au capitalisme qui conduisent à un dysfonctionnement de plus en plus aigü de celui-ci, nous pouvons ranger la contradiction entre l’augmentation de la production et la baisse relative de la demande solvable, contradiction résultant de l’appropriation de la plus-value (et de sa conversion en capital additionnel) par les capitalistes et qui génère des crises de surproduction. Dans la catégorie des tendances inhérentes au capitalisme qui conduisent à l’apparition des bases du socialisme, nous pouvons ranger la concentration croissante des entreprises (car la concurrence permettant aux plus forts d’éliminer les plus faibles aboutit à son contraire : le monopolisme) ou la bipolarisation de la société entre une majorité toujours plus grande de prolétaires et une minorité toujours plus petite de bourgeois. La nature du capitalisme tout comme ses mécanismes intrinsèques conduisent inexorablement à une crise générale du mode de production, le développement même du capitalisme engendre la nécessité et les conditions requises de son dépassement par le socialisme.

     La thèse du « passage naturel », en douceur, du capitalisme au socialisme témoigne d’une façon générale de l’ignorance — sinon du rejet — de la réalité et du rôle historique de la lutte des classes. Et ce n’est pas un hasard si elle est défendue par des forces sociales diversement liées à la bourgeoisie (petite-bourgeoisie intellectuelle, partis ralliés au parlementarisme et/ou intégrés au fonctionnement de l’État bourgeois, réformistes et révisionnistes de tout poil, etc.).

     Il faut aujourd’hui soit souffrir d’une cécité totale, soit faire preuve d’une entière mauvaise foi pour oser encore prétendre à une évolution historique linéaire vers le socialisme.

     Tout d’abord deux siècles de réalité économique capitaliste démontrent qu’au-delà de réformes relatives et localisées, au contraire de réduire l’exploitation et les inégalités, ce système ne peut que les renforcer. Le fossé entre la richesse des grands groupes capitalistes et la richesse sociale (particulière et publique) ne cesse de se creuser (l’exemple offert par les États-Unis est éloquent : en 1989 un pourcent des ménages possédaient 37 % du patrimoine contre 31 % pour les nonante pourcent ; or, en 1983 ce pourcent de ménages les plus riches possédaient « seulement » 31 % du patrimoine — cf. Le Monde Diplomatique, juin 1992) et il en va exactement de même avec le fossé entre pays impérialistes et pays dominés (selon les statistiques de l’O.N.U., l’écart moyen entre « pays pauvres » et « pays riches » est à présent de 1 pour 150... Il était de 1 pour 30 en 1960 et a été estimé de 1 pour 2 en ce qui concerne le XVIIe siècle !).

     Ensuite l’histoire révèle que jamais une classe dominante n’a abandonné volontairement sa position et, au contraire, qu’il a toujours fallu l’en chasser tandis qu’elle s’y accrochait par tous les moyens.

     Si la bourgeoisie est arrivée au pouvoir, elle le doit bien entendu pour une part essentielle au fait que le mode de production qu’elle anime s’était développé dans les rouages du mode de production féodal jusqu’au point de le supplanter, mais elle le doit aussi pour une part inévitable à la vigoureuse lutte révolutionnaire qu’elle a mené des siècles durant (par exemple, rien qu’à Liège du XIIIe au XVe siècle l’opposition au régime féodal déboucha sur des soulèvements en 1256, 1269, 1285, 1313, 1328, 1347, 1355, 1465, 1466, 1467, 1468...), lutte incessante depuis les premières Chartes communales arrachées aux seigneurs jusqu’à la prise de la Bastille, lutte implacable contre les classes dominantes de la société féodale, à commencer bien sûr par la noblesse.

     Ainsi il ne suffit donc pas que la situation historique soit matériellement mûre pour que se réalise le passage du capitalisme au socialisme. Encore faut-il que la classe révolutionnaire (la classe qui est appelée à animer le nouveau mode de production et qui vit la contradiction la plus forte avec l’ancien toujours en place, c’est-à-dire ici le prolétariat) mène une lutte acharnée et victorieuse contre la classe réactionnaire (la classe qui anime l’ancien mode de production dominant en même temps qu’elle en tire le plus de profit, c’est-à-dire ici la bourgeoisie).

     Cette juste conception historique qui affirme la nécessité de la révolution connaît cependant une variante dogmatico-opportuniste erronée. Il s’agit de la thèse selon laquelle les conditions subjectives de la révolution (conscience de classe, influence des communistes) se développent naturellement, spontanément, de pair avec le développement des conditions matérielles objectives et, en conséquence, selon laquelle la révolution s’effectuera inexorablement à son heure grâce à une révolte violente et spontanée. Si cette thèse présente le mérite de ne pas faire abstraction de la lutte des classes et de la nécessité d’une révolution violente, elle souffre néanmoins de deux défauts majeurs : d’une façon générale elle surestime le rôle de la spontanéité dans l’histoire et d’une façon plus particulière elle est totalement inadaptée aux conditions historiques actuelles.

     Seules des conditions historiques exceptionnelles, lorsque le régime est déliquescent et le pouvoir entièrement déstabilisé par des contradictions exacerbées, permettent qu’une insurrection spontanée en vienne à bout. En fait, on peut dire qu’une stratégie insurrectionnelle présuppose des conditions exceptionnelles, comme en a bénéficié la révolution russe triomphant d’un ennemi divisé (entre féodaux et bourgeois, absolutistes et parlementaristes, etc.), affaibli par la crise et une guerre qui tournait à la débâcle, etc. Et quand le Mouvement Communiste International a cru posséder dans la tactique insurrectionnelle bolchévique un modèle stratégique applicable à toutes les luttes révolutionnaires dans le monde (de Berlin en 1919 à Canton en 1927), il a subi défaite sur défaite... ce qui rend ô combien inexcusables les sempiternels prêcheurs de la « théologie de l’insurrection ».

     Parlons justement de ceux-là et de leur credo. Il faut remarquer que la thèse insurrectionnelle a de tout temps attiré — et aujourd’hui plus que jamais — les rangs fournis d’opportunistes honteux. Car si, formellement, la thèse insurrectionnelle reconnaît la lutte des classes et la nécessité de la violence révolutionnaire, pratiquement elle dissocie la phase de préparation (qu’elle ramène à un simple exercice politique pacifique, légal ou para-légal) de la phase insurrectionnelle proprement dite (pour laquelle elle réserve la violence et l’illégalité), et ainsi elle ouvre grand la porte à toutes les dérives opportunistes. Le plus souvent la première phase cesse d’être considérée comme une phase préparatoire n’existant que dans le but, ne s’orientant qu’en fonction de l’insurrection et elle est élevée au rang de finalité révolutionnaire en elle-même. On peut alors voir cohabiter des pétitions de principe très radicales, très révolutionnaires, comme « Le pouvoir est au bout du fusil » et « Tout le pouvoir aux ouvriers », avec une pratique parfaitement opportuniste, pacifiste, légaliste, prétendant préparer l’insurrection mais la repoussant en réalité dans un avenir lointain.

     Lénine, en étudiant la faillite de la IIe Internationale, avait pourtant relevé cette filiation entre le légalisme et l’opportunisme :

     « Tout le monde est d’accord pour dire que l’opportunisme n’est pas un effet du hasard, ni un péché, ni une bévue, ni la trahison d’individus isolés, mais le produit social de toute une époque historique. Cependant, tout le monde ne médite pas suffisamment sur la signification de cette vérité. L’opportunisme est le fruit de la légalité. (...)

     « Pour un socialiste il ne saurait y avoir qu’une seule conclusion : le pur légalisme, le légalisme sans plus des partis « européens » a fait son temps et est devenu, de par le développement du capitalisme du stade pré-impérialiste, le fondement de la politique ouvrière bourgeoise. Il est nécessaire de le compléter par la création d’une base illégale, d'une organisation illégale, d’un travail social-démocrate illégal, sans abandonner pour autant une seule position légale. » (Œuvres complètes, t. 21, pp. 253-254 et 262.)

     Malgré cette importante mise en garde, les partis du Komintern — P.C.B. compris — et plus tard des partis issus du mouvement « mao » reproduisirent largement cette erreur, s’y enfoncèrent de plus en plus, sombrant de fait dans l’opportunisme.

     Mais que l’on nous comprenne bien : nous ne contestons surtout pas le principe de l’insurrection ni l’exploitation — tant que faire se peut — des moyens légaux pour la préparer, nous critiquons simplement la thèse qui prétend restreindre la nécessité de la praxis violente et illégale au seul moment de l’insurrection et qui, ipso facto, s’y oppose jusque-là.

     Nous l’avons dit, cette thèse engendre ou justifie l’opportunisme et ne mène en rien à l’insurrection dans la mesure où, politiquement et idéologiquement, une préparation légale et pacifique à l’insurrection est un mythe néfaste : le rôle des communistes n'est pas d’entretenir le fonctionnement démocratique bourgeois, il est d’apporter la preuve de viabilité de la voie révolutionnaire, et cela jusqu’au niveau militaire où ils doivent démontrer la possibilité d’affronter victorieusement (même à une échelle réduite), les armes à la main, la bourgeoisie et ses forces de défense. De surcroît, au point de vue strictement opérationnel, la thèse insurrectionnelle est rendue chaque jour plus aléatoire par les progrès techniques mis à la disposition de la contre-révolution : on ne paralyse plus les forces de la bourgeoisie en construisant quelques barricades et en occupant quelques gares, ponts, centraux téléphoniques, etc. ; les mouvements de masse sont terriblement vulnérables aux forces d’intervention rapide, aux hélicoptères, aux blindés, etc., etc.

     L’insurrection doit être considérée à sa juste place dans la stratégie révolutionnaire, tout comme la stratégie doit être appropriée aux objectifs historiques et aux conditions générales. Concevoir les choses différemment relève du dogmatisme. En ce qui nous concerne, nous pensons que l’insurrection correspond à deux données. D’une part elle est un moment grandement imprévisible parce que tributaire d’éléments objectifs indépendants de l’action des communistes (par exemple : crise, aggravation de la situation du peuple), au cours duquel de larges masses posent ouvertement la question du pouvoir, « descendent dans la rue » avec le but avoué de renverser le régime. D’autre part elle est le moment au cours duquel le mouvement révolutionnaire peut enfin traduire de manière réellement offensive les acquis politiques et militaires de la Guerre Révolutionnaire Prolongée, non seulement en s’appuyant sur les masses ralliées aux mots d’ordre révolutionnaires, mais aussi en offrant à ces masses une situation stratégiquement favorable et des forces politico-militaires aguerries. Mais restons-en là pour cette fois, nous développons précisément le concept stratégique de la Guerre Révolutionnaire Prolongée à l’occasion de la question no 29.

 

     6. Quelles sont à votre avis les caractéristiques de la lutte idéologique dans les pays d’Europe de l’Ouest ? Quelle importance accorder aujourd’hui à la lutte contre le révisionnisme ?

     Disons d’une façon générale que la pensée dominante dans nos pays est entrée en pleine décadence : la pensée bourgeoise abandonne même ses traits progressistes d’hier (d’il y a deux siècles) et ne trouve plus d’échappatoire que dans une sorte de réaction mystique. Pour citer une phrase connue : la pensée dominante ici et aujourd’hui est une pensée religieuse sans dieu. La lutte idéologique dans son ensemble, comme émanation de la lutte des classes, se situe donc aujourd’hui plus que jamais au niveau de l’affrontement entre la pensée scientifique historique et les mythes réactionnaires.

     D’une façon plus politique, nous pensons que la lutte idéologique dans les pays de l’Europe de l’Ouest se cristallise autour du problème de la démocratie bourgeoise. Depuis la réactivation de la crise générale du mode de production capitaliste au début des années 70, qui s’est progressivement traduite ici pour les masses populaires en termes d’inflation, de chômage, de baisse du niveau de vie, etc., la bourgeoisie et ses laquais social-démocrates ont perdu un de leurs principaux arguments : celui qui voulait que l’élévation des conditions de vie des masses demeurât, ad vitam aeternam, constante dans tous les domaines. La crise ayant pulvérisé cette illusion, les prolétaires s’étant vu déposséder —malgré leur résistance — de bon nombre d’acquis « définitifs » et l’avenir se présentant toujours plus sombre, la démocratie bourgeoise est passée au premier rang des mythes manipulateurs. Un culte entretenu avec d’autant plus d’hystérie et de tape-à-l’œil qu’il doit masquer une réalité objective toujours plus dégradée et une politique de pouvoir sans cesse plus anti-populaire.

     Il vaut d’ailleurs la peine de souligner à cette occasion l’impudence de la bourgeoisie qui ose se réclamer de la forme démocratique de son pouvoir alors que celle-ci lui fut imposée par une rude lutte de classe : au début du siècle, dans notre pays, l’armée fusillait encore les manifestants qui revendiquaient le suffrage universel (les bons livres d’histoire rappellent les massacres de 1893 aux usines De Roubaix et Bougie à Borgerhout, la charge des lanciers à Wetteren, les fusillades de Mons et d’Anvers, etc.). Mais bon, aujourd’hui c’est comme ça, la bourgeoisie justifie le capitalisme et sa nuisance effrénée à l’échelle de la planète par la forme démocratique de son pouvoir dans les centres, et dans cet exercice elle est assistée par tous les partis politiques, toutes les organisations syndicales et corporatives, toute la presse, tous les intellectuels patentés, etc. Cela constitue un chœur des sirènes omniprésent et tonitruant, une énorme machinerie de falsification et manipulation historiques, une pression idéologique formidable dont le seul but est d’éloigner le prolétariat de la voie révolutionnaire et de l’égarer dans l’impasse réformiste. Et cette pression, qui s’est encore accentuée à partir des événements d’Europe de l’Est, est d’autant plus forte et complète que le prolétariat est définitivement trahi dans cette épreuve — comme dans bien d’autres — par les révisionnistes de tout poil qui n’ont d’autre ambition que l’un ou l’autre strapontin parlementaire.

     Cependant, ce consensus étouffant (à peine entaché par la prudence de certains audacieux réfugiés derrière la pirouette de Churchill selon laquelle la démocratie (bourgeoise) est le pire des systèmes... à l’exception de tous les autres) est à double tranchant : lorsqu’il ne parvient pas à aveugler, il éclaire. L’unanimité démocrate (bourgeoise) permet en effet aux prolétaires indignés par la réalité sociale, écœurés par la politicaillerie et la corruption ou refusant de cautionner les crimes de l’impérialisme partout dans le monde, de prendre conscience du caractère intégralement bourgeois de cette démocratie. Ainsi deviennent-ils capables de démasquer les opportunistes, les révisionnistes et les social-traîtres qui, sous le prétexte fallacieux de se ranger dans le camp de la démocratie, s’incrustent en fait dans le camp du système. La lutte idéologique contre la démocratie bourgeoise acquiert donc une importance nouvelle : elle tranche salutairement entre le camp de la révolution et le camp de la contre-révolution, sans plus permettre la moindre hésitation. Elle dénonce tous ceux qui se font les agents de la pensée bourgeoise auprès des masses, c’est-à-dire non seulement la petite-bourgeoisie intellectuelle œuvrant dans la presse, la sociologie, la culture, etc., mais aussi et surtout les réformistes, Iégalistes et pacifistes, défenseurs objectifs du système d’exploitation et d’oppression. Les révolutionnaires communistes se doivent donc de briser l’imposture qui veut que la démocratie bourgeoise soit autre chose qu’un rempart confortable pour les capitalistes et leurs laquais.

     En ce qui concerne l’importance à accorder à la lutte contre le révisionnisme, nous pensons que la question doit être envisagée à deux niveaux.

     Parlons d’abord du « révisionnisme historique », c’est-à-dire les thèses et l’expériences soviétiques de 1956 à 1985, ou l’expérience des partis issus du Komintern, l’eurocommunisme, etc. Quelle importance spécifique attacher encore à ce qui finit de s’effondrer naturellement dans tous les domaines ? La débâcle des régimes d’Europe de l’Est correspond à la débâcle des « partis frères » de l’Ouest, la crédibilité du révisionnisme qu’ils incarnaient est définitivement perdue et au bout du compte la plupart ont même abandonné l’objectif du socialisme et du Communisme et renié tout leur passé. Certes des (ex-)P.C. européens disposent encore parfois d’une présence dans le jeu politique, ils sont dotés d’un appareil rodé et fourni d’une clientèle, ils peuvent survivre en outsiders des partis bourgeois de pouvoir. Mais en s’appuyant sur quelle ligne politique ? Au mieux, sur une ligne social-démocrate d’opposition. C’est ainsi, par exemple, que l’ex-P.C.I. tente d’enrayer son effondrement ou que le P.C.F. a stabilisé le sien : ces partis ne traduisent plus un authentique projet social mais représentent une part du mécontentement populaire à l’état brut. Ils sont seulement perçus par leurs électeurs comme une ultime digue face à la toute puissance bourgeoise et non plus comme une alternative réelle à cette puissance.

     Dans notre pays, pour diverses raisons historiques, le P.C.B. n’a pu jouer les « utilités » et sa surenchère opportuniste n’a fait qu’activer sa déliquescence. De 23 sièges (sur 202) à la Chambre en 1946 il ne lui en reste déjà plus que 12 (sur 212) en 1949, puis 5 en 1961, 2 en 1977 et... zéro en 1985. Donc, nous pensons qu’il ne peut plus être question d’une lutte anti-révisionniste au vrai sens du terme, au sens d’une lutte théorique, politique et idéologique contre des forces usurpant la confiance et déviant les forces du prolétariat dans sa lutte pour la révolution.

     Parlons ensuite du chiendent révisionniste, à l’arrachage duquel il faut consacrer une vigilance particulière et un effort permanent dans les rangs révolutionnaires. Certes, par principe, rien ne doit échapper à l’attention critique, mais il nous semble qu’aujourd’hui elle s’impose plus en certains domaines qu’en d’autres. Nous pensons par exemple au problème d’une juste analyse de la situation des pays dominés (et du mouvement révolutionnaire dans ces pays) par les révolutionnaires des centres impérialistes, et de la même façon à celui d’une juste analyse de la situation des centres impérialistes (et du mouvement révolutionnaire dans ces pays) par les révolutionnaires des pays dominés. On y retrouve beaucoup trop souvent des conceptions héritées du révisionnisme, dans le premier cas la reconnaissance des forces bourgeoises nationales au détriment des forces communistes révolutionnaires, justifiée au nom d’« étape intermédiaire », d’une tactique anti-impérialiste, etc., ou dans le second la reconnaissance des forces réformistes démocratiques des métropoles au détriment des forces communistes révolutionnaires, justifiée au nom d’avantages immédiats, d’une autre tactique anti-impérialiste, etc. Nous pourrions aussi citer le problème d’une juste analyse de l’origine, des causes de l’hégémonie puis de l’effondrement du révisionnisme en U.R.S.S., tout comme celui d’une juste dénonciation de la contre-révolution en Chine et bien d’autres encore. Mais ce serait faire double emploi, en fait l’essentiel des points à traiter se retrouve distribué à sa place dans l’ensemble de ce travail.

 

     7. N’y a-t-il pas une confusion possible dans l’emploi du terme de « démocratie » lorsque vous dénoncez la démocratie bourgeoise — par exemple par rapport au concept de démocratie énoncé par Mao Tsé-toung ou au concept de lutte pour la « nouvelle démocratie » existant dans les pays dominés ?

     Il s’impose en effet de faire soigneusement la part des choses. Mais nous imaginons difficilement qu’une confusion soit possible, puisque le concept de « démocratie nouvelle » énoncé par Mao Tsé-toung repose entre autres, justement, sur l’analyse — et la dénonciation — des « démocraties de l’ancienne catégorie », à savoir les systèmes politiques en place dans les pays dominants, qui représentent historiquement et exclusivement les intérêts de la bourgeoisie et de l’impérialisme. Ajoutons de surcroît que les communistes chinois définissaient la « démocratie nouvelle » comme une étape révolutionnaire propre aux pays dominés (semi-féodaux et/ou semicoloniaux), pleinement conçue comme transitoire vers le socialisme et pratiquement liée à l’existence d’un front révolutionnaire mondial puissant (à l’époque appuyé sur l’U.R.S.S.).

     Qu’est-ce que la démocratie de l’« ancienne catégorie », « périmée » ? C’est la démocratie bourgeoise, autrement dit le régime d’État de Droit sous lequel nous vivons dans les métropoles impérialistes, c’est la forme donnée ici à l’entière domination de la bourgeoisie sur le prolétariat. Et si cette forme est évidemment préférable en soi aux autres formes de domination (dictatoriale, censitaire, autocratique, etc.), elle n’en reste pas moins le gant de velours dans lequel se glisse la main de fer de l’exploitation et de l’oppression bourgeoises.

     Une évidence apparaît dès que l’on se penche sur cette démocratie : la bourgeoisie peut y mettre fin à tout moment, dès lors qu’elle estime ses intérêts en danger. D’ailleurs cela est même prévu au programme, à travers des mécanismes légaux et « démocratiques » comme par exemple le transfert de pouvoirs du législatif à l’exécutif grâce aux lois organisant les « pouvoirs spéciaux ». Quand les trusts impérialistes et la bourgeoisie chilienne ont jugé que leurs intérêts étaient menacés par la politique d’Allende, ils ont chargé la C.I.A., Pinochet et son armée de faire place nette ; quand les bourgeoisies turque et internationale ont vu que les mécanismes démocratiques étaient incapables de contenir la pression du peuple et de la classe ouvrière en Turquie, le putsch de l’O.T.A.N. a réglé le problème. Ainsi, élaborer une politique se voulant réellement fonction des intérêts populaires et prolétariens (et donc allant à l’encontre des intérêts bourgeois) qui s’en remet aux mécanismes de la démocratie bourgeoise reste le moyen le plus sûr de rejoindre à terme l’important contingent des cocus de l’Histoire. Et les réformistes ou révisionnistes qui contestent encore cela offrent une détestable illustration du dicton qu’il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre…

     Mais faire remarquer que la démocratie bourgeoise cède le pas à la dictature ouverte de la bourgeoisie dès que cette dernière s’inquiète des poussées populaires ou prolétariennes revient à aborder le problème par sa brutale conclusion. Plus fondamentalement, il faut souligner le fait que les rapports sociaux (dont, à la base, les rapports de production) gérés par ce régime sont entièrement bourgeois, donc par essence anti-prolétariens. La démocratie bourgeoise en tant que telle correspond à l’exploitation capitaliste et ne permet aucunement de rompre avec elle : elle permet tout au plus de l’aménager partiellement.

     Le régime démocratique bourgeois offre un grand avantage aux capitalistes : il légitime idéologiquement l’exploitation et l’oppression, il trompe les masses avec l’illusion que la réalité correspond à ce qu’elles ont voulu d’élections en élections. Selon les propagandistes de la démocratie bourgeoise, les libertés formelles qui la composent (liberté d’expression, d’association, etc.) rendent ce régime inégalable, l’élèvent au rang du meilleur possible, et la périodicité des mascarades électorales ou quelques défilés entre la Gare du Nord et la Gare du Midi sont censés compenser des « fatalités » comme le chômage, la dette publique et l’austérité, les superprofits de l’oligarchie financière, le pillage du tiers-monde, la misère et les famines, le militarisme et la guerre, les désastres écologiques, etc. En outre, la forme démocrate du pouvoir bourgeois garantit aux capitalistes la complicité active des cliques réformistes et révisionnistes qui y trouvent le domaine fangeux où elles peuvent prospérer, de même que celle de la petite-bourgeoisie intellectuelle qui y voit non seulement un idéal mais de plus en dépend (journalistes, juristes, etc.).

     Il n’en faut pas pour autant charger la démocratie de tous les péchés du monde : elle n’est finalement qu’une forme parmi d’autres de la domination de la bourgeoisie. Plus particulièrement, en tant que forme déterminée du pouvoir bourgeois, elle constitue une étape dans le processus historique d’émancipation du prolétariat et de marche vers le socialisme. Car des acquis démocratiques comme la liberté d’expression ou d’association, aussi fragiles qu’ils soient, constituent un avantage certain pour le travail d’éducation et d’organisation de la classe. Rappelons ici — à l’heure où les états capitalistes occidentaux se posent en archanges (musclés) de la démocratisation tous azimuts — l’énergie avec laquelle la bourgeoisie s’opposa initialement au mouvement de démocratisation de la société : un état modèle comme la Belgique chargeait à son heure la troupe de fusiller les manifestants pour le suffrage universel.

     La lutte pour les droits démocratiques à la fin du siècle passé et au début de celui-ci était aussi légitime et nécessaire que, par exemple, la lutte pour des revendications sociales comme la journée des huit heures. Notons à ce propos que le prolétariat fut à l’avant-garde de la lutte pour la démocratisation du régime, cristallisée chez nous autour de l’objectif du suffrage universel. Cet objectif mobilisa la classe pendant des décennies, de la grande manifestation du P.O.B. de 1886 (70 à 80.000 personnes) jusqu’à l’aboutissement en 1919, en passant par les grèves générales de 1893, 1902 et 1913, et les manifestations de masse de 1890 et 1911. Cette lutte était à la base très largement comprise comme une étape à gagner sur le chemin de la révolution socialiste, et cela explique le recours massif à la violence révolutionnaire de la part des grévistes et des manifestants.

     Il faudra tout le poids des directions réformistes du P.O.B., de Louis Bertrand à Émile Vandervelde, pour que cette juste conception des réformes comme moyens au service de la révolution socialiste cède le pas à un attachement aux réformes comme fin en soi. Un recul politique qui sera d’ailleurs favorisé par la défaite des luttes insurrectionnelles de 1886 et 1887/88, défaites dont la direction du P.O.B. n’était pas totalement innocente, puisqu’elle avait torpillé plus d’un mouvement de grève trop révolutionnaire à son goût. L’influence croissante des réformistes à l’époque peut aussi se mesurer à l’usage décroissant de la violence révolutionnaire dans les mouvements de masse. Sans même citer les innombrables attentats des années 1886-88, on peut comparer la grève de 1893 (seulement reconnue par le P.O.B.) et celle de 1913 (organisée soigneusement par lui). La première fut émaillée de multiples affrontements souvent armés (dynamitages dans toute la Wallonie — dont un pont à Ougrée ; attaques contre des militaires à Liège et à Couillet ; manifestation insurrectionnelle à Bruxelles — débouchant sur le passage à tabac de Charles Buls, bourgmestre ayant interdit les rassemblements et l’accès à la Maison du Peuple, et de Charles Woeste, leader ultra-réactionnaire du Parti Catholique, etc.), la seconde fut absolument pacifique.

     L’orientation nouvelle donnée par les réformistes du P.O.B. au mouvement de lutte pour la démocratisation changea naturellement du tout au tout la position de la bourgeoisie envers cette démocratisation. Elle qui s’était opposée avec la plus grande énergie — c’est-à-dire par une répression féroce et sanglante — au suffrage universel tant qu’il était compris par tous comme une étape transitoire dans la lutte révolutionnaire, allait à présent accueillir avec bienveillance les revendications de la direction du P.O.B., revendications rigoureusement épurées de toute implication révolutionnaire. La collaboration de classe du P.O.B. (comme de l’ensemble de la IIe Internationale) à l’occasion de la première guerre mondiale devait sceller cette complicité aux dépens du prolétariat et du combat socialiste.

     Les importantes concessions faites par la bourgeoisie au P.O.B. en 1919 s’expliquent également par la crainte de voir la tourmente révolutionnaire qui balayait l’Europe depuis 1917 s’étendre à la Belgique. L’inquiétude du roi Albert 1er était d’ailleurs telle qu’il manifesta le souhait de voir l’armée belge renforcée par quelques divisions américaines fraîchement débarquées sur le continent et donc ni éprouvées par quatre ans de massacre impérialiste ni éclairées par la propagande communiste. Mais plus fondamentalement le roi avait surtout compris que pour assurer la continuité du système capitaliste et du régime bourgeois, il convenait de renforcer l’hégémonie du P.O.B. dans le prolétariat et que cela passait par d’importantes concessions aux réformistes. Rappelons qu’à la même époque Lénine écrivait, dans sa célèbre critique au leader de la IIe Internationale Kautsky :

     « ... Il faut être un réactionnaire, un ennemi de la classe ouvrière, un valet de la bourgeoisie pour exalter maintenant les beautés de la démocratie bourgeoise et bavarder sur la démocratie pure, la face tournée vers le passé révolu. La démocratie bourgeoise a été un progrès par rapport au Moyen-Âge, et il fallait la mettre à profit. Mais aujourd’hui, elle est insuffisante pour la classe ouvrière. Maintenant, il ne s’agit pas de regarder en arrière, mais en avant, afin que la démocratie bourgeoise soit remplacée par la démocratie prolétarienne. Et si le travail préparatoire à la révolution prolétarienne (...) a été possible (et nécessaire) dans le cadre de l’État démocratique bourgeois, enfermer le prolétariat dans ce cadre, dès l’instant où nous en sommes venus aux « batailles décisives », c’est trahir la cause prolétarienne, c’est agir en rénégat. » 

     Ce qui était vrai alors l’est encore plus aujourd’hui. Mobiliser les masses autour de la démocratie bourgeoise, c’est les mobiliser autour d’un objectif désormais réactionnaire. À présent, seule est révolutionnaire la lutte pour la démocratie prolétarienne, c’est-à-dire non pas l’une ou l’autre variante meilleure (« moins mauvaise » !) du pouvoir de la bourgeoisie sur le prolétariat, mais une forme d’organisation sociale du prolétariat arrivé à son tour au pouvoir.

     Démocratie prolétarienne et dictature du prolétariat sont des concepts qui se recouvrent mutuellement. La dictature du prolétariat s’exerce sur l’ancienne classe dominante et débouche à terme sur son élimination : la suppression des rapports capitalistes de production, de l’exploitation capitaliste, entraîne la suppression de la fonction sociale des capitalistes et donc directement la disparition non pas forcément des personnes qui constituaient cette classe, mais de cette classe en tant que telle. La dictature du prolétariat ayant pour raison d’instaurer de manière irréversible des rapports sociaux de type socialiste, des rapports qui bannissent l’exploitation de l’homme par l’homme, elle ouvre la porte à la société voulue par les travailleurs et pour les travailleurs, à une société dans laquelle tous les hommes et toutes les femmes ont des intérêts communs et non plus contradictoires (comme c’est le cas sous le capitalisme), elle permet l’avènement d’un véritable pouvoir de tous et toutes : la démocratie prolétarienne.

     Pour revenir plus précisément à la question, rappelons donc qu’il n’y a pas de rapport entre l’étape historique de la révolution démocratique bourgeoise (atteinte dans les pays dominants) et l’objectif de « démocratie nouvelle » comme étape stratégique dans le processus révolutionnaire des pays dominés de la chaîne impérialiste (pays généralement semi-féodaux et/ou semi-coloniaux). Il s’agit de deux données porteuses de caractères historiques fondamentalement différents.

     Ainsi il est des situations historiques où la lutte des communistes ne peut déboucher immédiatement sur la dictature du prolétariat ; c’est le cas dans les luttes de libération nationale anti-impérialistes menées par des peuples dominés dont la classe ouvrière est très réduite, voire inexistante. La révolution chinoise et l’œuvre de Mao Tsé-toung nous ont enseigné que dans pareille situation et en fonction de l’objectif premier de la libération nationale anti-impérialiste et anti-oligarchique comme étape du processus révolutionnaire vers le socialisme, les communistes sont amenés à s’inscrire dans des alliances de classe avec la paysannerie et/ou la petite-bourgeoisie, (voire même, dans des cas qui ne se présenteront sans doute plus, avec la bourgeoisie nationale). Quand ces luttes triomphent, elles donnent naissance à un régime politique qui transpose au niveau institutionnel les contradictions internes de l’alliance imposée par les conditions historiques : c’est le régime de démocratie populaire. Mais ce régime ne peut qu’être instable en raison de la disparition de l’élément qui fondait l’unité populaire, à savoir la lutte de libération nationale anti-impérialiste. Sous l’effet des contradictions de classe, la démocratie populaire tend alors rapidement à passer à une étape révolutionnaire supérieure de la marche vers le socialisme (étape de la dictature du prolétariat, imposée par la classe ouvrière et son Parti lorsqu’elle en a la force, comme ce fut le cas en Chine), ou évolue inévitablement vers un régime bourgeois (démocrate ou non selon la résistance révolutionnaire qu’il rencontre, comme ce fut le cas en Algérie).

 

     8. Quelle importance accordez-vous à la pensée de Mao Tsé-toung dans le combat révolutionnaire en Europe occidentale aujourd’hui ? Que pensez-vous de la conception du maoïsme comme « troisième étape », « supérieure », du marxisme ?

     Les apports de Mao Tsé-toung au Marxisme-Léninisme sont nombreux et importants. Certains concernent les conditions spécifiques de pays dominés (ainsi dans le domaine politique Mao résout le problème des alliances de classe et définit la « démocratie nouvelle », dans le domaine politico-militaire il énonce la conception d’encerclement des villes par les campagnes et précise le rôle des zones libérées, dans le domaine économique il éclaire la voie de la construction socialiste pour un pays sous-développé et principalement agricole, etc.). D’autres apports ont une valeur universelle et concernent donc directement la lutte révolutionnaire en Europe occidentale.

     Les contributions les plus universelles de Mao Tsé-toung au Marxisme-Léninisme tiennent dans ses travaux philosophiques, précisément dans le domaine de la dialectique et de la gnoséologie. Mais nous remarquons aussi, avec le Président Gonzalo du Parti Communiste du Pérou qui est le plus éloquent défenseur de cette thèse, que Mao Tsé-toung a apporté au prolétariat international une théorie politico-militaire développée et complète — la Guerre Prolongée —, la théorie politico-militaire de la classe, dont les axes essentiels sont valables et applicables partout.

     Reste le rôle historique fondamental joué par Mao Tsé-toung dans la lutte contre le révisionnisme. En mettant à nu le phénomène révisionniste moderne comme manifestation propre d’une bourgeoisie se développant au sein du Parti et de l’État socialiste, en provoquant une lutte ouverte contre lui dans le Mouvement Communiste International, Mao Tsé-toung a identifié et combattu le danger qui menaçait d’engloutir tout le mouvement après avoir triomphé dans le P.C. et l’État soviétiques. Mieux encore, en impulsant et théorisant la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne, il a montré la voie que les communistes doivent emprunter pour mettre en échec les tentatives de restauration bourgeoise au cours de l’étape socialiste, pour poursuivre et approfondir la transformation des rapports sociaux qui caractérise cette étape.

     Nous pensons donc que l’on peut considérer l’œuvre de Mao Tsé-toung comme une « troisième étape », « supérieure », du marxisme, dans le sens où elle constitue un authentique agrandissement du prodigieux édifice construit par Marx, Engels et Lénine.

 

     9. Comment définissez-vous la responsabilité et les tâches concrètes des militants et organisations révolutionnaires dans les centres impérialistes au niveau de l’Internationalisme Prolétarien ? Quel sens exact attribuez-vous au mot d’ordre que vous avancez à ce propos : « Faire la révolution dans son propre pays, contribuer à ce qu’elle triomphe partout » ? Établit-elIe un rapport avec la thèse du « socialisme dans un seul pays » ?

     Le problème des responsabilités et tâches concrètes des forces révolutionnaires des métropoles dans le domaine de l’Internationalisme Prolétarien a été l’occasion de nombreuses erreurs dont certaines ont encore cours. Nous discernons une première catégorie d’erreurs qui reposent sur le rejet (plus ou moins reconnu et assumé) de la perspective d’une révolution prolétarienne en Europe et une seconde qui procède de l’ignorance de l’importance historique du contexte national dans les métropoles.

     La proposition « faire la révolution dans son propre pays » est aussi une réaction aux thèses qui prétendent réduire le mouvement révolutionnaire dans les centres impérialistes à une sorte de « cinquième colonne » au service des peuples dominés de la chaîne impérialiste. Agissant « derrière les lignes » de l’impérialisme dans le cadre de la contradiction opposant les nations dominantes aux nations dominées, les forces révolutionnaires des métropoles seraient seulement appelées à miner et paralyser de l’intérieur les structures et forces politico-militaires qui permettent de perpétuer la domination et l’oppression du tiers-monde, d’y mener des expéditions répressives.

     Que l’on nous comprenne bien, nous ne nions ni l’existence ni l’importance de cette responsabilité : nous pensons également que du fait de sa localisation « au cœur de la bête » le mouvement révolutionnaire dans les centres impérialistes a le devoir de tout mettre en œuvre pour entraver les plans et manœuvres criminels de « sa » bourgeoisie à l’encontre des peuples des pays dominés. Mais ce devoir, aussi fondamental soit-il, ne peut selon nous prendre le pas sur les orientations et l’activité générales d’un processus révolutionnaire autochtone, visant à la révolution prolétarienne dans les métropoles, c’est-à-dire une révolution ayant pour sujet le prolétariat des centres impérialistes. Il nous semble même que si l’on a en vue les intérêts des grandes masses populaires des pays dominés, la priorité historique de l’objectif de la révolution prolétarienne dans les métropoles — naturellement menée par le prolétariat et les forces révolutionnaires de celles-ci — s’impose d’autant plus. Du point de vue historique, le soutien aux luttes des peuples dominés à travers le harcèlement des structures et forces de domination impérialistes ne peut avoir qu’une incidence tactique : il peut influer sur tel ou tel affrontement, concourir à telle ou telle victoire, mais il ne modifiera pas les données fondamentales du problème, à savoir l’existence même de puissances impérialistes et, in fine, de l’impérialisme. À moins de considérer la révolution comme impossible dans les métropoles (et donc d’ignorer les enseignements du Marxisme-Léninisme) et/ou d’imaginer qu’elle débouchera du tiers-monde sur les métropoles un peu à la manière de la stratégie maoïste d’encerclement des villes par les campagnes, la lutte pour le socialisme dans les centres impérialistes s’impose indiscutablement pour nous comme seule voie révolutionnaire.

     Comme on le voit cette question a de nombreuses déterminantes et implications. En fait il est quasi impossible de l’aborder correctement sans une analyse claire de la thèse dite « des trois contradictions ».

     Comme beaucoup d’autres communistes, nous pensons que notre époque est caractérisée par trois grandes contradictions. Cependant, à la différence de nombreux camarades des pays dominés (et de quelques-uns des centres impérialistes), nous pensons que celle qui a et aura le plus d’importance est la contradiction entre le prolétariat international et la bourgeoisie impérialiste. En second lieu nous plaçons celle opposant les peuples dominés aux grandes puissances impérialistes et en troisième lieu les contradictions inter-impérialistes (économiques, politiques, stratégiques, militaires, etc.).

     Pourquoi mettre en avant la contradiction prolétariat/bourgeoisie ? Parce qu’elle a une dimension universelle (elle est présente dans les pays impérialistes mais aussi dans les pays dominés), parce qu’elle reflète la tendance et possède la plus grande portée historique. Les contradictions inter-impérialistes ne remettent nullement en cause le système capitaliste et la contradiction peuples dominés/puissances impérialistes y arrive seulement quand elle se combine à la contradiction prolétariat(paysannerie pauvre)/bourgeoisie.

     Nous pensons en outre que la contradiction peuples dominés/puissances impérialistes a déjà son apogée derrière elle, même si elle mobilise encore de larges masses populaires à travers le monde. Cette contradiction a historiquement culminé dans le processus de décolonisation qui a suivi le triomphe de la révolution chinoise. Aujourd’hui ses limites sont évidentes : partout où elle ne s’est pas combinée à la contradiction prolétariat/bourgeoisie, c’est-à-dire où le processus révolutionnaire ne visait pas l’objectif final de la dictature du prolétariat et de la construction socialiste et n’a pas été guidé par un parti marxiste-léniniste (le cas de Cuba est particulier), où le processus s’est cantonné à la libération nationale (et même si elle impliquait la nationalisation des ressources), le peuple s’est fait confisquer le pouvoir conquis dans la lutte et l’impérialisme a pu réoccuper autrement (investissements transnationaux, « coopération », crédits, etc.) l’essentiel de ses positions brièvement perdues.

     Seule la résolution de la contradiction prolétariat/bourgeoisie à travers l’édification socialiste permet de dépasser les limites inhérentes à la libération nationale. C’est pourquoi nous considérons cette contradiction comme principale à notre époque, sans toutefois méconnaître la vitalité, la nécessité et la légitimité de la lutte anti-impérialiste des pays dominés. Et voilà pourquoi encore, dans notre analyse, nous rendons aux pays capitalistes avancés la place centrale dans le mouvement mondial de la révolution que Lénine leur attribuait. Car Lénine soulignait que s’il était plus difficile d’impulser un processus révolutionnaire dans ces pays que dans d’autres pauvres et dominés (comme l’était la Russie à son époque) il y serait plus facile d’instaurer la dictature du prolétariat, de construire et développer le socialisme.

     Nous affirmons donc que la lutte pour la révolution prolétarienne dans les centres impérialistes est un élément central et incontournable pour le mouvement révolutionnaire mondial, un élément auquel les militants révolutionnaires métropolitains doivent consacrer l’essentiel de leurs forces. Certes la misère ici est sans commune mesure avec l’effroyable réalité du tiers-monde et les contradictions y sont bien moins exacerbées, mais l’état de développement des forces productives dans les pays avancés est tel qu’il offre la possibilité non seulement d’une révolution prolétarienne victorieuse mais aussi d’une édification socialiste bien plus complète et d’une marche vers le Communisme bien plus assurée que dans les pays dominés. Il suffit à cet égard de penser à l’étendue de la prolétarisation et à l’élimination de la petite-bourgeoisie indépendante (et de la paysannerie) — nous abordons le sujet à la question no 16 —, de même qu’au degré de développement de l’industrie et des techniques dont la maturité constitue la base matérielle de l’édification socialiste.

     La seconde grande catégorie d’erreurs concernant la question de l’internationalisme présentes au sein du mouvement révolutionnaire européen reposent sur l’ignorance de l’importance historique du contexte national dans les métropoles. L’existence de très nombreux points communs à tous les pays impérialistes et leur intégration toujours croissante dans des structures transnationales telles la C.E.E., l’O.T.A.N., etc., est une des raisons qui ont amené certains camarades à faire fi du facteur national et à se positionner quasi exclusivement dans une optique transnationale. Les « fronts communs » R.A.F./A.D. et R.A.F./B.R. P.C.C. illustraient clairement cette vision simpliste et fausse de l’internationalisme et ils confirment à l’envi le proverbe « le mieux est l’ennemi du bien ».

     Encore une fois, que l’on nous comprenne bien. Nous sommes entièrement convaincus que la cause du prolétariat et des peuples du monde est unique, indivisible, et que l’Internationalisme Prolétarien en est la seule perspective. Nous pensons que la solidarité entre les masses de tous les pays et l’unité des forces communistes par-delà les frontières sont donc des tâches auxquelles il s’impose d’œuvrer sans retard ni faiblesse. Dans ce cadre, la fondation d’une nouvelle Internationale Communiste, de l’Internationale Communiste Combattante, est inscrite parmi les tâches d’avenir du mouvement révolutionnaire mondial. Cependant (et c’est ici que s’inscrit le mot d’ordre « faire la révolution dans son propre pays »), en tant que marxistes nous n’ignorons pas que les conditions objectives de la révolution prolétarienne, celles qui sont le cadre d’existence de la classe prolétarienne, relèvent inévitablement d’un contexte national — à de multiples et complexes niveaux — et qu’il n’est pas permis d’en faire abstraction.

     Il est possible, nécessaire et juste entre révolutionnaires de développer les échanges, l’information, le débat, l’encouragement et la critique fraternelle, le partage des expériences et des acquis, l’appui réfléchi, etc., en n’oubliant jamais que l’unité politique est primordiale et que finalement chaque mouvement doit seulement compter sur ses propres forces. Mais cela n’autorise pas à méconnaître le matérialisme historique et en premier lieu les réalités inégales de l’impérialisme ou les lois de ses mécanismes contradictoires, au point de nier que l’action révolutionnaire des communistes doit être ancrée dans la réalité nationale, conçue dans la considération de ses spécificités, tant il est vrai que Francfort n’est pas Lisbonne ni Athènes Bruxelles.

     En ce qui concerne la thèse du « socialisme dans un seul pays », nous croyons qu’il importe de distinguer le cœur de la question (telle qu’elle fut débattue en U.R.S.S. dans les années 20 entre Staline et Trotski notamment) et la façon dont elle fut traduite dans l’expérience soviétique et du Komintern.

     À la question de base « est-il possible d’édifier le socialisme dans un seul pays ? », l’histoire, l’expérience de l’Union Soviétique jusqu’à la seconde guerre mondiale (ou au putsch révisionniste de Kroutchev selon les avis) comme celle de la révolution chinoise ont répondu que cette voie était inévitable et praticable. Mais autre chose est la façon dont cette thèse a été stratégiquement appliquée par les dirigeants soviétiques avec Staline à leur tête. La subordination de la IIIe Internationale (c’est-à-dire en fin du compte des mouvements révolutionnaires du monde entier) aux intérêts propres de la « patrie du socialisme » mérite indiscutablement la plus sévère critique. L’important dans cette analyse, rappelons-le, consiste à bien dissocier la thèse initiale, valable, des thèses particulières élaborées à l’occasion de son application dans la révolution soviétique : la confusion est trop souvent de mise à ce sujet.

 

Deuxième Partie

LA SITUATION EN BELGIQUE

 

     10. La question principale du marxisme est toujours celle de son application aux caractères et spécificités de chaque situation. Avez-vous fait une analyse systématique et historique du mouvement de classe dans votre pays ?

     Nous avons bien entendu étudié l’histoire du mouvement de classe en Belgique afin d’en discerner au mieux les caractéristiques. La situation présente du mouvement de classe a des racines profondes dans le siècle et une analyse juste de l’actualité impose une connaissance exacte du passé. À ce propos nous reconnaissons — et nous aurons l’occasion d’y revenir plus loin — que des analyses défendues initialement par notre organisation ont dû faire l’objet de rectifications sur base de l’expérience, de la pratique et de ses leçons. Mais nous pensons que les conclusions de notre étude historique étaient pertinentes et celles-là n’ont pas varié.

     Dans son histoire sociale la Belgique a été à la pointe des expériences réformistes. Seuls les pays scandinaves, la Hollande, la Suisse et, d’une façon particulière, la R.F.A. ont développé aussi loin et pleinement cette orientation. La politique réformiste signifie la gestion pacifique des conflits sociaux, leur prévention grâce à une concertation sociale systématique ou leur résolution via la collaboration de classe institutionnalisée.

     Dans notre pays cette politique a vraiment émergé au cours de la période précédant la première guerre mondiale. C’est à cette époque (lors des grèves de 1913) que se rencontrent l’hégémonie totale du Parti Ouvrier Belge (P.O.B.) et de sa Commission syndicale dans le prolétariat et la compréhension par la bourgeoisie de son intérêt à faire l’économie de conflits sociaux incontrôlés (qui s’étaient jusqu’alors déroulés dans une violence extrême) en planifiant une série d’ouvertures sociales et politiques très vite compensées par une production « sans accroc ».

     La première grande série de mesures politiques et sociales réformistes date de 1919, au lendemain de la première guerre mondiale. Réformes accordées en confiance, le P.O.B. et son président Emile Vandervelde ayant donné à la bourgeoisie toutes garanties quant à leur nature inoffensive pour le régime et même leur efficacité néfaste en jouant un rôle actif dans la trahison de la IIe Internationale (Vandervelde en a présidé le Comité exécutif) et en participant au gouvernement d’union nationale (Vandervelde devint ministre d’État en août 1914, fut nommé ministre sans portefeuille en janvier 1916 et ensuite ministre de l’intendance civile et militaire en août 1917). Depuis l’acquisition du suffrage universel — alors exclusivement masculin — qui date précisément de la fin de la guerre de 1914-18, la politique de collaboration de classe du P.O.B., puis plus tard du Parti Socialiste Belge (P.S.B.) et maintenant des Parti Socialiste (P.S.) et Socialistische Partij (S.P.) ne s’est jamais démentie, après avoir remporté une deuxième grande série d’acquis sociaux et politiques à l’issue de la seconde guerre mondiale (création de l’Office National de la Sécurité Sociale, etc.).

     L’influence des syndicats réformistes (social-démocrates d’abord, puis aussi social-chrétiens lorsque ceux-ci furent impulsés par le patronat catholique pour faire pièce aux premiers) au sein du monde du Travail a toujours représenté un atout considérable pour la bourgeoisie et sa recherche de paix sociale. L’étendue de cette influence peut être illustrée par un chiffre : en 1981, 96,2 % des ouvriers étaient syndiqués, ce qui représente un taux quasi inégalé dans le monde capitaliste. Mais en même temps la puissance syndicale a permis au prolétariat de nombreuses conquêtes sociales, d’améliorer substantiellement ses conditions de vie et de travail. Cela explique naturellement pourquoi il a accordé pendant longtemps une telle confiance aux forces réformistes ainsi qu’aux formes de lutte qu’elles prônaient et pourquoi il se retrouve aujourd’hui démuni d’autres expériences de lutte et de confiance dans son autonomie.

     Nous pensons que du point de vue de l’analyse marxiste les principaux caractères concrets et spécifiques du mouvement de classe en Belgique sont au nombre de trois.

     En premier lieu il y a l’hégémonie politique et idéologique de la social-démocratie réformiste dans le monde du Travail.

     Chiffres révélateurs, signalons par exemple que le Parti Communiste de Belgique (P.C.B.) fit son meilleur résultat électoral en 1946 : il enleva 23 sièges. Ce succès exceptionnel ne représentait pourtant qu’un tiers du score obtenu cette année-là par le P.S.B. : 69 sièges. Que l’on compare ce rapport de force à celui qui prévalait à la même époque en France ou en Italie !

     On trouve ensuite la puissance du trade-unionisme : très haut taux de syndicalisation, place importante des structures syndicales dans la gestion sociale (par exemple, elles ont en charge le paiement des allocations de chômage), reconnaissance et institutionnalisation par l’État de la représentativité des deux grandes organisations et, surtout, inscription de tout le mouvement syndical dans des perspectives économiques et des conceptions idéologiques strictement réformistes, c’est-à-dire dans des revendications bien en deçà des limites du mode de production capitaliste et sans aucune portée réellement anti-capitaliste.

     La faiblesse traditionnelle du Marxisme-Léninisme dans la classe constitue le dernier des trois caractères que nous retenons comme principaux. Certes cette faiblesse a été de tout temps conséquente à l’hégémonie politique et idéologique de la social-démocratie, mais à notre avis il vaut la peine de souligner ses propres origines. Au siècle passé la section belge de la Ie Internationale était principalement guidée par les thèses de Bakounine. Dès les années 20 le P.C.B. passa pour ainsi dire sans transition du syndicalisme révolutionnaire qui avait présidé à sa fondation à un enlisement dans les traits les plus négatifs de la IIIe Internationale (autrement dit, il se subordonna rapidement et totalement à la politique extérieure de l’U.R.S.S.), puis il sombra ouvertement dans le révisionnisme pur et simple.

 

     11. Quelle est votre analyse de l’histoire du mouvement communiste en Belgique ? Au cas où vous estimeriez que le P.C.B. ait été révolutionnaire à une époque, nous aimerions savoir quand et pourquoi selon vous il a cessé de l’être.

     Le mouvement communiste dans notre pays a toujours été d’une grande faiblesse et il a le plus souvent souffert de graves lacunes au niveau de sa direction. À l’origine, le P.C.B. fut fondé par des éléments politiquement hétérogènes : marxistes-léninistes bien sûr, mais aussi gauchistes, trotskystes, anarcho-syndicalistes et surtout syndicalistes-révolutionnaires. Un handicap qui n’a jamais été réellement résorbé, ni à l’occasion de démarches de clarification et d’unification politiques (par exemple lors de la campagne de « bolchévisation » impulsée en 1925 conformément aux directives du Komintern ou lors de l’épuration des éléments trotskystes tel le co-fondateur du Parti War Van Overstraeten), ni à l’occasion des développements spectaculaires en importance comme en influence du Parti (par exemple après les grèves de 1932, dans les années 1935 à 1938, puis dans la Résistance).

     Le P.C.B. a-t-il été à un moment de son existence un authentique parti révolutionnaire ? Nous pensons qu’avant de donner des leçons post festum il convient d’assumer l’histoire du mouvement communiste, et critiquer les erreurs passées du P.C.B. se révèle nécessaire mais plus ardu qu’il n’y paraît.

     Le choix d’avoir fonctionnalisé le Parti à la politique extérieure de l’U.R.S.S. (allant notamment jusqu’à moduler les mobilisations prolétariennes selon les fluctuations de la diplomatie soviétique —comme ce fut entre autres le cas dans les activités portuaires) est un bon exemple de la complexité de cette analyse critique. Dans l’absolu et avec le recul on en vient tout naturellement à condamner cette option qui a effectivement conduit à des résultats désastreux, et on est en droit de penser qu’elle exprimait le manque de fermeté idéologique, de véritable conception révolutionnaire de la direction du Parti. Mais connaissant le projet originel du Komintern, l’époque où l’U.R.S.S. ne cherchait pas encore à asservir le Mouvement Communiste International à sa politique de grande puissance et, au contraire, se mettait fraternellement à la disposition des forces révolutionnaires partout dans le monde ; connaissant le prestige dont jouissait alors légitimement la politique soviétique, sa direction aguerrie et résolue, et l’inexpérience et l’hétérogénéité des dirigeants du P.C.B. ; connaissant l’importance stratégique du maintien du jeune état socialiste soviétique face aux puissances impérialistes, et cela pour l’ensemble des luttes révolutionnaires sur tous les continents ; connaissant encore les nombreuses autres données spécifiques de l’époque, nous sommes enclins à croire que l’erreur principale, générale, du P.C.B. fut à l’origine du type de celles qui sont inévitables dans leur contexte propre.

     Cet exemple illustre aussi l’impossibilité de répondre catégoriquement par une date précise à la question « quand le P.C.B. a-t-il cessé d’être révolutionnaire ? » (si on lui accorde le crédit de l’avoir été comme il lui était possible de l’être). Tout au plus pourrait-on dire qu’à travers ses choix de 1944 et des mois qui suivirent (désarmement des partisans, participation au gouvernement Pierlot puis au gouvernement Van Acker qui n’hésita pas à briser les grèves des mineurs au nom de la « bataille du charbon »..., donc une participation active à la restauration du régime d’avant-guerre — aménagé par les réformistes, il est vrai) le P.C.B. a crûment révélé qu’il avait tourné définitivement le dos au marxisme révolutionnaire. Car si certains choix faits antérieurement par le P.C.B. (ceux de 1936, par exemple) n’avaient rien d’offensifs, au moins n’hypothéquaient-ils pas directement l’avenir d’éventuelles options révolutionnaires (dont les consignes auraient pu venir, imaginons-le, du Komintern). Les choix de 1944/45 par contre fermaient irrémédiablement la porte à toute politique révolutionnaire future, ils liquidaient les éléments vitaux sur lesquels pareille politique aurait pu s’appuyer. Dans cette mesure, les choix du P.C.B. dans l’immédiat après-guerre étaient objectivement et indiscutablement contre-révolutionnaires.

     Cette option contre-révolutionnaire n’allait hélas pas être combattue dans la crise qui éclata à l’occasion de la Conférence Fédérale de juin 1954 et prit fin lors du Congrès de Vilvorde en décembre de la même année. La perte du poste de Secrétaire National par Edgard Lalmand, plutôt que relancer les orientations révolutionnaires, allait en fait constituer une « déstalinisation » avant l’heure et renforcer plus encore le caractère réformiste de la politique du Parti.

     Rappelons encore qu’il serait absurde de prétendre que le P.C.B. ait entièrement retourné sa veste en 1944, ou même que ce soit cette année-là qu’il aurait cessé d’être révolutionnaire — ou potentiellement révolutionnaire. Une grande part des éléments qui ont motivé les options de 1944/45 étaient directement issus des événements qui venaient de se dérouler, et si le P.C.B. était entré dans la Résistance anti-fasciste avec une analyse correcte de la guerre comme guerre de brigandage inter-impérialiste, contre laquelle les prolétariats de tous les pays devaient suivre leur propre voie de classe, il en est sorti avec une analyse incorrecte, social-chauvine, ramenant l’enjeu de l’affrontement pour le prolétariat à l’indépendance nationale et à la restauration du régime démocratique bourgeois. Un virage que ne suffisait pas à justifier le réel changement du caractère de classe de la guerre survenue avec l’agression fasciste contre l’U.R.S.S. (l’U.R.S.S. attaquée, il ne s’agissait plus d’une simple guerre entre puissances impérialistes). Là-dessus il ne faut quand même pas oublier que la thèse « ni Londres ni Berlin » — thèse parfaitement juste au demeurant — avait été imposée par l’Internationale (autrement dit par l’Union Soviétique) et qu’elle répondait moins à un attachement à l’Internationalisme Prolétarien qu’au souci tactique qui avait déjà présidé au pacte de non-agression Ribbentrop-Molotov en août 1939...

 

     12. Quelle est votre analyse de la scission survenue en 1963 dans le P.C.B. et qui a donné naissance au P.C.B.-Voix du Peuple, ainsi qu’ensuite au P.C.M.L.B., au P.C.B.(M.L.) et aux divers groupes qui se réclamaient de la pensée Mao Tsé-toung ?

     La scission survenue dans le P.C.B. en 1963 doit être étudiée en relation avec la fracture apparue progressivement dans le Mouvement Communiste International depuis la Conférence des Partis Communistes à Moscou en 1957, qui marqua le contrecoup du XXe Congrès du P.C.U.S. (1956). Pour la première fois de son histoire le Mouvement Communiste International se divise sur des questions fondamentales : les communistes chinois avec Mao Tsé-toung à leur tête mettent en cause la thèse de l’« équilibre de la terreur » et acceptent l’éventualité d’une guerre, ils défendent le centralisme en se revendiquant légitimement héritiers du Komintern et, surtout, ils critiquent à juste titre la thèse de la « voie pacifique au socialisme » — une des principales thèses du XXe Congrès — comme un retour à la voie parlementaire de la IIe Internationale. Cette fracture allait s’aggraver lors des Conférences de 1960 et 1965.

     Au niveau politique et idéologique, la scission dans le P.C.B. en 1963 recoupe largement la dissension apparue dans le Mouvement Communiste International. Formellement, la scission s’imposa à partir de l’opposition de certains membres émérites du Parti — à commencer par Jacques Grippa — aux thèses avancées par les révisionnistes lors du XIVe Congrès (Congrès National d’Anvers) et qui étaient jugées contraires aux décisions des trois Congrès précédents. Mais il est clair que la confrontation était plus globale, qu’elle traduisait le problème général du révisionnisme, posé de façon particulièrement aiguë depuis la victoire du putsch kroutchévien en U.R.S.S. Nous précisons cela afin que l’on ne puisse croire que tout d’un coup, en avril 1963, le P.C.B. se soit subitement égaré dans le révisionnisme. En fait le ver était dans le fruit depuis bien longtemps.

     Certes, dans la période qui précéda le XIVe Congrès on vit les révisionnistes se manifester avec de plus en plus d’impudence et d’audace. Ainsi, par exemple, tandis que jusque-là le P.C.B. avait à juste titre considéré et dénoncé l’O.T.A.N. comme un pacte agressif dominé par l’impérialisme U.S., principal fauteur de guerre, les révisionnistes découvrirent qu’il importait plutôt « avant tout de paralyser les ultras de l’O.T.A.N. », que dans cette optique Kennedy constituait « une pièce maîtresse dans la lutte pour la paix » et qu’il s’imposait donc de « renforcer sa position » ! Rien de moins ! (cf. le Drapeau Rouge, 4 et 5 février 1963.) L’adhésion du P.C.B. à la thèse de la « coexistence pacifique entre pays à systèmes sociaux différents », censée préserver le camp socialiste d’une attaque impérialiste, déborda rapidement de ce cadre pour couvrir tous les opportunismes : absence de solidarité réelle avec les révolutions cubaine et congolaise (et pire encore dans ce dernier cas, soutien tacite à l’intervention militaire belge), distanciation envers la Chine populaire, complaisance à l’égard des renégats titistes, etc. Plus significatif encore, le thème de la « coexistence pacifique » fut étendu aux classes sociales ! On pouvait lire dans le Drapeau Rouge du 13 octobre 1960 : « La coexistence pacifique est une conception moderne de la vie mondiale et de l’évolution de l’humanité.  C’est à la classe ouvrière et à ses penseurs que l’on doit la recherche et la découverte d’un mode véritablement civilisé de solution des conflits, d’une méthode nouvelle vraiment populaire et démocratique, de lutte pour la transformation de la société et du monde, la coexistence pacifique. » Plus que jamais le crétinisme parlementaire allait frapper : les révisionnistes se fixèrent comme objectif « la liquidation du divorce entre le Parlement et les masses laborieuses de Belgique » (extrait de la thèse 39 pour le XIVe Congrès) et ils défendirent la conception de la transition pacifique au socialisme en soutenant que « la réalisation d’une série de réformes de structure constituera un élargissement de la démocratie, marquera des étapes dans la voie de la transformation de la société capitaliste à la société socialiste » (extrait de la proposition de nouvel article premier des Statuts du Parti soumise au XIVe Congrès).

     Si cette débauche d’insanités anti-marxistes se répandit effectivement au début des années 60 dans le P.C.B., encore une fois on ne peut selon nous rattacher la profonde corruption révisionniste du Parti à cette époque précise. On ne peut y rattacher en fait que la réaction de refus intransigeant des vrais cadres et militants marxistes-léninistes contre son hégémonie triomphante et affichée. Mais quoi qu’il en soit, c’est cette saine réaction contre une pourriture politique et idéologique toujours plus envahissante qui nous amène à porter un jugement très positif sur la scission de 1963 dans le P.C.B. Hélas l’histoire ne s’arrête pas là et on juge aussi l’arbre à ses fruits : la récolte sera à l’opposé des espérances...

     La faillite du mouvement « mao » en Belgique (dont les derniers reliquats, à commencer par le Parti du Travail de Belgique (P.T.B.), sont aujourd’hui au moins autant révisionnistes et opportunistes que les dirigeants du P.C.B. en 1963) est patent à cet égard. Nous pensons que l’écueil sur lequel ce mouvement « mao » a sombré est la question de la stratégie et de la pratique révolutionnaires (et donc entre autres de la lutte armée). Pour de multiples raisons ce mouvement s’est unanimement révélé incapable de comprendre que le rejet du révisionnisme et un retour conséquent aux positions révolutionnaires du Marxisme-Léninisme exigeait de rompre avec le légalisme, le pacifisme, le crétinisme parlementaire, et tous les attributs tactiques du réformisme, et il a creusé lui-même sa tombe en s’enferrant dans un radicalisme verbal, dogmatique et gratuit, dont la stérilité engendra populisme, stagnation et finalement implosion. Dans d’autres pays où la critique marxiste-léniniste au révisionnisme des partis issus de la IIIe Internationale s’est combinée à la lutte armée (même pour une part réduite du mouvement seulement), de grandes et nouvelles perspectives se sont ouvertes aux forces révolutionnaires communistes (ainsi en Espagne, en Italie). Mais là où, comme en Belgique, ce saut qualitatif nécessaire ne se réalisa pas, ou, comme en France, où il ne dépassa pas quelques prémices, le mouvement « mao » fit long feu et périclita irrémédiablement.

 

     13. Quels sont les précédents les plus immédiats de la lutte armée révolutionnaire en Belgique ?

     Il importe ici de s’entendre sur la notion de « lutte armée révolutionnaire ». En effet, selon que l’on désigne par là une pratique armée inscrite dans une perspective révolutionnaire historique ou une pratique armée menée par des révolutionnaires dans le cadre d’une lutte populaire et/ou prolétarienne à finalité réformiste, la réponse à la question sera différente. Dans le premier cas on doit remonter jusqu’au siècle passé, dans le second on citera la grande grève de l’hiver 1960/61.

     Pour ce qui est d’une pratique armée inscrite dans une perspective révolutionnaire historique, il faut remonter jusqu’en 1887/88, aux grandes grèves révolutionnaires lancées par les mineurs et les ouvriers du Centre, du Hainaut et du Borinage. La figure de proue de ce mouvement fut Alfred Defuisseaux, le fondateur du Parti Socialiste Républicain (P.S.R.) que l’on pourrait qualifier à de nombreux égards de blanquiste. La revendication principale de ces grèves était le suffrage universel (pour lequel Defuisseaux lutta infatigablement) mais, à leur époque, elles s’inscrivaient dans un réel projet révolutionnaire. L’usage des armes et de l’explosif y était largement répandu et ainsi, par exemple, chaque nuit les mineurs allaient dynamiter des maisons de jaunes. L’action armée s’étendit aussi à des objectifs officiels, comme l’Hôtel de Commerce de La Louvière où deux officiers furent blessés lors d’un attentat (car, bien entendu, la troupe avait été dépêchée dans la région), etc. Parallèlement à la grève et aux actions armées, étaient organisés des « meetings noirs », ainsi dénommés parce qu’ils se tenaient dans l’obscurité afin d’empêcher d’éventuels mouchards d’identifier les participants. Mais au terme de longues manœuvres la police parvint à infiltrer trois de ses agents dans l’appareil du P.S.R., infiltration qui fut à l’origine de nombreuses arrestations, du démantèlement du parti et finalement du célèbre procès dit du « Grand Complot » (1889). Cette lutte des années 1887/88 constitue un événement marquant dans l’histoire politique du prolétariat belge, car c’est à la faveur de sa défaite que les réformistes du P.O.B. (qui pour leur part avaient condamné les grèves) imposèrent définitivement leur hégémonie sur le mouvement ouvrier.

     Si l’on choisit de regrouper sous la formule « lutte armée révolutionnaire » toutes les actions menées par des révolutionnaires même dans un cadre finalement réformiste, il faut par contre remonter bien moins loin. Que l’on pense simplement à la Résistance anti-fasciste où les communistes jouèrent un rôle de premier plan (au prix de lourds sacrifices) et durant laquelle d’innombrables actions armées furent menées contre l’occupant, les rexistes, les collaborateurs, etc. Que l’on se souvienne aussi des événements liés à l’« affaire royale » : 136 attentats recensés entre le 26 juillet et le 1er août 1950, dont 59 à l’explosif — pour l’essentiel contre des voies ferrées. Et bien sûr on ne peut manquer de rappeler la grande grève de l’hiver 1960/61 : 1.350 actions de sabotage comptabilisées entre le 22 décembre et le 17 janvier ! De nombreux pylônes et voies ferrées dynamités, des journaux bourgeois incendiés, des tirs d’armes à feu contre les rares autobus en service, etc., etc. Mais il faut bien faire la part des choses en ce qui concerne ces exemples et ces chiffres. Une part sans doute importante des actions armées menées furent le fait d’hommes et de femmes ayant comme seul objectif la libération nationale en 1940-44, l’abdication de Léopold III en 1950 et le retrait de la « Loi unique » en 1960/61. Ce qui, au niveau du sens et du contenu, différencie fondamentalement leurs interventions de celles des communistes et des révolutionnaires qui ne perdent jamais de vue l’objectif final de la révolution prolétarienne.

 

     14. Quelle était votre analyse du contexte politique et social de l’Europe en général, et de la Belgique en particulier, au moment de la naissance des Cellules Communistes Combattantes ? Ce contexte apportait-il réellement les conditions objectives pour le développement de la lutte armée révolutionnaire ?

     Quelles peuvent être les conditions objectives pour le développement de la lutte armée révolutionnaire ? Et précisément, de quelles manifestations de lutte armée parle-t-on ? Nous pensons que les options stratégiques se prennent au regard des objectifs historiques et des caractères généraux de l’époque, seules les modalités d’application de la stratégie doivent s’adapter aux contextes ponctuels et particuliers. Alors, quelles peuvent être les conditions objectives requises pour l’engagement de la propagande armée ? À notre avis, celles de toute lutte révolutionnaire aujourd’hui dans les démocraties impérialistes, fiefs du réformisme et du trade-unionisme. C’est-à-dire une exacerbation des contradictions de classe due à une crise persistante qui révèle combien le réformisme et le trade-unionisme sont étrangers aux intérêts fondamentaux du prolétariat et combien il est nécessaire d’emprunter d’autres voies. Nous allons illustrer cela par un bref historique.

     Dans les années 60, la position politique et idéologique du réformisme et du trade-unionisme était particulièrement inexpugnable : la croissance économique (la production s’accroît en moyenne de 6,1 % l’an entre 1961 et 1972) et l’augmentation fantastique de la productivité ont des retombées très positives sur l’emploi et les revenus. De 1961 à 1973, le revenu d’une famille moyenne de salariés (exprimé en terme de pouvoir d’achat) double suite à la hausse des salaires et parce que dans de nombreux cas la femme ou un autre membre de la famille prend également un emploi. Dans le budget familial moyen d’un ouvrier, la part de l’alimentation diminue de 38 à 28 % dans la même période. Et le discours dominant affirme dur comme fer que cette tendance est définitive, irrévocable, que le réformisme et le trade-unionisme paient et qu’ils vont payer jusqu’à la fin des temps...

     La réactivation de la crise générale du mode de production capitaliste qui surgit dans les années 70 va bouleverser tout ça. L’impact de la crise 1973-75 est rude pour le prolétariat belge, malgré d’importantes luttes ouvrières défensives comme au Val Saint-Lambert, à Fabelta-Tubize, etc. Alors qu’en 1974 l’on comptait « seulement » 95.000 chômeurs, on en dénombrera 322.000 en 1980, un chiffre qui reflète insuffisamment le problème du sous-emploi car il faut aussi considérer la hausse du nombre des prépensionnés (4.400 en 1975, 91.000 en 1981), des sous-statuts précaires du genre C.S.T. ou T.C.T. (10.800 en 1975, 63.000 en 1980), des assistés sociaux, etc. Toutefois, les mobilisations prolétariennes et une succession de gouvernements « travaillistes » (de coalition socialiste/sociale-chrétienne) attachés aux recettes keynésiennes de relance par la stimulation de la consommation permettent d’atténuer le choc au niveau des salaires et des revenus de remplacement (allocations de chômage, etc.) : de 1974 à 1981 le salaire réel augmente encore de un pour cent par an.

     Le prolétariat belge allait souffrir plus brutalement de l’impact de la crise de 1980-82 car cette fois il n’est plus seulement atteint dans le domaine de l’emploi, mais aussi par une baisse des revenus, un renforcement de l’exploitation, la perte d’acquis sociaux, etc. De 1981 à 1985, la diminution moyenne du pouvoir d’achat par emploi est de l’ordre de 2,2 % l’an, soit en fait 8,7 % de perte cumulée. La perte cumulée de revenu disponible par ménage est évaluée à 4,8 %. Par contre, le niveau du taux de profit des entreprises (qui avait quelque peu stagné entre 1974 et 1981) augmente de 4,3 % l’an durant la même période, soit 17,2 % de gains cumulés. Ce résultat est le fruit des politiques anti-ouvrières des gouvernements Martens/Gol (coalition social-chrétienne/libérale), les licenciements massifs et la baisse du salaire réel permettent des gains de productivité considérables. C’est ainsi que, si l’on fixe à 100 le coût salarial par unité produite aux U.S.A. en 1970, on obtient pour la Belgique un indice de 248,9 en 1980 et de 142,9 en 1985, soit un gain de productivité de 74 % en cinq ans ! Dans le même temps, la moyenne des mêmes indices auprès des principaux pays concurrents (U.S.A., Canada, Japon, Pays-Bas, R.F.A., France, Italie et Royaume-Uni) passe de 223,1 à 171,1 — soit une modification de 30 % « seulement ». À cela il faut ajouter la suppression de 170.000 emplois entre 1974 et 1985, qui participe à la nouvelle flambée du chômage illustrée par le tableau ci-dessous :

 

emploi intérieur

chômage

1980

3.798.000

322.000

1981

3.719.000

416.000

1982

3.671.000

490.000

1983

3.640.000

545.000

1984

3.641.000

546.000

(source : Bureau du Plan)

     Cette situation va engendrer un nouveau cycle de lutte qui culminera avec la grande grève du secteur public lancée en 1983 par les cheminots. Ce cycle comportera bien sûr des luttes où les intérêts de fractions du prolétariat seront mis en avant (par exemple, l’opposition au plan de restructuration de Cockerill-Sambre, dont la manifestation des sidérurgistes à Bruxelles en 1982 fut un moment très combatif), mais aussi des luttes à caractère de plus en plus politique dans l’intérêt de l’ensemble du prolétariat (par exemple, les mobilisations pour la défense de l’index et pour le maintien du secteur public) et même visant directement le gouvernement en place (comme la grande grève de septembre 1983 qui fit effectivement vaciller le gouvernement Martens 5). Par ailleurs ces luttes ne pouvaient éviter la radicalisation : de chaque côté on lutte le dos au mur. Les capitalistes belges sont harcelés par la concurrence internationale qui de 1974 à 1983 ne cesse de leur rafler des parts du marché et ils n’ont d’autre solution qu’une surexploitation de leurs salariés... ce qui impose en priorité d’en briser la capacité de résistance. Les licenciements de délégués syndicaux prennent alors une nouvelle ampleur et les luttes qui s’ensuivent, naturellement extrêmement combatives, débouchent parfois sur le lock-out si pas sur la fermeture pure et simple des usines où les ouvriers se montrent trop rétifs aux diktats patronaux. La grève à Cuivre et Zinc en 1983 reste le type même de conflits de cette catégorie.

     Une double tendance s’affirmait alors. D’une part les conflits deviennent moins fréquents (de 1978 à 1984 le nombre de journées de travail perdues pour fait de grève chute de 75 %), ce qui est logique dans la mesure où ils exigent de plus en plus de sacrifices pour des résultats toujours plus aléatoires. D’autre part ces mêmes conflits deviennent plus profonds, plus radicaux, plus politiques. À partir de là — et ceci est très important — la politique et l’idéologie réformistes devaient inévitablement entrer en crise : non seulement le réformisme et le trade-unionisme se révèlent incapables d’apporter des réponses aux besoins des masses en ces jours d’épreuves, mais de surcroît il s’avère que la configuration organisationnelle de classe établie par les réformistes au temps de leur splendeur de la décennie 1960-70 laisse en fait le monde du Travail désarmé face à une agression ouverte de la bourgeoisie. La chute du niveau de vie des masses, la réactivation de la crise générale du mode de production capitaliste (dont la caducité apparaît plus crûment), le bilan négatif des politiques réformistes et des formes de luttes traditionnelles, pacifiques et légales, etc., sont alors autant d’éléments qui créent des conditions objectives favorables pour l’impulsion d’une initiative de lutte révolutionnaire. Des conditions par ailleurs renforcées par une importante mobilisation populaire contre la guerre à la même époque.

     Jusqu’à la fin des années ’70 la tendance à la guerre se manifeste de manière peu perceptible pour les masses. Ainsi, par exemple, la hausse des dépenses militaires est perçue bien plus comme un gaspillage honteux (parmi tant d’autres) que comme l’expression d’une réelle menace pour la paix en Europe. Et beaucoup ont d’autres soucis que l’augmentation des interventions militaires impérialistes dans les pays dominés, le surarmement des U.S.A., la multiplication des conflits régionaux qui traduisent l’affrontement entre les deux grandes puissances, etc. En 1979, le projet d’installation de 48 missiles atomiques U.S. de type Cruise en Belgique (dans le cadre d’un plan plus vaste concernant aussi les Pays-Bas, la R.F.A., le Royaume-Uni et l’Italie) va brusquement dévoiler la réalité et la gravité de la menace de guerre et entraîner une opposition importante. De gigantesques mobilisations populaires (200.000 manifestants à Bruxelles en 1981, le double en 1983 ! Soit un belge sur 25 dans la rue et la manifestation de masse la plus énorme depuis la libération de Bruxelles en 1944) expriment un large et net refus des missiles U.S. : 79 % de la population se déclare hostile à l’implantation. Ce qui n’empêche nullement que les Cruise soient déployés en 1985 à la base de Florennes... et ce qui ajoute encore au discrédit des réformistes qui tiennent les rênes du mouvement anti-guerre et ont toujours prétendu que l’expression d’un refus populaire, alliée aux vertus d’un débat parlementaire, suffirait à empêcher cette installation.

     Pour résumer, on peut dire qu’à l’époque de la gestation (dès 1983) et de l’apparition publique (1984) des Cellules Communistes Combattantes, une ligne de fracture bien nette se dessinait entre les masses et le régime, et cela dans des domaines aussi essentiels que l’emploi, les salaires, les droits sociaux et la paix. Cette fracture était d’autant plus propice à l’initiative révolutionnaire que les réformistes se trouvaient incapables de la réduire : les méthodes de lutte et les formes corporatistes d’organisation héritées des années de croissance économique et de collaboration de classe institutionnalisée avaient montré leur inaptitude à répondre aux besoins des masses. Seuls les communistes révolutionnaires étaient en mesure de proposer une alternative globale et sérieuse au capitalisme en crise, au capitalisme-fauteur-de-guerre. Et à ce tableau général de la situation belge (dont certains traits étaient communs à d’autres pays européens), il faudrait encore ajouter nombres de contradictions secondaires (parce qu’à caractère réformiste) qui n’en contribuaient pas moins à rendre le terrain fertile au travail révolutionnaire, pour peu que l’on développât une politique correcte.

     Bien entendu, cela ne signifie nullement qu’au moment de la naissance des Cellules Communistes Combattantes (ni d’ailleurs dans les années qui suivirent) la Belgique ait traversé une « situation révolutionnaire » telle que définie par Lénine dans la très célèbre citation :

     « Quels sont, d’une façon générale, les indices dune situation révolutionnaire ? Nous sommes certains de ne pas nous tromper en indiquant les trois principaux indices que voici :

     « 1. Impossibilité pour les classes dominantes de maintenir leur domination sous une forme inchangée ; crise du "sommet" crise de la politique de la classe dominante, et qui crée une fissure par laquelle le mécontentement et l’indignation des classes opprimées se fraient un chemin. Pour que la révolution éclate, il ne suffit pas, habituellement, que "la base ne veuille plus" vivre comme auparavant, mais il importe encore que "le sommet ne le puisse plus". 2. Aggravation, plus qu’à l’ordinaire, de la misère et de la détresse des classes opprimées.

     « 3. Accentuation marquée, pour les raisons indiquées plus haut, de l’activité des masses, qui se laisse tranquillement piller dans les périodes "pacifiques", mais qui, en période orageuse, sont poussées tant par la crise dans son ensemble que par le "sommet" lui-même, vers une action historique indépendante.

     « Sans ces changements objectifs, indépendants de la volonté non seulement de tels ou tels groupes ou partis, mais encore de telles ou telles classes, la révolution est, en règle générale, impossible. » (La faillite de la IIe Internationale, Œuvres complètes, vol. 21, p. 216, 1960, Moscou.)

     La Belgique ne connaissait pas une situation révolutionnaire au début des années 80, principalement parce qu’il n’y avait aucune crise de régime : le pouvoir bourgeois savait exactement ce qu’il voulait et s’était donné les moyens de l’imposer au prolétariat avec les gouvernements Martens/Gol et les « pouvoirs spéciaux ». Et s’il y avait eu crise de régime à ce moment, combinée à la récession sociale et à la relance de la lutte des classes, l’on aurait encore été fort loin d’une issue révolutionnaire dans la mesure où les forces communistes étaient — comme elles le sont toujours — excessivement rares et dispersées. Or Lénine précisait plus loin dans le texte déjà cité :

     « ... la révolution ne surgit pas de toute situation révolutionnaire mais seulement dans le cas où, à tous les changements objectifs ci-dessus énumérés, vient s’ajouter un changement subjectif, à savoir : la capacité, en ce qui concerne la "classe" révolutionnaire de mener des actions révolutionnaires de masse assez "vigoureuses" pour briser complètement (ou partiellement) l’ancien gouvernement qui ne "tombera" jamais, même à l’époque des crises, si on ne le "fait choir". »

     La réalité politique et sociale de la Belgique au moment de l’émergence de notre organisation ne correspondait donc pas à une « situation révolutionnaire ». Mais elle constituait pourtant un contexte extrêmement favorable pour l’activité révolutionnaire eu égard à la récession sociale, au programme d’austérité, à la tendance à la guerre, au discrédit des forces réformistes et à la grande résistance du prolétariat aux attaques de la bourgeoisie.

     Pour reprendre les termes de la question posée, cela « apportait-il réellement les conditions objectives pour le développement de la lutte armée révolutionnaire » ? Oui, nous en restons persuadés, mais qu’il soit très bien compris que nous parlons dans ce cas d’une pratique armée dont l’objet n’est pas de monter directement à l’assaut du pouvoir mais bien d’élever la conscience politique du prolétariat, de faire vivre le projet communiste et de crédibiliser la stratégie révolutionnaire, de répandre les thèses marxistes-léninistes parmi les avant-gardes combatives, d’entreprendre le processus d’unification et de construction partitiste, etc., bref d’une lutte armée révolutionnaire se définissant essentiellement comme propagande armée.

 

     15. Pouvez-vous développer plus amplement la distinction entre contradiction à caractère réformiste et contradiction à caractère révolutionnaire, distinction à laquelle vous semblez tenir ?

     Nous ne tenons à cette distinction que dans la mesure où elle nous paraît réelle, utile pour le travail d’analyse. Ni plus ni moins, il s’agit de distinguer deux catégories de contradictions, selon qu’elles puissent être résolues dans le cadre du capitalisme ou que leur résolution exige un bouleversement révolutionnaire, selon qu’elles concernent une fraction sociale seulement ou l’ensemble de la classe révolutionnaire, le prolétariat. Les contradictions à caractère révolutionnaire ne s’expriment pas pour autant en permanence de façon aiguë, mais elles restent indissociables du système capitaliste, de ses cycles, de sa tendance obligatoire au développement. Nous pensons que deux grandes contradictions à caractère révolutionnaire s’affirment à notre époque dans l’Europe impérialiste : la contradiction opposant le prolétariat au capitalisme en crise (et donc à la bourgeoisie et aux politiques gouvernementales anti-ouvrières) et la contradiction opposant tout le peuple à la tendance à la guerre impérialiste (et donc aux menées des grandes puissances et aux pactes militaires impérialistes). Et de fait, toute l’action de notre organisation en 1984/85 s’est déployée sur ces deux espaces de lutte.

     Croire qu’un espace de lutte en vaut un autre — et que la seule chose qui compte est la ligne politique qu’on y défend ou la radicalité qu’on y apporte — est une erreur subjectiviste. Bien sûr, il est vrai que le seul fait de placer son action sur le terrain d’une contradiction à caractère révolutionnaire ne constitue pas nécessairement une démarche révolutionnaire : il suffit de passer en revue les politiques trade-unionistes et pacifistes dominantes aujourd’hui dans le cadre des luttes anti-austérité et anti-guerre pour le constater. Et il est vrai que les révolutionnaires peuvent également s’engager à l’occasion avec des résultats tactiques positifs dans le contexte de contradictions à caractère réformiste. Mais, à terme, seules les contradictions à caractère révolutionnaire sont centrales (stratégiques) pour les communistes, car les réformistes et les réformes sont incapables d’y répondre à l’attente des masses et que cette attente ne peut historiquement que gagner en importance. Les contradictions à caractère réformiste ne peuvent retenir que l’intérêt tactique des communistes, car dans ce cas les réformistes sont en mesure d’y proposer des solutions véritables et d’un accès bien plus aisé que la voie révolutionnaire.

 

     16. Pouvez-vous développer plus amplement le concept de centralité ouvrière que vous défendez si fréquemment ? Ce concept n’est-il pas périmé aujourd’hui vu la réduction permanente de la classe ouvrière depuis un demi-siècle ?

     Nous pensons que la diminution de l’importance relative de la classe ouvrière dans les pays impérialistes européens donne précisément une dimension nouvelle à la centralité ouvrière dans le processus révolutionnaire de ces pays. Mais avant d’examiner cette dimension nouvelle il convient de réfléchir à cette notion de « réduction permanente » dont fait état la question posée. Car à ce propos pas mal de sottises ont déjà été proférées.

     Les faits et les chiffres tout d’abord. Au début du siècle en Belgique, les travailleurs manuels représentaient 88 % de l’emploi salarié. En 1930 ce taux était tombé à 80 % et en 1961 à 64 %. En 1975 il n’était plus que de 51,3 %. Certes, à l’échelle mondiale la forte extension de la classe ouvrière dans les pays dominés et nouvellement industrialisés compense très largement cette réduction propre aux centres impérialistes. Tandis qu’en dix ans la part de la population active employée dans l’industrie chutait de 42 à 29,1 % en Belgique, elle croissait de 21,8 à 33,8 % en Corée du Sud. Ou encore, si elle baissait dans le même temps de 34,4 % à 26,9 % aux U.S.A., elle augmentait de 6,4 à 21,1 % en Chine. Ces tendances opposées sont d’ailleurs partiellement liées dans la mesure où elles reflètent notamment le transfert de secteurs entiers de l’activité industrielle des centres vers les pays à main-d’œuvre bon marché (on peut citer l’exemple de l’effondrement de l’emploi, en France et en Belgique, dans le secteur du textile et de la confection, qu’il faut situer en parallèle de la pleine extension de ce secteur en Asie ou dans le Maghreb : l’industrie textile marocaine emploie déjà 180.000 salariés et prévoit que cet effectif passera à 400.000 en 2003/2004 si son rythme de croissance se maintient ; en France 15.000 emplois sont perdus chaque année dans le même secteur). Mais quoi que l’importance de la classe en soit, la diminution des ouvriers dans les centres impérialistes est un phénomène objectif dont les révolutionnaires communistes doivent tenir compte dans leurs analyses.

     Un autre aspect de la question doit aussi être abordé. En ce qui concerne la situation propre de nos pays, on aurait tort de considérer la diminution de l’importance de la classe ouvrière indépendamment de l’élargissement du prolétariat dans son ensemble. Si d’un côté la part de l’emploi industriel diminue dans l’emploi salarié en général, d’un autre côté l’emploi salarié en général connaît une extension constante. Le tableau I illustre clairement cette tendance. Le total général de la population active indique une augmentation de 13 % entre 1961 et 1981 ; elle passe de 3.512.463 à 3.971.843 unités. Durant la même période le prolétariat dans son ensemble (sous-total no 2) connaît une augmentation de 14,8 % ; il passe de 2.848.600 à 3.040.274 unités. Remarquons donc que cette augmentation particulière est supérieure à l’augmentation moyenne de la population active. Toujours dans le même temps, la bourgeoisie et petite-bourgeoisie (sous-total no 1) connaissait une hausse de 7,8 % ; elle passait de 820.353 à 884.129 unités. Remarquons maintenant que cette augmentation particulière est nettement inférieure à l’augmentation moyenne de la population active.

Tableau I

SITUATION SOCIALE

1947

1961

1970

1977

1981

BOURGEOISIE ET PETITE-BOURGEOISIE

         

Patrons et
professions libérales

769.910

685.097

585.460

544 960

513.794

Employés et
cadres supérieurs

(1)

135.256

279.277

315.281

370.335

SOUS TOTAL N° 1

 

820.353

864.737

860.241

884.129

PROLÉTARIAT ET ASSIMILÉ

         

Autres employés

(2)

790.883

941.159

1.115.514

673.625*

Ouvriers

1.354.369

1.596.985

1.605.892

1.500.977

1.857618*

Aidants

134.075

163.180

117.570

86.987

84.815

Chômeurs

75.974

97.552

80.268

219.789

424.216

SOUS TOTAL N° 2

 

2.648.600

2.744.889

2.923.267

3.040.274

Miliciens

24.957

39.193

32.991

30.306

28.557

Statuts inconnus

 

4.317

15.201

3.527

18.883

TOTAL GÉNÉRAL POPULATION ACTIVE

3.505.984

3.512.463

3.637.818

3.817.292

3.971.843

(1) + (2) = 664.453
     • Statistiques établies sur d’autres bases : pour comparaison il faut totaliser 1. 115.514 + 1.500.977 en 1977 et 673.625 + 1.857.618 en 1981, soit 2.616.481 pour 1977 et 2.531.243 pour 1981 (Source. "L’Economie Belge)

     Le défaut du tableau I est qu’il rend assez mal la réduction de la part de l’emploi ouvrier industriel dans le volume de l’emploi salarié en général. Il est vrai que cette réduction — tendance permanente -s’est surtout concentrée lors de la crise de 1980-82. Le tableau II ci-dessous est explicite à cet égard.

Tableau II
(Source : O.N.S.S.)

(Tous secteurs d'activités)

1974

1985

Pertes et gains

En  %

Ouvriers

1.603.700

1.208.500

-395.200

-24,6

Employés

1.415.300

1.639.600

+224.300

+15,8

TOTAL

3.019.000

2.848.100

-170.000

-5,7

(Note : si ce tableau semble indiquer une baisse absolue du nombre de prolétaires, cela tient au fait qu’il n’intègre pas le demi-million de chômeurs de l’époque, 546.000 exactement en 1984.)

     Nous sommes donc confrontés à une double tendance. D’un côté le prolétariat — c’est-à-dire la classe des travailleurs contraints pour vivre de vendre leur force de travail dans le cadre du salariat capitaliste — est en pleine expansion. D’un autre côté la classe ouvrière — à savoir la fraction prolétarienne rassemblant les travailleurs productifs et industriels — est en diminution essentiellement relative et accessoirement absolue. Et dans la mesure où à l’origine le prolétariat correspondait quasi exclusivement à la classe ouvrière (ce qui permettait à Engels d’écrire dans les Principes du Communisme : « Le prolétariat, ou la classe des ouvriers, est, en un mot, la classe laborieuse de l’époque actuelle »), nous pouvons résumer le problème qui nous occupe en disant que le prolétariat a perdu en homogénéité ce qu’il a gagné en étendue.

     Cette nouvelle situation résulte de plusieurs phénomènes. En premier lieu par ordre d’importance, il y a l’absorption par les grandes sociétés capitalistes de nombreuses activités économiques autrefois assumées par la petite-bourgeoisie indépendante, artisanale, commerçante ou intellectuelle. À vrai dire il n’est plus un seul secteur de leur activité traditionnelle d’où les petits-bourgeois indépendants ne soient impitoyablement chassés par des sociétés capitalistes. L’exemple du secteur de la distribution est des plus flagrants, mais en fait l’ensemble du domaine des services est frappé de la même manière : une constellation d’indépendants cèdent le terrain à quelques grands groupes employant exclusivement le travail salarié. Le phénomène s’étend également aux professions libérales — pourtant jusqu’il n’y a pas longtemps fief absolu de la petite-bourgeoisie. Citons par exemple des juristes salariés dans des bureaux d’avocats, des chercheurs embauchés par les laboratoires des trusts, des médecins travaillant pour des hôpitaux, etc. Partout donc le salariat étend sa loi. Il importe aussi de souligner une manifestation particulière du phénomène, dont les statistiques concernant l’augmentation de l’emploi salarié sont incapables de rendre compte. Il s’agit de toutes les sortes de dépendance qui lient de plus en plus étroitement des éléments formellement indépendants aux groupes capitalistes et qui induisent une quasi prolétarisation des premiers. C’est le cas pour ces agriculteurs ou éleveurs toujours formellement propriétaires de leurs exploitations mais avant tout asservis aux grands groupes financiers (auprès desquels ils sont endettés jusqu’au cou, ils ont dû hypothéquer leurs terres et leurs biens ; en Belgique, dans l’agriculture, les capitaux empruntés ont plus que triplé au cours des dix dernières années alors que les fonds propres n’ont augmenté que de 64 % ; le rapport entre les deux, exprimant le degré d’indépendance du secteur vis-à-vis du capital financier, est ainsi tombé de 81 à 70 %) et aux groupes de l’agro-alimentaire (qui fixent d’autorité la nature et le volume des productions, en contrôlent la commercialisation, imposent des méthodes professionnelles, etc.)... Quand il n’est pas question de conglomérats uniques s’étendant de la finance à l’agro-business ! C’est également le cas pour ces détaillants qui formellement indépendants et parfois propriétaires de leurs installations commerciales sont entièrement asservis à des grands groupes de production ou de distribution via le système de franchise. Finalement ce sont ces groupes qui choisissent et fournissent les marchandises, en assurent la promotion, fixent les marges bénéficiaires, etc.

     Autre phénomène à l’origine de la formidable expansion du prolétariat au-delà de l’usine et de la mine, le développement de la bureaucratie impérialiste. Bureaucratie de l’État bien sûr mais aussi et surtout bureaucratie envahissante du grand capital. Certes des concentrations économiques de plus en plus vastes exigent des structures de gestion, communication, coordination et contrôle en rapport, mais l’impérialisme pour sa part multiplie avant tout des secteurs parasitaires. Citons les activités bancaires, de courtage, de finance, d’assurance... Remarquons combien le commerce international nécessite d’administration pour répondre aux formalités douanières, aux opérations de change, aux spécificités des législations, etc. Rappelons l’infernale sophistication des techniques commerciales qui se traduit en un investissement toujours plus démesuré dans le factoring, le marketing, la publicité, etc. Le poids de cette bureaucratie impérialiste se fait particulièrement sentir en Belgique, dans la mesure où notre pays représente depuis longtemps une zone privilégiée pour les quartiers généraux ou les centres de coordination des sociétés multinationales, tout comme pour des institutions transnationales de la bourgeoisie impérialiste — à commencer par la C.E.E.

     La marginalisation de la petite-bourgeoisie et la réduction constante de la paysannerie débouchent, pour ainsi dire, sur un prolétariat toujours plus vaste face à une bourgeoisie toujours plus dominante. La bipolarisation de la société capitaliste atteint en Belgique des sommets inégalés... qu’elle tend à dépasser encore. Concrètement, tout le discours dominant exaltant les vertus des petits et moyens entrepreneurs recouvre une réalité de plus en plus accablante pour la petite-bourgeoisie. Les petits indépendants sont contraints à céder toujours plus de terrain, toujours plus de parts du marché ; ils se retrouvent forcés à des conditions et des horaires de travail démentiels pour des revenus en chute libre ; ils doivent faire face à la concurrence de plus en plus sauvage des « nouveaux entrepreneurs » qui, désespérant de trouver un emploi décent, louent leur va-tout (c’est-à-dire engagent leurs économies ou héritages, s’endettent, sacrifient leur droit à la sécurité sociale, etc.) en se jetant dans des petits métiers ingrats, peu lucratifs quand pas avilissants. Certes ces « nouveaux battants » gonflent un temps les effectifs de la petite-bourgeoisie indépendante mais, fondamentalement, ils la fragilisent et la déstabilisent. Les économistes bourgeois qui se complaisent à voir dans ce gonflement d’effectifs une issue à la crise de l’emploi confondent ce qui est un symptôme de cette crise avec l’illusoire remède à celle-ci, qu’ils attendent en vain. La bipolarisation de classe croissante et le remodelage du prolétariat qui en découle influence bien évidemment le domaine de la lutte des classes. Et c’est à ce niveau qu’apparaît la dimension actuelle de la centralité ouvrière.

     Rares ont été les pays et les époques où le Parti du prolétariat, tout en conservant ses objectifs historiques, en suivant sa ligne propre et en défendant ses intérêts spécifiques, n’ait pas dû passer alliance (ou tout au moins essayer) avec la paysannerie ou la petite-bourgeoisie — voire même avec la bourgeoisie nationale. C’était inévitable quand il s’agissait de lutter contre un régime féodal ou semi-féodal, contre la colonisation ou l’oppression impérialiste étrangère, tant que le prolétariat restait extrêmement minoritaire par rapport à la paysannerie, etc. Aujourd’hui encore l’alliance entre le prolétariat et la paysannerie semble incontournable dans la plupart des pays dominés et, dans certains cas, il conviendrait même de l’étendre à la petite-bourgeoisie (ou du moins des secteurs particuliers de celle-ci). Cela s’explique naturellement par le fait que le prolétariat dans ces pays dominés doit encore franchir des étapes historiques dépassées depuis longtemps dans les pays dominants de la chaîne impérialiste (indépendance nationale, démocratisation, etc.).

     Car chez nous aussi, au siècle passé comme au début de celui-ci, le prolétariat a dû passer alliance avec la petite-bourgeoisie (et dans une moindre mesure, la paysannerie) pour arracher à la bourgeoisie les réformes démocratiques qui lui permettaient d’élargir sa lutte. Précisons à cet égard que la perversion de cette lutte par les réformistes de la social-démocratie (qui troquant la finalité contre les moyens ont substitué une réforme relative de la société bourgeoise à la marche révolutionnaire vers le socialisme) ne remet pas en cause la correction intrinsèque de la lutte historique pour la démocratie.

     Il importait que le Parti du prolétariat détienne la direction de ces alliances de classe, y préserve son autonomie et conserve ses objectifs propres. Cela s’est parfois réalisé, grâce au fait que le prolétariat a toujours été supérieurement organisé par rapport à la petite-bourgeoisie ou à la paysannerie (un actif auquel les communistes sont loin d’être étrangers) et qu’il dispose au travers du Marxisme-Léninisme d’une arme théorique lui permettant de comprendre les tendances historiques fondamentales et les intérêts respectifs des classes en présence — et donc d’élaborer une politique précise et adéquate. De surcroît, porté par des objectifs historiques bien plus vastes et puissants que ceux des classes avec lesquelles il pouvait passer ponctuellement alliance, le prolétariat a toujours occupé une place d’avant-garde dans les luttes pour des étapes historiques intermédiaires (démocratie, indépendance nationale, etc.).

     Aujourd’hui dans les pays impérialistes européens il ne peut être question d’alliances de classe comme il y a un siècle ou comme il doit encore en être établies dans les pays dominés. Cela pour deux raisons. Premièrement les classes avec lesquelles le prolétariat pouvait s’allier ont objectivement perdu leur ancienne importance — souvent déterminante. Deuxièmement le stade atteint ici par le développement du mode de production capitaliste (et notamment la prolétarisation de l’immense majorité de la population active) ne fixe plus aucun objectif préalable à la révolution prolétarienne. Ces deux données sont étroitement liées du fait que le développement capitaliste lui-même élimine progressivement et inexorablement ce qui n’est ni prolétaire ni bourgeois et en même temps crée des conditions objectives toujours plus propices à l’édification socialiste. Le ralliement d’éléments issus de la petite-bourgeoisie ou de la paysannerie à la révolution prolétarienne reste bien entendu possible, souhaitable... et inévitable, mais de tels ralliements — aussi nombreux qu’ils pourraient être — relèvent de l’initiative individuelle et non d’une démarche de classe en tant que telle. Ces ralliements s’inscrivent au service des seuls intérêts prolétariens et dans la perspective d’une révolution prolétarienne ayant pour objectif la dictature du prolétariat.

     Qu’advient-il alors dans ce contexte de l’important concept politique et stratégique de la « centralité ouvrière » ? La tendance révélée par l’analyse des classes, qui veut que le prolétariat ait perdu en homogénéité ce qu’il a gagné en étendue, constitue le cadre de la solution. La centralité de la classe ouvrière ne s’exerce plus vis-à-vis des classes laborieuses non prolétariennes (comme c’était le cas quand « prolétariat » et « classe ouvrière » se confondaient face aux classes intermédiaires), elle s’applique au sein même du prolétariat vis-à-vis des secteurs prolétariens non ouvriers.

     Cette centralité est motivée pour diverses raisons. Le fait que la classe ouvrière a systématiquement constitué, dès son apparition et sans discontinuité jusqu’à nos jours, le noyau dur des luttes populaires et prolétariennes ne procède en rien du hasard.

     La classe ouvrière bénéficie de très hautes traditions de lutte, d’organisation (en 1981, 96,2 % des ouvriers belges étaient syndiqués, soit un taux nettement supérieur à celui des employés), de solidarité, d’esprit de sacrifice, de politisation et de détermination qui font défaut aux autres fractions du prolétariat et spécialement à celles ayant assimilé des groupes sociaux récemment prolétarisés et/ou qui ne sont pas encore passés par le creuset de la lutte des classes (ou même pire, dont les manifestations antérieures de cet affrontement les voyaient ralliés au camp bourgeois). Dans bien des cas les couches nouvellement prolétarisées restent encore attachées au bagage idéologique de leur ancienne condition, sont plus vulnérables aux manipulations du discours dominant et adoptent en conséquence des attitudes en retrait de la combativité ouvrière (ou parfois carrément des comportements de jaunes) lors des grandes épreuves de la lutte des classes. Bien entendu cette donnée tend à évoluer et dans des régions qui sont traditionnellement des bastions ouvriers, on peut voir des groupes prolétariens non ouvriers s’engager sur des positions prolétariennes très offensives (citons par exemple les luttes du personnel communal liégeois lors des grandes grèves de 1983).

     Mais, plus fondamentalement, la centralité ouvrière au sein du prolétariat s’impose du fait que le degré de contradiction opposant le prolétariat ouvrier au mode de production capitaliste et à la bourgeoisie est plus élevé que celui du prolétariat non ouvrier. Le prolétariat non ouvrier est en contradiction avec le mode de production capitaliste parce qu’il se trouve lésé des richesses créées par le travail social (richesses que s’approprie la bourgeoisie) en même temps qu’il fait l’expérience à travers l’austérité, le chômage, les grandes orientations de société, etc., de la nocivité du capitalisme devenu un obstacle au libre développement des forces productives, au progrès social, culturel, etc. Le prolétariat ouvrier vit lui aussi tous ces éléments de contradiction, mais d’une façon bien plus aiguë : c’est lui qui est le créateur des richesses sociales que s’accapare la bourgeoisie pour leur donner tantôt le caractère de capital additionnel, tantôt le caractère de revenu. Ce facteur ne doit pas être sous-estimé. Si le prolétariat dans son ensemble est frustré de la richesse qui naît du travail social (les prolétaires n’ont comme revenu que le produit de la vente de leur force de travail), la classe ouvrière pour sa part est directement volée de cette richesse. Il n’est certes pas de frontière tranchée entre prolétariat ouvrier et prolétariat non ouvrier — les intérêts de classe sont fondamentalement indivisibles —, mais ces deux catégories n’en existent pas moins et cela doit être pris en considération dans l’analyse politique. L’expérience enseigne d’ailleurs que les travailleurs sont d’autant plus déterminés dans la lutte des classes qu’ils sont proches économiquement et/ou historiquement de la classe ouvrière.

     Ce n’est pas tout de dire que la classe ouvrière détient de hautes traditions de lutte et connaît un degré d’antagonisme élevé envers le système capitaliste. Il faut ajouter que la classe ouvrière (à laquelle il convient d’associer pour l’occasion une majorité des travailleurs des services publics) est objectivement bien plus étroitement liée au projet socialiste que ne le sont les fractions non ouvrières du prolétariat. Car la classe ouvrière œuvre déjà dans le cadre d’une production collective et industrielle, son travail est donc déjà socialisé — à la différence de ses fruits. L’appropriation des moyens de production par les travailleurs et pour les travailleurs est un projet libérateur d’autant plus accessible pour la classe ouvrière que personne n’est mieux placé pour se rendre compte qu’il suffit pour cela de se saisir du pouvoir politique. On comprend aisément que des prolétaires effectuant un travail socialement absurde et stérile, dans le cadre d’un quelconque service financier ou marchand de la bourgeoisie impérialiste, éprouvent plus de difficultés à ce sujet.

     Pour toutes les raisons que nous venons d’évoquer, la thèse de la centralité ouvrière dans la lutte prolétarienne pour la révolution socialiste doit rester au premier plan dans la réflexion des communistes. En valorisant cette thèse, le mouvement révolutionnaire communiste guidera correctement le mouvement prolétarien vers les formidables potentialités offertes par le stade de développement des forces productives et par la bipolarisation toujours plus achevée de la société en deux classes antagoniques. À notre avis, ces éléments révèlent aussi combien les centres impérialistes — telle l’Europe occidentale par exemple — constituent à notre époque des espaces où l’édification socialiste pourra aller infiniment plus vite, plus loin et plus sûrement que ce ne fut jamais le cas dans le passé. À la condition expresse qu’un cap rigoureusement prolétarien soit maintenu — suivant les enseignements du Marxisme-Léninisme — et en sachant que la classe ouvrière, guidée par son Parti, est la mieux, la seule habilitée à maintenir ce cap historique.

     Note : l’essentiel de cette réponse a été repris dans le document « Prolétariat et classe ouvrière » (janvier 1993) offert par les auteurs à la revue italienne Rapporti Sociali dans le cadre du travail d’analyse « Analyse des classes dans lesquelles est divisée la société bourgeoise ».

 

     17. L’effritement de la classe ouvrière, l’isolement d’unités de production de plus en plus spécialisées et la parcellisation des luttes, n’est-ce pas là toute une série de facteurs concrets allant à l’encontre d’un projet unificateur de lutte ?

     Cette question peut être comprise de deux façons. La première remettrait en cause le bien-fondé d’une politique de classe centralisatrice et totalisante en fonction des facteurs énumérés. La seconde ne remettrait pas en cause le bien-fondé de telle politique mais soulignerait la multiplication et la transformation des problèmes tactiques qu’elle doit résoudre. Nous pensons que les caractéristiques de l’évolution de l’organisation socio-productive, au contraire même d’infirmer la possibilité et la nécessité d’une politique de classe centralisatrice et totalisante, les renforcent toujours plus. Cependant nous ne nions pas qu’elle doit faire face à de nouvelles données.

     En répondant à la question précédente nous avons traité de l’« effritement » de la classe, nous avons démontré l’ambiguïté de cette conception et avons conclu en précisant que les mutations survenues dans la composition du prolétariat (augmentation de la part des travailleurs non productifs, etc.) induisent précisément l’exigence d’une nouvelle qualité de centralisme. Inutile donc de revenir ici sur cet aspect des choses. Quant à l’isolement d’unités de production sans cesse plus spécialisées, cela nous semble un facteur très largement surestimé, du moins si on le comprend au niveau géographique. Bien sûr la bourgeoisie sait tirer des leçons des attaques qu’elle subit (elle ne finance pas pour rien des instituts de sociologie !), elle a compris tout le danger des grandes concentrations industrielles « à la Poutilov » et est tentée de démanteler ce qui a trop vite tendance à devenir des bastions de la classe ouvrière. Toutefois, ici comme ailleurs, l’important n’est pas tant ce que souhaitent les bourgeois mais ce que leur impose le mode de production capitaliste. Les velléités d’isolement et de dispersion des unités de production ne résistent pas devant la rationalité économique du regroupement des différents postes et secteurs de fabrication, devant la supériorité de la grande production sur la petite.

     Le seul « isolement » des unités de production qui connaisse un réel développement n’est pas géographique mais se situe dans le domaine de la gestion : chaque maillon de la chaîne de fabrication fait désormais l’objet d’une approche spécifique, d’une gestion différenciée, ce qui permet de discerner les « centres de profit » des postes où les capitalistes perdent de l’argent (ou en gagnent moins) et d’intervenir de façon modulée à chaque endroit. Auparavant, une vision globale et unique de la gestion mélangeait indistinctement maillons faibles et maillons forts du processus d’exploitation. Il est indiscutable que les choses ont changé aujourd’hui. Mais les nouvelles techniques de gestion n’impliquent pas un démantèlement physique des concentrations ouvrières.

     On pourrait dire que ce genre d’innovations, venues en droite ligne du Japon, induisent de nouvelles fractures non pas objectives mais subjectives parmi les travailleurs d’une entreprise. Précédemment les travailleurs apparaissaient soit comme une constellation de travailleurs individuels soit comme une figure collective, à présent ils apparaissent de plus en plus souvent comme petits groupes définis selon les postes de travail, les ateliers, etc., face aux capitalistes. Ils s’en retrouvent, en tant qu’anneaux isolés dans le processus de production, voués à une exploitation accrue. Mais telle différenciation en vigueur aujourd’hui n’est certainement pas pire que celle qui voit chaque travailleur faire individuellement l’objet d’une pression ! Or, cette différenciation « personnalisée » existe depuis que la classe existe, les ouvriers ayant toujours eu dans le dos un garde-chiourme appelé contremaître, porion, etc., chargé de les discipliner sous peine de sanctions individuelles... et cette différenciation n’a jamais empêché la conscience de classe de se forger.

     D’ailleurs, pour être complet, il faut encore souligner un aspect du problème. Certes les nouvelles techniques de gestion, de management stimulées par la concurrence et incontournables pour les capitalistes vont toutes dans le sens d’un renforcement de l’exploitation, mais elles n’en désarment pas pour autant la classe ouvrière. Que du contraire ! Pour exemple, la technique de production à ligne tendue, just in time, qui exclut tout stockage à quelque niveau du processus de fabrication et repose sur les principes de « qualité totale » et flexibilité permettant de fournir dans des délais très brefs le volume exact de marchandise demandé par la clientèle... et qui est particulièrement vulnérable à la traditionnelle « grève bouchon ». Rappelons-nous comment il y a quelques années la grève à l’atelier de carrosserie chez Peugeot S.A. en France a paralysé l’ensemble de la production (et mis en difficulté le P.D.G. Calvet, fervent adepte de tout ce qui vient du Japon). Plus récemment, sur une plus grande échelle, on peut mentionner les grosses difficultés du projet « Saturn » par lequel General Motors comptait sortir du taylorisme et du fordisme pour adopter de nouvelles techniques de gestion et de production. La grève dans une usine de l’Ohio démunie de stock a provoqué durant des semaines la fermeture pour manque de pièces détachées de quinze autres usines en août 1992... L’évolution de l’organisation socio-productive ne handicape donc pas systématiquement le prolétariat en ce qui concerne l’organisation de la lutte de classe, même si elle va toujours dans le sens d’un renforcement de l’exploitation. Et finalement la bourgeoisie, qui n’a plus la moindre confiance dans ses chimères « post-industrielles », s’en tient toujours aux méthodes éprouvées de contrôle social, à commencer par la domestication des syndicats.

     Voyons maintenant le problème de la parcellisation des luttes. Telle qu’elle est évoquée dans la question, cette parcellisation apparaît seulement comme un obstacle sur le chemin d’une politique de classe centralisatrice et totalisante. Elle est cet obstacle, c’est indiscutable, mais elle n’est pas que cela et il importe d’envisager le problème dans son intégralité. La parcellisation des luttes est autant un obstacle sur le chemin d’une politique de classe que l’expression de l’absence de telle politique, que le fruit de l’hégémonie des politiques et structures corporatistes. Dans ce sens, l’actuelle parcellisation des luttes n’a aucune qualité nouvelle qui la différencierait véritablement du passé, des époques où elle correspondait à la faiblesse du mouvement prolétarien. Certes des développements de l’organisation socio-productive favorisent aujourd’hui la parcellisation (ainsi l’isolement en petits groupes, par postes ou ateliers des travailleurs d’une même entreprise face aux capitalistes), mais il n’y a là rien de fondamentalement déterminant car ce facteur n’est qu’un élément parmi beaucoup d’autres, dont l’ensemble constitue la trame complexe des rapports entre les classes dans le cadre du capitalisme. Par exemple, l’isolement grandissant que nous venons d’évoquer est contrebalancé par la tendance générale à la concentration (dont chaque jour apporte confirmation, citons seulement la fermeture de la petite fabrique de cigarettes B.A.T. à Bruxelles : appartenant au groupe Reynolds, elle a vu sa production transférée dans une nouvelle usine géante du groupe, à Trêves en R.F.A.). D’un autre côté — et ceci modifie cela à l’échelle des pays ouest-européens — on trouve le fait que les nouvelles grandes concentrations industrielles sont le plus souvent implantées dans des pays dominés (où les salaires sont très bas) où sont transférés des pans entiers de la production industrielle des puissances impérialistes (sidérurgie, chantiers navals, textile, chimie lourde, verre, etc.). En bref, au contraire d’être propice à une « parcellisation des luttes », la réalité de l’organisation socio-productive confirme chaque jour la tendance révélée par Marx, selon laquelle la grande production chasse la petite, le grand capital le petit. Mais à l’échelle des centres impérialistes cette tendance est déformée par des facteurs qui, dans une bien moindre mesure qu’il peut y paraître au premier abord, expliquent la parcellisation des luttes.

     La conjoncture économique générale est un facteur qui détermine fortement la parcellisation des luttes. Nous avons déjà parlé de l’échec de la grande grève de 1983 et du fait qu’il sonna le glas des grands mouvements grévistes intersectoriels. Au cours des années suivantes les luttes furent de plus en plus rares et ardues, elles ne mobilisaient que de petites fractions de la classe, des travailleurs mobilisés par entreprise et directement menacés dans leur emploi. Ensuite une amélioration de la conjoncture a permis à plusieurs secteurs de se retrouver provisoirement bénéficiaires et aux finances publiques de réduire leur déficit (qui, rappelons-le, avait atteint 13 % du P.N.B. en 1982, soit 556 milliards !). Ces améliorations ont conduit des travailleurs à revendiquer la récupération d’une part du terrain cédé aux pires heures de la crise de 1980-82 et des luttes partielles sont apparues à cette fin. Citons entre autres les mouvements de lutte à Cockerill-Sambre peu avant la dernière réactivation de la crise de la sidérurgie ou, dans la fonction publique, les mouvements des conducteurs à la S.N.C.B., celui des enseignants, etc. Cette fois la parcellisation des luttes s’explique, outre par la volonté des syndicats corporatistes, par la fragilité de la reprise (elle n’est déjà plus qu’un souvenir) et par le fait que ni tous les secteurs ni toutes les entreprises n’en ont bénéficié aussi nettement que, par exemple, la sidérurgie en 1990 quand Cockerill-Sambre engrangeait un bénéfice net de 12,6 milliards.

     La volonté et l’emprise des syndicats corporatistes jouent évidemment un grand rôle dans la parcellisation des luttes. Toute pétrie de réformisme et de trade-unionisme, l’influence des syndicats corporatistes opère en se combinant aux divisions en place (entre entreprises, entre « bassins », entre nationalités, sexes et âges des travailleurs, entre professions, entre ouvriers, employés et chômeurs, etc.). Mais à ce niveau non plus il n’y a rien qui différencie qualitativement la situation présente des situations passées, qui établirait qu’une politique de classe totalisante et centralisatrice soit devenue impossible aujourd’hui : le trade-unionisme et le réformisme ont de tout temps exercé leur activité dissolvante dans la classe et cette dernière a toujours été traversée par des divisions particulières.

     Le problème ne se pose cependant pas qu’en terme de possibilité, mais aussi de nécessité. La question principale est de savoir si l’organisation et le succès du processus révolutionnaire prolétarien imposent une politique de classe centralisatrice et totalisante — et donc à terme un Parti de classe — ou s’ils peuvent se passer de l’une comme de l’autre. Pour nous marxistes-léninistes la réponse est indiscutable : politique centralisatrice/totalisante et Parti de classe sont essentiels, obligatoires. Nous allons en dire quelques mots.

     On peut à la rigueur faire l’économie d’une démarche centralisatrice et totalisante quand il s’agit seulement d’exprimer tel rejet partiel du régime, telle lutte particulière à tel moment et dans tel secteur, c’est le propre de toutes les luttes spontanées, réformistes, corporatistes, dont certaines peuvent même à l’occasion adopter des formes violentes, radicales. Mais pour les communistes et les prolétaires conscients l’objectif est autre : la révolution signifie la résolution historique de la contradiction entre les classes par un changement de mode de production et de rapports sociaux et elle requiert l’action d’une organisation unique, de l’organisation de classe.

     Le Parti est l’expression organisationnelle du degré le plus haut de la conscience de classe. Sa praxis politique est la plus puissante parce que la plus cohérente et totalisante de la classe. Mais le Parti n’acquiert pas ces caractères en compilant, même de façon soignée et exhaustive, les spécificités et aspirations propres à toutes les fractions de la classe. Au contraire, il y parvient en permettant à ces fractions de se dépasser en son sein, de se sublimer en une qualité nouvelle : la politique de classe, unique et centralisée. Le Parti est l’instrument dont se dote l’avant-garde du prolétariat pour synthétiser sa conscience de classe à la lumière du Marxisme-Léninisme, pour la traduire dans la réalité en éduquant et organisant toujours plus de prolétaires dans la lutte pour les intérêts historiques de l’ensemble de la classe — à commencer par la prise du pouvoir (dictature du prolétariat) et la collectivisation des moyens de production. Le prolétariat ne dispose donc que d’une seule ligne politique comme guide juste : la ligne de Parti. Ligne dont l’élaboration et l’application exigent la démocratie, le centralisme et la discipline.

     Après l’évocation de la qualité politique propre au Parti de classe (ou à l’Organisation pour la construction de celui-ci... ou, plus embryonnairement encore, aux Cellules pour la construction de cette organisation), on peut facilement en exposer toute l’importance. La lutte pour la révolution nous imposera un combat de longue haleine contre la bourgeoisie et son État, confrontation au cours de laquelle ces ennemis engageront graduellement toutes leurs forces (des démocratiques aux terroristes) contre le prolétariat et en retour de quoi, à son tour, le prolétariat développera toujours plus ses forces communistes révolutionnaires... Qui pourrait jamais croire que face à un ennemi unifié, centralisé, hiérarchisé, puissamment armé, le prolétariat puisse vaincre s’il monte à l’assaut dans le désordre le plus complet, à travers mille et une attaques anarchiques, sans la moindre liaison stratégique, sans nulle direction d’ensemble, sans aucune concertation politico-militaire ? Qui pourrait jamais croire que face à l’État bourgeois qui concentre tradition répressive, expérience du pouvoir, moyens logistiques et militaires énormes, etc., le prolétariat puisse un jour défendre durablement la plus petite position conquise sans disposer de forces militantes capables de capitaliser ses forces naturelles, de les valoriser au mieux, de les armer de l’expérience de la lutte, etc. ? Celui qui défendrait pareilles inepties serait soit un sot soit un traître et, dans les deux cas, un danger public.

 

     18. Comment expliquez-vous la faiblesse de la conscience de classe, l’abandon de la pensée marxiste dans le mouvement ouvrier, l’essoufflement des luttes sociales et l’indigence des luttes politiques dans le pays ?

     Pour pouvoir parler stricto sensu d’« abandon » de la pensée marxiste dans le mouvement ouvrier aujourd’hui en Belgique, il aurait fallu que par le passé cette pensée y ait été réellement répandue. Or, nous savons que la faiblesse du mouvement communiste — et donc à plus forte raison de la pensée marxiste puisque nous savons aussi que ce dernier en a été au mieux un piètre défenseur — a jusqu’ici été endémique. Même aux moments où le P.C.B. parvint à développer considérablement son influence (comme au lendemain de la grève des 210.000 mineurs borains en 1932, lorsque le Parti tripla ses effectifs, comme après les grèves de 1936, après celle de 1960/61, ou plus encore après l’épreuve de la Résistance, quand le P.C.B. atteint cent mille membres, c’est-à-dire dix fois plus qu’avant-guerre), on ne peut dire — sinon peut-être dans certaines limites à l’occasion de la crise des années 30 — que cette influence correspondit à et servit une réelle implantation de la pensée marxiste dans le monde du Travail. Le Parti pouvait être reconnu comme le défenseur le plus inflexible des intérêts ouvriers, mais dans la majorité des cas cette reconnaissance n’impliquait pas une adhésion aux thèses marxistes-léninistes.

     Il est possible de parler d’une « faiblesse » de la conscience de classe pour autant qu’on la distingue soigneusement de la combativité des masses — car les grandes luttes sociales que nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer attestent la combativité élevée du prolétariat belge. La conscience de classe, ce facteur subjectif qui transforme le prolétariat de classe en soi (telle que définie par l’économie politique) en classe pour soi (consciente de ses intérêts propres et de son rôle historique), a jusqu’à présent connu dans notre pays ces flux et reflux dont Marx a décrit si précisément le mécanisme : de fortes poussées entrecoupées de passages à vide tantôt dus à des conditions de crise extrême qui renforcent la concurrence entre prolétaires sur le marché du travail, tantôt dus à des conditions de croissance économique qui encouragent des revendications et mobilisations sectorielles, corporatistes. Le problème est que les manifestations de conscience de classe surgies ici à l’occasion des grandes luttes sociales du siècle n’ont jamais été valorisées, systématisées et traduites en une politique de classe par une véritable avant-garde révolutionnaire. Et la faute en revient non pas au prolétariat mais aux communistes qui n’ont jamais rempli leur rôle d’avant-garde responsable du développement, de la maturation et de la structuration de la conscience de classe, et a fortiori de sa traduction en terme d’engagement révolutionnaire. Voilà à quoi il s’impose de réfléchir !

     L’« essoufflement des luttes sociales » au cours des périodes de crise est un phénomène facilement compréhensible : nous avons déjà évoqué en quoi les défaites accumulées par le prolétariat, principalement les grèves qui aboutissent de plus en plus dans des impasses, devaient inévitablement rendre les travailleurs circonspects à l’égard de pareils engagements. Cet « essoufflement » devient alors une réalité, comme l’indique le tableau — déjà ancien, hélas — ci-dessous. Il recense les grèves d’entreprises (et précise leur répartition régionale).

Année

Wallonie

Flandre

Bruxelles

Total

1976

209 (68 %)

74 (24 %)

24 (8 %)

308

1977

175 (66 %)

75 (28 %)

14 (6 %)

264

1978

283 (75 %)

80 (21 %)

16 (4 %)

379

1979

179 (60 %)

101 (35 %)

12 (4 %)

283

1980

176 (56 %)

133 (43 %)

7 (2 %)

316

1981

164 (65 %)

74 (29 %)

14 (6 %)

252

1982

106 (63 %)

48 (29 %)

13 (8 %)

167

1983

99 (76 %)

26 (20 %)

6 (4,6 %)

131

1984

75 (70 %)

29 (27 %)

3 (2,8 %)

107

(source : Le Vif- L’Express, mars 86)

     On peut toutefois légitimement supposer qu’avec l’éphémère croissance de la fin des années ’80, les conditions étant redevenues plus propices à des luttes revendicatives dans les secteurs les moins touchés, le nombre de grèves ait été un moment à la hausse. Mais ces luttes ont alors un caractère différent de celles menées aux heures les plus noires de la récession : elles visent à regagner le terrain perdu en terme de salaire, de pouvoir d’achat, etc., plutôt qu’à s’opposer, défensivement, avec autant de détermination que peu de chance de succès, aux divers plans de restructuration, aux licenciements, etc. L’échec de la grande grève de septembre 1983 marque d’ailleurs à cet égard un tournant. Il est seulement permis de parler d’« essoufflement des luttes sociales » après cette grève, non pas parce que les raisons de lutter auraient disparu (au contraire !), ni parce que la combativité prolétarienne serait en elle-même émoussée, mais parce que les formes classiques de lutte se révélaient stériles, impuissantes à briser le diktat patronal et gouvernemental. Et c’est justement pour cette raison que les communistes doivent être extrêmement vigilants à cette donnée que l’on peut qualifier d’« essoufflement des luttes » en période de crise : elle est l’occasion d’induire un saut qualitatif dans la lutte des classes, en poussant les luttes prolétariennes à quitter le terrain délimité par le régime et sa légalité et à gagner le terrain de la lutte contre eux. Car la lutte contre le régime politique et le système économique — la lutte révolutionnaire — est la seule alternative à la défaite et à la soumission en période de crise aiguë, lorsque les échecs successifs des luttes menées selon les anciennes méthodes et normes amènent à un apparent « essoufflement des luttes sociales ». De toute façon ce contexte ne peut manquer de réapparaître et il convient donc de s’y préparer, sans mesurer notre soutien aux prolétaires qui luttent pour des objectifs économiques, mais en les instruisant des limites de leur action en période de crise du mode de production capitaliste, et de l’entière inaptitude de cette action en période de crise aiguë de surproduction.

     L’indigence des luttes politiques dans le pays s’explique précisément par l’absence d’une politique prolétarienne... et la présence des forces réformistes dans tous les domaines propices à une opposition véritable. Toute la vie politique du pays est trustée par des forces bourgeoises et petites-bourgeoises aux divergences par nature rares ou superficielles, ce qui lui donne ce caractère consensuel étouffant, d’où est exclu tout affrontement de fond sur tout problème de fond et dont la seule agitation tient dans des pinaillages et des grenouillages de politicailleurs. Le rejet passif de « la politique » qui se répand petit à petit au sein des masses — et de la même façon dans plusieurs pays voisins — n’est pas négatif en soi dans la mesure où il traduit une perception de la vacuité de la vie politicienne bourgeoise (et notamment parlementaire), sans pour autant que ce rejet signifie une démission devant les problèmes réellement politiques, comme en ont témoigné les luttes populaires contre la guerre, contre l’austérité, etc. La grande question qui se pose à partir de là est bien sûr d’imposer la voie révolutionnaire comme issue, comme dépassement de ce rejet.

 

     19. Quelle est votre position par rapport à la lutte syndicale en général, et par rapport au syndicalisme en Belgique en particulier ? Quelle doit être, selon vous, l’approche politique et militante dans ce domaine ?

     Notre position quant à la lutte syndicale en général repose sur une rigoureuse distinction entre le syndicalisme compris comme moyen de défense des intérêts immédiats des travailleurs et, d’autre part, l’option qui prétend faire du syndicalisme l’alpha et l’oméga du progrès social, en l’inscrivant dans le projet réformiste. Cette distinction est donc avant tout politique. Des prolétaires peuvent lutter de la même manière et pour un même objectif partiel (salarial, par exemple) dans des perspectives radicalement différentes : les uns considérant que la satisfaction de leur revendication constituera un petit pas de plus accompli dans le sens d’une transformation progressive et progressiste de la société, les autres jugeant qu’elle constituera seulement un acompte dans l’attente de l’essentiel, à savoir le pouvoir politique et la propriété sociale des moyens de production. Ces deux conceptions opposées reflètent dans leur domaine la divergence entre le projet réformiste et le projet révolutionnaire. L’activité syndicale constitue naturellement un espace de lutte politique et idéologique entre ces deux projets.

     À notre avis les révolutionnaires doivent pleinement soutenir les luttes syndicales pour la défense des intérêts immédiats des travailleurs, en s'engageant tant que faire se peut à leur côté. Mais ensuite, indissociablement, ils doivent porter la bataille politique et idéologique dans chaque lutte syndicale, en y défendant ouvertement le projet révolutionnaire contre le projet réformiste, en y appuyant toutes les tendances favorables à l’émergence ou au renforcement de la conscience de classe, de l’unité et de la solidarité prolétariennes, de la rupture avec les normes politiques, idéologiques, juridiques, etc. du régime bourgeois. Pour nous, l’accomplissement correct de ce travail nécessite une approche lucide et responsable du mouvement syndical en Belgique. La difficulté à ce propos réside dans le fait que les deux grandes organisations syndicales, comme toutes les autres d’ailleurs, sont irrémédiablement réformistes, corporatistes et étrangères aux intérêts historiques du prolétariat, en même temps qu’elles constituent — malgré leurs carences et compromissions — les seuls remparts capables de protéger (relativement) la classe des exactions patronales.

     Nous rejetons comme droitiste la déviation qui consiste à faire de l’entrisme dans la C.S.C. ou la F.G.T.B. (Car cela revient à prendre place dans l’attelage de l’un ou l’autre char réformiste dont l’appareil est conditionné depuis des décennies par le projet social-démocrate). Nous rejetons comme gauchiste la déviation qui consiste à déclarer une guerre à outrance aux organisations syndicales, sur le mot d’ordre « Organisons-nous hors et contre les syndicats ! » (car le mouvement révolutionnaire est actuellement incapable de remplir l’insuffisante mais néanmoins indispensable fonction de défense des intérêts immédiats les plus vitaux des travailleurs — fonction que les syndicats trade-unionistes, par obligation et nécessité, continuent d’assumer).

     C’est là un problème très complexe et délicat. Même entièrement déterminées par le réformisme et la collaboration de classe, les organisations syndicales en place représentent un garde-fou contre les exactions patronales et les mesures gouvernementales les plus brutales, en même temps qu’elles sont un agent de stabilité pour l’exploitation capitaliste dans son ensemble. Cette dualité exige donc beaucoup de subtilité et de circonspection et deux soucis doivent être gardés à l’esprit. D’abord, il faut éviter de renforcer l’emprise idéologique et politique des grandes organisations syndicales sur les masses. Les révolutionnaires communistes doivent mener une lutte idéologique et politique ferme contre les orientations réformistes que la F.G.T.B. et la C.S.C. défendent et incarnent. Ensuite, il faut éviter d’exercer une influence dissolvante sur les structures syndicales de base, parce qu’elles sont indispensables à la défense des intérêts immédiats des travailleurs et que le camp révolutionnaire, dans l’état actuel des choses, est incapable de mieux protéger le monde du Travail.

     Les communistes ont pour responsabilité de répandre au sein du prolétariat la claire compréhension de la nature de la lutte syndicale et de ses limites, des syndicats institutionnels et de leur rôle. Il existe indiscutablement un vif ressentiment à l’égard des organisations syndicales dans de nombreux secteurs d’avant-garde de la classe, mais ce ressentiment se cristallise encore trop souvent sur des problèmes secondaires si pas inexistants. Ainsi, par exemple, l’incapacité des organisations syndicales à garantir les intérêts authentiques et globaux du monde du Travail ou à répondre à la combativité des masses est généralement imputée à la corruption des dirigeants, à la division du mouvement — à la difficulté de former des « fronts communs syndicaux », au caractère de syndicat jaune de la C.S.C. (qui souvent, il faut le reconnaître, se montre digne de la créature patronale et cléricale dont elle est l’héritière directe, du syndicat anti-socialiste gantois du coton fondé en 1886, « De vrije katoenbewer-kersbond »), etc. Or le fond du problème n’est pas là. Le fond du problème, ce sont les limites inhérentes à la lutte économique qui, seule, ne pourra jamais assurer les intérêts généraux et historiques du prolétariat. La corruption, la division, les trahisons, le corporatisme, etc., du monde syndical sont des maux bien réels, mais même épuré des traîtres et des corrompus, uni et homogène, le mouvement syndical resterait toujours structurellement incapable d’autre chose qu’une défense plus ou moins efficace (selon les périodes) des intérêts immédiats du prolétariat, dans le cadre d’un système répondant objectivement à l’intérêt général de la bourgeoisie et du capitalisme.

     Les militants communistes doivent donc fournir un travail constant d’agitation et de propagande pour démontrer aux prolétaires combatifs légitimement déçus par l’action syndicale que la lutte économique et réformiste s’inscrit par nature dans un cadre tel qu’elle ne peut en toute hypothèse suffire à l’organisation et au triomphe du monde du Travail. La lutte économique subordonnée à la lutte politique, le syndicat subordonné au Parti de classe, telle est la clé du problème, telle est la base sur laquelle il s’imposera de construire — ou plutôt : reconstruire — une opposition syndicale révolutionnaire susceptible non seulement d’assurer les intérêts immédiats des travailleurs (tâche spécifique qui garde toute son importance et qu’il n’est permis en aucune façon de négliger), mais aussi surtout de contribuer activement à la réalisation des intérêts généraux et historiques du prolétariat.

 

     20. Ces dernières années en France, on a vu surgir des mouvements de grève vastes et décidés, indépendants des structures syndicales traditionnelles (cf. la grève de 1988 à la S.N.C.F.) ; en Italie, les comités de base ont souvent débordé le syndicalisme officiel ; en R.F.A. sont apparus des « syndicalistes oppositionnels » ; etc. Le même phénomène se développe-t-il en Belgique ?

     Il est aussi apparu dans notre pays, principalement ces dernières années, des initiatives de base qui sortaient des sentiers battus, tant au niveau des formes d’organisation que des méthodes de lutte. Lors de la grande grève des enseignants de 1990 on a vu surgir le « Front des Enseignants Unis », regroupement néo-corporatiste particulièrement dynamique et encore actif aujourd’hui, et des démarches similaires ont depuis lors émaillé les mouvements de lutte des cheminots. Mais l’importance de ce phénomène en Belgique est bien moindre qu’en Italie ou en France, et de surcroît il présente certains aspects artificiels en ce que cette formule de « cobas » fut — semble-t-il — souvent impulsée de l’extérieur par des forces politiques et militantes qui voyaient dans ce modèle apparu à l’étranger une nouvelle voie à suivre.

     De toute manière, ces initiatives marginales — dont nous ne savons que peu de choses — se révèlent généralement éphémères, confidentielles, pas vraiment efficaces, peut-être précisément en raison de leur manque d’assise objective, de vitalité propre. Cela explique aussi que nous ne disposions pas de beaucoup d’éléments pour analyser le phénomène. Toutefois une chose nous paraît certaine : la seule formule de « cobas » ne peut constituer en elle-même une issue à la crise que traverse le mouvement prolétarien en Europe, car cette crise repose moins sur des problèmes de méthode, de structure, de forme organisationnelle, de tactique, etc., que sur la question de la perspective politique de lutte. Il nous semble que les « cobas », aussi radicaux et démocratiques qu’ils puissent être parfois, n’en sont pas pour autant un espace moins favorable au corporatisme que les syndicats traditionnels — et au contraire même ! La formule des « cobas » peut donc éventuellement présenter un intérêt tactique et organisationnel dans son domaine, mais à notre avis elle ne constitue pas un véritable élément de solution pour la classe, à qui il manque non pas une recette de regroupement de base mais bien une ligne politique globalisante et centralisatrice.

 

     21. Les chômeurs représentent actuellement plus de dix pourcent de la population active du pays. Compte tenu de leurs conditions d’existence, ne pensez-vous pas qu’ils constituent une fraction sociale vers laquelle l’agitation et la propagande révolutionnaires doivent s’orienter prioritairement ?

     Un travail d’agitation révolutionnaire et de propagande communiste doit être bien entendu développé parmi les chômeurs, et en tenant compte de leur situation spécifique. Mais cette affirmation est insuffisante et appelle deux compléments : une analyse précise de la composition de classe de la masse des chômeurs et une compréhension correcte de leur situation socio-politique. Une juste orientation de l’activité révolutionnaire impose de considérer l’ensemble de ces données.

     La classe révolutionnaire de la société est le prolétariat avec, en son centre, la classe ouvrière. La condition de chômeur y correspond-elle pleinement ? Ou prévaut-elle comme le laisse entendre la question ? Ni l’un ni l’autre.

     Au niveau de la composition de classe, bien que majoritairement prolétarienne, la masse des chômeurs est hétérogène. Non seulement parce qu’elle intègre nombre d’éléments petits-bourgeois (ou issus de la petite-bourgeoisie et en voie de prolétarisation, via le chômage justement) ou marginaux, mais aussi parce que sa majorité prolétarienne brasse indistinctement toute la diversité interne de classe, à commencer par la distinction ouvrier/employé.

     Il importe encore de souligner un autre aspect de la question. L’activité laborieuse socialise le prolétaire, le chômage l’individualise. Pour tenter de résoudre ses principales difficultés immédiates, le prolétaire chômeur n’a pas vraiment d’autres solutions qu’individuelles : entrer en concurrence sur le marché (saturé) de l’emploi, chercher à se créer une source indépendante de revenus. Par contre, le prolétaire actif est naturellement entraîné vers des solutions collectives : toutes les formes de lutte pour défendre le salaire réel, pour repousser les licenciements, etc. Le cadre même des problèmes rencontrés par le prolétaire actif est donc à la base plus favorable au progrès politique que celui du prolétaire chômeur.

     Il est indiscutable que la situation économique et sociale des prolétaires chômeurs soit le plus souvent très pénible. Sans emploi, sans revenus décents, sans perspectives et plutôt insécurisés, ils ont encore moins que tout autre à perdre dans ce système. Mais si cela peut effectivement engendrer des manifestations radicales de révolte (on peut penser aux troubles apparus en 1991 dans plusieurs quartiers défavorisés de Bruxelles — Forest et Saint-Gilles principalement —, aux émeutes qui secouent périodiquement les grandes banlieues en France, les villes anglaises et américaines fortement touchées par la crise), on ne peut en conclure que l’élément le plus pauvre et malmené par le capitalisme soit le plus révolutionnaire. Cette erreur subjectiviste — sur laquelle, soit dit en passant, se basent toujours des thèses erronées prêtant un rôle prépondérant au tiers-monde (et sa grande misère) dans le processus révolutionnaire mondial — est foncièrement anti-marxiste. La misère en tant que telle n’appelle qu’à son élimination, pas forcément ni directement au socialisme.

     Une illustration très crue de ce phénomène est donnée par la fraction sociale encore plus défavorisée que la masse des chômeurs, à savoir les nombreux déclassés dépendant directement de l’aide sociale si pas, au jour le jour, de la charité. Ceux-là que Marx et Engels regroupaient dans la catégorie au nom terrible lumpenproletariat (lit. « prolétariat en haillons » ) et que la sociologie en dentelle a pudiquement rebaptisée « quart-monde ». De cette fraction sociale peuvent certes à l’occasion émerger des initiatives de lutte et des revendications collectives (le plus souvent sous l’influence déterminante de forces politiques extérieures), mais l’expérience historique a depuis longtemps démontré que sa tendance naturelle est celle de la débrouille individualiste, du chacun pour soi. Loin de favoriser la conscientisation révolutionnaire, l’extrême misère dans la société capitaliste a plutôt tendance à déboucher sur toute la gamme des attitudes anti-sociales.

     Les facteurs idéologiques ne sont pas non plus très favorables à la mobilisation des chômeurs. À ce niveau-là, la diversité de la composition de classe a aussi une influence négative. Leur lutte est naturellement dépourvue de continuité, donc de véritables traditions. Ainsi par exemple, les grandes manifestations pour le travail et le pain des années 30 sont entièrement sorties de la mémoire sociale. Les seules manifestations revendicatives apparues depuis vingt ans (exception faite de quelques brèves réactions spontanées, quelques explosions de colère) ont eu en gros trois origines, toujours extérieures : un surinvestissement de l’extrême-gauche ; une intervention intéressée des syndicats ; un dynamisme éphémère apporté par un afflux massif de travailleurs licenciés et encore mobilisés pour la défense de leur situation... perdue.

     Nous serions incomplets si nous n’évoquions pas la pression paralysante de l’idéologie dominante sur les prolétaires au chômage. « Exclus » et « assistés », voire « parasites » et « profiteurs », voilà les étiquettes que la bourgeoisie colle sur le dos des chômeurs, la culpabilisation qu’elle leur enfourne dans la tête (ce qui ne manque pas de cynisme vu que le caractère fondamental de la bourgeoisie est précisément le parasitisme — et à quelle échelle ! — de la richesse sociale). Mais cette honteuse pression idéologique est bien évidemment peu opérante dans la classe ouvrière qui est directement à l’origine de la richesse sociale et voit la bourgeoisie se l’approprier.

     Pour résumer et répondre précisément à la question, nous dirons trois choses. Primo, il est indiscutable que la masse des chômeurs vit une contradiction très aiguë avec le mode de production capitaliste, qui peut être à l’origine de l’émergence de forces révolutionnaires sûres et déterminées. Secundo, les caractères propres à cette contradiction et ses développements ne remettent pas en cause la primauté du prolétariat actif et plus spécialement de la classe ouvrière dans le processus révolutionnaire. Tertio, le travail d’agitation et de propagande parmi les chômeurs doit être fidèle à la ligne marxiste-léniniste et doit rejeter l’opportunisme : le caractère de classe de la lutte prime sur la situation conjoncturelle, la figure du prolétaire au chômage doit prévaloir sur celle du chômeur (qu’il soit prolétarisé par sa nouvelle condition ou même d’origine prolétarienne).

 

     22. Quelles sont les luttes sociales ou politiques qui se développent actuellement en Belgique ? Qu’en est-il du mouvement militant contre la guerre, le militarisme, le nucléaire ? Quelles sont les luttes que vous jugez centrales ?

     Les mobilisations anti-nucléaires restent très limitées et marginales depuis de nombreuses années. En fait ce domaine a été récupéré et institutionnalisé par les grandes organisations comme Greenpeace, le parti Ecolo, etc. Ces derniers temps l’extrême-gauche révisionniste et opportuniste anime une mobilisation démocrate petite-bourgeoise en réponse aux succès électoraux de l’extrême-droite (Vlaams Blok, F.N., etc.). Si l’on fait abstraction des luttes sociales ou politiques relevant directement ou indirectement de l’économique (luttes contre l’austérité, les restructurations, le démantèlement des services publics, etc.), seules les luttes contre le militarisme ont récemment engendré de véritables mobilisations populaires.

     Le refus de l’installation de missiles atomiques U.S. à Florennes a fait descendre dans la rue jusqu’à 400.000 manifestants en octobre 1983. Mais quand on sait d’autre part que les bombes atomiques des chasseurs-bombardiers F-16 de Kleine-Brogel n’ont jamais inquiété personne, on mesure combien la crainte et le rejet de la guerre impérialiste se sont cristallisés dans notre pays sur la seule question du déploiement des missiles Cruise. Une question particulière qui avait le mérite de révéler aux masses populaires combien la tendance à la guerre impérialiste était forte mais qui, prise seulement pour elle-même, devint en quelque sorte l’arbre qui cache la forêt.

     Soigneusement maintenue par les forces réformistes et pacifistes dans le cadre restrictif de l’« anti-Cruise à Florennes », la mobilisation populaire contre la guerre n’a pu atteindre la maturité politique qui lui aurait permis de relier l’effet à la cause, la menace de guerre à son origine : le mode de production capitaliste dans son stade impérialiste. L’encadrement social-démocrate du mouvement veillait à ce que seules les condamnations morales contre « la guerre » aient droit de cité.

     Notre organisation a mené deux campagnes politico-militaires autour de cette question (la « Première campagne anti-impérialiste d’Octobre » et la « Campagne Pierre Akkerman — Combattre le militarisme bourgeois et le pacifisme petit-bourgeois »). Elle a mis en avant l’obligation faite au mouvement populaire anti-guerre de dépasser l’horizon étroit et stérile du seul refus de l’implantation des missiles Cruise pour poser la question de la tendance à la guerre comme produit cyclique du mode de production capitaliste arrivé à son stade impérialiste. Les Cellules ont souligné la stérilité des protestations lénifiantes et la corruption parlementariste quand le mouvement de masse doit adopter un caractère résolument anti-capitaliste.

     La mobilisation populaire anti-guerre des années 80 en Belgique n’a pas enfanté de tendance radicale, de fraction qui s’en serait détachée pour constituer une force réelle, dynamique, consciente et efficace. Cela a conduit à l’impuissance puis à la démobilisation. L’implantation des Cruise eut lieu en mars 1985 et leur démantèlement en février 1989 ne fut que la conséquence d’un accord passé entre grandes puissances. En deux mots : l’échec du large mouvement anti-guerre des années 80 fut terrible et la désillusion assez générale.

     Cependant, la sensibilité populaire à la guerre et au militarisme ne s’éteint jamais réellement dans notre pays. La guerre du Golfe a été l’occasion de nouvelles mobilisations au cours de l’hiver 1990/91 mais encore et toujours manipulées par les pacifistes et les social-démocrates, dont le seul souci est un impérialisme « à visage humain » (le C.N.A.P.D. par exemple, soutenait l’embargo économique contre l’Irak — donc l’extermination par la faim, la maladie, etc. — mais s’indignait du fracas des explosions). Notons aussi que l’envoi de la soldatesque belge au Rwanda (1990), en Yougoslavie et en Somalie aujourd’hui ne soulève aucune véritable protestation. L’intox « humanitaire » fonctionne à plein rendement. L’anti-militarisme a pourtant une longue tradition « de base » en Belgique. Dans le sud du pays, l’implication systématique de l’armée dans la répression anti-ouvrière devait marquer pour longtemps le P.O.B. d’un caractère anti-militariste. À partir de 1887 les Jeunes Gardes Socialistes allaient organiser une lutte vaste et énergique contre le militarisme. Dans un écrit de 1908, Lénine la cite d’ailleurs longuement en exemple aux révolutionnaires russes.

     La profession de foi anti-militariste du P.O.B. allait être sévèrement — et définitivement — démentie à l’occasion de la première guerre mondiale. Dès que l’Allemagne viola la neutralité belge il rejoignit un gouvernement d’« union sacrée ». Il adoptait alors la position la plus droitière de toute la IIe Internationale, dans laquelle il pesait d’un poids non négligeable puisque Émile Vandervelde en fut Président et Camille Huysmans Secrétaire. Le P.O.B. versa sans aucune retenue dans le chauvinisme, le jusqu’au-boutisme et même l’annexionnisme (le P.O.B. ne fut d’ailleurs pas seulement hostile à la Conférence de Zimmerwald, animée en 1915 par Lénine, il devait aussi condamner — par 70 voix contre 5, dont celle de Jacquemotte — la Conférence de Stockholm en faveur de la paix négociée, conférence qu’avaient pourtant acceptée les social-démocrates allemands, anglais et français). Les mouvements d’hostilité à la guerre et sa poursuite restèrent latents et confus parmi les soldats, ce qui peut s’expliquer pour une part par l’inexistence d’une direction révolutionnaire à même de défendre l’objectif de transformation de la guerre impérialiste en guerre révolutionnaire.

     Dans le nord du pays, la première guerre mondiale allait donner naissance au « frontisme », un mouvement populaire alliant l’objectif de la paix et celui des droits nationaux et culturels du peuple flamand (jusque là administration, justice, universités, cadre de l’armée, etc., étaient exclusivement francophones). Ce mouvement « pacifiste-nationaliste » allait marquer pour longtemps la conscience sociale en Flandre.

     Après la seconde guerre mondiale — à l’époque de la guerre froide —, le P.C.B. anima d’énergiques campagnes anti-militaristes dont, principalement, celle de 1951/52 contre le doublement de la durée du service militaire (24 mois au lieu de 12). Importantes manifestations (20.000 personnes à Bruxelles le 23 septembre), mutineries dans des garnisons (Soest, en Allemagne, et Namur), affrontements très violents avec la police militaire et la gendarmerie, etc. En août 1952 la F.G.T.B. appelle à la grève générale et à des manifestations dont le succès (ainsi que l’agitation croissante dans les casernes où les incidents se multiplient) font reculer le gouvernement — du moins partiellement : le service militaire passe à 21 mois.

     Au début des années 70, les projets de réforme de l’armée du ministre Van den Boeynants (et principalement leur volet concernant le service militaire) allait entraîner une importante mobilisation des lycéens et des étudiants, qui ne contribuera pas peu à l’assise de l’extrême-gauche « post-P.C.B ».

     On peut donc dire qu’avec des hauts et des bas l’anti-militarisme « de base » parcourt d’un fil continu la conscience sociale dans notre pays. Un trait subjectif qui, ajouté au caractère de la contradiction opposant la population à la guerre impérialiste (contradiction qui ne peut être résolue que par la révolution socialiste), fait que ce domaine constitue un axe central de lutte pour les révolutionnaires en Belgique. Et de fait, la lutte contre le militarisme et la guerre impérialiste, lutte indissociable d’une authentique pratique d’Internationalisme Prolétarien — c’est-à-dire d’un soutien entier aux peuples en lutte dans les pays dominés par « notre » impérialisme — a représenté, avec la lutte contre le rapport social capitaliste, la principale base du travail de notre organisation en 1984/85.

 

     23. Comment analysez-vous la montée de l’extrême-droite (particulièrement en France) ? Pensez-vous que ce courant représente un danger véritable ? Diffère-t-il des mouvements fascistes historiques que le siècle a déjà connus ? Quelle place accorder à la lutte anti-fasciste dans la stratégie révolutionnaire ?

     « Un danger véritable... », quel « danger » ? Vis-à-vis de quoi et pour qui ? Toute analyse politique s’établit à partir d’un positionnement de classe et ainsi, pour nous communistes, la question doit être reformulée de cette façon : le Front National constitue-t-il un grand danger pour le prolétariat français et le processus révolutionnaire en France ? Constitue-t-il un danger ou un obstacle plus important pour la classe laborieuse et la révolution prolétarienne que la social-démocratie mitterrandienne ? Représente-t-il une alternative politique intéressante et crédible pour la bourgeoisie impérialiste en France ? Voilà les interrogations précises qui surgissent dès que l’on adopte une claire position de classe. C’est seulement de cette manière que nous pouvons éviter de tomber sous la coupe de la logique récupératrice de la démocratie bourgeoise qui dénature l’anti-fascisme en défense du système.

     Nous ne pensons pas que le développement de l’extrême-droite représente aujourd’hui une alternative politique intéressante et crédible pour la bourgeoisie impérialiste, à la différence des années 20 et 30 qui virent fascisme, national-socialisme et franquisme accéder au pouvoir. Il ne faut pas se laisser abuser par le fait que le parti de Le Pen se revendique idéologiquement à des degrés divers de principes et valeurs propres à ses aînés, ni par le fait qu’il se construit sur la même base sociale (lumpen-prolétariat, petite-bourgeoisie déstabilisée par l’évolution générale du système impérialiste et par la crise, prolétaires écœurés par le parlementarisme bourgeois, par les social-démocrates et les révisionnistes, etc.).

     Les partis de Mussolini, Hitler ou Franco se sont jadis développés comme choix et nécessité du grand capital pour passer la bride aux luttes sociales, écraser les mouvements révolutionnaires déclenchés dans la foulée de la Révolution d’Octobre, liquider définitivement les institutions (ainsi la République de Weimar) ayant démontré leur inaptitude à maintenir l’ordre impérialiste, et comme expression des contradictions inter-impérialistes et de la tendance à la guerre. L’actuel Front National, comme ses homologues, n’incarne plus qu’une idéologie ultra-réactionnaire passéiste ne correspondant en rien aux besoins de la bourgeoisie impérialiste.

     Étrangers à toute nécessité historique, les partis d’extrême-droite ne bénéficient plus à présent de l’appui des appareils d’État, de la convergence avec des polices et armées engagées dans une lutte à mort avec de très puissants mouvements communistes révolutionnaires, de la manne financière des maîtres de forge, des banquiers, des marchands de canons et du Vatican. Ils ne disposent plus de tous les éléments qui ont permis l’émergence des forces fascistes dans les années 20 et 30 et leur accession au pouvoir d’État (où elles se sont déchaînées d’une façon dépassant largement ce qu’escomptaient leurs géniteurs et protecteurs bourgeois).

     La convergence entre fascistes et bourgeoisie impérialiste n’existe plus en Europe occidentale. Si l’on excepte quelques petits clubs de comploteurs et quelques attardés héritiers de grandes familles, la bourgeoisie impérialiste (qui vit avec son temps et tire des leçons de l’histoire) se range dans son ensemble derrière des partis on ne peut plus conformes aux institutions de la démocratie bourgeoise. Cette dernière neutralise la lutte des classes d’une manière nettement plus moderne et efficace que ne le permettait le corporatisme fasciste. Si autrefois l’oligarchie espagnole se rangeait derrière la Phalange (jusqu’à imprimer au franquisme ses caractères arriérés de propriétaires fonciers), si à la même époque les cartels allemands se cachaient derrière le parti nazi (en donnant au national-socialisme ses formes futuristes d’impérialisme achevé et moderne) et si toujours au même moment la bourgeoisie italienne et l’Église spéculaient sur le fascisme mussolinien (dont la faiblesse n’avait d’égale que celle de la bourgeoisie italienne), aujourd’hui Suez, Paribas, Thompson ou Peugeot n’ont aucun intérêt à voir le parti de Le Pen effectuer une percée significative (autrement qu’à la façon d’un épouvantail médiatique pouvant, en réaction, créditer d’un semblant de contenu et d’avantage la démocratie et le parlementarisme bourgeois qui historiquement, pour les masses, n’en présentent plus aucun). De la même manière le grand capital espagnol, la C.E.E. et l’O.T.A.N. misent désormais sur un P.S.O.E. qui leur apporte la meilleure satisfaction et non plus sur un quelconque crétin anachronique du style Tejero. On peut d’ailleurs mesurer à cet endroit la différence d’ordre superstructurel entre métropoles impérialistes et pays dominés qui, périodiquement ou en permanence, se retrouvent sous la coupe de dictatures ouvertes (soutenues par ces mêmes C.E.E., O.T.A.N., et bourgeoisie impérialiste).

     Toutefois, s’il est indiscutable qu’ils sont historiquement peu dangereux en eux-mêmes, les mouvements fascistes n’en restent pas moins capables de succès partiels, sont toujours aussi nuisibles et haïssables quand ils détournent de la conscience de classe et de la lutte prolétarienne des secteurs populaires excédés par la crise, le chômage et le parlementarisme croupion, quand ils sévissent en tant que forces d’appoint (milices patronales, casseurs, terroristes, etc.) des services de police, quand ils propagent avec acharnement les idéologies bourgeoises les plus réactionnaires (à un point tel que la bourgeoisie elle-même peut s’en dispenser !) comme le racisme, le chauvinisme, le patriotisme, etc., au sein des masses. Dans cette mesure, mais dans cette mesure seulement, il est juste que les communistes prennent les mouvements fascistes pour cible et les mettent hors d’état de nuire.

     L’anti-fascisme doit absolument s’inscrire dans le cadre de la confrontation qui oppose le prolétariat à toutes les formes de domination que revêt le pouvoir de la bourgeoisie et en particulier à celle qui est en vigueur ici et aujourd’hui : la démocratie parlementaire. La priorité stratégique de la lutte est naturellement accordée à la façon dont s’exerce historiquement le pouvoir de la bourgeoisie, la question des alternatives accessibles à la bourgeoisie en cas de développement du processus révolutionnaire rendant les formes de domination pacifiques obsolètes — c’est-à-dire des alternatives dictatoriales ne se posant que de façon complémentaire. Démocratie et dictature ne s’excluent totalement, abstraitement, que dans le chef des idéologues bourgeois, car dans le cadre général de la société capitaliste il s’agit de deux produits complémentaires du système, qui se relaient pour répondre à des conjonctures données, pour garantir sa continuité. Et même lorsque le pouvoir bourgeois s’exercera de manière dictatoriale et que la lutte contre cette forme de domination aura succédé à la lutte contre les formes démocratiques/parlementaristes, les partis fascistes comme celui de Le Pen ne constitueront toujours pas la priorité stratégique de l’attaque révolutionnaire. La bourgeoisie impérialiste ne s’en remettra pas à pareils mouvements anachroniques pour assurer sa dictature ouverte : celle-ci sortira des institutions actuelles, de l’U.E.O. et de l’O.T.A.N., des parlements cédant les pleins-pouvoirs aux exécutifs (comme cela est constitutionnellement prévu dans tous les pays d’Europe de l’Ouest), etc. La dictature ouverte ne sera pas le fait de nouvelles chemises brunes ou noires mais bien de technocrates, politiciens, idéologues et stratèges qui sont actuellement les piliers des institutions démocratiques.

     En résumé, il convient donc de définir avec précision et nuance la dimension anti-fasciste de notre stratégie. Notre objectif est l’instauration de la dictature du prolétariat et la construction socialiste et, à cette fin, nous nous opposons à toutes les formes de pouvoir bourgeois. Naturellement, nous nous opposons en priorité à celles qui sont aujourd’hui opérantes. Puisqu’à présent des partis tels que le Front National ne pourront plus, au pire, que jouer les supplétifs dans les aventures ouvertement réactionnaires de la bourgeoisie impérialiste, il convient de ne leur accorder qu’une attention secondaire. Si cette intelligence révolutionnaire nous échappe, notre lutte anti-fasciste sera inévitablement détournée et récupérée par la démocratie bourgeoise. Elle s’apparentera, dans le domaine de la lutte contre le fascisme, à ce qu’est le pacifisme (petit-)bourgeois dans le domaine de la lutte contre la guerre : une adhésion objective au statu quo social et politique (pas de guerre, mais la paix impérialiste et son cortège d’exploitation et de misère ; pas de fascisme, mais la démocratie bourgeoise foncièrement étrangère aux intérêts populaires). Si nous tombons dans le marais d’un tel anti-fascisme (petit-bourgeois), les masses en lutte contre le régime finiront par nous rejeter légitimement avec lui.

 

     24. Quelle est votre position par rapport aux thèses dites écologiques qui renvoient dos à dos capitalisme et socialisme, les condamnant tous deux dans le cadre d’un procès contre le « productivisme » ? Et que pensez-vous plus particulièrement du mouvement anti-nucléaire tel qu’il existe en Belgique et en R.F.A. ?

     Le matérialisme historique enseigne que le socialisme se fonde économiquement sur la grande production industrielle et mécanisée. Une grande et puissante industrie, une agriculture moderne bénéficiant de tous les acquis de la science et de la technique (machines, engrais, génie génétique, etc.) sont nécessaires pour assurer à l’humanité des conditions de vie digne dans tous les domaines : l’alimentation, l’habitat, la santé, le transport, etc. Les besoins les plus fondamentaux des hommes et des femmes, par exemple l’accès à l’eau potable, une alimentation saine et suffisante, la jouissance d’un logement salubre, nécessitent déjà directement ou indirectement la production de montagnes de ciment, d’acier, de verre, de coton, de céréales, etc., etc., ainsi que des quantités énormes d’énergie. Ces besoins et d’autres encore doivent être satisfaits, pour nous cela est indiscutable et dans cette mesure nous sommes « productivistes ».

     Cela dit, précisons qu’en tant que communistes nous faisons nôtre la maxime de Clara Zetkin qui disait : « La production pour l’homme et pas le contraire ! », ce qui a de multiples implications. Le socialisme conçoit et planifie la production en fonction exclusive des besoins réels ; en cela il diffère pleinement du capitalisme qui, ne visant que le profit, oriente seulement la production vers des besoins solvables (et sans parler de l’armement, jusqu’à même en créer d’artificiels — le plus souvent néfastes via le marketing, la publicité, etc.). On comprend aisément qu’une fois couverts les besoins réels, assurée la reconstitution des forces productives dépensées à cet effet et rassemblés les moyens nécessaires au progrès scientifique, au développement culturel, à l’amélioration de la qualité de vie, le système socialiste limitera naturellement l’activité productive, alors que pour sa part le capitalisme — aveuglé par sa tyrannique et insatiable quête de profit — est étranger à cette raison et cet équilibre. Un autre élément renforce encore cette distinction. Certes le socialisme considère que la qualité des conditions matérielles de vie est primordiale, mais en même temps il affirme que l’épanouissement de l’humanité passe par l’affranchissement de toute activité aliénante. Par là il tend spontanément à la réduction du temps de travail productif, réduction permise par les progrès de la technique et du machinisme, par l’utilisation rationnelle des forces productives grâce à la planification, par l’application du principe « travailler tous, travailler moins » et aussi par le sens précis et utilitaire donné à la production.

     La formule de Clara Zetkin, selon laquelle la production doit être mise au service de l’homme, implique bien entendu qu’on ne peut lui sacrifier ce qui à la base rend la vie de l’homme possible, à savoir son eco-système. Tendre à dominer toujours plus la nature, certes, mais ne pas scier la branche sur laquelle nous sommes assis et sur laquelle les générations futures devront prendre place à leur tour. Il importe donc de trouver le meilleur équilibre —responsable au présent et devant l’avenir — entre les nuisances découlant de la production et la volonté de maintenir, d’améliorer un cadre de vie harmonieux. Une solution qui ne passera ni par l’élimination de la grande production industrielle, ni par son expansion au mépris de tout respect écologique. Le bien-être et l’épanouissement de l’humanité, qui est l’essence du socialisme et notre mesure en toute chose, reposent autant sur les fruits indispensables de la grande production que sur une attitude prudente et intelligente envers la nature. La décision de développer telle activité ou telle méthode de production doit donc être prise au vu de ce qu’elle apporte à l’humanité (en termes d’avantage social, de progrès) et de ce qu’elle lui coûte directement ou indirectement (en termes de travail, de nuisance pour l’homme et son environnement, etc.).

     La question de la production d’énergie, comme toute autre, doit selon nous être posée de cette façon. Nous croyons à ce propos que le domaine atomique et ses techniques recèlent sans doute de formidables potentialités dont l’humanité pourra progressivement tirer le meilleur avantage. En attendant nous pensons que les orientations de la recherche, les programmes et les investissements en matière de production d’énergie, qui ont été jusqu’à présent quasi exclusivement dictés par la logique du profit capitaliste, sont excessivement criticables, condamnables. La sécurité relative des installations, le problème des déchets et leur recyclage notamment constituent des données négatives inacceptables. Pour ce que nous en savons (c’est-à-dire pas grand-chose), au niveau scientifique et technique la question de la production d’énergie pourrait être aujourd’hui entièrement repensée et une réponse satisfaisante pourrait lui être apportée sans peine. Les accidents, risques et nuisances à long terme qui sont le lot actuel des choix nucléaires n’en sont que plus criminels.

     Maintenant, il nous semble difficile de porter un jugement global et bref sur le mouvement anti-nucléaire. C’est un mouvement d’une rare disparité : certes il est d’une composition majoritairement petite-bourgeoise et d’une orientation principalement social-démocrate, réformiste, mais sur sa droite on trouve le mythe du « bon sauvage », les nostalgiques des druides et même des intégristes du retour à l’animalité, tandis que sur sa gauche militent radicaux-réformistes, anarchistes, autonomes, gauchistes, etc. À ces derniers nous adressons la critique marxiste-léniniste que nous portons à tous ceux qui, forts de leur subjectivité, croient qu’il est possible de changer le monde sans considérer avant tout les forces sociales et les lois historiques de ce changement.

 

     25. Quelle est votre analyse concernant la lutte contre le patriarcat ? Quel rôle attribuez-vous à la lutte des femmes et, selon vous, quel doit être son rapport à la lutte politique de classe ?

     À l’automne 1991 nous avons eu l’occasion de répondre publiquement à une question quasi identique qui nous était posée par des camarades allemandes de la structure des Infoläden. Nous nous contenterons donc de reprendre ici l’essentiel du document d’alors « Aux militant(e)s des Internationalen lnfoläden (réponse à la lettre ouverte de l’été 1990) — À tou(te)s les camarades — Octobre 1991 » (pages 13 à 16).

     Avant d’en venir à notre opinion proprement dite, il nous paraît utile de réfléchir à l’emploi du terme « patriarcat » pour désigner le caractère d’inégalité entre les sexes propre à la formation sociale de nos pays aujourd’hui. Nous pensons que s’il est encore permis de parler (à des degrés divers) de « patriarcat » à l’égard de certains pays en voie de développement ou périphériques, cela est inapproprié à l’adresse des pays développés des centres impérialistes. Tout simplement parce que, nonobstant la persistance de formes particulières d’exploitation économique, d’oppression sociale, idéologique et culturelle, l’égalité des droits entre hommes et femmes est acquise.

     Le patriarcat repose sur la famille dont l’homme est le propriétaire des biens et dans laquelle la transmission des biens suit la filiation en ligne paternelle. Tous les autres aspects du patriarcat, et notamment ses corollaires idéologiques s’attachant à justifier d’une manière ou l’autre l’oppression de la femme, découlent de la question de la propriété des biens familiaux, de leur extension et de leur transmission. Voilà pourquoi, selon nous, l’égalité des droits entre les sexes dans la famille contemporaine (et tout spécialement l’égalité juridique en matière de propriété et d’héritage) ne permet plus d’appeler « patriarcale » la société capitaliste moderne, et cela, nous le répétons expressément, malgré l’indéniable persistance de manifestations spécifiques d’exploitation économique, d’oppression sociale, idéologique, culturelle, etc., des femmes. Nous pensons qu’il est plus correct de désigner nos sociétés actuelles de capitalisme avancé et de démocratie bourgeoise, comme étant « sexistes ».

     Plus important encore, il nous paraît nécessaire de replacer la notion de patriarcat dans son contexte historique exact. Car beaucoup d’idées absurdes et erronées circulent à ce sujet. Ainsi, par exemple, dans la lettre que nous adressaient à l’été 1990 les camarades allemandes, l’idée était défendue que le patriarcat est la matrice du capitalisme, ou, pour être très précis : « une forme d’oppression qui cause le capitalisme ».

     D’une façon générale, pareille conception relève de l’idéalisme philosophique : elle prétend que la superstructure crée la structure, elle affirme en finalité que l’homme crée la société et l’histoire, au contraire d’être un produit historique et social.

     Pareille conception rejette de façon absolue tout le matérialisme dialectique et historique. Elle est fausse.

     Plus précisément, le patriarcat est issu du développement des forces productives qui, dépassant le stade inférieur de la barbarie, rompit le communisme primitif (tribal, clanique) où régnait la filiation en ligne maternelle. C’est l’accroissement de la productivité du travail (grâce à l’élevage, l’agriculture, la fabrication d’outils) qui fit surgir des richesses nouvelles, permit l’accumulation, attribua une nouvelle dimension à la propriété privée, et en fit la clé du renversement des rapports traditionnels issus de l’économie domestique de communisme primitif.

     Engels : « Donc, au fur et à mesure que les richesses s’accroissaient, d’une part elles donnaient dans la famille une situation plus importante à l’homme qu’à la femme, et, d’autre part, elles engendraient la tendance à utiliser cette situation affermie pour renforcer au profit des enfants l’ordre de succession traditionnel.

     « Mais cela n’était pas possible, tant que restait en vigueur la filiation selon le droit maternel. C’est donc celle-ci qu'il fallait renverser tout d’abord, et elle fut renversée. (...) Ainsi la filiation en ligne féminine, et le droit d’héritage maternel étaient abolis, la ligne de filiation masculine et le droit d’héritage paternel étaient instaurés. (...) Le pouvoir exclusif des hommes une fois établi, son premier effet se fait sentir dans la forme intermédiaire de la famille patriarcale qui apparaît alors. » (F. Engels, Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, in K. Marx et F. Engels, Œuvres Choisies en trois volumes, Ed. du Progrès, Moscou, 1976, Tome III page 241.)

     Le capitalisme naît aussi du développement des forces productives, mais bon nombre de millénaires plus tard. Et si le cadre économico-social dans lequel (et duquel) il émerge, à savoir le mode de production féodal, est indiscutablement patriarcal, on ne peut pour autant commettre le syllogisme qui ferait du patriarcat une origine du capitalisme. L’important, c’est la propriété privée des moyens de production, et peu importe — du point de vue historique de l’émergence des rapports capitalistes de production —qu’au sein de la famille elle soit monopolisée par l’un ou l’autre sexe, elle se transmette par une filiation ou l’autre.

     Cela est attesté par le simple fait qu’aujourd’hui les rapports capitalistes de production se perpétuent alors que l’égalité des droits entre les sexes est consacrée en ce qui concerne la propriété, sa valorisation et sa transmission. Dans le Manifeste du Parti Communiste, Marx et Engels n’écrivaient-ils d’ailleurs pas : « Partout où la bourgeoisie a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales... » ?

     Plus encore, il serait bienvenu de souligner que c’est au développement capitaliste lui-même (et notamment à travers la révolution industrielle qui sort la femme du cercle domestique et la plonge dans la production salariée) que l’on doit la base sociale ayant permis au mouvement de « libération de la femme » de naître et d’aboutir. Avoir dépassé le patriarcat est un des mérites révolutionnaires historiques du capitalisme.

     Tout cela pour expliquer que nous ne nions en rien l’oppression spécifique de la femme dans la société impérialiste (ainsi son exploitation dans la famille conjugale en tant qu’unité économique, sa plus grande précarité sociale de fait, sa réification, etc.), et encore moins l’oppression plus brutale et douloureuse qu’elle endure dans de nombreux pays périphériques ou du tiers-monde, mais que nous n’entendons ni minimiser ce problème ni lui accorder une place qu’il n’a pas dans l’évolution historique de l’humanité.

     La lutte pour l’égalité des sexes rejoint la lutte pour la libération de tou(te)s les opprimé(e)s et exploité(e)s du monde, mais elle n’en est pas le levier essentiel. Ce levier essentiel, c’est la contradiction entre le Capital et le Travail, entre les classes, c’est la contradiction universelle entre le prolétariat international et la bourgeoisie impérialiste, la contradiction dont la résolution révolutionnaire permettra seule un véritable progrès social, économique, politique et idéologique de l’humanité : la marche vers la société communiste.

     En ce qui concerne le rôle de la lutte des femmes et son rapport à la lutte politique de classe, nous pensons qu’il s’impose en premier de souligner la différence fondamentale de point de vue existant entre la grande majorité des mouvements luttant pour « la libération de la femme » d’une part, et d’autre part les communistes révolutionnaires dont nous faisons partie.

     Cette différence réside dans la position et repose sur l’analyse de classe. Selon nous, il ne peut exister, dans une société divisée en classes sociales antagoniques, de « droits » ou de « libertés » qui transcendent la lutte des classes.

     Il est parfaitement exact que, par le passé, la bourgeoisie et le prolétariat ont parfois uni (de façon contradictoire, en tant qu’eux-mêmes produits du mode de production dominant) leurs forces pour liquider définitivement la féodalité et que, dans ce cadre très général, la lutte contre le patriarcat et pour l’égalité juridique des sexes a pu unir (jusqu’à un passé plus récent, il est vrai) les mouvements de femmes bourgeoises, petites-bourgeoises et prolétaires. Mais il s’impose maintenant de comprendre que ces temps-là sont révolus dans les démocraties bourgeoises des centres impérialistes. Il y a à présent infiniment plus d’intérêts contradictoires que d’intérêts communs entre une bourgeoise et une prolétaire, l’intensité des premiers efface totalement les seconds.

     En fait, tout dépend des buts réels que l’on veut atteindre. Soit un changement radical et complet des rapports sociaux vers la société égalitaire, l’abolition de l’exploitation et de l’oppression de l’homme par l’homme, l’élimination du sexisme, de la phallocratie, etc. ; soit des réformes anti-sexistes, anti-phallocrates, nécessairement insatisfaisantes, dans le cadre de rapports sociaux globalement inchangés, où subsistent la division en classes et l’oppression de l’homme par l’homme. Le premier objectif est celui des révolutionnaires communistes. Le second celui des féministes réformistes, bourgeoises et petites-bourgeoises.

     Quelle doit être l’attitude de l’avant-garde communiste vis-à-vis des mouvements de lutte des femmes prolétaires (contre la surexploitation, contre le sexisme, etc.) ? Bien entendu un soutien sans faille mais inscrit dans un travail politique visant à rendre ces mouvements conscients de leur cadre naturel — la lutte des classes — et, donc, à les qualifier vers la lutte révolutionnaire. Et quelle doit être l’attitude de l’avant-garde communiste vis-à-vis du féminisme bourgeois et petit-bourgeois ? Une critique sans concession de son caractère réformiste et anti-prolétarien.

     En conclusion, nous pensons que s’il est juste de combattre le sexisme et la phallocratie à l’endroit et de la manière dont ils se manifestent (même dans le prolétariat, et tout particulièrement parmi les communistes qui doivent être exemplaires alors qu’ils ne sont jamais que les difficiles brouillons de l’humanité nouvelle et de son harmonie sociale), seule la Révolution permettra de résoudre tous les problèmes sociaux, économiques, politiques et aussi idéologiques inhérents au (ou maintenus par) le capitalisme, et d’en finir pleinement avec l’exploitation de l’homme par l’homme et l’oppression de l’homme par l’homme. Et pour les prolétaires féminines du monde entier, l’enjeu vaut doublement la peine.

 

     26. Que pensez-vous des thèses qui font d’un soi-disant « prolétariat extra-légal » un sujet révolutionnaire de première importance dans les métropoles impérialistes ?

     Ces thèses nous semblent erronées et entièrement façonnées par le subjectivisme. Tout d’abord, ce concept de « prolétariat extra-légal » n’est rien d’autre qu’une manipulation fantaisiste des catégories marxistes qui suffisent pourtant à l’analyse sociale. Il n’existe pas de « prolétariat extra-légal », c’est pure invention. Par contre, il existe bien des personnes d’origine prolétarienne qui ont quitté la condition objective de prolétaires en quittant les rapports de production capitaliste, en devenant délinquantes, en intégrant les rangs de ce lumpenproletariat dont nous parlions déjà à la réponse no 21 et que Marx et Engels qualifiaient de « produit passif de la pourriture des couches inférieures de la vieille société ».

     Si les subjectivistes élèvent des prolétaires en rupture de ban au rang de sujets révolutionnaires par excellence, cela en arguant du fait qu’ils ont rompu avec la légalité bourgeoise (et, encore mieux, en usant de violence), c’est parce qu’ici comme ailleurs ils surestiment la nature et l’importance de ce genre de rupture et de cette violence qui les fascinent. Il ne suffit pas de décerner un brevet de « rebelle » (concept typiquement subjectiviste, farfelu, défiant toute analyse de classe) à tel ou tel délinquant pour changer le fait que dans la plupart des cas la délinquance est délibérément individualiste, foncièrement étrangère à la morale prolétarienne, voire purement et simplement anti-sociale.

     La conception sociale partagée par l’immense majorité des personnes délinquantes n’est pas socialiste, elle est bourgeoise (vivre systématiquement, passivement ou activement, du travail d’autrui). Caractéristique qui n’est pas le simple produit d’un manque d’éducation politique — et donc auquel un travail d’agit-prop révolutionnaire pourrait remédier — mais est liée à la condition sociale objective du lumpenproletariat. Nous étions djà théoriquement bien convaincus de cela avant d’être emprisonnés, et des années de rencontres carcérales nous ont largement confortés dans cette opinion.

     Bien entendu, cette même expérience nous a aussi permis de croiser des personnes individuellement étrangères et hostiles (à des degrés divers) à la conception sociale bourgeoise dominante parmi les délinquants et il est permis de penser que certaines d’entre elles pourraient rompre avec leur passé et rejoindre les rangs de la révolution. Mais ce sera là autant de cas atypiques, un peu comparables aux transfuges de la bourgeoisie ou petite-bourgeoisie qui ont de tout temps rallié le camp du prolétariat. Ce qui nous ramène au début de notre analyse : il n’y a pas de « prolétariat extra-légal » et encore moins potentiellement révolutionnaire.

     Les militants qui, sacrifiant aux démons du subjectivisme ou de l’opportunisme, s’échinent à mener un travail politique en direction des prisons plutôt que des lieux de travail, perdent le plus clair de leur temps et de leur énergie. Leur activité pourra éventuellement porter ses fruits pour l’un ou l’autre cas d’espèce parfaitement honorable, il sera désespérément stérile dans l’ensemble. Surestimer les ruptures spectaculaires avec les normes et la légalité bourgeoises et par conséquent sous-estimer les contradictions fondamentales du mode de production capitaliste est un égarement flagrant de la subjectivité petite-bourgeoise. On y retrouve cette fascination devant la lutte pour elle-même, au détriment de l’attachement à un véritable projet social historique. Le socialisme sera bâti par les ouvriers, les paysans et les intellectuels et non par les pilleurs de banques (aussi digne d’estime puisse être une infime minorité d’entre eux) ou les arracheurs de sacs-à-main.

 

Troisième Partie

LA STRATÉGIE RÉVOLUTIONNAIRE

 

     27. Quelle doit être la stratégie révolutionnaire aujourd’hui en Europe ? Quelles sont les tâches immédiates des militants communistes ? Quelles méthodes de lutte faut-il développer prioritairement ?

     Lorsque l’on parle de stratégie révolutionnaire à l’échelle européenne, il convient d’être extrêmement prudent et de bien définir le cadre dans lequel pareille réflexion est possible. Car n’en déplaise aux camarades pour qui telle prudence est superflue devant la recherche de transnationalisation de la lutte révolutionnaire en Europe, il faut prendre acte des nombreuses particularités de chaque espace national — qui finalement les différencient strictement — et mesurer ce qu’elles exigent de spécifique.

     Certes, il existe de grands traits communs à tous les pays d’Europe de l’Ouest, qui permettent d’esquisser une conception stratégique générale de lutte révolutionnaire (citons entre autres : une révolution démocratique bourgeoise achevée depuis longtemps, un fort taux de prolétarisation, une crise du réformisme et du révisionnisme, un haut développement économique et des baisses régulières du niveau de vie des masses, un fort patrimoine de lutte ouvrière et une certaine maturité de classe, une diminution relative — voire absolue — de la classe ouvrière, une domination exercée sur les pays du tiers-monde, etc.) et nous y reviendrons précisément plus loin en abordant les différents aspects de la conception stratégique révolutionnaire aujourd’hui dans les centres impérialistes.

     Mais il est aussi certain que des différences substantielles parmi les réalités nationales interdisent de concevoir une ligne unique, des tâches identiques et des choix semblables, valables pour tous, en tout et partout. Nous avons ainsi déjà eu l’occasion de signaler qu’un des caractères propres à la situation de la lutte de classe en Belgique, outre le décalage entre d’une part l’ampleur et la profondeur de la contradiction prolétariat/bourgeoisie, et de l’autre la faiblesse politique et organisationnelle extrême du mouvement de classe, est l’inexistence d’une force politique structurée riche d’une expérience, d’une implantation et d’une perspective, susceptible d’accueillir et d’organiser en son sein les avant-gardes de la classe et de guider tout le mouvement révolutionnaire. Pour leur part, les Cellules Communistes Combattantes ne pouvaient prétendre à ce rôle en 1984/85. Non que la ligne politique et les orientations stratégiques de notre organisation aient été erronées ou qu’elle ait sous-estimé la nécessité d’une organisation centrale à même de rallier et ordonner l’ensemble des avant-gardes révolutionnaires, mais simplement les conditions objectives de l’émergence d’une telle organisation n’étaient pas — et ne sont d’ailleurs pas encore — réunies dans notre pays.

     L’existence ou l’inexistence d’une force organisée, expérimentée et implantée assumant légitimement la responsabilité de Parti révolutionnaire entraîne une approche et des tâches différentes pour les militants révolutionnaires. L’absence d’une telle structure a des conséquences pratiques directes. Dans notre pays elle impose aux militants révolutionnaires dévoués de s’organiser autonomement, où et dès que faire se peut, avec les moyens du bord et même à quelqu’échelle réduite que ce soit. C’est d’ailleurs l’inexistence d’une force capable et digne d’exercer une action centripète dans la lutte révolutionnaire qui a justifié — et justifie toujours — le mot d’ordre stratégique lancé par notre organisation : « Que mille cellules naissent ! »

     Mais ce mot d’ordre, dicté par les conditions objectives et subjectives de la lutte des classes en Belgique, n’est certainement pas transposable partout en Europe. Dans certains pays, des forces centrales et centralisantes sont déjà constituées, ainsi en Espagne avec le Parti Communiste d’Espagne (reconstitué) et les Groupes de Résistance Anti-fasciste du Premier Octobre, ou en Turquie. Dans d’autres (comme l’Italie) ces forces sont potentielles. En Espagne, le devoir immédiat de chaque communiste est de rejoindre le Parti et la tâche de chaque militant du Parti est d’en défendre la politique et en étendre l’influence, de l’enrichir, voire de la critiquer dans le cadre du centralisme démocratique, d’en appliquer rigoureusement les directives, etc. En Belgique, les faiblesses des Cellules Communistes Combattantes et notamment celle de leur implantation de classe empêchaient de fixer comme tâche immédiate pour tous les communistes de les rallier. Et nous croyons que cette limite ne pourra pas être rapidement dépassée par les nouvelles forces qui surgiront à l’avenir, qu’elle persistera durant une période plus ou moins longue. La tâche immédiate de chaque communiste dans notre pays est d’organiser autour de lui, avec d’autres communistes de son usine, son quartier, etc., une cellule révolutionnaire clandestine capable d’entrer autonomement (même faiblement) en action sur le terrain de la propagande armée et/ou de l’agit-prop révolutionnaire. Une tâche qui doit contribuer à la création des conditions subjectives et objectives de l’émergence et de la fondation d’une organisation centrale capable d’intégrer toutes les forces d’avant-garde, d’être la représentante exclusive des intérêts historiques du prolétariat, de synthétiser les expériences et les aspirations de celui-ci pour le guider correctement et concrètement sur le chemin du socialisme.

     Les tâches immédiates des militants communistes varient donc considérablement d’un pays à l’autre, puisque ces tâches sont définies par les caractères objectifs de chaque situation et non par la subjectivité des camarades. Même si, nous l’avons dit, les pays d’Europe de l’Ouest présentent des caractères communs qui permettent de tracer des grands axes stratégiques finalement valables partout. Ainsi, il est indiscutable que partout en Europe la stratégie de la Guerre Révolutionnaire Prolongée doit être retenue comme seule perspective à même de mener le prolétariat à la victoire. Et cette exigence stratégique impose d’elle-même les méthodes de lutte qu’il faut développer prioritairement : d’abord la propagande armée et ensuite — inséparable — l’agit-prop classique.

 

     28. Vous considérez donc la lutte armée comme la méthode de lutte et d’organisation pour le processus révolutionnaire dans une démocratie parlementaire comme la Belgique ?

     Retournons la question pour en révéler la face cachée : l’exploitation des libertés démocratiques bourgeoises et du parlementarisme est-elle la méthode de lutte et d’organisation pour la révolution ? La théorie et l’histoire ont déjà répondu : non.

      Nous disons donc qu’effectivement la lutte armée est la méthode de lutte centrale et principale au sein du processus révolutionnaire dans un pays capitaliste avancé à régime démocratique comme la Belgique. Et nous ajoutons qu’à partir de là s’impose un schéma organisationnel approprié : le Parti combattant. Mais, comprenons-nous bien, centralité et primauté ne veut certainement pas dire unicité, exclusivité. Nous restons persuadés de la validité de l’agit-prop selon les méthodes traditionnelles (tracts, publications, prises de parole, etc.) et même de sa nécessité : l’absence d’un tel travail condamnerait à terme l’initiative révolutionnaire à l’isolement. Mais la lutte armée est la méthode de lutte autour de laquelle se structurent toutes les autres.

     La lutte armée menée au début du processus révolutionnaire dans un pays capitaliste à régime démocratique est fondamentalement politico-militaire : elle vise en priorité des objectifs politiques par des moyens militaires. Ce qui impose bien entendu que l’action militaire soit exclusivement déterminée en fonction de ses objectifs politiques. La propagande armée traduit cette conception dans la réalité.

     L’action armée vaut déjà en ce qu’elle aboutit généralement à une perte matérielle pour l’ennemi. Aux premiers stades du processus révolutionnaire cela revêt avant tout une importance indirecte, via l’impact politique qui s’en dégage, mais ce n’est quand même pas négligeable en soi. Retenons toutefois l’essentiel : l’impact politique de l’action de guérilla. Un coup porté à l’ennemi, cela signifie à la fois qu’il est possible de porter l’attaque dans son camp et qu’il existe dans le nôtre des forces résolues à le faire. Ce double message répandu par toute action de lutte armée révolutionnaire coûte, aux premiers stades du processus, bien plus cher à la position dominante du régime que les dégâts concrets de l’action de guérilla.

     À quels objectifs politiques peut prétendre la lutte armée révolutionnaire pour peu qu’elle soit correctement orientée et menée à cette fin ? La pratique armée matérialise l’idée même de lutte révolutionnaire au travers d’une manifestation de pouvoir, d’une émancipation lucide et assumée du fonctionnement démocratique bourgeois. Une lutte à prétention révolutionnaire mais œuvrant seulement dans le cadre général du système est porteuse d’un vice de base objectif et souffrira toujours à présent — et à juste titre — d’un manque de crédibilité historique et politique aux yeux du prolétariat. L’expérience des partis de la IIe Internationale a enseigné qu’une insertion entière dans la légalité bourgeoise, même si à l’origine elle se veut contrôlée (et même provisoire), débouche inévitablement sur le réformisme et l’opportunisme. Lénine insistait souvent là-dessus et avec quelle clairvoyance, quand on sait maintenant la façon dont les partis de la IIIe Internationale ont confirmé le phénomène à leur tour et quand on voit la décomposition ou/et la liquidation généralisée de ces « P.C. » institutionnalisés.

     La lutte armée n’offre évidemment pas de garantie absolue contre les déviations opportunistes ou autres, mais elle place les protagonistes de la lutte des classes à un haut niveau d’antagonisme et réduit ainsi à quasi rien la marge de manœuvre du réformisme. Preuve en est donnée par ce simple exemple : les réformistes se sont toujours détournés des organisations révolutionaires armées avec autant de conviction qu’ils mettaient à rejoindre en rangs serrés des partis à prétention révolutionnaire mais dont les orientations stratégiques étaient scrupuleusement respectueuses de l’espace délimité par la bourgeoisie pour les forces d’« opposition ». Mao Tsé-toung faisait d’ailleurs remarquer avec bon sens que la guerre révolutionnaire présente l’utilité de nous débarrasser non seulement de nos ennemis mais encore des éléments indésirables dans nos rangs.

     La lutte armée présente donc deux qualités stratégiques/politiques indissociables : elle est pratique révolutionnaire totalisante et elle apparaît en tant que telle. Non seulement elle trace matériellement une ligne de démarcation bien nette entre l’ennemi et nous (au contraire d’une lutte intégrée au cadre démocratique bourgeois), mais de surcroît cette ligne de démarcation tangible révèle au prolétariat l’existence d’une initiative réellement révolutionnaire, réellement irréductible.

     Ces qualités font aussi de l’action armée un excellent vecteur pour la propagande et le discours révolutionnaires. Pour autant qu’elle soit menée de façon judicieuse — c’est-à-dire contre des objectifs clairement perçus comme hostiles par les masses et sans léser ces dernières — l’action armée permet de répandre au sein du prolétariat des principes idéologiques, des thèses politiques, stratégiques nombreuses et précises. À ce niveau, bien sûr, la lutte armée doit être épaulée par une activité d’agit-prop traditionnelle. On comprend donc que l’agit-prop est indissociable de la lutte armée en même temps qu’elle lui est nécessaire.

     Aux premiers stades du processus révolutionnaire, la raison de l’action armée est surtout idéologique et politique. Au fur et à mesure que ce processus gagne en ampleur, acquiert de la maturité, se rapproche de son objectif véritable qui est la prise du pouvoir par le prolétariat et la destruction de la bourgeoisie (de son État, ses forces armées, etc.), la raison de l’action armée devient surtout militaire. Et si l’importance réelle du rôle politique et stratégique initial de l’action armée n’apparaît pas au premier coup d’œil — et que, pour cette raison, il est éventuellement permis d’en discuter —, il n’en va pas de même en ce qui concerne son rôle militaire ultérieur. N’est-il pas évident qu’en finalité l’on peut seulement renverser une force matérielle par une autre force matérielle ?

     Des forces matérielles, ce n’est pas ce qui manque à l’ennemi. Depuis l’apparition de sociétés divisées en classes, l’aliénation idéologique, politique, religieuse a constitué la première ligne de défense de la classe dominante... et la force armée sa dernière. Dans sa propre conception, tout projet politique se prétendant révolutionnaire doit donc apporter une réponse claire à la question de l’inéluctable affrontement armé entre classe dominante et classe dominée. Réponse qu’il n’est pas possible de postposer (à moins de postposer le projet révolutionnaire lui-même) et réponse qui doit se traduire par des éléments concrets, pratiques, présentés aux masses, car c’est de cette façon que s’affirmera sa crédibilité.

     En déclenchant la lutte armée dans une conjoncture qui n’est pas révolutionnaire (dans une période où l’idée révolutionnaire n’est pas largement répandue dans les masses, où le prolétariat n’est pas mobilisé en fonction d’objectifs révolutionnaires, etc.), les communistes assument leur fonction d’avant-garde politique et impulsent un processus dont l’intégrité est évidente, un processus qui au présent considère objectivement l’avenir. Au fil du développement politico-militaire le camp révolutionnaire fait l’expérience de l’affrontement, en résout les difficultés, accumule des forces dans tous les domaines, etc.

     Il nous semble tout à fait évident que s’en remettre à l’inspiration du moment insurrectionnel pour battre une bourgeoisie expérimentée et organisée à grande échelle, armée jusqu’aux dents et prête à tout, bénéficiant de structures, méthodes, équipements bien rodés, etc., n’est pas défendable. Seuls des fumistes qui ne se sont jamais réellement posés la question de la révolution ou des irresponsables prêts à conduire tout le monde à la catastrophe sont capables d’un pareil choix. Le mouvement révolutionnaire ne peut faire l’économie d’une riche, dure et longue expérience de lutte armée, au point de vue politique comme au point de vue militaire.

     Note : la plus grande partie de cette réponse a été reprise dans la première contribution des auteurs au débat « Lutte armée et politique révolutionnaire / Violence révolutionnaire et construction du Parti, aujourd’hui, en Europe » avec l’O.C.M.L. Voie Prolétarienne, publié en octobre 1992.

 

     29. Quelle est votre conception de la Guerre Populaire (ou Révolutionnaire) Prolongée ? En quoi cette conception s’apparente et se différencie-t-elle de la Guerre Populaire Prolongée telle qu’elle a été conçue et développée dans de nombreux pays dominés suite à la victoire du Parti Communiste Chinois en 1949 ?

     Notre conception stratégique de la guerre révolutionnaire diffère avant tout de la stratégie classique, maoïste, de la Guerre Populaire Prolongée par le fait qu’elle considère et intègre une phase insurrectionnelle. Dans une certaine mesure, nous pouvons dire que notre conception de la Guerre Révolutionnaire Prolongée combine des principes stratégiques maoïstes et le schéma insurrectionnel de type bolchévik. Cette combinaison recouvre deux étapes qu’il s’impose prioritairement de distinguer. La première, défensive, vise essentiellement à l’accumulation des forces (dans tous les sens du terme : forces organisationnelles, militaires, plus nombreuses et puissantes, mais surtout progrès de la conscience de classe, etc.) au cours d’une longue lutte de guérilla et grâce à elle ; la seconde, offensive, vise à la prise du pouvoir d’État à travers l’insurrection de masse.

     La période d’accumulation de forces peut elle-même être divisée en trois phases principales dont nous allons donner un aperçu général : la phase de la propagande armée, la phase du harcèlement et la phase de l’assiègement.

     La première phase, celle que les Cellules Communistes Combattantes ont essayé d’impulser en 1984/85 dans notre pays, est donc la propagande armée. Il s’agit là d’une phase essentiellement idéologico-politique qui a pour but d’animer et ancrer au sein des avant-gardes communistes et ouvrières la conviction de la nécessité, de la justesse et de la praticabilité de la lutte révolutionnaire. Les actions armées y poursuivent des objectifs prioritairement idéologiques et politiques, elles visent à éveiller, démontrer, éduquer et convaincre. La puissance de feu n’y entre pas réellement en ligne de compte, ce qui est primordial est de mener des actions correctes, c’est-à-dire ralliant politiquement de nouveaux camarades à la lutte révolutionnaire, renforçant sa crédibilité auprès des masses, développant leur intérêt à son égard, etc.

     La propagande armée peut donc être entreprise à une échelle modeste, avec des moyens minimes et conduire à de bons résultats. Car les bons résultats ne dépendent pas tant de l’importance des forces engagées ou de la prouesse militaire réalisée que de l’intelligence politique à choisir des objectifs appropriés, de la correspondance entre l’action, sa revendication et la sensibilité de classe à un moment donné, et de la capacité du mouvement militant à faire circuler cette revendication dans les secteurs les plus intéressés, etc. Surévaluer l’aspect militaire de l’action de guérilla aux dépens de son aspect politique est une erreur trop souvent commise dans le mouvement révolutionnaire européen. Une action de propagande armée doit bien évidement être préparée avec soin et menée avec fermeté et efficacité, mais son choix, sa conception et son exploitation politiques méritent autant sinon plus d’attention et d’investissement. D’ailleurs, c’est en respectant strictement la priorité de l’aspect politique des choses que l’on peut éviter un blocage ou une déviation militariste, fut-elle simplement une imitation mécaniste des opérations effectuées par des organisations prestigieuses dans des pays où l’engagement est plus avancé.

     Nous pensons donc que la propagande armée peut être pratiquée dès que les moyens en sont réunis (et ces moyens peuvent être modestes... et efficaces ! Un sabotage artisanal, un incendie au cocktail Molotov par exemple). Autrement dit, il n’y a pas de véritables conditions militaires requises au préalable, mais simplement des exigences quant à la maturité et la responsabilité des militants, la correction de la cible choisie et la correspondance des moyens engagés, le discours revendicatif et l’état d’esprit du mouvement de classe. Nous sommes aussi d’avis que la lutte armée peut être engagée par des groupes très réduits de camarades, dans la mesure où nous ne lui fixons pas de préalables organisationnels (comme l’existence d’une organisation constituée, voire la fondation du Parti). Et sans perdre de vue la critique au radical-réformisme ou au corporatisme, nous ne rejetons pas des initiatives cantonnées dans un premier temps à certains secteurs de la classe quand elles sont issues d’eux. Le principal est qu’au cours de cette phase se constitue une avant-garde révolutionnaire expérimentée cherchant son unification sur la base du Marxisme-Léninisme, capable de construire l’embryon du Parti de classe.

     Pour conclure au sujet de cette première phase de la Guerre Révolutionnaire Prolongée, nous voulons souligner l’importance qu’y revêt le rapport dialectique entre les forces clandestines de la propagande armée et l’aire publique d’agitation et de propagande. Cette dernière doit fonctionner à plein rendement pour la valorisation des initiatives politico-militaires. Non seulement les militants qui œuvrent dans son cadre doivent diffuser largement le discours de la guérilla (communiqués, résolutions, etc.), mais de surcroît ils doivent exploiter sur leur terrain (public) et à leur manière (légale et para-légale) l’impact des actions armées pour développer l’agitation, élever la conscience de classe et affirmer la crédibilité du projet révolutionnaire dans les masses. De leur côté, en se méfiant de l’opportunisme comme de la peste, les forces clandestines de propagande armée doivent veiller à rendre leurs interventions aisément exploitables par l’aire publique d’agitation et de propagande (les actions doivent être limpides, parfaitement exécutées et dirigées contre des objectifs précis à des moments judicieusement choisis).

     La phase suivante est celle du harcèlement. Elle combine la poursuite de l’objectif idéologico-politique de la phase de propagande armée avec la prise en charge d’objectifs plus spécifiquement stratégiques et politiques. Ce tournant consacre l’ouverture de l’affrontement direct à deux niveaux : d’une part l’action révolutionnaire vise à éroder l’emprise du pouvoir bourgeois sur la société, d’une autre elle commence à bousculer ce pouvoir lui-même.

     Pratiquement, l’érosion de l’emprise du pouvoir bourgeois se conçoit par la capacité des forces révolutionnaires à multiplier leurs attaques contre les innombrables tentacules que ce pouvoir étend dans tout l’espace social (ainsi les sièges des partis bourgeois, les administrations, les commissariats et gendarmeries, les associations patronales, réactionnaires, des médias et des institutions sociologiques, des intérêts économiques, des capitalistes et leurs instruments ou leur personnel de coercition dans les entreprises, etc., etc.). Certes il importe toujours à ce stade que les actions soient conçues en tenant compte de l’état d’esprit des masses et dans le souci d’influer constructivement sur cet état d’esprit. Mais il s’agit à présent d’aller plus loin qu’un simple objectif idéologico-politique, il s’agit de mettre les mille et une ramifications du pouvoir bourgeois sous une pression militaire suffisante pour l’obliger à les fortifier ou à les abandonner. Un harcèlement fermement entretenu obligera l’ennemi à concentrer ses organes de pouvoir indispensables afin de les défendre au mieux contre les attaques de la guérilla. La finalité de cet engagement stratégique est à la fois de renforcer le mouvement révolutionnaire et de déforcer le pouvoir bourgeois, en contraignant ce dernier à se retrancher hors de l’espace social. Pour l’ennemi le préjudice n’est pas tant que l’une ou l’autre de ses agences soit incendiée à deux ou trois reprises mais bien qu’il doive abandonner ce poste avancé dans l’univers social ou le transformer en forteresse et que son caractère d’intrus soit ainsi révélé.

     Le rapport de force prolétariat/bourgeoisie ne se modifie pas uniquement par les progrès de la conscience de classe, ces progrès doivent se combiner à d’autres (organisationnels, stratégiques, militaires, etc.) pour que le prolétariat puisse à terme aborder victorieusement l’insurrection. La phase du harcèlement y contribue parce que d’une part elle élève la conscience de classe (à travers la continuité de la propagande armée et par l’incidence idéologique de l’obligation faite au pouvoir de se rétracter hors du champ social — avec ce que cela suppose comme perte de légitimité et démonstration du caractère autonome et parasitaire du bloc État/bourgeoisie) et d’une autre elle conduit les forces révolutionnaires vers un contexte bien plus favorable au déclenchement de l’insurrection, à savoir la phase de l’assiègement.

     La phase de l’assiègement — ultime phase de l’étape pré-insurrectionnelle de la Guerre Révolutionnaire Prolongée — est l’aboutissement de la phase du harcèlement. C’est celle où, dans tous les domaines, le pouvoir bourgeois a été forcé par la guérilla à abandonner ses points d’appui secondaires et à concentrer et fortifier les autres : celle qui voit la militarisation de l’ordre social, où les forces armées bourgeoises se meuvent hors de leurs casernes comme dans un pays ennemi (de la façon militairement la plus sûre pour faire face à une embuscade... c’est-à-dire d’une façon désastreuse au niveau idéologique, politique et stratégique : l’exemple de l’Irlande du Nord où le moindre commissariat est transformé en bunker hérissé d’antennes et de caméras, percé seulement de quelques meurtrières et entouré de chicanes, où les patrouilles circulent en convois blindés dans les villes, etc., illustre clairement l’aspect stratégique de l’assiègement) ; celle où le camp bourgeois est rendu incapable de reprendre l’initiative contre-révolutionnaire par l’action continue, vigoureuse et sélective du Parti et de ses combattants ; celle où le pays n’est plus un allié absolument crédible pour le grand banditisme impérialiste, etc.

     Au-delà de son contenu, la principale responsabilité de la phase de l’assiègement tient dans sa perpétuation. Et sans doute est-ce là un problème des plus délicats : il s’agit de conserver l’initiative dans l’attente de l’apparition imprévisible de la situation de crise révolutionnaire et du déclenchement de l’insurrection. Or cette phase est évidemment réversible. Il suffit de penser au cas où les forces révolutionnaires (qui, à ce stade, sont nécessairement organisées en Parti de classe) subissent d’importantes pertes et sont incapables d’y remédier, jusqu’au point de ne plus pouvoir maintenir une pression suffisante sur l’ennemi et donc l’empêcher de quitter sa position d’assiégé, ou lorsqu’elles doivent faire face à une intervention impérialiste étrangère renforçant démesurément les forces de la réaction. On comprend alors combien la phase de l’assiègement doit être soutenue quand on sait qu’elle constitue la meilleure position du mouvement de classe pour s’engager dans l’insurrection : les forces révolutionnaires constituées sont puissantes, expérimentées et équipées, elles se meuvent dans le prolétariat « comme un poisson dans l’eau », tandis que l’ennemi est concentré en quelques zones parfaitement inaccessibles aux opérations de guérilla mais surtout indéfendables face à un véritable engagement insurrectionnel.

     Le matérialisme historique enseigne qu’une insurrection victorieuse procède de facteurs non seulement subjectifs mais aussi objectifs, c’est-à-dire indépendants de la volonté des groupes sociaux, comme par exemple une aggravation sensible de la misère des masses (et donc une augmentation de leur combativité) ou encore une crise politique insurmontable dans le pouvoir bourgeois. L’échéance de l’insurrection est donc dans une large mesure imprévisible alors que la raison de la stratégie révolutionnaire est de rendre le camp du prolétariat toujours plus apte à exploiter une situation insurrectionnelle. La phase de l’assiègement est précisément celle où le mouvement révolutionnaire dispose de la meilleure position stratégique pour le passage aux formes de lutte insurrectionnelle et c’est pourquoi, dans l’attente de la situation propice, son développement se traduit par son maintien, son approfondissement et son perfectionnement. En arriver à assiéger le pouvoir bourgeois (dans tous les domaines, y compris ses forces de répression) et maintenir ce siège est accessible par la maîtrise du processus qui voit les armes de l’ennemi se retourner contre lui. En fait, il serait plus précis de dire qu’il faut maîtriser le processus qui voit les avantages tactiques de l’ennemi se convertir en désavantages stratégiques. Quelques exemples aideront à mieux nous faire comprendre.

     Le principe de l’action de guérilla consiste à mener une action prompte et inattendue dans des conditions tactiques favorables, pour se replier avant que l’ennemi ait pu déployer sa supériorité en hommes et en armement. Face à la guérilla, l’ennemi dispose de deux grands axes de riposte : le politique (essentiellement la guerre psychologique) et le policier/militaire. Nous ne parlerons pas ici du premier, nous le faisons plus loin à l’occasion de la question no 32, mais tout le monde sait déjà qu’il s’agit de l’orchestration systématique de campagnes d’intox, de falsification, de calomnies ordurières, etc.

     Le second axe, la riposte policière/militaire, prend forme de trois manières. Primo : l’investigation, c'est-à-dire l’identification, l’espionnage, l’infiltration, l’isolement, etc., et la destruction des forces et structures de la guérilla. Ces pratiques policières se contrent par des mesures de sécurité et d’autodéfense, par le cloisonnement strict de l’illégalité, par des initiatives paralysant, égarant ou liquidant les sbires du régime, etc. (bien entendu, nous rappelons que l’élément déterminant de la capacité de résistance des forces révolutionnaires reste en premier lieu leur fermeté politico-idéologique). Secundo : la fortification, c’est-à-dire le renforcement de la sécurité des structures ou personnes susceptibles de faire l’objet d’une attaque de la guérilla, dont une des conséquences est d’obliger les forces révolutionnaires à consacrer plus de temps, de moyens et d’effectifs pour la réalisation de leurs opérations. Tertio : l’interception, c’est-à-dire la capacité de réagir instantanément à l’action de guérilla pour empêcher le repli de l’unité combattante, l’encercler, l’accrocher, l’anéantir.

     Fortification et interception sont des méthodes de riposte qui bénéficient de nombreux progrès techniques (dans le domaine du matériel, des équipements, etc.) et qui se combinent en tenailles : d’une part elles contraignent la guérilla à consacrer plus de temps et à investir des moyens plus lourds pour une action donnée, d’autre part elles lui laissent moins de temps et de latitude pour mener l’opération et se replier avec une marge de sécurité raisonnable. L’incidence tactique de ce mouvement de tenailles est donc indiscutablement gênante mais l’outil témoigne que l’ennemi lui-même se place sur la défensive, qu’il se trouve en position d’attaqué. Malgré les difficultés tactiques qu’entraînent la qualification des forces d’interception (espionnage vidéo et dispositifs de bouclage de villes entières, patrouilles spécialisées rapides, etc.) et la course à la fortification, elles vont dans le sens des objectifs stratégiques révolutionnaires : elles installent l’ennemi dans une position d’assiégé.

     Par ailleurs, du point de vue stratégique il est bien plus utile d’attaquer les forces employées par l’ennemi à l’îlotage que celles destinées à l’interception, même si ce sont ces dernières qui posent le plus de problèmes lors des actions. De même qu’il est moins intéressant de s’échiner à mener des actions de grande ampleur pour atteindre l’ennemi dans ses bases les plus vitales — et donc les plus fortifiées — que de porter des coups peut-être modestes mais incessants contre les objectifs moins capitaux et plus accessibles. En résumé, il faut doser les investissements de telle façon que la mesure retenue serve l’objectif stratégique tout en garantissant aux forces de la guérilla une marge de manœuvre tactique minimale.

     En ce qui concerne les différences entre la stratégie de la Guerre Révolutionnaire Prolongée telle que nous la concevons pour les pays impérialistes et la stratégie de la Guerre Populaire Prolongée élaborée par le Parti Communiste Chinois lors de la guerre contre l’envahisseur japonais et contre le Kuomintang, il faut reconnaître qu’elles sont nombreuses. D’abord, dans les centres impérialistes la lutte armée adopte la forme de la guérilla urbaine. Les conditions objectives (sociales, démographiques, géographiques) interdisent toute guérilla rurale à grande échelle, et plus encore l’établissement de zones libérées où s’exercerait le nouveau pouvoir révolutionnaire. L’établissement et l’administration de zones libérées est un des piliers de la stratégie de la Guerre Populaire Prolongée comme l’ont conçue les camarades chinois, et nous devons lui substituer ici la construction et le développement de réseaux clandestins dans les concentrations urbaines et industrielles. La capacité ennemie d’amener des forces armées d’une supériorité écrasante et en un délai très bref dans n’importe quel coin du pays nous interdit de contrôler militairement un espace donné (un quartier, par exemple) plus longtemps qu’il n’est nécessaire pour mener une action de guérilla ou une agitation politique protégée.

     Cette différence en engendre d’autres. Ainsi, dans la Guerre Populaire Prolongée telle qu’elle fut et reste menée dans les pays dominés, la transition entre guerre de guérilla et guerre de mouvement se réalise progressivement dans le mouvement d’encerclement des villes par les campagnes, par l’accroissement des zones libérées et la réduction des zones toujours sous le contrôle de l’ennemi. Pareil mécanisme stratégique ne nous est pas accessible. Ici, la charnière entre guerre de guérilla et guerre de mouvement s’établit au moment où la Guerre Révolutionnaire Prolongée fait place à l’insurrection de masse. À ce moment-là seulement, et dans un bref laps de temps, la conversion s’opère et les forces révolutionnaires sont mises en demeure de prendre le contrôle du plus grand (et propice) espace et de l’élargir encore.

     Nonobstant les différences d’ordre stratégique, il faut aussi prendre en considération les différences d’ordre politico-social induites par la différence de structure sociale entre les pays dominés et les pays impérialistes très développés comme ceux d’Europe occidentale. La plus importante de ces différences tient dans le caractère de classe de la guerre révolutionnaire. Dans l’expérience chinoise comme dans celle de la plupart des pays dominés du tiers-monde, la Guerre Populaire Prolongée reposait sur une alliance de classe entre la classe ouvrière (numériquement faible mais politiquement centrale), la petite-bourgeoisie économique et intellectuelle (très influente), certains secteurs de la bourgeoisie nationale et surtout, la paysannerie (la classe la plus étendue qui porte sur ses épaules l’essentiel de la guerre de guérilla). Rien de tout cela chez nous.

     Dans les pays impérialistes comme ceux de l’Europe de l’Ouest, l’importance du prolétariat est telle qu’aucune alliance de classe, stricto sensu, n’est envisageable. Non que des éléments issus de la petite-bourgeoisie ou de la paysannerie ne puissent rallier le processus révolutionnaire, mais ce ralliement devra consister en une adhésion entière à la perspective prolétarienne. La liquidation économique de la petite-bourgeoisie atteint ici un degré extrême ; il n’est pas un secteur jadis trusté par cette classe (commerces, services en tout genre, etc.) d’où le grand capital ne procède pas à son éviction. Partout l’emploi salarié se substitue à l’emploi indépendant. Un clivage très net s’opère parmi la petite-bourgeoisie intellectuelle, qui en rapproche objectivement du prolétariat la majeure partie et en soude le reliquat à la bourgeoisie (cadres, spécialistes, etc.). Précisons encore qu’au niveau idéologique la petite-bourgeoisie n’a plus la moindre identité progressiste propre et qu’elle se retrouve contrainte soit d’adopter les idéaux prolétariens, soit de se prostituer à la réaction bourgeoise.

     En raison du haut degré de développement économique atteint dans les centres impérialistes européens (et compte tenu de la structure sociale qui en découle), le processus révolutionnaire dans ces pays est de nature ouvertement prolétarienne et communiste. Point n’y est besoin d’étape intermédiaire à l’édification socialiste, ni politique (la démocratie bourgeoise a déjà livré tout son contenu historique progressiste et l’indépendance nationale —dans le cadre de l’ordre impérialiste mondial — est acquise), ni économique (il n’y a pas de bourgeoisie nationale à ménager : l’expropriation prolétarienne peut et doit être drastique). Cet aspect des choses justifie aussi le fait que nous parlions de stratégie de Guerre Révolutionnaire Prolongée en place de Guerre Populaire Prolongée. Nous pourrions éventuellement parler de stratégie de Guerre Prolétarienne Prolongée, en raison de son caractère de classe exclusif, mais nous l’évitons par souci de clarté : le prolétariat ne s’engage massivement en tant que tel qu’au moment de l’insurrection, c’est-à-dire précisément quand s’achève l’étape de la Guerre Révolutionnaire Prolongée.

     Tout cela dit, il est indiscutable que nous, révolutionnaires des métropoles, avons tout intérêt à explorer minutieusement l’immense bagage d’expérience accumulé par le Mouvement Communiste International au cours des guerres populaires menées en Chine, au Vietnam ou ailleurs. Un exemple entre mille : nous sommes attachés à la thèse du « Parti combattant », c’est-à-dire à l’option d’un parti accomplissant lui-même le travail politico-militaire, et la manière d’intégrer ce travail dans le cadre de l’activité classique du Parti pose de nombreux problèmes. S’il s’agissait seulement de quelques opérations clandestines (l’élimination d’indicateurs et d’infiltrés, l’accumulation d’armes, la formation de cadres en vue de l’insurrection, etc.), la solution d’un appareil clandestin rattaché à la direction du Parti et à l’Internationale — solution adoptée par les partis kominterniens — ferait parfaitement l’affaire. Mais pour nous il s’agit maintenant de mener une guerre révolutionnaire dont la conduite est bien plus politique que militaire et cela appelle des solutions inédites. C’est à ce propos que le bagage d’expérience évoqué plus haut peut nous être utile. Dans la mesure où un appareil entièrement militaire, faisant pièce aux structures politiques habituelles du Parti, pleinement autonome mais dépendant de ses instances dirigeantes, ne nous paraît pas adapté au caractère spécifiquement politico-militaire de la Guerre Révolutionnaire Prolongée métropolitaine, et dans la mesure où une dilution des forces militaires et une ventilation des tâches de guérilla dans les structures de base du Parti nous semble irréaliste, sinon irresponsable, ce que nous pouvons apprendre de la manière dont le général Giap a combiné des forces militaires spécialisées, autonomes et puissantes (celles du Nord) et des forces armées occasionnelles, légères et issues d’organisations de base (celles du F.N.L.), nous intéresse au plus haut point. Car en effet, on peut imaginer que la solution aux problèmes structurels posés par la thèse du Parti combattant et la stratégie de Guerre Révolutionnaire Prolongée réside dans une combinaison de ce type, qui verrait les structures de base du Parti (cellules, comités, etc.) contribuer ponctuellement, prudemment et avec des moyens limités, à la propagande armée et au harcèlement, tandis qu’un appareil militaire spécifique, dépendant directement des plus hautes instances du Parti, assurerait de manière efficace les initiatives politico-militaires de grande envergure, le tout parfois coordonné dans des campagnes uniques. Le type d’organisation adopté par le Front de l’Indépendance dans la Résistance anti-nazie avec la structure des Partisans Armés d’une part et celle des Milices Patriotiques d’autre part présente également beaucoup d’intérêt à ce propos.

     Quoi qu’il en soit, tout cela nécessitera encore beaucoup de réflexions et d’expériences. Ce que nous pouvons seulement apporter à ce sujet maintenant sont des travaux exploratoires visant à préparer au mieux les tournants que le camp de la révolution doit aborder à l’avenir.

     Note : ce texte constitue l’essentiel de la seconde contribution des auteurs dans le débat « Lutte armée et politique révolutionnaire / Violence révolutionnaire et construction du Parti, aujourd’hui, en Europe » avec l’O.C.M.L. Voie Prolétarienne. Cette seconde contribution ainsi que celle des camarades français seront prochaînement publiées ensemble.

 

     30. Comment voyez-vous pratiquement le processus de construction de l’avant-garde révolutionnaire à partir de la situation actuelle du mouvement de classe en Belgique ?

     La question nous semble bien posée en ce qu’elle lie le problème à résoudre à la situation qui le détermine. Première donnée essentielle : dans notre pays, il est question de construction de l’avant-garde révolutionnaire, compte tenu du fait que depuis grosso modo un demi-siècle aucune force politique n’a pu prétendre à cette responsabilité (nous précisons notre analyse à ce propos en répondant aux questions no 11 et 12), la cassure historique est nette, la vacuité installée. La scission du P.C.B. dans les années 60 et l’apparition des groupes « maoïstes » un peu plus tard auraient éventuellement pu déboucher sur une sorte de reconstruction à partir des meilleurs acquis historiques, mais ce ne fut pas le cas. Aujourd’hui, le P.C.B. révisionniste a disparu et l’extrême-gauche institutionnelle (P.O.S. et P.T.B.) patauge irrémédiablement dans l’opportunisme, le crétinisme parlementaire, etc., et collabore avec empressement à la contre-révolution.

     Les révolutionnaires en Belgique se trouvent donc face à une situation de vide complet, une situation où tout doit être apporté, tout doit être construit. Pour notre part, nous avons l’habitude de dire que les Cellules Communistes Combattantes sont le produit de cet extrême dénuement du mouvement révolutionnaire de classe et plus encore le produit de l’impérieuse nécessité historique d’en sortir. En effet, seules jusqu’à présent les Cellules ont emprunté la voie qui, partant de la pénible situation présente, permet de progresser dans la lutte pour la révolution. Et si la modestie et la fragilité de notre organisation ont témoigné de l’atomisation et du désarroi de l’ensemble des forces prolétariennes, il faut mettre cela en rapport avec la longueur et la profondeur de la déchéance du mouvement communiste dans le pays et comprendre en conséquence que cette atomisation et ce désarroi sont à ce point enracinés qu’ils caractériseront un certain temps encore la réalité où agir.

     Il serait donc vain d’espérer voir apparaître ici à brève échéance une force organisationnelle réellement implantée dans tous les secteurs prolétariens (ou, du moins, les principaux) et qui pourrait ainsi prétendre à la polarisation de l’ensemble des initiatives des avant-gardes révolutionnaires de la classe. Pas plus que les Cellules Communistes Combattantes ne le pouvaient (elles ont toujours été très claires à cet égard), personne ne pourrait prétendre aujourd’hui à la centralisation structurelle des potentialités et forces révolutionnaires : les conditions objectives pour ce faire ne sont tout simplement pas réunies. Pourtant cette centralisation est capitale. C’est la raison pour laquelle les communistes et les prolétaires d’avant-garde en Belgique doivent prioritairement travailler à l’émergence de ces conditions.

     Pratiquement, cela implique à notre avis la constitution d’une véritable trame d’initiatives révolutionnaires, la construction responsable de nombreuses petites unités politico-militaires actives, le plus généralement — hélas ! — isolées les unes des autres. C’est là tout le principe stratégique du mot d’ordre « Que mille cellules naissent ! » : puisqu’actuellement l’établissement d’une organisation révolutionnaire à même d’exercer une action centripète est hors de portée, il est du devoir de chaque camarade d’œuvrer concrètement à l’impulsion d’initiatives révolutionnaires, quelles qu’en soient les limites ou le degré d’isolement initiaux. Seules l’apparition d’un pareil réseau (dont le développement se fera naturellement en maillage), sa dynamique propre et son action sur la réalité politico-sociale permettront le dépassement de la décomposition et du désarmement (dans tous les domaines et en premier lieu politique) actuels du camp révolutionnaire, la conquête d’étapes supérieures de lutte pour la révolution.

     Toutefois, que l’on nous comprenne très bien : cette conception stratégique particulière d’émergence est indissociable de l’objectif primordial de construction de l’organisation unique, politique et combattante, centralisée et hiérarchisée, catalysant et synthétisant les aspirations de l’ensemble du prolétariat dans une perspective historique, regroupant tous les éléments d’avant-garde de la classe.

     Car la pire des erreurs serait bien sûr de s'installer dans l’éparpillement ou de s’en accommoder politiquement : au plus tôt nous en aurons fini avec lui, au mieux cela vaudra ! Cette situation n’est tolérable que dans l’exigence de sa liquidation la plus rapide et entière. Voilà pourquoi aujourd’hui toute initiative particulière porte une immense responsabilité vis-à-vis du processus général d’unification. Une responsabilité qui doit se traduire par une attention exceptionnelle portée au caractère et à l’incidence de toute pratique révolutionnaire. Seule la recherche permanente d’unité théorique, politique et stratégique, pourra remédier aux inconvénients et limites de l’inévitable décentralisation initiale. Seule la démarche d’unité — dans la lutte — apportera au mouvement communiste révolutionnaire les caractères objectifs et subjectifs nécessaires au progrès historique que représentera la fondation de l’Organisation Combattante des Prolétaires.

 

     31. L’action des Cellules Communistes Combattantes surprit le mouvement révolutionnaire européen et lui sembla inespérée parce que sortant toute achevée du néant. Le silence de l’organisation depuis vos arrestations apparaît comme tout aussi inhabituel. Qu’en est-il exactement des Cellules Communistes Combattantes ?

     « Ce qu’il en est » des Cellules Communistes Combattantes en 1984/85 peut être récapitulé par une formule connue dont nous n’aimons pas beaucoup le terme : il s’agit d’une organisation de « seconde génération » dans le nouveau mouvement révolutionnaire européen. À la différence des grandes organisations qui ont été portées par la vague des années 60 et dont l’apparition au début des années 70 a établi la reprise de la lutte révolutionnaire en Europe de l’Ouest (nous pensons à la R.A.F., aux B.R., au P.C.E.(r) et aux G.R.A.P.O...), les Cellules se sont constituées alors que le mouvement avait déjà accumulé une somme considérable d’expériences dont elles ont pu tirer force et profit. Là réside l’unique et véritable explication des qualités de notre organisation... comme d’ailleurs sans doute une des causes de sa fragilité.

     On peut en tirer un double enseignement. Primo, que la lutte fait toujours progresser la lutte, non seulement dans ses aspects victorieux mais aussi à travers ses tâtonnements, ses erreurs, ses échecs. Le mouvement révolutionnaire ne doit pas être « surpris » : il a une part de paternité vis-à-vis des Cellules ! Dans ce sens, nous croyons aussi que l’expérience de lutte de 1984/85 contribuera inévitablement tôt ou tard à la reprise concrète de l’initiative révolutionnaire dans notre pays. Secundo, qu’il faut savoir appliquer correctement les indications fournies par une expérience particulière — avec son propre cadre objectif, social, historique — dans une autre situation à un autre endroit et un autre moment. Nous pensons qu’un manque de vigilance à ce niveau est sans doute une des causes de la déviation militariste de notre organisation, déviation qui la rendit excessivement vulnérable à la répression.

     Avant même la gestation des Cellules Communistes Combattantes dès 1983, les expériences des camarades allemands, italiens et d’ailleurs avaient déjà fait l’objet de nombreuses discussions et analyses, ce qui permit à notre organisation d’acquérir en assez peu de temps (du point de vue organisationnel s’entend, nous ne parlons pas ici de l’ancienneté de l’engagement politique des militants ayant animé la gestation et présidé à la fondation des Cellules) une maturité pour laquelle une décennie avait été nécessaire dans d’autres circonstances. Mais cette maturité, ce caractère achevé de l’action de notre organisation dès ses premières manifestations publiques n’éliminait en rien cette loi qui veut qu’une lutte de guérilla soit la plus vulnérable au cours de sa période d’implantation. Cette maturité, ce caractère achevé n’empêchait pas que les Cellules restaient très faibles et fragiles parce que jouissant d’un enracinement social excessivement restreint et de bien peu d’expérience propre.

     Il n’y a donc pas de contradiction entre la faiblesse et la fragilité initiales des Cellules Communistes Combattantes (qui ont toujours été parfaitement claires à ce sujet dans leur expression) et le caractère mûr et compétent qu’elles pouvaient présenter à l’extérieur (entre autres par l’intensité et la qualité de leur activité militaire, fruit d’une préparation autonome soignée au cours d’une coopération mutuellement profitable avec Action Directe notamment).

     Rappelons pour conclure que les Cellules ont aussi pu apparaître à première vue bien plus puissantes qu’elles ne l’étaient, en raison de l’importance exagérée accordée en 1984/85 au travail militaire — c’est-à-dire à une activité apparente, fortement médiatisée — par rapport au travail politico-structurel clandestin, et nous pensons ainsi avoir répondu à la question.

 

     32. Pourquoi ne répondez-vous pas aux nombreuses calomnies, aux amalgames diffamatoires répandus sans discontinuité dans la presse ? Votre mutisme face à ces manipulations est incompréhensible pour certains camarades, voire troublant pour d’autres. Ainsi, par exemple, pouvez-vous dire ce qu’il en est de l’affaire de l’attaque de la caserne à Vielsalm en 1984, dont une partie du produit aurait été retrouvée dans des bases des Cellules, alors que selon divers journalistes ou politiciens bourgeois cette attaque aurait été menée par des commandos U.S. ?

     Le combat et la propagande révolutionnaires sont les seules réponses véritables et clarificatrices aux monceaux de pourriture répandue contre les combattants communistes, leurs luttes, leurs organisations et leurs idéaux.

     La pratique des Cellules Communistes Combattantes et leur expression politique en 1984/85, notre attitude face à la répression et notre travail politique en tant que prisonnièr(e)s depuis bientôt huit années constituent les réponses justes aux innombrables mensonges et médisances colportés par la bourgeoisie, ses flics, ses démocrates les plus vils et ses gauchistes les plus corrompus.

     Que dire d’autre et à quel niveau ? Pourrait-on croire que les calomniateurs se trompent accidentellement ? Qu’ils attendent que nous leur décrivions la réalité qu’ils ont sous les yeux pour en découvrir la vérité et la véhiculer ? Ce serait plutôt naïf.

     Certes tous les calomniateurs ne sortent pas du même moule, n’émargent pas à la même caisse, ne partagent pas les mêmes motivations. Mais qu’ils soient agents du Groupe Interforces Anti-terroriste spécialisés dans la guerre psychologique, journalistes ou intellectuels prétentieusement convaincus d’une indépendance comme d’une grâce de Croisés de la Sainte Démocratie, rédacteurs de romans crapulo-sadico-pornographico-policiers ou encore gauchistes dépravés aux abois, etc., à leurs façons respectives tous finalement poursuivent consciemment ou inconsciemment un même but : rejeter et faire rejeter la vérité historique, la vérité révolutionnaire de la cause et du combat communistes.

     La totale incohérence des calomniateurs constitue d’ailleurs la meilleure démonstration de leur inexpugnable mauvaise foi. À les entendre ou à les lire, il a été successivement démontré — généralement « preuves à l’appui » — que nous étions des créatures de l’extrême-droite, de la Sûreté de l’État, de la C.I.A., du K.G.B., des services secrets bulgares, du colonel Khadafi, des organisations libanaises et/ou palestiniennes, de l’« euroterrorisme », de la Loge P2, des réseaux Gladio, de la maffia de la drogue, et nous ne craignons nullement d’en oublier puisque demain la liste s’allongera encore. Mais cette incohérence forcée ne gêne en rien les calomniateurs puisqu’à travers elle ils trouvent la manière la plus imparable d’œuvrer : « si ce n’est plus ça, c’est que c’est autre chose — de pire ! », et quoi qu’il en soit notre lutte dont les tenants et les aboutissants sont pourtant clairs comme le cristal deviendra ainsi toujours quelque chose de louche, aux fondements obscurs, aux pratiques troubles, aux objectifs mystérieux...

     Démentir les scénarios inépuisables de pareille logique manipulatrice serait donc non seulement un investissement vain — un travail de Sisyphe — mais de surcroît cela reviendrait à apporter une caution à cette logique elle-même. Le piège qu’elle tend est justement celui d’un faux dialogue sur le terrain de ses provocations, dans l’optique de sa vision policière de l’histoire. Par exemple, démentir cette saloperie selon laquelle les Cellules Communistes Combattantes pourraient être liées aux « tueurs du Brabant » reviendrait à accréditer l’idée qu’une telle chose soit du domaine du possible et qu’il puisse être raisonnable de s’en inquiéter. Or, ce qui est juste et fondamental n’est pas de prétendre qu’au niveau du fait divers cette connexion n’existe pas, c’est de démontrer objectivement par nos orientations et notre pratique révolutionnaires qu’une telle relation est par nature impossible : la lutte des Cellules exprime les intérêts populaires tandis que les « tueries du Brabant » sont foncièrement anti-populaires.

     Bien entendu nous ne nions pas que les campagnes de manipulations et de calomnies contre les Cellules Communistes Combattantes portent ici et là des fruits empoisonnés. Mais on n’y changera rien en perdant son âme et son temps dans des polémiques malsaines, sur le terrain de la contre-révolution, avec des journalistes à son service (nous le répétons, des gens pas forcément salariés par la police, mais s’identifiant pleinement au régime bourgeois démocratique de par leur identité réactionnaire de classe, celle de la petite-bourgeoisie intellectuelle aujourd’hui). Ce qui est nécessaire, c’est de développer les forces et la pratique révolutionnaires afin qu’elles apportent un démenti vivant et permanent aux mensonges des médias bourgeois, afin qu’elles sachent toujours plus empêcher ces médias de nuire et rendent la conscience sociale toujours moins vulnérable à leurs manipulations.

     Si aujourd’hui certaines personnes peuvent être sincèrement troublées parce que nous ne jugeons pas bon de réfuter systématiquement les ragots orduriers colportés contre nous, notre organisation et son idéal, nous croyons pour notre part que la meilleure chose à faire est de les appeler à réfléchir sur leur propre fragilité face aux manœuvres du régime et de sa presse. Nous pensons qu’il manque à ces personnes non pas l’un ou l’autre détail concernant l’organisation de la lutte ou notre vie privée, mais bien une fermeté idéologique, une juste compréhension de la politique et de la praxis révolutionnaires et donc une confiance dans celles-ci. Car la réponse à toutes les calomnies passées, présentes et futures est contenue dans la lutte révolutionnaire même, nulle part ailleurs.

     Cela dit, nous pouvons préciser sans aucun problème ce qu’il en a été de l’attaque de la caserne de Vielsalm en mai 1984. Cette action — tout comme celle menée contre le dépôt d’explosifs de la carrière de Scoufflény quelques semaines plus tard — a été menée par des combattants révolutionnaires internationalistes au bénéfice exclusif du mouvement révolutionnaire européen. Les armes saisies à Vielsalm — tout comme l’explosif saisi à Ecaussines — ont servi à équiper les Cellules Communistes Combattantes et d’autres organisations révolutionnaires européennes, et voilà comment les flics retrouvèrent des fusils F.A.L., F.A.L.O. et des pistolets-mitrailleurs Vigneron — tout comme de l’Irémite, de la Tolamite, de la Triamite et de la Dynamite — lorsqu’ils investirent des bases de notre organisation à travers tout le pays, ou des bases d’Action Directe à Bruxelles puis en France.

     Il n’y a jamais eu l’ombre du moindre militaire U.S. dans cette affaire (peut-être y avait-il des manœuvres militaires en cours la même nuit dans la même région, nous en ignorons tout), et le fait que ce grotesque bobard — émis à l’origine par un gangster en cavale, mythomane notoire lié au fasciste Militis ! — ait été récupéré avidement puis servi à toutes les sauces par des journalistes foireux, des gauchistes putrides et une commission d’enquête parlementaire bidon en dit long sur le sérieux de ces irremplaçables garants de la Sainte Démocratie !

 

     33. Que pensez-vous de la thèse affirmant que la construction d’un authentique Parti Communiste est un préalable incontournable à l’ouverture de la moindre pratique armée ?

     Nous pensons que cette thèse pèche par dogmatisme. Elle considère une méthode de lutte et la charge d’un contenu politique et stratégique immuable, trans-historique. Précisément elle réduit la lutte armée au rôle que lui conféraient les Bolchéviks en leur temps et dans leur situation, ou encore les communistes chinois dans les leurs. Nous rejetons donc cette thèse en nous basant sur le fait qu’aujourd’hui dans les métropoles impérialistes la dimension acquise par la lutte armée (essentiellement en tant que propagande armée) est originale, ce qui impose au minimum une nouvelle réflexion.

     Nous ne nions pas que la guerre de partisans décrite par Lénine, les étapes supérieures de la Guerre Révolutionnaire Prolongée et, bien entendu, l’insurrection imposent l’existence d’un authentique Parti prolétarien. Le fond du problème consiste donc à bien définir les diverses tâches, les étapes objectives et subjectives du processus révolutionnaire et à bien comprendre leur relation dialectique. Aux tâches qui expriment un certain degré de maturité de la lutte de classe doit correspondre le degré de maturité organisationnelle approprié, le Parti. Et vice versa. Mais avant cela ?

     Avant cela il ne peut être question de s’abstenir de mener le travail d’agitation et de propagande communistes pour la seule raison que le Parti n’existe pas encore. Et même plus, il est nécessaire de mener l’agitation et la propagande révolutionnaires pour faire surgir et réunir les forces à même d’édifier le Parti. Tel est le sens de la lutte armée menée par le courant marxiste-léniniste du mouvement révolutionnaire européen, et donc par les Cellules Communistes Combattantes en 1984/85.

     À notre avis, les adeptes de la thèse dogmatique qui soumet une fois pour toutes la pratique armée à l’existence et à la direction du Parti Communiste commettent une double faute. La première, nous en avons déjà parlé, ils ne comprennent pas le rôle politico-idéologique essentiel de la lutte armée dans le processus révolutionnaire au sein des métropoles impérialistes. La seconde, leur conception du Parti révolutionnaire et de son processus d’édification est idéaliste.

     Le Parti ne naît ni hors ni avant la lutte. Il naît dans la lutte révolutionnaire, comme expression du développement et de la maturation des forces révolutionnaires, comme témoin de la radicalisation de l’affrontement des classes.

     Au premier temps du processus révolutionnaire correspondent des forces faibles et relativement isolées (telles les Cellules Communistes Combattantes). Au second stade émerge une organisation (que nous appelons « Organisation Combattante des Prolétaires » ) qui polarise les manifestations croissantes de la lutte révolutionnaire et constitue l’embryon partitiste. Et seulement ensuite, à un niveau supérieur, apparaît le Parti comme expression organisée de l’avant-garde révolutionnaire du prolétariat capable de représenter les intérêts généraux et particuliers de tout le prolétariat dans la lutte des classes.

     Le Parti ne se proclame pas, ne se décrète pas : il se fonde dans la lutte à un certain moment du processus révolutionnaire, bien après les premières initiatives — armées ou non — d’agitation, de propagande et de structuration. De ce fait, reporter le déclenchement de la propagande armée après la fondation du Parti équivaut, dans la situation des métropoles impérialistes aujourd’hui, à entraver le progrès révolutionnaire... et donc la marche menant à la fondation du Parti ! Pareil report consiste finalement à rejeter un élément capital pour la réunion des conditions nécessaires de fondation du Parti Communiste !

 

     34. Que pensez-vous de l’analyse selon laquelle la lutte armée est prématurée dans la mesure où l’heure serait à un patient travail d’organisation et de politisation des éléments avancés de la classe ouvrière et non au ralliement des masses à la révolution ?

     Nous pensons que cette analyse, tout comme celle qui prétend que la lutte armée peut être seulement engagée après la fondation du Parti, témoigne sinon de dogmatisme tout au moins d’une incompréhension du rôle imparti à la lutte armée par le courant marxiste-léniniste dans le mouvement révolutionnaire européen (voir questions no 28 et 29). Elle est donc incorrecte dans le cas qui nous occupe. Répétons-le, nous ne concevons pas la lutte armée de la même façon que Lénine dans son article La guerre de partisans et nous mettons en garde contre une simplification abusive à ce propos. Selon nous, il est possible et nécessaire d’entreprendre la lutte armée dès les tout premiers moments du processus révolutionnaire, à savoir précisément dans les moments où ne se pose pas encore la question de « rallier les masses à la révolution », mais simplement d’« organiser et politiser (sur une base révolutionnaire) les éléments avancés de la classe ouvrière ». Si nous demandions aux adeptes de l’analyse citée dans la question comment eux conçoivent le travail d’organisation et de politisation des avant-gardes, ils répondraient quelque chose du genre « par la propagande, l’agitation et le développement des structures militantes » (et ne manqueraient pas d’insister sur la patience que requiert tel travail). Pensent-ils donc qu’à travers la lutte armée nous fassions autre chose ? (et que nous souffrions d’une impatience irrépressible ?). Nous nous souvenons d’une contribution de camarades allemands dans laquelle ils demandaient aux tenants de la critique contemplative où il était écrit une fois pour toutes que la propagande révolutionnaire ne serait que du papier imprimé ! Et allant plus avant, le camarade Oriach rappelle que la rupture révolutionnaire de l’initiative d’agit-prop varie selon les situations : distribuer un tract socialiste dans la Russie des Romanov exposait à la déportation. « À la limite — ajoute-t-il — accrocher un drapeau rouge à l’époque tsariste était une dissidence aussi radicale que poser une petite bombe aujourd’hui. »

     On aurait grand tort de négliger la portée stratégique de tel argument. Nonobstant le contenu des textes mis en circulation lors d’une initiative de propagande révolutionnaire (contenu dont la justesse et la qualité est naturellement essentielle), la valeur et l’efficience de cette initiative varient selon qu’elle s’inscrit dans le train-train de la démocratie bourgeoise ou qu’elle rompt ouvertement avec le régime. Ce dernier d’ailleurs ne s’y trompe pas : il reste indifférent, voire même bienveillant, envers les groupes — relevant de la liberté d’association — qui distribuent des tracts et journaux — relevant de la liberté d’expression — et il réprime graduellement l’activité politique publique en faveur de la lutte armée (rares sont les pays européens où la diffusion ou même seulement la détention de déclarations d’organisations combattantes ne fait pas encore l’objet de poursuites judiciaires). Nous n’attachons bien évidemment pas, à la manière des subjectivistes, une valeur mystique à la démonstration de rupture ou de rébellion. Nous pensons simplement que l’insertion du travail d’agit-prop dans le cadre d’une lutte ouverte et totalisante contre le régime est le gage même de son efficience.

     L’effroyable sclérose frappant le large éventail des petits groupes qui rejettent la lutte armée aujourd’hui en même temps qu’ils prétendent la rallier demain (en cas de situation révolutionnaire) révèle combien l’extrême-gauche apparue en opposition au révisionnisme des « P.C. » issus de la IIIe Internationale en a malgré tout hérité d’un des principaux vices de base. Car finalement, ces partis de la période 1920-60 n’ont-ils pas été les premiers, durant des décennies, à vouloir préparer dans la légalité (ou paralégalité) une insurrection... toujours reportée ? Et ne sont-ils d’ailleurs pas en leur temps arrivés à un succès inégalable de mobilisation dans cette voie improductive, illusoire ? Depuis plus ou moins trente ans maintenant, une variété incroyable de petites forces végètent tant bien que mal, se partageant — avec une redoutable patience — entre un travail d’organisation et de politisation systématiquement stérile, une critique contemplative des réelles initiatives révolutionnaires et les délices étranges de la scolastique et du dogmatisme.

     À l’opposé de la permanence végétative de cette extrême-gauche sclérosée, il y a la vitalité du mouvement révolutionnaire qui trace la voie stratégique de la lutte politico-militaire dans les métropoles impérialistes. Une dynamique irrésistible avec ses vastes et soudains bonds en avant et ses raclées mémorables, avec ses expériences et ses découvertes comme ses erreurs et ses échecs, avec sa vie politique intense au cours de laquelle certes beaucoup de sottises sont proférées mais surtout se dégagent les éléments théoriques et politiques indispensables au progrès de la lutte, capables petit à petit d’orienter et d’organiser les avant-gardes comme d’interpeller des secteurs toujours plus larges de la classe sur la question révolutionnaire. Pour reprendre le mot de la question, tout cela peut-il être considéré comme « prématuré » face à la décrépitude opportuniste et/ou la paralysie dogmatique des forces gauchistes dont nous parlions plus haut ? Sans oublier de surcroît que bien peu d’entre elles rejettent la lutte armée à partir d’un réel et sincère souci de l’intérêt du processus révolutionnaire. Il importe vraiment de discerner les rares groupes dont l’erreur d’analyse repose sur le dogmatisme (par exemple, sur une incapacité à comprendre que la situation idéologique et politique des démocraties impérialistes exige d’autres orientations stratégiques révolutionnaires et d’autres tactiques d’agit-prop que celles forgées dans la lutte contre une autocratie semi-féodale, il y aura bientôt un siècle) et la grande majorité d’autres qui se retranchent derrière les dogmes (et généralement l’intrigue et la calomnie) pour tenter de justifier leur réformisme viscéral, leur crétinisme parlementaire, leur hypocrite cirque gauchiste en marge de la social-démocratie. Rappelons encore que nous avons abordé le problème avec notre contribution Lutte armée et politique révolutionnaire dans le débat avec l’Organisation française Voie Prolétarienne que nous situons parmi ces rares groupes évoqués en premier lieu.

 

     35. Quelle est votre conception des rapports qui doivent exister entre la lutte armée et le Parti ? En quoi votre conception diffère-t-elle de celle du Parti Communiste d’Espagne (reconstitué), que vous avez eu l’occasion d’interpeller à ce sujet ?

     Nous avons en effet présenté en mai 1990 un texte intitulé Sur le Parti combattant (une divergence avec les camarades espagnols), dans lequel nous exposons notre propre conception du rapport entre Parti et lutte armée et portons une critique au point de vue des militants du P.C.E.(r) sur la question. Ce texte a été publié dans la revue Correspondances Révolutionnaires, numéro 8 (octobre-décembre 1990), et il constitue notre réponse la plus complète à la question posée ici. Nous nous contenterons donc d’évoquer l’idée principale de ce document.

     Notre position est d’une grande simplicité. Dans la mesure où la lutte armée est appelée à remplir des fonctions capitales à caractère politique tout au long du processus révolutionnaire, elle doit être directement assumée par le Parti révolutionnaire. Le rôle du Parti est de rassembler dans une structure unique, centralisée et hiérarchisée, les avant-gardes prolétariennes et les militants révolutionnaires afin de constituer la machine de guerre de la classe contre la bourgeoisie, de tracer la voie qui mène à la révolution et d’y guider les masses. Une donnée stratégico-politique aujourd’hui aussi fondamentale que la lutte armée ne peut donc échapper à la centralisation partitiste.

     Il était possible (il pouvait même s’avérer préférable sinon nécessaire) que le Parti du prolétariat ne prenne pas directement en charge la guérilla lorsqu’elle n’était qu’une simple tâche pratique en marge des méthodes de lutte politique (lorsque les tâches des groupes de combat se limitaient, par exemple, à récolter des fonds en expropriant des banques, à libérer des militants en attaquant les prisons, à liquider des policiers et des infiltrés, etc.). Cette séparation formelle entre le Parti et la guérilla était aussi possible (voire nécessaire, inévitable) quand la lutte armée contre le régime réunissait d’autres classes que le prolétariat. Dans ce cas, les combattants révolutionnaires issus de la paysannerie, de la petite-bourgeoisie et du prolétariat luttent côte à côte dans une structure militaire reproduisant l’alliance ponctuelle de classe comme l’A.L.N. du F.L.N. en Algérie ou l’Armée Populaire du Viêt-minh, par exemple, ou encore comme les « Partisans Armés » et les « Milices Patriotiques » du Front de l’Indépendance de la Résistance anti-nazie belge. Mais dans la situation contemporaine des pays impérialistes de l’Europe de l’Ouest, où la lutte armée joue un rôle non seulement militaire mais aussi et surtout stratégico-politique dans le processus révolutionnaire et où seul le prolétariat affronte en tant que classe le pouvoir bourgeois, le lien entre lutte armée et Parti de classe doit, à notre avis, être des plus étroits.

     Pour leur part, les camarades du P.C.E.(r) sont opposés à la thèse de la lutte armée comme tâche de Parti (et conséquemment à la conception du « Parti combattant »). Ils préconisent une séparation organisationnelle entre le Parti et les forces de la guérilla. Pareille divergence de point de vue se répercute bien entendu sur le schéma général de l’organisation politico-militaire et, dans notre document de mai 1990, nous illustrons le problème de la façon suivante :

Notre conception : le Parti combattant

 

aire
ouverte
d'agit-prop

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¬ c ¾
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organisation du Parti

structures
clandestines
d'activités
politiques

structures
militaires

La conception du P.C.E.(r) et des G.R.A.P.O. : Parti et guérilla


organisation du Parti

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organisation
de
guérilla

groupes
d'agit-prop
ouverte

structures
clandestines
d'activités
politiques

     À l’appui de leur thèse, les camarades espagnols font valoir que le Parti doit remplir de multiples tâches qui n’ont rien de militaire : tâches politiques, idéologiques, mobilisatrices, etc. Ils évoquent aussi le risque de militarisation du Parti — c’est-à-dire l’incapacité d’une structure militaire à accomplir pleinement des tâches non militaires — et enfin le danger de dérive militariste. Rappelons que la position des militants du P.C.E.(r) est précisément exposée dans leur document Parti et guérilla aussi repris au sommaire du numéro 8 de la revue Correspondances Révolutionnaires.

     Bien évidemment nous ne contestons ni la difficulté de mener de front des tâches militaires et non militaires, ni la réalité du risque de dérive militariste. Mais il n’y a là rien d’insurmontable ou, plus exactement, rien qu’il ne faille surmonter tôt ou tard dans l’activité communiste puisque, selon nous, le développement de la lutte armée comme tâche de Parti est vitale pour les progrès et le succès du processus révolutionnaire dans les pays capitalistes avancés à régime démocratique. La seule manière d’affronter les problèmes soulevés par les camarades espagnols consiste à les résoudre correctement et pratiquement sans dévier de l’essentiel. La voie est sans aucun doute escarpée et pleine d’embûches, mais c’est la seule voie qui mène au but.

 

     36. Quel bilan critique tirez-vous aujourd’hui de la lutte de votre organisation en 1984/85 ? Avez-vous noté une avancée, des progrès concrets dans la conscience des masses en Belgique quant à la nécessité de la lutte armée révolutionnaire ? Peut-on dire qu’une base sociale significative a approuvé — ou du moins compris — cette lutte ?

     Dresser le bilan exact d’une lutte comme celle menée par les Cellules Communistes Combattantes en 1984/85 est extrêmement difficile, principalement en raison du caractère politico-idéologique de la propagande armée et, par conséquent, du caractère non précisément quantifiable du succès de ses manifestations. Cependant nous ne pouvons pour autant faire l’économie d’une réflexion critique concernant l’expérience des Cellules dans ce cadre. En indiquer les erreurs, en valoriser les points forts, en combler les lacunes, voilà la bonne façon de construire un avenir de combat plus fort. Le bilan spécifiquement organisationnel et militaire est plus aisé, nous aurons l’occasion d’y revenir plus loin.

     La ténuité des liens organiques entre les Cellules Communistes Combattantes et la classe ouvrière nous impose la prudence, mais de très nombreux indices ont révélé que l’effet visé par l’activité politico-militaire de notre organisation fut réellement obtenu. Avant de rejoindre les Cellules — et leurs structures clandestines — en octobre 1985, Pascale et Didier ont eu l’occasion durant toute une année de travail public d’agit-prop d’entrer en contact avec différents secteurs prolétariens et d’apprécier leurs réactions à l’apparition et au développement de la propagande révolutionnaire. Les leçons qu’elle et lui ont tirées de cette expérience sur le terrain — et qui ont notamment déterminé leur engagement combattant — ont été systématiquement confirmées par d’autres expériences militantes d’agit-prop en direction du prolétariat (vers les métallurgistes de Liège, de Charleroi et du Centre notamment).

     Notre organisation bénéficiait indiscutablement d’une sympathie large et confuse dans de nombreuses couches populaires, mais ce sentiment procédait infiniment plus du rejet du régime et de la politicaillerie bourgeoise, de la revanche, que d’une réelle adhésion au projet communiste, au Marxisme-Léninisme ou à la stratégie de la Guerre Révolutionnaire Prolongée. À côté de cette sympathie aussi répandue que vague, inévitablement fragile (l’accident du 1er mai 1985 et sa récupération manipulatrice par la propagande bourgeoise la réduisit considérablement), l’activité des Cellules Communistes Combattantes suscitait deux réactions opposées et clarificatrices qui méritent d’être soulignées. D’abord une haine farouche de la part de toute la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie intellectuelle qui lui sert de porte-voix (politiciens réformistes, personnalités « progressistes », journalistes, juristes, etc.). Ensuite une adhésion assez remarquable — quoiqu’encore attentiste — de la part des secteurs prolétariens d’avant-garde.

     L’expérience des camarades qui ont mené l’agit-prop publique en 1984/85 est là pour confirmer combien les campagnes de propagande armée engendraient des potentialités énormes de développement et de progrès révolutionnaires, combien finalement la valeur stratégique de la propagande armée est fantastique et irremplaçable. Mais force nous est de reconnaître que ces potentialités ont été bradées : elles n’ont jamais fait l’objet d’une véritable estimation ni exploitation pour les convertir en forces révolutionnaires actives. C’est naturellement là une erreur dont l’entière responsabilité incombe aux Cellules Communistes Combattantes.

     Comment en est-on arrivé précisément à tel gâchis ? Plusieurs explications se recoupent.

     Il y a eu d’ouverture une mauvaise perception de ce que doit être la dialectique propagande armée/exploitation politico-organisationnelle des fruits de la propagande armée. Bien qu’à l’époque déjà théoriquement attachées au projet du « Parti Combattant », les Cellules n’ont pas su en traduire correctement les données dans leur situation propre. L’inexpérience et un défaut d’analyse ont amené notre organisation, sur base de la conception — juste au demeurant, nous en restons persuadés — du développement révolutionnaire par bonds organisationnels (petites cellules initiatrices éparses, convergence politique et unification organisationnelle, Parti combattant), à penser qu’une division tacite des tâches entre forces révolutionnaires légales et illégales pouvait permettre aux dernières, au premier stade du processus, de se concentrer sur les tâches político-militaires. Or, même à ce stade initial une gestion centralisée de tous les aspects politiques et militaires de la lutte est nécessaire : elle seule permet de doser correctement les investissements politiques et militaires et de leur assurer ainsi une interaction dialectique et productive. Certes l’agit-prop publique en tant que telle est inaccessible aux structures combattantes pour d’évidentes raisons de sécurité, mais même embryonnaires elles doivent déjà assurer elles-mêmes l’exploitation politique de leur travail de propagande armée et non se laisser enfermer dans une division des tâches apparemment naturelle mais en fait aveuglante et paralysante.

     Cette erreur de base en a entraîné d’autres, sans doute inévitables, aux effets directement néfastes. Primo, de la part des forces combattantes une tendance à la surestimation systématique de la qualité des forces légales en place. Secundo, de la part des forces légales une tendance à leur propre surestimation en même temps qu’à une installation quasi corporative dans la légalité. Signalons aussi de la part de tous une tendance à négliger le développement structurel et la formation de cadres sûrs et compétents, et l’on aura réuni les principaux éléments qui ont conduit aux difficultés, puis à l’éloignement et finalement à l’errance politique des forces légales. Les forces combattantes se sont retrouvées pratiquement démunies de tout relais militant de base et public, unifié et capable. Et, dans l’expérience particulière des Cellules, il faut encore ajouter une déviation de type militariste, déviation certes inexcusable mais qui s’explique par les succès du travail politico-militaire dépassant largement les espérances initiales.

     Cette déviation regrettable au sein même de l’activité de notre organisation retarda gravement la prise de conscience (et encore l’application de mesures rectificatrices) du dysfonctionnement de la dialectique vitale propagande armée/exploitation politico-organisationnelle de la propagande armée. Cette même déviation amena à la multiplication des actions de guérilla alors même qu’il apparaissait qu’elles ne pourraient être exploitées, donc à un investissement militaire toujours plus disproportionné par rapport aux besoins politiques (et conséquemment toujours plus aux dépens de la restructuration organisationnelle nécessaire pour faire face à ces besoins).

     Cette déviation militariste explique également dans une large mesure l’échec militaire de 1985. Nous en parlerons dans la réponse suivante.

     Pour conclure, nous voulons retourner à la base même de la question par un dernier commentaire. La citation de Mao Tsé-toung est très connue : « Si l’ennemi nous attaque avec violence, nous peignant sous des couleurs les plus sombres et dénigrant tout ce que nous faisons, cela prouve (...) que nous avons remporté des succès remarquables dans notre travail. » Comment comprendre autrement la persistance de la lutte idéologique et politique qui unit toujours activement la bourgeoisie, ses fidèles médias et les gauchistes corrompus contre l’empreinte, la mémoire politique des années 1984/85 ?

     Note : la plus grande partie de cette réponse a été reprise dans la première contribution des auteurs au débat « Lutte armée et politique révolutionnaire / Violence révolutionnaire et construction du Parti, aujourd’hui, en Europe » avec l’O.C.M.L. Voie Prolétarienne, publié en octobre 1992.

 

     37. Pouvez-vous expliquer l’interruption persistante de l’action armée des Cellules Communistes Combattantes depuis vos arrestations ? N’est-ce pas l’indice d’un certain échec ?

     Disons-le franchement, c’est l’indice d’un échec certain et même celui de la liquidation objective de l’organisation dans laquelle nous avons milité en 1984/85. Et reconnaissons aussi que nous ne l’avons pas compris, puis n’avons pas voulu l’accepter pendant trop longtemps. Dans notre première déclaration depuis la prison (janvier 1986), nous sous-estimions pleinement l’effet de démantèlement de l’attaque ennemie. Certes nous savions l’importance du coup porté par les arrestations et la chute d’une demi-douzaine de bases clandestines qui constituaient l’essentiel de la structure militaire de l’organisation, mais nous en mesurions mal le handicap pour la continuation. (Profitons de l’occasion pour préciser que les initiatives prises au cours du premier semestre 1986 et qui ont conduit à d’autres arrestations et succès policiers étaient totalement étrangères à notre organisation, en fait elles étaient l’œuvre très critiquable de quelques éléments d’une nébuleuse sympathisante usant et abusant tous azimuts du prestige des Cellules). Dans la seconde interview au journal Le Peuple (septembre 1988), nous affirmions encore notre confiance dans la relance de l’activité de l’organisation. Nous surestimions cette fois des signes illusoires de reconstitution et nous avons peut-être même ainsi contribué à la profondeur de la désillusion.

     Quoi qu’il en soit, il faut reconnaître l’évidence : les Cellules Communistes Combattantes ne se sont pas relevées de l’offensive policière de l’hiver 1985/86, et les causes de cette défaite sont à chercher parmi des erreurs politiques, stratégiques et simplement militantes commises par l’organisation. Des erreurs d’autant plus détestables qu’elles n’avaient rien d’inévitable (d’ailleurs des camarades d’autres pays ne cessaient de nous mettre en garde contre elles).

     Nous pensons qu’au-delà de la faiblesse initiale propre à toute organisation de guérilla nouvellement constituée et inexpérimentée, l’origine de la défaite organisationnelle de 1986 se situe dans la déviation militariste dont nous avons déjà parlé précédemment. Il faut souligner à nouveau que beaucoup trop d’énergie a été consacrée à l’activité militaire par rapport à celle consacrée aux autres tâches d’une organisation révolutionnaire, en insistant sur le fait que le travail structurel a donc été négligé, travail qui rend précisément une organisation moins vulnérable aux coups de l’ennemi.

     Techniquement parlant et sans le savoir, les Cellules Communistes Combattantes sont tombées dans un travers pourtant déjà étudié par la stratégie militaire classique. Clausewitz a décrit le phénomène dialectique par lequel une offensive porte en elle un « germe fatal » qui se manifeste quand se franchit l’« arête de partage » entre l’influence des facteurs de renforcement et celle des facteurs d’usure. Clausewitz ajoute « [qu’]il peut même arriver que, soutenu par les forces morales inhérentes à l’offensive, [on] trouve malgré l’épuisement de ses forces qu’il est plus facile de continuer à avancer que de s’arrêter, à la manière de ces chevaux qui tirent un fardeau en montant ». Notre organisation en a fait l’expérience à sa petite échelle. Les facteurs d’usure envisagés par la stratégie classique sont propres au type de guerre qu’elle étudie (éloignement des ressources, exposition des flancs, etc.), et il en va de même pour les facteurs de renforcement (destruction de forces ennemies, prise de leurs ressources, etc.). Cependant cette problématique s’applique aussi au cadre de la Guerre Révolutionnaire Prolongée.

     Rares sont les facteurs de renforcement direct dans le cadre des campagnes de propagande armée : les résultats matériels (recrutement de nouveaux militants, construction de nouveaux réseaux, etc.) n’apparaissent que suite à l’obtention de résultats politiques (progrès de la conscience de classe, stimulation des rangs d’avant-garde, etc.). Lorsqu’elle est correctement menée et exploitée, une campagne de propagande armée entraîne l’apparition de forces nouvelles, mais elle n’en bénéficie pas directement : elle doit être menée du début jusqu’à la fin avec les forces rassemblées initialement dans son but. Ajoutons encore qu’au niveau de ces campagnes, la destruction des forces ennemies est à ce point marginale qu’elle ne peut réellement renforcer la position des révolutionnaires. Donc, aux premiers stades du processus révolutionnaire, l’offensive ne développe pas immédiatement des forces nouvelles dont elle pourrait bénéficier.

     Par contre, les facteurs d’usure jouent à plein : les pertes subies pendant l’offensive ne peuvent être comblées que si des réserves existaient préalablement et les coups subis peuvent en amener d’autres parfois encore plus sévères (par exemple une arrestation peut conduire la police à une base et à d’autres arrestations). Au fil de l’offensive, l’effet de surprise disparaît peu à peu et les risques d’affrontement (et donc de pertes) augmentent. Autre important facteur d’usure généralement sous-estimé, les bases et réseaux de communication sont excessivement sollicités tout au long de l’offensive (multiplication des déplacements, de va-et-vient dans les bases, des regroupements de militants, etc.). De ce fait, militants et structures se retrouvent bien plus exposés car jouissant de bien moins de protection et de discrétion. En général la multiplication des mouvements et actions clandestins multiplient les occasions d’imprudence et les risques d’accident.

     En comparant le caractère négligeable des facteurs de renforcement à brève échéance au caractère pleinement opérant des facteurs d’usure, on pourrait être tenté de conclure que l’offensive est hasardeuse par nature. Ce serait ignorer le principe dont nous empruntons encore la formulation à Clausewitz : « Tout ce qui est nécessaire n’est jamais hasardeux. » Ne pas entreprendre de campagnes de propagande armée au premier stade du processus révolutionnaire, en raison des risques qu’elles entraînent, reviendrait simplement à rallier la conception insurrectionnelle de la stratégie révolutionnaire. Ce serait confondre le niveau tactique et le niveau stratégique.

     Les campagnes de propagande armée sont stratégiquement nécessaires, et le fait que tactiquement elles exposent à la répression les forces qui s’en chargent n’y change rien. Il convient seulement de réduire au maximum ce risque tactique en accroissant les mesures de sécurité et, surtout, en s’abstenant de mener des actions armées qui ne sont pas nécessaires du point de vue stratégique. Une action de guérilla politiquement superflue devient un facteur de défaite (risque inutile de perte de forces révolutionnaires) même si elle constitue à l’occasion une réussite tactique (si la cible a été atteinte et les combattants sont revenus indemnes). Plus lapidairement dit par un autre stratège classique, cette fois le Maréchal de Saxe : « Les batailles sans raison sont le triomphe des imbéciles »...

     Avec le recul, nous pensons que les Cellules Communistes Combattantes ont fait preuve de cette imbécillité-là : un examen méthodique des actions menées en 1984/85 révèle de nombreux doubles emplois, des répétitions gratuites, bref une grande part d’actions stratégiquement inutiles quoique tactiquement brillantes. Cette tendance n’a cessé de croître au long des deux années de lutte, mais elle était déjà bien présente dans la « Première campagne anti-impérialiste d’Octobre ».

     Toutes entières tendues vers l’accumulation parfois stérile — donc nuisible — d’actions de guérilla, les structures et les militants de notre organisation ont sans cesse été plus exposés et vulnérables à la réaction de l’ennemi. Et cela d’autant plus que le développement et le renforcement structurels / organisationnels étaient gravement négligés, donc que ces actions ne pouvaient être correctement exploitées. Ce terrible défaut n’était pas directement évident à l’époque (aucun revers n’a été subi jusqu’à décembre 1985), ou sans doute était-il considéré avec une coupable insouciance reposant sur tant de succès tactiques... Mais la leçon a été très dure lorsqu’en décembre 1985 et dans les mois qui suivirent les Cellules Communistes Combattantes ont été incapables de surmonter les effets de l’attaque policière.

 

     38. Peut-on expliquer fondamentalement les revers subis par des luttes comme celles des Brigades Rouges, des G.R.A.P.O. (et à un autre niveau, de la R.A.F. et d’A.D.), par un manque d’appui social ? Le mouvement révolutionnaire ne doit-il pas reconsidérer sa stratégie et sa tactique en fonction de cela ?

     En tout premier lieu, nous pensons qu’il serait erroné d’envisager en bloc les revers subis par les B.R., par la R.A.F. ou par d’autres forces révolutionnaires européennes. Chaque revers présente des spécificités et découle de facteurs propres. C’est déjà un élément de réponse. Ainsi par exemple, le revers qu’a essuyé la R.A.F. à la fin des années 70 après l’action du Commando Siegfried Haussner (enlèvement du dirigeant patronal Schleyer avec l’objectif de gagner la libération de prisonniers) n’a pas grand-chose de commun, ni au point de vue de l’« appui social » ni à bien d’autres points de vue, avec le revers subi par les B.R. au début des années 80. Tous les revers subis par les différentes composantes du mouvement révolutionnaire européen depuis sa relance au début des années 70 ne peuvent s’expliquer, même « fondamentalement », par un facteur unique, que ce soit le manque d’appui social ou quoi que ce soit d’autre.

     D’ailleurs, comment cela se pourrait-il ? Les diverses composantes du mouvement révolutionnaire européen ont présenté et présentent toujours un très large éventail de situations, notamment dans le domaine de l’« appui social ». Certaines étaient excessivement isolées tandis que d’autres solidement ancrées dans le mouvement de classe au moment où elles furent confrontées à des revers. D’autres encore alliaient un isolement social structurel, organique, à une large popularité. Bref, des réalités bien distinctes et encore plus différenciées du fait que toutes les organisations ne posent pas de la même manière la question de leur assise sociale.

     Nous pensons utile d’insister sur l’idée qu’il ne faut pas envisager l’appui social aux forces révolutionnaires en terme absolu et quantitatif. Si la solution tenait entièrement dans l’« appui social » et qu’il suffisait de se l’assurer pour éviter les revers, les révolutionnaires n’auraient qu’à sombrer dans l’opportunisme, la démagogie et le révisionnisme pour recueillir à court terme une clientèle politique. Seulement, nous le savons, la tentation populiste, opportuniste, implique l’abandon des positions, perspectives et pratiques révolutionnaires. Il ne s’agit donc pas de gagner un « appui social » en général mais bien un certain appui social, précisément défini, établi sur des bases politiques rigoureuses et répondant exactement, concrètement, au besoin du processus révolutionnaire.

     Pour un combat révolutionnaire l’appui social est quelque chose à construire, étendre, gérer. C’est une question essentielle dans la mesure où Lénine a démontré que l’option putschiste, « blanquiste », de la lutte révolutionnaire est vouée à l’échec. Mais c’est aussi une question qui revêt des formes très précises et dont les termes changent constamment en fonction du cadre dans lequel œuvre la force révolutionnaire, ou encore de l’importance de celle-ci. La question de l’appui social (quel appui gagner et comment ?) varie quasi du tout au tout selon le stade atteint dans le processus révolutionnaire.

     Ainsi notre organisation, de par sa modeste taille et notamment la ténuité de son lien organique au prolétariat, mais aussi du fait de l’actuelle faiblesse de la conscience et de la mobilisation de classe dans notre pays, ne pouvait espérer développer utilement un travail de masse large et indifférencié. Il était bien plus juste et efficace pour elle d’impulser un travail politique en direction des secteurs les plus avancés du prolétariat et particulièrement de la classe ouvrière et de ses avant-gardes (en direction des éléments et secteurs aguerris dans les luttes économiques, ayant fait l’expérience des limites du trade-unionisme et de la social-démocratie, poussés à développer une claire conscience de classe, etc.). C'est seulement à travers le ralliement et la mobilisation de ces avant-gardes ouvrières qu’une force révolutionnaire pourra gagner progressivement un véritable appui social — sur une base politiquement juste — dans notre pays. Par contre, le problème se pose autrement pour des forces (telles le P.C.E.(r) et les G.R.A.P.O., par exemple) puissantes et profondément enracinées dans les secteurs avancés de la classe. Dans ce cas la question d’un large travail de masse est à l’ordre du jour, la question d’un travail ayant pour objectif direct le progrès général de la conscience de classe, l’implantation de cellules du Parti dans toutes les usines, etc.

     En résumé, nous dirons qu’on ne peut envisager la question de l’« appui social » de façon correcte qu’en gardant à l’esprit que les forces révolutionnaires portent une responsabilité et ont un rôle d’avant-garde à remplir. Responsabilité et rôle qui impliquent un certain décalage entre elles et les masses (un décalage animé par différentes relations dialectiques, politiques et idéologiques). Sans oublier que le stade atteint dans le processus révolutionnaire fixe le contenu de l’appui social accessible et nécessaire aux forces révolutionnaires (cela va du soutien prudent des avant-gardes ouvrières à l’organisation frappant les premiers coups dans la reprise de l’initiative révolutionnaire, au soutien inconditionnel de larges masses aux forces révolutionnaires la veille de l’insurrection).

 

     39. Quelle est votre conception des rapports devant exister entre la lutte armée développée par l’avant-garde révolutionnaire et les luttes économiques et sociales du prolétariat ? Celle-là doit-elle s’engager directement aux côtés de celles-ci ? Dans l’affirmative, quels sont selon vous les modalités et problèmes propres à tel engagement ?

     C’est une question qui mérite d’être traitée avec la plus grande attention. La place et la fonction attribuées à la lutte armée par le mouvement révolutionnaire européen depuis sa renaissance au début des années 70 sont neuves et particulières. Pour la première fois la lutte armée est considérée comme méthode de lutte principale hors de la situation insurrectionnelle ou directement pré-insurrectionnelle et de ce fait pour la première fois elle se voit attribuer une raison essentiellement politique.

     Au premier stade du processus révolutionnaire la lutte armée ne poursuit pas d’objectifs spécifiquement militaires et elle n’a de valeur que dans la mesure où elle entraîne, directement ou indirectement, le ralliement d’éléments avancés du prolétariat à l’avant-garde révolutionnaire organisée et une large popularisation des buts et thèses révolutionnaires parmi les masses. C’est là une conception qui semble globalement partagée par les diverses forces révolutionnaires en Europe de l’Ouest, quoique certains camarades soient encore plus ou moins attachés au concept de lutte « derrière les lignes de l’impérialisme » dans le cadre de la transposition à l’échelle mondiale du principe de l’« encerclement des villes par les campagnes », c’est-à-dire l’encerclement des métropoles impérialistes par une ligne de front mobilisant les masses exploitées et opprimées du tiers-monde. En tout cas l’unanimité est faite autour de cette conception dans le courant marxiste-léniniste du mouvement révolutionnaire.

     Mais il apparaît que les pratiques des uns et des autres diffèrent grandement. Certains orientent leur action selon l’idée que l’initiative politico-militaire de l’avant-garde doit être exclusivement portée — pour reprendre l’expression consacrée — « au cœur de l’État », très précisément contre les personnalités les plus importantes, représentatives et influentes du grand capital, de l’État, du complexe militaro-industriel, etc. D’autres ordonnent leur pratique combattante en fonction des luttes économiques partielles du prolétariat (attaques contre les patrons et les cadres, destruction des locaux administratifs, destruction des stocks sur lesquels comptent les capitalistes pour faire face à une grève, interruption de l’approvisionnement en énergie ou matières premières, etc.). D’autres encore allient à des degrés divers ces points de vue, etc.

     Il est donc grand temps de pousser la réflexion sur cette question. Nous avons d’ailleurs accueilli avec beaucoup d’intérêt des contributions du mouvement révolutionnaire italien à ce sujet (principalement les documents de la Cellule pour la constitution du Parti Communiste Combattant affinant la définition de l’attaque « au cœur de l’État »).

     La politique suivie jusqu’à présent par le Mouvement Communiste International a toujours consisté à soutenir directement, ouvertement et concrètement les luttes économiques du prolétariat, en veillant à établir une relation dialectique entre les objectifs à court terme (amener les travailleurs en lutte à gagner la satisfaction de leurs revendications) et les objectifs à long terme (faire de la lutte partielle une fonction de la lutte globale entre prolétariat et bourgeoisie, étendre la conscience de classe, enraciner plus profondément le Parti, etc.). Cette politique doit rester un des piliers de la lutte révolutionnaire car elle seule permet l’établissement et le développement d’un authentique lien organique aux masses. La seule « attaque au cœur de l’État » permet certes d’occuper une place d’avant-garde, de faire progresser la conscience révolutionnaire d’éléments déjà avancés du prolétariat, etc., mais elle rend platonique la relation de l’avant-garde et de la classe. Elle est même souvent inaccessible aux secteurs les moins éclairés du prolétariat. La lutte armée, dès la première phase de propagande armée, doit donc à notre avis combiner des actions globalisantes traduisant la finalité révolutionnaire jusqu’au « cœur de l’État » et des actions liées aux luttes prolétariennes, même parfois locales ou partielles — mais toujours exemplaires.

     Malgré le déchirement des illusions réformistes, social-démocrates et consensuelles, la grande majorité des travailleurs en Europe restent actuellement étrangers à la lutte révolutionnaire : elle est jugée tantôt inappropriée ou impraticable, tantôt porteuse d’amères désillusions à la mesure des déboires de l’expérience soviétique. Si dans la plupart des cas les luttes partielles, économiques, ne prétendent plus aujourd’hui à un projet politique réformiste et social-démocrate, elles conservent une nature objectivement réformiste dans la mesure ou elles visent chacune un changement particulier sans remettre en cause le cadre général du mode de production. Il faut donc se garder de l’optimisme pernicieux qui pousse à voir dans chaque lutte ouvrière, dans chaque grève, l’expression d’une conscience de classe en cheminement, toujours plus nette, toujours plus offensive, car ces conflits peuvent tout aussi bien être strictement bornés par l’horizon étroit du corporatisme (c’est même leur tendance spontanée).

     D’une façon générale, les luttes économiques du prolétariat constituent des moments privilégiés, des espaces idéologiquement favorables pour une prise de conscience de classe : quand on est en lutte contre son patron, on est dans la meilleure position pour percevoir et comprendre la contradiction opposant l’ensemble des travailleurs à l’ensemble des patrons (et leur État). Le travail de l’avant-garde doit alors viser à ce que cette prise de conscience ait lieu et qu’elle se réalise politiquement dans l’adhésion au socialisme scientifique et aux forces révolutionnaires qui l’appliquent. Pour ce faire, ce travail doit être lié à chaque manifestation de lutte et au degré de conscience de classe qu’elle recèle. L’intervention politico-militaire ne peut être disproportionnée (par rapport au conflit et à la conscience de classe qu’il exprime) car dans ce cas elle serait tout bonnement contre-productive : elle provoquerait non un rapprochement du secteur prolétarien visé mais son éloignement des forces et de la lutte révolutionnaires. Une analyse soignée et détaillée de chaque situation s’impose donc au préalable et l’initiative politico-militaire doit être précédée, accompagnée et suivie d’un intense travail d’agit-prop classique lui permettant d’être correctement appréhendée par les travailleurs en lutte. La présence de sympathisants ou de militants à l’intérieur de l’entreprise est alors extrêmement précieuse. L’essentiel réside dans la liaison entre la lutte partielle et la lutte des classes en général, c’est-à-dire dans le dépassement de la lutte partielle tout en intervenant dans son cadre. Des campagnes politico-militaires associant des actions de propagande armée contre des objectifs centraux et d’autres plus partiels répondent à cette exigence.

     Cet axe de la lutte révolutionnaire est donc de première importance mais aussi d’une grande exigence. Il suppose une série de conditions qui ne sont pas toujours à la portée des avant-gardes révolutionnaires lors des premières étapes de développement (nous pensons que cela relève plutôt d’étapes plus avancées du processus révolutionnaire, quand il existe un Parti Combattant fortement implanté dans les secteurs combatifs). Ces avant-gardes doivent alors assumer des initiatives globalisantes, rendre tant que faire se peut leurs interventions directement assimilables par les prolétaires combatifs, et concevoir notamment leur propre développement dans l’objectif de maîtriser au plus tôt et au mieux l’axe en question.

 

     40. Les Cellules Communistes Combattantes n’ont jamais dirigé leurs actions armées contre des personnes ; cela résultait-il d’un choix tactique, politique, voire idéologique ? Que pensez-vous de ce type d’actions (Buback, Moro, Besse) ?

     Il est exact qu’au cours des années 1984/85 les Cellules Communistes Combattantes n’ont pas mené d’actions armées contre des agents ennemis. Mais il n’est en aucune façon permis de croire que cela ait pu correspondre à un choix idéologique : pareil choix signifie l’adoption des hypocrites notions de l’humanisme bourgeois ! D’ailleurs, nous pensons que le seul fait d’évoquer « ce type d’actions (Buback, Moro, Besse) » en tant que catégorie propre, au lieu de considérer leurs spécificités et valeurs politiques respectives — et ainsi leurs différences essentielles —revient déjà à baser sa réflexion sur des références idéologiques bourgeoises. Il s’impose donc d’aborder la question de l’attaque contre des agents ennemis d’une toute autre façon, du seul point de vue matérialiste historique et de la stratégie révolutionnaire.

     Toute la pratique politico-militaire des Cellules en 1984/85 relevait du domaine de la propagande armée. Dans ce cadre, le choix particulier des actions se décide uniquement par rapport au potentiel de progrès politique et idéologique (base des progrès organisationnels et militaires) offert par la classe et ses meilleurs éléments à un moment précis, dans des conditions précises. Naturellement, cette attention portée à l’adéquation entre l’action politico-militaire et l’état réel de la conscience des masses n’a rien à voir avec une sous-enchère opportuniste (se placer à l’arrière-garde du mouvement spontané de classe, n’y enfoncer que des portes ouvertes et n’y induire aucun progrès comme gage d’une approbation générale garantie — mais stérile), ni avec une surenchère volontariste et militariste (mener une pratique offensive tellement décalée par rapport au niveau politique et idéologique des masses que celles-ci ne peuvent se l’approprier, ce qui ne sert en rien au progrès du mouvement de classe).

     Si notre organisation n’a pas mené d’attaque directe contre des agents ennemis en 1984/85, cela doit donc être compris comme le reflet d’un souci tactique et conjoncturel, fondé sur l’analyse de la réalité subjective de la classe et de ses avant-gardes et sur l’assurance de son évolution favorable. Le souci tactique d’imprimer alors une gradation dans l’application de la violence révolutionnaire ne peut certainement pas être interprété comme une démission de notre organisation face à l’humanisme bourgeois dominant, comme un ralliement à ses notions hypocrites et putrides et, moins encore, comme une absolution de tous ses crimes d’hier et d’aujourd’hui.

     Au fond, depuis toujours, la question est très claire : la nature de l’antagonisme de classe admet-elle quelque médiation, quelque convention idéale partagée de part et d’autre ? Le matérialisme dialectique et historique apporte une réponse ferme à cette interrogation : non. La lutte des classes est une lutte à la vie à la mort. L’existence de la bourgeoisie n’est possible qu’à travers la non-existence du prolétariat comme classe pour soi et l’existence du prolétariat comme classe pour soi ne sera possible qu’à travers le processus de liquidation définitive de la bourgeoisie (le tout débouchant sur la transformation du prolétariat libéré en Humanité communiste). Dans la société divisée en classes, la vie et la mort ne sont donc pas des références universelles dans la mesure où elles ne peuvent être semblablement partagées par les parties en présence : elles expriment inévitablement des intérêts divergents, propres à chaque classe et inconciliables, qui s’affrontent au travers de la guerre des classes.

     Ainsi, au-delà du cadre politique particulier auquel elle répond, du rôle précis dont elle est chargée, etc., l’exécution d’un magnat, d’un stratège, d’un haut serviteur impérialiste ou de quelqu’autre existence nocive de cet acabit est toujours une fraction de vie qui éclôt pour le prolétariat, une part de dignité que conquièrent ses avant-gardes et un pas qui nous rapproche de la libération de l’humanité. Il ne pourrait être question pour les révolutionnaires de marquer quelqu’hésitation ou désolation charitable devant tel état de fait : c’est là l’Histoire en marche, conquérante de son avenir radieux ! Que disparaissent sans rémission et au plus vite tous les ennemis, les exploiteurs et les oppresseurs des peuples du monde entier !

 

 

Quatrième Partie

L'INTERNATIONALISME

 

     41. Quels sont, selon vous, les enjeux de la construction de l’Europe économique au niveau du capitalisme mondial ?

     La construction de l’Europe économique (c’est-à-dire la suppression des barrières douanières, l’homogénéisation des normes techniques, l’entière liberté de circulation des capitaux et des marchandises, l’intégration des systèmes monétaires, etc.) n’est jamais rien d’autre que le fruit d’une tendance inhérente au mode de production capitaliste, tendance globale qui s’affirme pleinement au stade impérialiste : l’internationalisation des rapports de production et des capitaux, une division mondiale du travail de plus en plus prononcée, des interdépendances sans cesse plus étroites, etc.

     À ce niveau, vu qu’elle répond à l’orientation même du développement impérialiste, la construction de l’Europe économique ne diffère pas fondamentalement de celle de l’union économique des pays des Caraïbes organisée dans le cadre du CARICOM, de celle de l’union économique des pays d’Amérique centrale regroupés dans le CACM, de celle de l’union économique des pays du sud de l’Amérique latine avec l’instauration du marché commun rassemblant le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay (le MERCOSUR), de celle du marché commun continental de l’Amérique du Nord (le NAFTA, North Atlantic Free Trade Treaty) établi depuis 1989 entre les U.S.A. et le Canada et dans lequel le Mexique est en voie d’intégration, de l’instauration de l’Union du Maghreb Arabe, du CCG (Golfe arabo-persique), de l’ASEAN (Asie du Sud-Est), de l’ANZCERTA (Australie et Nouvelle-Zélande), de la CEEAO (Afrique de l’Ouest), de la PTA (Afrique de l’Est et du Sud), etc. La seule différence entre ces divers rassemblements se situe dans leurs dimensions respectives et/ou le degré d’intégration qu’ils recèlent : l’union économique européenne débouche sur une puissance du rang des U.S.A. et du Japon et répond à des conditions et une maturité historiques qui lui permettent de se couronner d’une union politique institutionnalisée.

     La tendance à l’unification européenne s’est épanouie dès la période de reconstruction qui a suivi la seconde guerre mondiale. En 1951 elle enfantait le Traité de Paris et la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (deux secteurs clés de la reconstruction) regroupant la France, l’Allemagne, l’Italie et ce qui allait devenir le Benelux (l’union économique de la Belgique, des Pays-Bas et du Luxembourg sera constituée en 1958 mais, depuis 1944, ces pays étaient liés par une convention douanière). Une première étape dans l’unification européenne dont le caractère impérialiste était d’autant plus marqué qu’elle réunissait des pays organisés depuis 1945 — sous la tutelle des U.S.A. —dans le cadre de l’O.T.A.N.

     L’intégration et les interdépendances économiques des pays ouest-européens ont appelé sans cesse à plus de concertation et d’organisation économique et politique, pour en arriver aujourd’hui à cette étape appelée « grand marché européen » et avancer vers l’« union politique et monétaire » (Traité de Maastricht). Cette unification ne se situe pas exclusivement aux niveaux institutionnel et juridique de l’économie (législation douanière, monétaire, etc., dans le cadre de la C.E.E. principalement). Elle s’étend naturellement à tous les niveaux superstructurels de la formation impérialiste : au pouvoir politique et à la politique étrangère (Parlement Européen, groupes interministériels, sommets de politique étrangère, etc.), aux pouvoirs judiciaires et policiers (conventions diverses, groupe TREVI, etc.), aux forces militaires (U.E.O., etc.), à la culture et à l’éducation (programme Erasmus, etc.), à la science et à la technique (programme Eurêka, Agence Spatiale Européenne, etc.), à la circulation des personnes (accords de Schengen, etc.), etc.

     Il est important de ne pas perdre de vue combien tous ces développements politiques, judiciaires, militaires et autres sont essentiellement produits par la nécessité d’institutionnaliser dans une grande puissance impérialiste l’unification des économies des pays européens, unification qui correspond à la tendance inhérente au mode de production capitaliste à internationaliser et intégrer les rapports de production. Le processus politique de construction d’une « grande Europe impérialiste » est donc le produit superstructurel de l’évolution du mode de production capitaliste, et il faut savoir distinguer l’un et l’autre.

     Cette distinction est importante parce que la compréhension de ce rapport de cause à effet permet de discerner les aspects historiquement positifs de l’unification européenne de ceux historiquement négatifs. Elle permet de départager les données historiques auxquelles il serait aussi vain que réactionnaire de s’opposer (le développement et l’intégration croissante — l’un ne va pas sans l’autre — des forces productives) des manœuvres bourgeoises que le mouvement révolutionnaire européen doit combattre et briser (la construction politique d’une « grande Europe impérialiste », l’exploitation et l’oppression de ses prolétaires comme celles des peuples dominés).

     Tenter d’entraver le processus d’intégration économique en général serait une absurdité totale et une démarche réactionnaire car il s’agit là d’un phénomène historique progressiste, au même titre que la socialisation de l’activité productrice due au capitalisme et qui « fait le lit » du socialisme. Au contraire de chercher vainement à enrayer ce phénomène de la dialectique historique, la tâche des révolutionnaires est d’en libérer les potentialités au profit des travailleurs par une révolution socialiste.

     Les forces révolutionnaires doivent combattre non pas la tendance à l’intégration économique en général mais la grande manœuvre de la bourgeoisie impérialiste européenne, ce « grand marché » qui signifie une surexploitation via notamment une attaque globale contre tous les salaires réels (la concurrence n’étant plus contenue par les espaces nationaux, il en résultera un nivellement par le bas des salaires et de la protection sociale puisque les pays où ils seront les plus réduits attireront la plupart des investissements futurs), et son pendant institutionnel contre-révolutionnaire intérieur (organisation policière, judiciaire, etc.) et extérieur (organisation militaire, dont particulièrement les corps expéditionnaires formés contre les pays et les peuples du Tiers-Monde et baptisés « forces de déploiement rapide », etc.).

 

     42. Quelle est votre position par rapport aux luttes de libération nationale qui se déroulent dans l’état espagnol et ailleurs en Europe (Pays Basque, Catalogne, Galice, Corse, Irlande du Nord, etc.) ? La problématique communautaire opposant Wallons et Flamands en Belgique relève-t-elle du même domaine ? Dans quelle mesure ?

     La lutte de libération nationale dans les métropoles impérialistes diffère fondamentalement de la lutte de libération nationale des pays dominés du Tiers-Monde : dans les métropoles, les conditions historiques objectives sont partout propices à une révolution prolétarienne. Négliger cet aspect des choses signifie déjà s’écarter de ce qu’exigent les intérêts fondamentaux des prolétaires basques, irlandais ou autres. Cela signifie aussi dénaturer le sens historique de la libération nationale puisqu’au Pays Basque, en Irlande et partout en Europe le prolétariat est ultra-majoritaire dans la formation sociale. Dans des conditions objectivement mûres pour un régime de dictature du prolétariat, il est erroné de prétendre que la libération sociale passe par la libération nationale. Tout au contraire, aujourd’hui dans les métropoles la libération nationale passe par la libération sociale. Marx ne disait-il pas déjà qu’un peuple qui en opprime un autre ne saurait lui-même être libre ?

     Dans des pays colonisés, des pays du Tiers-Monde, la petite-bourgeoisie et la paysannerie pouvaient (et peuvent encore dans certains cas) jouer, en tant que classes sociales défendant leurs propres intérêts, un rôle important dans le processus d’indépendance, dans le cadre d’un « Front National de Libération » par exemple. D’ailleurs, plus le poids social du prolétariat est faible, plus la nécessité d’alliances de classe se fait sentir et plus elles en sont légitimes. Mais il en va différemment à présent dans les métropoles : le prolétariat n’a plus à passer aucune alliance de classe pour aucun objectif interclassiste intermédiaire. Il peut et doit certes tactiquement veiller à ménager certains intérêts spécifiques d’autres couches populaires (principalement ce qu’il reste de petite paysannerie), mais tout en organisant celles-ci autour de lui dans la lutte anticapitaliste et anti-impérialiste, en les plaçant sous sa direction exclusive et non en établissant avec elles une alliance de classe.

     Il en découle qu’au sein des pays européens la lutte des prolétaires et des révolutionnaires qui se retrouvent confrontés à une dynamique d’émancipation régionale ou nationale ne peut en aucun cas se subordonner à cette caractéristique mais doit au contraire la maîtriser et l’intégrer dans le cadre de l’objectif de la révolution communiste. La forme organisationnelle répondant à cette situation reste donc celle du Parti de classe et non celle des organismes ou rassemblements interclassistes tels E.T.A., I.R.A., Herri Batasuna ou Sinn Fein, etc.

     Prenons l’exemple de l’Espagne. L’aspiration à l’indépendance est diversement vive au Pays Basque, en Galice, en Catalogne, etc. Cela implique-t-il que les prolétaires et les révolutionnaires de ces nations devraient mener des luttes distinctes (même plus ou moins concertées, coordonnées, articulées) ? Qu’ils devraient notamment privilégier l’alliance avec la petite-bourgeoisie nationale locale plutôt que l’union avec les prolétaires et révolutionnaires des autres nationalités de l’état espagnol ? À notre avis : sûrement pas ! Les classes ouvrières basque, catalane, galicienne doivent s’unir entre elles et s’unir encore avec les classes ouvrières castillane, andalouse, etc. Elles doivent s’unir au sein d’un Parti de classe représentant les intérêts fondamentaux et donc communs des prolétaires d’Espagne, intérêts parmi lesquels s’inscrit la liquidation de toute forme d’oppression nationale comprise comme élément anti-prolétarien et anti-populaire propre à l’ancien régime exploiteur. Nous croyons qu’actuellement le Parti Communiste d’Espagne (reconstitué) assume cette responsabilité centralisatrice pour l’ensemble des prolétaires et des masses populaires d’Espagne.

     Cette union des classes ouvrières, qui s’impose du fait qu’un prolétaire basque a infiniment plus à partager — à tous points de vue, y compris sa conception de la libération nationale — avec un prolétaire madrilène qu’avec un commerçant basque, induit donc la nécessité d’un Parti de classe unique rassemblant les avant-gardes ouvrières et révolutionnaires de tous les peuples d’Espagne comme, par ailleurs, de tous les peuples de France, de Grande Bretagne (Angleterre, Ecosse, Pays de Galles), etc. Bien entendu, des relations particulières devront être construites à partir de ce cadre général, car par exemple les organisations basques du Parti prolétarien d’Espagne tendront naturellement à des relations spécifiques et privilégiées avec les organisations basques du Parti prolétarien de France, mais elles ne pourront jamais devenir prépondérantes ni se substituer à l’Internationalisme Prolétarien. Une autre dimension du problème est par exemple donnée par la situation du prolétariat d’Irlande du Nord qui doit tendre prioritairement à l’union avec le prolétariat d’Irlande du Sud plutôt qu’avec le prolétariat de Grande-Bretagne. C’est du moins ainsi que nous comprenons les choses tout en reconnaissant que notre appréciation est limitée par une connaissance relative des conditions locales et de leur complexité. Nous pensons qu’il appartient avant tout aux révolutionnaires de ces nations de trouver les formules organisationnelles et les orientations stratégiques les mieux adaptées à leurs problématiques respectives, en se référant exclusivement au Marxisme-Léninisme et dans le respect le plus entier de l’Internationalisme Prolétarien.

     Pour résumer notre position, nous dirons que dans les métropoles impérialistes telle l’Europe occidentale, comme dans tous les pays capitalistes avancés, il n’est pas question de reconnaître quelque légitimité historique à des mouvements et organisations qui n’ont pas pour objectif central la dictature du prolétariat et qui ne sont pas guidés par le Marxisme-Léninisme. Et le fait que la lutte pour la libération nationale soit fondée et légitime au Pays Basque ou en Irlande du Nord n’y change rien en ce qui concerne, par exemple, l’E.T.A. et l’I.R.A. ou par ailleurs le F.L.N. Corse, etc.

     Pour ce qui est de la problématique communautaire en Belgique, disons d’emblée qu’elle est aujourd’hui de nature essentiellement bourgeoise. Dans la plupart des cas ses manifestations sont suscitées et artificiellement gonflées par les forces bourgeoises afin de détourner les prolétaires d’une lutte de classe impliquant l’union de tous les travailleurs contre les capitalistes et leurs structures de pouvoir et provoquer en Flandre, en Wallonie ou à Bruxelles de médiocres unions sacrées interclassistes. C’est par exemple tout le sens de la politique chauvine, mesquine et foncièrement anti-prolétarienne de courants social-démocrates tel celui animé par le P.S. liégeois Dehousse qui de son propre et fier aveu préfère un patron wallon à un ouvrier flamand. L’ironie amère de l’histoire étant, bien entendu, que les capitalistes du nord et du sud du pays s’entendent comme larrons en foire pour piller la richesse sociale, fruit du travail du prolétariat, et qu’il n’y a aucune chance d’entendre les banquiers de la Générale et ceux de la Kredietbank discuter de l’importance du rattachement des communes fouronnaises à la province de Liège plutôt qu’à celle du Limbourg, question dont ils se moquent comme de leur premier sac d’écus.

     Et comme la simple gesticulation chauvine wallingante et flamingante ne suffit pas à enrayer la tendance naturelle à la cohésion de classe, les tenants régionaux des politiques chauvines anti-prolétariennes s’acharnent aussi à trouver un sens économique à l’affrontement fratricide inter-communautaire. C’est exactement à ça que sert tout le discours du P.S., du C.V.P. et des autres sur la dimension économique de la problématique communautaire (investissements, commandes publiques, travaux publics, sécurité sociale, etc.). On raconte aux prolétaires wallons que les prolétaires flamands (ces « briseurs de grève ») bénéficient d’une mainmise de la Flandre sur l’État central, traduite par le drainage vers le nord des commandes et investissements publics. On raconte aux prolétaires flamands que les prolétaires wallons (ces « gréviculteurs » fainéants) bénéficient d’un transfert vers le sud (via les impôts de l’État central, le budget de la sécurité sociale, etc.) de richesses créées au nord. Quand aux prolétaires bruxellois, on leur raconte les deux fables à la fois, histoire de créer une fracture supplémentaire.

     Cette politique du « diviser pour régner » atteint son comble quand elle est appliquée jusqu’au sein des régions. Citons pour rappel les heurts entre les fédérations syndicales de la métallurgie de Charleroi et de Liège qui s’accusaient mutuellement de chercher à faire porter à l’autre les effets négatifs (licenciements, fermetures d’usines) des plans de restructuration de Cockerill-Sambre, ou regardons comment les notables carolorégiens tentent de dresser leurs administrés contre la ville de Liège sous prétexte qu’elle jouit plus largement de l’aide financière de l’État (via le Fonds des Communes dont la répartition des parts est de la compétence des institutions de la Région Wallonne).

     Que ce soit donc bien clair : il n’y a pas pour nous de véritable problème communautaire en Belgique. Pendant près d’un siècle le peuple flamand a effectivement été victime d’une odieuse oppression de la part d’une bourgeoisie industrielle et financière francophone. Le peuple flamand a mené une longue et légitime lutte pour recouvrer ses droits les plus élémentaires, notamment dans le domaine culturel (enseignement, emploi de la langue flamande dans l’administration, la justice, l’armée, etc.). Mais ceux qui, aujourd’hui, tant en Flandre qu’en Wallonie ou à Bruxelles, travaillent à mobiliser les masses en fonction d’objectifs communautaires, se rendent coupables d’une activité foncièrement étrangère aux intérêts du prolétariat. Le prolétariat en Belgique doit tout entier se consacrer à la lutte pour le socialisme, pour une société conçue et organisée exclusivement en fonction de ses intérêts et dans laquelle toutes ses composantes pourront coexister harmonieusement et dans le plus grand respect de leurs spécificités linguistiques et culturelles.

 

     43. Pensez-vous que la lutte contre la guerre impérialiste soit toujours à l’ordre du jour, compte tenu des accords de désarmement atomique et autres passés entre les U.S.A. et l’ex-U.R.S.S. ? La tendance à la guerre est-elle toujours d’actualité ? Dans ce cas, l’amélioration du climat Est/Ouest pourrait-il entraîner un déplacement des zones d’affrontement vers la périphérie ?

     La tendance à la guerre reste d’actualité parce que fondamentalement elle ne dépend pas de la volonté politique des dirigeants de tel ou tel pays ni d’accords particuliers entre grandes puissances. Elle émane de conditions historiques dont l’existence et la maturation se poursuivent intégralement. La tendance à la guerre est une manifestation terrible, une conséquence du fonctionnement général du mode de production capitaliste. La crise générale plonge les puissances impérialistes dans d’énormes difficultés économiques et politiques, elle les contraint à rechercher un élargissement de leur base d’exploitation pour compenser la réduction du marché qui y sévit. Et comme nous ne sommes plus à l’époque où des zones libres étaient à la portée du colonisateur mais à celle de l’impérialisme où le monde entier est divisé entre les grandes puissances et leurs sphères de domination, tout élargissement de la base d’exploitation d’une puissance signifie un empiètement sur la base d’exploitation d’une autre puissance que la crise (dont les effets sont généralisés vu le caractère mondial du mode de production capitaliste) rend moins que jamais disposée à céder du terrain.

     Remarquons que les contradictions inter-impérialistes, exacerbées par la crise, revêtent des formes très variées (guerres commerciales, batailles douanières, etc.) dont la guerre impérialiste n’est qu’un aboutissement : les canons restent l’« ultime raison des rois » ! Les contradictions U.S.A./U.R.S.S. avaient adopté une forme politico-militaire, les contradictions U.S.A./C.E.E. ou C.E.E./Japon prennent seulement la forme de luttes commerciales et financières. Cela dépend des situations et des caractères propres des antagonistes : l’impérialisme U.S. privilégie de longue date la politique de la canonnière tandis que l’impérialisme Japonais s’en remet actuellement plus volontiers à l’autorité du yen.

     À la fin des années 70 et au début des années 80, la tendance à la guerre impérialiste s’est exprimée avec une acuité particulière. Si l’U.R.S.S. n’y contribuait pas d’une manière dynamique, offensive pourrait-on dire, le seul fait qu’elle se trouvait sur le chemin d’un impérialisme U.S. vindicatif et belliqueux (il le prouvait alors en envahissant la Grenade, en bombardant la Libye, etc.) produisait nombre de points de fixation pour la tendance à la guerre. Les face-à-face en Europe centrale et dans le Pacifique nord, les sphères de domination rivales dans le Tiers-Monde, les affrontements entre alliés des uns et des autres, la course aux armements stratégiques et conventionnels, etc., partout l’U.R.S.S. constituait un obstacle à l’expansion et au renforcement de la domination yankee dans le monde — à un moment où cette expansion et ce renforcement étaient vitaux pour l’impérialisme U.S.

     La tension s’est relâchée ces dernières années suite à l’effondrement du révisionnisme en U.R.S.S. et au changement de direction qui en a découlé. Cette grande puissance s’est mise à céder du terrain sur tous les fronts : retrait d’Afghanistan, désengagement en Europe centrale, démantèlement de l’Organisation du Traité de Varsovie, accords sur les armements favorables à l’O.T.A.N., fin de l’opposition au programme U.S. de « guerre des étoiles », désengagement dans le Tiers-Monde et abandon des régimes amis ou dépendants (pays arabes, Angola, Ethiopie, Indochine, Cuba, etc.), annexion de la R.D.A. par la R.F.A. et installation de régimes bourgeois pro-occidentaux dans toute l’Europe de l’Est, etc. Autant de reculs majeurs sans l’ombre d’un équivalent de la part de l’impérialisme occidental.

     Des accords comme ceux de Genève qui ont conduit au démantèlement des euromissiles ou comme ceux des négociations START II pour la réduction des armes intercontinentales, n’influencent évidemment en rien la tendance à la guerre, tout au plus consacrent-ils une nouvelle doctrine stratégico-militaire précisément adaptée aux données de l’époque. Par contre l’implosion d’une superpuissance — jusque là actrice de tout premier plan dans l’affrontement inter-impérialiste — et le transfert de la plus grande partie de sa sphère de domination à l’impérialisme rival, neutralisent provisoirement cette tendance, dans la mesure où les intérêts de l’un des protagonistes sont satisfaits et où l’autre n’est plus en état de défendre les siens. Pareille situation, indiscutablement impressionnante, ne supprime pourtant pas la tendance à la guerre : la crise générale du mode de production ne fixe ni n’admet aucune limite à l’appétit des puissances qu’elle ronge. Aussi vastes soient-elles, les concessions de l’U.R.S.S., ou aujourd’hui de la Russie, seront successivement absorbées par l’impérialisme occidental et il surviendra obligatoirement un moment où le mécanisme cessera d’opérer. Soit la Russie deviendra pleinement assujettie à l’impérialisme occidental et dans ce cas le champ des contradictions inter-impérialistes se recomposera selon les divisions principales de ce camp, soit la Russie retrouvera une dynamique de grande puissance impérialiste, sans doute d’un niveau moindre qu’au temps de Brejnev mais avec une assise suffisante pour assurer et défendre ses intérêts propres, et dans ce cas la contradiction politico-militaire Est/Ouest redeviendrait d’actualité.

     La tendance à la guerre reste en toute circonstance un caractère fondamental de notre époque et il en découle qu’elle est un axe stratégique de mobilisation même si les récents événements à l’Est et dans le monde créent un climat tactiquement peu favorable à un travail politique sur ce thème. Nous ne sommes pas des opportunistes à la traîne du mouvement de masse. Les communistes doivent assumer une position résolument d’avant-garde et poursuivre le travail d’agitation et de propagande contre le militarisme et la guerre impérialiste sans craindre de ramer à contre-courant de la trompeuse euphorie ambiante.

     La question d’un « déplacement des zones d’affrontement vers la périphérie » doit être abordée avec précision. L’effondrement de l’U.R.S.S. et son désengagement au niveau international ont privé de nombreux pays — dont les intérêts coïncidaient pour une raison ou l’autre avec ceux de la politique étrangère soviétique — d’un contrepoids solide à l’impérialisme occidental. Plusieurs pays arabes et/ou asiatiques, sans oublier Cuba et le Nicaragua, ont été diversement touchés par ce changement. Il a conduit parfois à la disparition d’anciens conflits (privés du soutien de l’U.R.S.S. des pays n’ont pu fournir l’effort de guerre nécessaire, cf. l’effondrement du régime éthiopien) et parfois à l’apparition de nouveaux (l’effondrement de l’U.R.S.S. a permis à l’impérialisme occidental de porter la guerre où bon lui semble, c’est-à-dire partout où cela sert ses intérêts, cf. la guerre du Golfe).

     En règle générale, nous pouvons dire que l’impérialisme U.S., ses alliés et ses complices ont actuellement toute latitude de mener leurs expéditions militaires dans le Tiers-Monde (et même plus près, voir les projets d’intervention en Europe orientale), que ce soit contre des féaux rétifs, ambitieux ou incompétents (tels les généraux argentins aux Malouines, Saddam Hussein au Koweit, les fractions au pouvoir en Somalie) ou contre les peuples en lutte (intervention franco-belge au Rwanda, yankee au Salvador, etc).

     Cette catégorie d’affrontements qui voient les corps expéditionnaires U.S. et européens jouer tous azimuts les gendarmes de l’ordre impérialiste ne procède pas directement de la crise générale du mode de production capitaliste ni de la tendance à la guerre qui lui est propre. Stricto sensu la tendance à la guerre impérialiste oppose les puissances impérialistes car l’oppression des peuples, la lutte de ces peuples et la répression de cette lutte sont une constante du système impérialiste — en crise ou non. Mais il est aussi vrai que la crise va exacerber cette catégorie d’affrontements dans la mesure où l’aggravation de la misère des masses du Tiers-Monde (et l’appauvrissement des puissances régionales étranglées par la dette notamment) ne pourront qu’engendrer des réactions de refus... que le développement de la crise rend chaque jour plus intolérables pour la bourgeoisie impérialiste. La restructuration de l’appareil militaire occidental (diminution des forces blindées en Europe et augmentation des forces aéromobiles par exemple) correspond d’ailleurs exactement à cette analyse. En Belgique, c’est le cas du « Plan Delcroix » qui réorganise l’armée : suppression du service militaire et création d’une armée professionnelle, mercenaire, désengagement d’Allemagne, réduction des effectifs blindés, de la défense aérienne, etc., mais création d’une brigade de para-commandos attachée au « Rapid Reactian Corps » de l’O.T.A.N., incorporation de toutes les autres unités de la force terrestre (brigades d’infanterie mécanisée) à l’Eurocorps franco-allemand mis à la disposition de l’U.E.O., etc. Des indices tangibles qui laissent présager le pire pour les peuples dominés du Tiers-Monde et désignent clairement dans quelle direction les combattants révolutionnaires des métropoles doivent orienter leurs actions internationalistes.

 

     44. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, de nombreuses luttes révolutionnaires dans le monde ont suscité l’enthousiasme et catalysé l’énergie du mouvement révolutionnaire européen (Chine, Albanie, Cuba, Algérie, Vietnam et tant d’autres). Aujourd’hui beaucoup sont revenus de leurs illusions et ne savent plus où tourner leur regard. Quelles sont les nouvelles luttes qui peuvent être exemplaires au niveau international ?

     À une époque où les conditions objectives (croissance économique) et subjectives (hégémonie réformiste) étaient défavorables à la lutte révolutionnaire dans les métropoles impérialistes, c’est-à-dire de la reconstruction qui a suivi le seconde guerre mondiale à la réactivation de la crise générale du mode de production capitaliste au début des années 70, les révisionnistes et les ennemis du marxisme découvraient pour la trente-sixième fois depuis que Marx et Engels ont établi le socialisme scientifique que celui-ci était « dépassé ». Pour étayer leur sentence liquidatrice, ils avançaient nombre de sottises, souvent archi-usées, parfois inédites. Le prolétariat dans nos pays se serait « embourgeoisé », comme si une hausse du niveau de vie des masses modifiait leur statut social (comme si l’ouvrier cessait d’être exploité parce qu’il vient à l’usine en auto et plus en vélo !) ; l’« aristocratie ouvrière » qui bénéficie de revenus supérieurs car gonflés de quelques miettes de la plus-value extorquée par les capitalistes à l’ensemble des exploités (notamment du Tiers-Monde) rassemblerait désormais tout le prolétariat européen, et jouirait de ces faveurs afin d’assurer la paix sociale ; une impressionnante gamme d’aliénations nouvelles et raffinées (« société de consommation », etc.) rendraient définitivement impossible toute prise de conscience et mobilisation de lutte des travailleurs ; le triomphe du révisionnisme en U.R.S.S. et dans les pays d’Europe de l’Est serait l’aboutissement inévitable des expériences d’édification socialiste ; les grandes crises économiques (et les mouvements de classe qu’elles provoquent) appartiendraient au passé, d’autant que l’O.N.U. et les autres institutions internationales garantiraient à terme la paix et la félicité à l’humanité tout entière, etc., etc. À cette époque, révisionnistes et ennemis du marxisme tenaient solidement le haut du pavé idéologique et politique dans la vieille Europe.

     L’ensemble des camarades sincères et dévoués à la cause révolutionnaire ne pouvaient échapper à cette influence, la faiblesse du marxisme révolutionnaire alors ne leur permettait pas d’œuvrer ouvertement à contre-courant de l’hégémonie révisionniste et anti-marxiste. Ainsi s’explique pourquoi ils abandonnèrent le terrain européen au réformisme et cherchèrent où pouvoir valoriser leur volonté de lutte. L’absence de conditions propices au développement d’une vigoureuse lutte de classe en Europe, le triste spectacle offert par les régimes dits « socialistes » en Europe de l’Est, et surtout la formidable vague de luttes révolutionnaires anti-impérialistes dans la foulée de la Révolution chinoise, entraîna une surévaluation de ces dernières et de leurs caractères dans le cadre du processus révolutionnaire mondial. La conviction se répandit que ce processus serait à l’avenir animé fondamentalement par les grandes masses opprimées du Tiers-Monde en lutte contre le colonialisme et l’oppression impérialiste. Or, s’il est indiscutable que durant cette période le front de la lutte révolutionnaire se situait dans les pays en lutte pour la libération nationale et le socialisme, il était pleinement erroné d’en tirer des thèses « tiers-mondistes » évinçant les thèses fondamentales du Marxisme-Léninisme sur l’importance historiquement déterminante de la révolution prolétarienne dans les pays capitalistes développés.

     Dès le moment où les luttes de libération nationale atteignirent leurs limites et que les jeunes états progressistes du Tiers-Monde furent contraints à des choix politiques et économiques les (ré)insérant, du fait de leur sous-développement et de leur dépendance, dans les marchés et les alliances impérialistes, le désenchantement fut à la hauteur des projections idéalistes dont ces luttes avaient été l’objet. Ceux qui s’étaient plu à voir et à annoncer dans cette vague de luttes le fer de lance de la révolution mondiale, voire l’alpha et l’oméga du processus révolutionnaire mondial, dégringolèrent de haut et se reçurent mal. Le glas du tiers-mondisme révolutionnaire avait sonné, même si durant quelques années encore il allait — et jusqu’au sein des forces révolutionnaires combattantes en Europe — animer un carré de camarades convaincus que la tâche centrale des révolutionnaires des métropoles est le soutien aux luttes de libération des peuples opprimés par l’impérialisme.

     Les limites propres aux luttes anti-coloniales et aux combats anti-impérialistes de libération nationale sont à présent flagrantes même pour ceux qui n’avaient su ou voulu les voir alors. La caducité des alliances de classe passées dans la lutte au profit commun de l’indépendance apparaît dès que cette dernière est acquise. L’arrivée au pouvoir des fronts de libération nationale transpose immédiatement sur le terrain politique et économique des contradictions jusque là laissées en arrière-plan par les uns et les autres. Le rapport de force entre les classes (et leurs organisations représentatives) qui passait relativement inaperçu dans le feu de la lutte de libération se manifeste directement dans la configuration et les choix de société du nouveau pouvoir. Le plus souvent, en raison de la faiblesse organique du prolétariat dans les pays sous-développés et de l’inorganisation politique (autour de ses intérêts propres) de la petite-paysannerie, le pouvoir est monopolisé par la petite-bourgeoisie intellectuelle qui investit tous les échelons du nouvel État et se mue rapidement en nouvelle bourgeoisie capitaliste d’État et, dans une moindre mesure, par l’ancienne bourgeoisie nationale. Parfois des choix donnent à penser que les jeunes nations optent pour un système socialiste, par exemple la nationalisation des ressources et des industries, le développement du secteur public, une réforme agraire, etc., mais le plus souvent les programmes mis en œuvre sont de type social-démocrate ou révisionniste, c’est-à-dire traduisant les aspirations non du prolétariat mais de la petite-bourgeoisie et de la néo-bourgeoisie d’État.

     Il faut reconnaître que les conditions intérieures et extérieures dans lesquelles apparaissent les jeunes états libérés du colonialisme se prêtent assez peu à l’instauration d’un programme véritablement socialiste : faiblesse de l’industrie et du prolétariat, sous-développement généralisé, dépendance par rapport au marché mondial (monoculture, production de matières premières brutes, etc.), etc. Seules des luttes de libération nationale conçues dès le début dans une perspective socialiste (et donc dirigées par un Parti Communiste rassemblant prolétaires, paysans pauvres et intellectuels socialistes) ont pu entreprendre un programme socialiste... trop souvent entaché de déviations révisionnistes, tribut payé au modèle soviétique de développement. Désespérer du caractère social-démocrate ou néo-bourgeois qu’adoptent très rapidement la plupart des pays libérés du joug colonial ou néo-colonial, c’est révéler son aveuglement quant aux limites inhérentes au processus de libération nationale. C’est manifester son incompréhension du rapport de force entre les classes sociales participant à la lutte de libération et des conditions objectives de sous-développement et de dépendance qui sont l’héritage empoisonné de l’occupation coloniale ou impérialiste.

     La question de l’« exemplarité » de telle ou telle lutte doit être abordée avec la plus grande précision. Le Mouvement Communiste International a souvent payé affreusement cher l’erreur de transposer mécaniquement les méthodes éprouvées d’une expérience victorieuse dans une autre situation dont les spécificités les rendaient contre-productives. À cet égard, la lutte de Mao Tsé-toung contre les « dogmatiques » du Parti Communiste Chinois est instructive. Ils prétendaient reproduire en Chine les méthodes, la stratégie et les tactiques qui avaient conduit au triomphe de la Révolution d’Octobre... et pour s’y être opposé Mao fut exclu du P.C.Ch. en 1929. L’application des recettes soviétiques (aussi exigée par le Komintern) a provoqué d’effroyables désastres en Chine, dont en 1927 le massacre par les troupes du Kuomintang de la Commune insurrectionnelle de Canton — conçue sur le modèle de l’insurrection de Pétrograd. Et lorsque Mao Tsé-toung développa de nouvelles méthodes, une stratégie et des tactiques répondant parfaitement à la situation de la Chine et qui conduisirent à la victoire de 1949, elles furent à leur tour reprises et appliquées sans aucune adaptation dans des contextes très éloignés de la réalité chinoise... et débouchèrent tout naturellement sur des échecs. On connaît aussi l’exemple dramatique de l’échec subi par Che Guevara en Bolivie quand il tenta d’y appliquer la stratégie « foquiste » qui avait donné d’excellents résultats à Cuba.

     Il convient donc d’être extrêmement prudent lorsqu’on parle d’« exemple ». La glorieuse lutte du peuple vietnamien était exemplaire car elle démontrait qu’un peuple uni et déterminé pouvait combattre et vaincre l’énorme machine de guerre impérialiste, mais il n’a jamais été permis d’en déduire que les méthodes, la stratégie et les tactiques du F.N.L. soient systématiquement valables partout et de tout temps. Il y a exemplarité et exemplarité : la valeur mobilisatrice, stimulante d’une lutte, son rayonnement et ses leçons historiques, politiques, etc., doivent être soigneusement distingués de ses choix particuliers et appropriés, de ses méthodes, de sa stratégie et de ses tactiques, etc.

     Quelles sont les luttes qui aujourd’hui peuvent être exemplaires au niveau international ? Il faut donc répondre à deux niveaux. D’un côté, toutes les luttes menées avec constance et détermination, surmontant les épreuves et progressant en suivant les principes du Marxisme-Léninisme sont exemplaires. Par exemple, aussi bien la lutte du P.C.E.(r) et des G.R.A.P.O. en Espagne que celle du P.C.P. au Pérou. De l’autre côté, en ce qui concerne les méthodes, la stratégie et les tactiques, nous pouvons seulement considérer les luttes engagées dans des conditions similaires aux nôtres. L’expérience du P.C.P. correspond à des conditions objectives et subjectives incomparables à la réalité belge et pratiquement elle recèle peu d’éléments dont nous pourrions ici faire notre profit. La lutte du P.C.E.(r) et des G.R.A.P.O. se déroule dans un contexte infiniment plus proche du nôtre, elle peut nous guider dans une certaine mesure... comme nous pouvons aussi la critiquer par certains aspects.

     En fait, les fruits de l’expérience du mouvement révolutionnaire qui ont une portée vraiment universelle sont rares. Nous pourrions citer l’organisation partitiste léniniste ; la tactique de la guérilla (rurale ou urbaine) ; la stratégie de la Guerre Prolongée — dont on n’a pu faire l’économie qu’à peu d’occasions, quand le régime souffrait d’une extrême déstabilisation par exemple suite à une guerre perdue (Russie 1917, Allemagne 1918/19) ; l’exploitation de la dialectique politico-militaire, de l’activité légale et illégale ; etc. Des grands traits qui doivent chaque fois faire l’objet d’une élaboration particulière selon les situations auxquelles les révolutionnaires sont confrontés.

 

     45. Comment comprendre l’évolution de l’U.R.S.S. et des pays d’Europe de l’Est ces dernières années ? Pouvait-on qualifier le système social de l’U.R.S.S. de capitaliste ? L’U.R.S.S. de Gorbatchev représentait-elle encore pour vous, à l’un ou l’autre niveau, une référence socialiste ? Quelle est votre opinion concernant Staline ?

     La lutte des classes continue sous le socialisme. Celui qui ne comprend pas toute l’importance de ce facteur historique fondamental est non seulement incapable de comprendre les événements récents à l’Est — à savoir l’effondrement des régimes révisionnistes — mais aussi d’une façon générale l’histoire des pays socialistes. En régime capitaliste, la lutte des classes voit essentiellement le prolétariat s’affronter à la bourgeoisie pour la conquête du socialisme. En régime socialiste (c’est-à-dire en régime de dictature du prolétariat) la lutte des classes voit à la fois le prolétariat chercher à approfondir les éléments du socialisme, à progresser dans la voie vers le Communisme (société sans classe et sans État, but final du prolétariat révolutionnaire) et la bourgeoisie chercher à réinstaurer le capitalisme.

     Toute l’histoire de l’U.R.S.S., pour ne prendre que cet exemple, est faite de flux et de reflux tendant soit à l’approfondissement, au développement du socialisme, soit à la restauration des rapports capitalistes de production. Citons la première période d’édification socialiste qui a suivi Octobre, le « repli stratégique » de la N.E.P. qui dès 1921 signifia des concessions forcées aux mécanismes capitalistes hérités du passé (principalement dans le domaine agricole en raison de la puissance des paysans riches et dans celui de la distribution en raison des difficultés rencontrées par le nouveau régime à substituer un système de coopératives de consommation aux circuits traditionnels de la petite-bourgeoisie commerçante), la grande poussée de socialisation des années 30 fondée sur le plan quinquennal et la collectivisation de l’agriculture, le coup d’arrêt porté par l’invasion nazie et les ravages de la guerre et, depuis 1953 — époque de la mort de Staline et du coup d’État révisionniste de Kroutchev —, une succession ininterrompue de manœuvres et de mesures favorisant la réimplantation de rapports capitalistes de production et le retour à l’économie de marché.

     Ce rapide survol historique confirme la permanence de forces sociales antagoniques après une révolution prolétarienne et l’affrontement entre tendances à l’approfondissement du socialisme et tendances à la restauration du capitalisme. Il révèle que ces facteurs peuvent persister même quand la bourgeoisie semble avoir été totalement éliminée (on a pu le penser sous Staline) et jusqu’à briser le processus socialiste en cours (l’offensive révisionniste qui a surgi et triomphé dès la mort de Staline le prouve). Il permet aussi de fixer à l’époque du putsch kroutchévien la fin du processus révolutionnaire ouvert par la révolution d’Octobre.

     À ce point, il importe de faire remarquer que la stabilité institutionnelle de l’U.R.S.S. (continuation de l’État, maintien du rôle dirigeant du P.C.U.S., etc.) ne pouvait en aucun cas et depuis longtemps être confondue avec une quelconque continuité du régime socialiste. Et la permanence, jusqu’il y a peu, de caractères économiques ou sociaux tels que la propriété d’État des moyens de production ou le droit au travail ne le permettaient pas non plus. Ces éléments ont pourtant faussé l’analyse de nombreux camarades qui voulaient y trouver la preuve de la pérennité du socialisme soviétique. Et ces mêmes éléments sont brandis par la propagande bourgeoise pour affirmer que l’effondrement récent des régimes révisionnistes établit la « faillite du socialisme ». Il n’y a nulle « faillite du socialisme » là-dedans. La vérité est qu’il y a eu une défaite des forces politiques et sociales révolutionnaires en U.R.S.S., défaite consommée en 1956 (pour prendre la date symbolique du XXe Congrès du P.C.U.S.), et qu’il y a eu dernièrement faillite — inscrite dans le cadre général de la crise économique mondiale — du régime instauré par les forces contre-révolutionnaires qui avaient triomphé à l’époque. Nous avons assisté à la retentissante faillite du révisionnisme... et à une démonstration supplémentaire de la nécessité socialiste.

     La stabilité institutionnelle de l’U.R.S.S. durant 70 années n’infirme en rien le triomphe de la contre-révolution dans le pays après la seconde guerre mondiale. Cela parce que cette contre-révolution a adopté une forme inédite et particulière : elle s’est agrégée dans les rouages du Parti, de l’État, de l’Armée, des sphères dirigeantes de l’économie, etc., et elle a vaincu de l’intérieur les forces attachées au projet socialiste. Les forces contre-révolutionnaires ne sont bien évidemment pas tombées du ciel un beau jour. Elles se sont progressivement constituées et développées au travers d’un processus qui, pour s’être révélé au grand jour entre 1953 et 1956, était engagé depuis bien des années auparavant, alors que les forces attachées au socialisme avec Staline à leur tête tenaient fermement le pouvoir. Il en découle l’obligation d’une analyse critique de la période stalinienne, afin de cerner les données et les mécanismes qui ont conduit à la genèse et l’établissement d’une nouvelle bourgeoisie à l’intérieur même du régime socialiste.

     Le maintien de caractères économiques comme par exemple la propriété collective des moyens de production (propriété d’État ou coopérative) ne constitue pas non plus la preuve absolue du maintien de rapports sociaux de type socialiste. Les régimes bourgeois occidentaux s’accommodent déjà — à une échelle réduite, certes — de ce genre de propriété sans que cela change quoi que ce soit à la nature capitaliste du système ou à la condition du prolétariat (il n’y a pas de différence réelle entre la condition d’un ouvrier de chez Peugeot — entreprise dont le capital est détenu par des actionnaires privés — et celle d’un ouvrier de chez Renault — entreprise dont le capital est détenu par l’État). La forme étatique de la propriété des moyens de production ne constitue pas en soi une entrave à l’instauration ou au maintien de rapports capitalistes de production.

     Bien sûr, à la différence des entreprises capitalistes d’État comme on en trouve en Occident, les entreprises de l’État soviétique n’œuvraient pas dans un cadre général capitaliste. Elles participaient à un cadre général de type socialiste issu de la Révolution d’Octobre et des progrès de l’édification enregistrés sous Staline : elles s’inscrivaient dans un système où toutes les forces productives étaient collectivisées et la production planifiée (à la différence des entreprises capitalistes nationalisées qui sont entourées d’entreprises privées et dont la production est organisée en fonction du marché), etc. La comparaison a donc ses limites et il suffit de souligner encore une fois à cette occasion que le développement d’entreprises capitalistes nationalisées comme celui de grandes et puissantes concentrations industrielles (propriété de nombreux actionnaires peut-être mais ayant une direction unique) révèlent combien le capitalisme est arrivé au terme de son propre développement et comment il a créé les bases de sa disparition.

     La réinstauration des mécanismes de l’économie de marché est une clé essentielle de la restauration du capitalisme. Notons au passage que c’est en ce sens que le modèle yougoslave a d’emblée tourné le dos au socialisme scientifique (en introduisant par exemple la concurrence dans le secteur coopératif). C’est dans cette direction qu’ont tendu toutes les initiatives néo-bourgeoises en U.R.S.S. (voir ainsi l’« autonomie financière des entreprises ») depuis Kroutchev et c’est de ce facteur qu’ont découlé toutes les contradictions qui ont conduit à l’échec révisionniste.

     Dans l’expérience soviétique, la néo-bourgeoisie révisionniste est née et a grandi au sein même de la société socialiste. La contre-révolution issue de l’ancien régime, les « débris d’empire », les forces blanches, la noblesse, le clergé, etc., avaient subi une défaite irrémédiable dans la guerre civile, défaite qui fut parachevée grâce aux vagues répressives qui par la suite frappèrent durement les éléments de l’ancien régime sournoisement infiltrés dans le nouveau pouvoir, voire même ceux qui s’y étaient ralliés. La contre-révolution qui triompha dès la mort de Staline était pour sa part issue des rangs de l’État soviétique et du P.C.U.S. : hauts militaires, cadres d’entreprises, fonctionnaires, permanents du Parti, etc. Ainsi s’explique qu’en place de viser un retour aux anciens privilèges, à la situation d’avant 1917, cette néo-bourgeoisie procéda en détournant à son profit les fruits du travail social organisé sur base de la propriété collective des moyens de production et de la planification.

     Toute l’histoire de la néo-bourgeoisie « soviétique » tient dans l’extension incessante de ce détournement de richesses, dans l’affermissement de sa position dominante (inamovibilité des hauts responsables, mise à l’écart des masses de la vie politique, etc.), pour aboutir à la contradiction ouverte entre une organisation du travail social selon des critères socialistes et ses intérêts en tant que classe parasitant ce travail (par le biais de salaires élevés, de nombreux avantages dits « de fonction »... et de fonctions équivalant à de véritables sinécures, etc).

     La faillite et l’effondrement des régimes révisionnistes trouvent leur origine dans cette contradiction globale. Progressivement vidés de leur sens et détournés du service des masses (masses de plus en plus écartées du pouvoir et dépossédées de la richesse produite par leur travail) les mécanismes socialistes entrèrent en dysfonctionnement grandissant. Comment aurait-il pu en être autrement ? La dynamique du système socialiste dépend étroitement de son rapport aux masses. Lorsque les masses adoptent le socialisme, identifient leurs intérêts à son bon fonctionnement et à son approfondissement, ont la possibilité d’y épanouir et valoriser leur créativité, etc., parce que le socialisme se démontre objectivement le meilleur moyen d’améliorer leur condition dans tous les domaines, alors ce système apparaît pour ce qu’il est  : le plus rationnel et le plus efficace que l’humanité ait jamais connu.

     Faut-il encore rappeler les prodiges économiques réalisés en U.R.S.S. durant la période socialiste ? D’un pays arriéré, divisé, ruiné par la crise et la première guerre mondiale, mutilé par l’occupation allemande des régions les plus riches de son territoire, ravagé par la guerre civile, les méfaits des armées blanches et l’agression impérialiste, on retrouve au seuil de la seconde guerre mondiale une puissance économique d’avant-plan. En vingt années de socialisme, l’U.R.S.S. à parcouru un chemin pour lequel les puissances capitalistes occidentales avaient mis plus d’un siècle. Et il vaut sûrement la peine de faire remarquer qu’elle a effectué cette marche à un coût humain et social infiniment moindre que celui des guerres, famines, exploitations, répressions, conquêtes coloniales, pillages et massacres, etc., perpétrés en Occident ou par lui. Vingt années de socialisme en U.R.S.S. ont fait surgir du néant une industrie puissante, ont construit une agriculture moderne sur les ruines d’un archaisme féodal, ont électrifié le pays, ont permis de fantastiques découvertes, ont réalisé d’innombrables progrès dans les domaines scientifiques et culturels, ont systématiquement élevé le niveau de vie des masses (santé, habitat, éducation, etc). On ne peut non plus oublier la capacité dont fit preuve le système soviétique à vaincre la puissance militaire hitlérienne, puis à réparer les effroyables dommages de l’invasion nazie.

     Mais dès le moment où les masses perçoivent qu’elles n’œuvrent plus pour elles (via l’État de dictature du prolétariat et le Parti Communiste) mais pour une classe détournant à son profit la richesse née de leur travail, que le pouvoir sur les orientations et l’organisation de la société leur échappe au profit de cette classe parasite (qui se défend par une répression anti-populaire), etc., elles se démobilisent inévitablement sur le terrain de la production et reproduisent à leur façon les vices de la classe dominante (gaspillage, coulage, absentéisme, détournement, etc.), elles se méfient et se détournent du terrain politique. Incompétence, gabégie et concussion au sommet, démobilisation et démoralisation à la base, même une structure socialiste est incapable de miracle : le système tourne à vide et se révèle inapte à l’organisation et au progrès social. Il est condamné.

     L’incompatibilité entre les mécanismes du système socialiste et l’existence d’une classe parasite monopolisant le pouvoir à son profit a été illustrée toujours plus durement par la nette baisse de croissance économique de l’époque kroutchévienne, puis par la « stagnation » brejnévienne et enfin par la faillite gorbatchévienne. Théoriquement, deux voies s’ouvraient alors à l’U.R.S.S. : la relance d’une dynamique socialiste ou un virage plus accentué que jamais vers le capitalisme et l’économie de marché. Mais bien entendu, pratiquement, la première voie était fermée à la néo-bourgeoisie « soviétique » : elle aurait signifié sa liquidation en tant que telle, ce qu’elle ne pouvait ni objectivement ni subjectivement assumer. Restait donc seulement un inévitable tournant capitaliste, puisque les dirigeants révisionnistes ne disposaient pas de moyens de pression permettant de forcer les masses à se faire exploiter efficacement dans le cadre du système socialiste.

     Les moyens de coercition comme il en existe en Occident (essentiellement le licenciement, la mise en concurrence des travailleurs) se heurtaient non seulement à la législation socialiste héritée de la Révolution et qui protège le prolétariat, mais aussi au système socialiste lui-même. L’arme du licenciement, par exemple, ne peut se fonder que dans le cadre d’une entreprise qui mesure ses résultats en profit et non dans celui d’une entreprise qui les mesure à l’accomplissement des quotas de production fixés par le plan. Le licenciement des travailleurs est une arme qui opère seulement en système capitaliste parce qu’il intègre la concurrence et le chômage.

     Nous avons assisté alors à l’éclatement de cette contradiction : après avoir été vidé de sa substance par une nouvelle bourgeoisie née en son sein, le système socialiste soviétique s’est révélé contre-productif dans le cadre d’un rapport d’exploitation. Cette nouvelle bourgeoisie devait liquider les fondements socialistes qu’elle avait déjà dénaturés et leur substituer des mécanismes d’exploitation qui ont fait leurs preuves dans les pays capitalistes. N’ayant voulu (ni ne pouvant du fait de sa nature de classe) progresser sur la voie du socialisme, la néobourgeoisie « soviétique » (depuis éclatée en diverses bourgeoisies nationales : russe, ukrainienne, etc.) ne pouvait que conduire l’U.R.S.S. au capitalisme.

     Dans les pays de l’Europe de l’Est qui étaient liés à l’U.R.S.S., le système socialiste était bien moins solidement enraciné. Cela pour de nombreuses raisons : il y fut implanté pour une part déterminante grâce à la victoire de l’Armée Rouge sur les nazis et leurs alliés et non à la suite d’une révolution prolétarienne victorieuse ; cette implantation eut lieu bien plus tard qu’en U.R.S.S. et même à une époque où le révisionnisme était déjà fortement tapi dans l’ombre du pouvoir ; les P.C. amenés au pouvoir n’étaient ralliés au léninisme que dans une faible mesure (ainsi le S.E.D. en R.D.A. qui rassemblait en un parti unique les anciens partis communiste et socialiste) ; la collectivisation des forces productives était généralement moins étendue qu’en U.R.S.S. (voir l’agriculture polonaise restée majoritairement aux mains d’une paysannerie indépendante) ; etc., etc. L’empressement et l’aisance dont ont fait preuve dernièrement les pseudo-P.C. d’Europe de l’Est à se convertir en partis social-démocrates témoignent à l’envi du fait que ces cliques s’étaient détachées depuis bien longtemps du socialisme et du marxisme, du fait que derrière la façade socialiste et les drapeaux rouges il n’y avait plus qu’une corruption bourgeoise généralisée.

     Voilà pourquoi, finalement, les récents changements en Europe de l’Est nous soulagent plutôt : ils déblayent le terrain. Malgré les ravages du révisionnisme et outrageusement étançonnée de toute part, la façade « socialiste » de ces pays tenait officiellement debout. De nombreux prolétaires en Europe occidentale et plus encore dans le Tiers-Monde continuaient à associer en toute bonne foi le socialisme — voire le Communisme — avec sa tragique et anti-populaire caricature est-européenne. À présent les forces bourgeoises de ces pays ont jeté bas les masques et elles espèrent jouir d’une position suffisamment forte que pour pouvoir revendiquer leur nature et leurs options anti-socialistes... Tant mieux ! Les choses apparaissent directement, telles qu’elles sont réellement, aux yeux de tous. Et la clarté des choses est toujours profitable aux vrais communistes et à leurs activités.

     En ce qui concerne Staline et son action à la tête de l’U.R.S.S., nous avouerons que le sujet fait encore l’objet de discussions contradictoires entre nous — et cela d’autant que sa bonne connaissance est difficile et complexe. Bien entendu nous condamnons sans hésitation la meute exécrable des publicistes (petits-)bourgeois et révisionnistes aboyant contre Staline du matin au soir. Nous aurions plutôt tendance à mettre en avant les apports positifs de Staline — et il faut constater que nous jugeons positif dans son œuvre justement ce pourquoi les roquets de la bourgeoisie et du révisionnisme l’abominent ! D’un autre côté, nous ne voulons pas nous laisser enfermer par notre rejet du révisionnisme (et particulièrement notre condamnation des cliques kroutchévienne et gorbatchévienne) dans une défense en bloc, sans nuance, de Staline. Le sujet exige une analyse plus fine.

     Nous pouvons dire que nous approuvons les grands choix de Staline concernant la ligne politique du Parti. Il a eu raison de s’opposer en 1924 à l’irréalisable jusqu’au-boutisme de la « révolution permanente » de Trotski et également de s’opposer au courant droitier boukharinien dès 1928 pour mettre fin l’année suivante à la N.E.P. et entamer l’incontournable épreuve de force avec les koulaks. Nous approuvons donc la liquidation de la paysannerie riche en tant que classe puisqu’elle avait adopté une position concrètement hostile au processus socialiste et à son État (voir le non-approvisionnement des villes qui a provoqué les famines de l’hiver 1927/28) et, en conséquence, les mesures coercitives que cette liquidation exigeait.

     Nous pensons que Staline a eu raison contre ses détracteurs à propos de la nécessité et de la possibilité d’une industrialisation rapide du pays : les deux premiers plans quinquennaux (avec un taux d’accroissement annuel de la production industrielle d’environ 20 %... contre 0,3 dans les pays capitalistes à la même époque) ont fait passer l’U.R.S.S. d’un champ de ruines à la deuxième puissance industrielle mondiale. Cette réussite est aujourd’hui encore exemplaire, elle a démontré que la mobilisation des masses combinée à une juste direction du Parti Communiste — c’est-à-dire à un authentique processus révolutionnaire socialiste — est incomparablement supérieure en efficacité économique, en rationalité et, naturellement, en justice sociale à tous les systèmes et régimes sociaux précédents.

     Nous ne jugeons pourtant pas le bilan de Staline comme entièrement positif. Si la ligne qu’il a défendu au sein du Parti était dans la plupart des cas correcte, les méthodes employées pour l’imposer ont été le plus souvent critiquables, particulièrement à partir de 1934. Certes des purges étaient nécessaires pour débarrasser le Parti de nombreux éléments étrangers à son but et ses principes, mais nous n’y trouvons pas la justification de la répression qui s’est abattue sur le Parti et la société soviétique à partir de l’assassinat de Kirov. La saine liquidation des saboteurs, la mise hors d’état de nuire des contre-révolutionnaires, etc., tout cela ne peut expliquer pourquoi des trente et un membres des instances supérieures du Parti lors du IXe Congrès (avril 1920) onze seulement étaient encore en vie en 1940, et parmi ceux-là rien que trois (Staline, Mouranov et Sergeev) qui appartenaient à la direction du Parti en 1917. Décomptons deux morts naturelles (Lénine et Dzerjinski) et un suicide (Tomski), on arrive à dix-sept cadres de toute première importance fusillés ou disparus dans les camps — à commencer par des militants aussi célèbres que Boukharine, Kamenev, Préobrajenski, Radek, Rykov, Zinoviev... Et ce n’est qu’un exemple symbolique.

     Nous partageons avec les partisans les plus farouches de Staline une entière condamnation du putsch révisionniste de 1953 ainsi que des infâmies anti-socialistes du XXe Congrès. Avec Kroutchev et sa clique, le P.C.U.S. et l’U.R.S.S. voyaient arriver à leur tête les premières d’une longue traînée de canailles et de parasites qui n’allaient avoir de cesse de démanteler le système socialiste pour lui substituer les mécanismes de l’économie de marché. Mais cette néo-bourgeoisie révisionniste qui s’accapare le pouvoir à la faveur de la mort de Staline ne tombe pas du ciel, ne s’est pas faite en un jour. C’est cela qui à notre avis rend incohérente toute position qui soutient en bloc l’œuvre de Staline. Staline est parvenu à briser et liquider les forces bourgeoises émanant de l’ancien régime, c’est un fait à son actif, mais les méthodes de direction qu’il a instaurées ont favorisé la constitution et l’agrégation progressive d’une nouvelle bourgeoisie propre au nouveau régime, qui l’a parasité et dénaturé en envahissant les rouages de l’État, du Parti, de l’économie et de l’armée. En 1939, le P.C.U.S. comptait 1.589.000 membres dont 8,3 % seulement l’étaient déjà avant 1920. Tant à la base qu’au sommet, le Parti sous Staline a connu un renouvellement complet, « postrévolutionnaire ». La liquidation de l’héritage socialiste de Staline fut le fait de forces sociales et politiques s’étant constituées à l’époque de sa direction. Le Præsidium du XXe Congrès étaient quasi identique par sa composition à ceux des Congrès qui avaient précédé la mort de Staline (sur les onze membres du Præsidium de 1956, dix avaient fait partie de celui de 1952 !).

     Nous pensons que Staline a maintenu un juste cap dans l’orientation générale de la révolution soviétique mais qu’il porte une grande responsabilité dans son naufrage car ses méthodes de direction ont privé le Parti de nombreux militants sincères et dévoués, n’ont pas permis que s’exerce la vigilance ni s’exprime la créativité des masses, ont favorisé l’apparition et l’infiltration d’arrivistes et de carriéristes qui se sont rapidement agrégés sous forme d’une néo-bourgeoisie phagocytant le socialisme. Cette grave erreur doit être étudiée, son mécanisme doit être sévèrement démonté, et les révolutionnaires d’aujourd’hui et de demain ont la responsabilité de ne pas la reproduire.

 

     46. Que pensez-vous de la Chine de Deng Xiao-ping ? Quelle est votre analyse de la Révolution Culturelle ? Peut-on qualifier la formation sociale de la Chine de capitaliste ? Ou bien, selon vous, reste-t-elle une référence socialiste ?

     Nous pensons que la Chine aussi est un pays engagé sur la voie de la restauration du capitalisme. Citons quelques chiffres : les multinationales impérialistes pénètrent franchement en Chine ; par exemple, de janvier à novembre 1988, elles y ont investi pour quatre milliards de U.S. $ et on y comptait déjà plus de 600 sociétés joint-venture américano-chinoises ; la décollectivisation des terres permettait en 1985 l’existence de 10.700.000 entreprises paysannes ; la part de l’économie soumise à la planification se réduit sans cesse, en 1975 le budget national contrôlait environ 80 % de l’investissement global... et moins de 20 % en 1987 (et si l’État central contrôlait 34 % du revenu national en 1987, il n’en contrôlait plus que 15 % en 1992) ; le pays est de plus en plus dépendant du système financier impérialiste, d’inexistante au début des années 70 la dette extérieure atteint à présent des dizaines de milliards de U.S. $, elle a augmenté de 400 % entre 1980 et 1987 ; l’inflation, liquidée à l’époque socialiste, a réapparu, elle s’élevait officiellement à 18 % en 1988 mais grimpait jusqu’à 47 % dans les métropoles côtières les plus engagées dans la voie capitaliste ; le chômage était inexistant il y a dix ans, il frappe en 1992 — selon les chiffres officiels — 200 millions de travailleurs soit 30 % de la population active ; etc.

     L’histoire de la contre-révolution en Chine mérite une attention particulière car elle n’a pas suivi le même cours qu’en U.R.S.S. Cela pour une raison très simple : en véritables communistes qu’ils étaient, les révolutionnaires chinois ont étudié les causes et les mécanismes de la victoire révisionniste en U.R.S.S. et ils ont appris à s’en défendre. Ils ont d’ailleurs ainsi apporté au Mouvement Communiste International une nouvelle somme d’expériences qu’il lui appartient maintenant de valoriser.

     À l’image de la révolution socialiste en U.R.S.S., la révolution chinoise a aussi connu de grands mouvements, des flux et des reflux qui tendaient tantôt à approfondir et étendre le système socialiste, tantôt à le réduire. Pensons à la phase initiale de Nouvelle Démocratie, au Premier Plan Quinquennal et au mouvement contre-révolutionnaire à l’occasion de la campagne des « Cent fleurs », au « Grand Bond » et à sa phase de rajustement, etc. Mais c’est certainement la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne, impulsée en 1966 pour briser les manœuvres des révisionnistes qui tentaient d’exploiter les déboires du « Grand Bond en Avant », qui retiendra notre plus grande attention.

     L’expérience de la Révolution Culturelle a indiqué la juste voie permettant, grace à une lutte idéologique et politique ouverte mobilisant sans trêve les masses populaires, d’empêcher que se dessine et s’affirme un processus contre-révolutionnaire dans le cadre de l’édification socialiste. Certes cette expérience-là fut finalement une bataille perdue puisque les forces bourgeoises des Deng Xiao-ping et consorts finirent par battre les forces communistes (et notamment celle connue sous le nom de « Groupe de Shangaï »). Mais elle constitue un apport décisif pour l’avenir : elle a mis en évidence la nécessité et les caractères de la bataille, elle a révélé sa capacité à débusquer les courants néobourgeois s’agrégeant dans les rouages de l’État socialiste, du Parti, etc.

     Dans une certaine mesure, on peut dire que malgré la défaite (et l’issue de la lutte fut longtemps incertaine, les forces révisionnistes ayant plus d’une fois mordu la poussière) les camarades chinois ont ouvert et éclairé la voie qui préservera l’intégrité de la dictature prolétarienne et lui garantira d’accomplir sa mission historique : mener l’humanité au seuil du Communisme. Exactement comme un siècle auparavant les révolutionnaires de la Commune de Paris, malgré leur défaite, ouvraient et éclairaient la voie de la révolution prolétarienne. Et de la même manière que la victoire de la Révolution d’Octobre devait énormément à l’expérience de la Commune de Paris (on peut dire qu’au travers des Bolchéviks triomphant au Palais d’Hiver les Communards triomphèrent de Versailles), les révolutionnaires qui demain conduiront un processus d’édification socialiste résistant à toute restauration bourgeoise devront énormément à la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne.

     Quant à la clique de Deng Xiao-ping, qui restaure activement le capitalisme en prétextant croissance et modernisation, elle est particulièrement emblématique de ces sournoises forces révisionnistes et néo-bourgeoises qui gangrènent et dénaturent le socialisme jusqu’à le liquider. Faut-il souligner la vilenie de son discours économiste quand on sait que dans le cadre du socialisme la Chine progressait deux fois plus vite que des pays comparables restés sous le joug capitaliste (le produit national a augmenté de 7 à 8 % l’an au cours du Premier Plan Quinquennal, pour 4 % l’an seulement en Inde durant la même période), qu’elle assurait à grands pas sa modernisation et prenait place parmi les pays à la pointe de la recherche scientifique, etc. ?

     Ce n’est pas pour rien que Deng se retrouva au premier rang des cibles de la Révolution Culturelle (de 1966 à 1967, il passa de la fonction de Secrétaire Général du Parti à un poste d’ouvrier tourneur) et son retour au pouvoir n’en annonçait que plus les orientations contre-révolutionnaires et anti-socialistes des dirigeants chinois actuels.

 

     47. Quelle est votre position au sujet des luttes de libération nationale dans les pays dominés ? Certaines de vos réflexions laisseraient entendre que vous refusez à tout mouvement, même de masse, la légitimité de représenter les intérêts d’un peuple opprimé, s’il n’est pas guidé par le Marxisme-Léninisme. Confirmez-vous cela ?

     En aucune façon. Les luttes de libération nationale des peuples opprimés sont un élément du processus historique global menant au socialisme. Nous ne partageons en rien le point de vue des ultra-gauchistes pour qui cette donnée reste impénétrable et qui penseraient déchoir en avalisant des luttes n’opposant pas un pur prolétariat (voire une pure classe ouvrière) à une pure bourgeoisise, quand bien même la réalité les confronte à des situations caractérisées par d’inévitables alliances de classe (prolétariat/paysannerie/petite-bourgeoisie, auxquels s’ajoutent parfois des fractions de bourgeoisie nationale, contre bourgeoisie impérialiste/bourgeoisie compradore). Car seule la libération nationale, l’affranchissement d’une oppression extérieure directe (par colons ou fantoches interposés) permet aux pays dominés d’accéder aux bases économiques, sociales et politiques nécessaires à la marche vers le socialisme.

     Le processus historique de libération nationale correspond le plus généralement à deux cas de figure. Soit le Parti Communiste, organisant les masses prolétariennes et paysannnes, joue un rôle dirigeant dans la lutte de libération nationale et il la prolonge d’office par l’instauration du socialisme ; il s’agit dans ce cas d’un processus révolutionnaire ininterrompu par étapes (étape de l’indépendance et étape de l’édification socialiste). Soit les forces nationalistes bourgeoises sont prépondérantes à la direction du mouvement populaire de libération nationale et une fois l’indépendance acquise elles organisent l’exploitation et l’oppression à leur profit ; une seconde phase de lutte, distincte, s’ouvre alors dans laquelle la question des anciennes alliances de classe ne se pose plus : ouvriers et paysans luttent contre la bourgeoisie nationale et pour la révolution socialiste.

     Nous reconnaissons une entière légitimité à la lutte de libération nationale dans les pays dominés par l’impérialisme et, par conséquence, nous pouvons aussi reconnaître une légitimité à un front national de libération où le Parti Communiste n’aurait pas l’hégémonie (un front reflétant l’état exact de la société, où le prolétariat manque de force en raison de sa faible organisation politique ou/et de son peu de poids social, ce qui est souvent le cas dans les pays sous-développés). Mais cela ne signifie absolument pas que nous bénissions tous les mouvements de libération possibles et imaginables !

     Les communistes ne perdent jamais de vue leur objectif qui est le triomphe du socialisme dans le monde entier. Chaque fois que nous sommes amenés à considérer une organisation ou un front de libération nationale dans un pays dominé, nous nous posons d’abord la question globale : s’agit-il là des forces et de la formule les mieux à même d’amener le pays au seuil du socialisme et de lui faire franchir ce seuil ? Notre position par rapport aux fronts interclassistes de libération nationale qui (comme l’O.L.P. ou le Front Sandiniste) ne sont pas guidés par le Marxisme-Léninisme en raison du rapport de force entre les classes qu’ils consacrent, dépend uniquement de l’état et des perspectives de ce rapport pour les intérêts prolétariens et révolutionnaires.

     Cela nous pousse ici à soutenir, là à rejeter des forces qui de prime abord présentent pourtant de grandes similitudes politiques et organisationnelles et œuvrent toutes pour une libération nationale des plus légitimes.

     Dans certains cas les conditions objectives imposent aux forces prolétariennes révolutionnaires de s’allier avec des forces non prolétariennes, voire bourgeoises, afin d’arracher l’indépendance, la souveraineté nationale. Dans d’autres cas les conditions objectives interdisent pareille alliance, par exemple quand l’hégémonie bourgeoise sur le F.L.N. est telle qu’elle mettrait en danger l’autonomie des forces prolétariennes ou qu’elle peut imposer au front des objectifs généraux et des conceptions qui, indépendamment de la légitimité du cadre d’indépendance nationale dans lequel ils s’inscrivent, sont foncièrement anti-socialistes, réactionnaires — voire fascistes.

     Les forces révolutionnaires ne doivent jamais risquer de se corrompre ni se compromettre dans telle « alliance », elles doivent alors conserver leur entière indépendance et la valoriser dans une lutte révolutionnaire autonome incluant l’objectif particulier de la libération nationale.

     En bref : certains fronts de libération nationale portent une part d’intérêts prolétariens (en même temps que d’autres intérêts populaires, petits-bourgeois, voire bourgeois progressistes) et ouvrent une perspective aux forces révolutionnaires, d’autres non. Et comme nous ne disposons naturellement jamais de tous les éléments d’analyse que maîtrisent les camarades luttant là-bas, nous nous rallions chaque fois à leurs appréciations et à leurs choix dans ce domaine qui est le leur. Notre position pratique, notre conviction à soutenir tel front ou à rejeter tel autre est dictée par l’analyse des révolutionnaires communistes sur place. Quand ils animent un front ou prennent simplement place en son sein, nous le soutenons même s’il est guidé par d’autres principes que ceux du Marxisme-Léninisme. Quand au contraire ils restent en marge, nous leur réservons exclusivement notre soutien et cela même si leurs forces et leurs orientations de lutte ne jouissent encore que d’un appui populaire bien plus étroit que celui dont dispose le front dans lequel ils refusent de s’inscrire.

     L’exemple de l’O.L.P. aidera à mieux nous faire comprendre. Ce que nous connaissons des organisations palestiniennes nous pousse aujourd’hui à désigner notamment le Front Populaire pour la Libération de la Palestine/Commandement Général (F.P.L.P./C.G.) comme celle dont les références politiques et conceptions de lutte nous sont les plus proches. Et cette organisation est extrêmement critique envers la clique arafatiste. Certes dans ce cas une analyse extérieure (une analyse accessible d’ici) permet déjà de prendre toute la mesure du désastre que représente pour la révolution palestinienne la direction capitularde d’Arafat et consorts. Mais cette évidence pourrait s’avérer insuffisante si les camarades palestiniens estimaient juste de s’intégrer à l’O.L.P. pour y développer une lutte anti-arafatiste, pour chercher à imprimer à la centrale palestinienne un tournant révolutionnaire. C’est donc la complexité concrète du problème qui nous pousse à nous rallier aux choix des forces réellement révolutionnaires par rapport aux fronts ou organisations interclassistes, dans leur processus de libération nationale.

 

     48. Comment analysez-vous la lutte du peuple palestinien ces dernières années ? Dans un communiqué, les Cellules Communistes Combattantes ont approuvé l’attaque menée contre les agents de sécurité de la synagogue de la rue de la Régence à Bruxelles ; pouvez-vous exposer votre position à l’égard de ce genre d’action ?

     Pour ce que nous pouvons en percevoir et apprécier à partir de notre situation de révolutionnaires en Europe, le combat du peuple palestinien et de ses avant-gardes révolutionnaires a aujourd’hui relativement régressé par rapport aux années 70. L’engagement de l’Intifada ne contredit pas cela, car nous pensons que l’essentiel est politique : il y a vingt ans la révolution palestinienne contribuait de manière dynamique et créatrice au progrès du mouvement révolutionnaire international, depuis lors elle est plutôt « rentrée dans le rang » des classiques luttes de libération nationale. Mais bien entendu, cette donnée est sans doute inséparable du reflux général du mouvement anti-impérialiste et révolutionnaire depuis plusieurs années.

     Le rôle de phare joué par la révolution palestinienne au cours des années 70 est objectif et indiscutable. Par ses caractères et dans les orientations de sa lutte, la révolution palestinienne a contribué de manière déterminante à l’émergence d’éléments politiques et stratégiques qui étaient — et sont toujours — nécessaires au mouvement révolutionnaire international. Alors qu’autrefois la lutte des peuples opprimés se cantonnait à leur sol (ou, tout au plus, à leur sol et celui de la métropole lorsqu’il s’agissait de colonies) et à des objectifs propres, la révolution palestinienne a fait voler en éclat ce cadre étroit en portant la lutte jusqu’au cœur des métropoles impérialistes et en luttant contre l’ensemble des intérêts impérialistes.

     Cette nouvelle dimension, globale, de la lutte révolutionnaire a ouvert la voie à une nouvelle conception de la relation entre révolutionnaires des métropoles et des pays dominés. Auparavant, en effet, on ne pouvait espérer mieux qu’un simple soutien internationaliste des progressistes et des révolutionnaires des métropoles aux peuples en lutte. Depuis, des relations débouchant sur l’articulation des luttes respectives sont accessibles et, mieux encore, elles sont comprises comme nécessaires en fonction des spécificités de chaque lutte et du combat commun contre la bourgeoisie impérialiste.

     À cet égard la révolution palestinienne et ses avant-gardes jouiront toujours d’une place privilégiée dans le cœur des révolutionnaires des métropoles. Nous n’oublierons jamais que ce sont des camarades palestiniens qui, en octobre 1977, avec l’opération « Koffr Kaddum » du Commando Martyr Halymeh (détournement d’un avion de la Lufthansa en appui à l’action du Commando Siegfried Haussner de la R.A.F.), ont procédé à la première intervention directe et revendiquée de solidarité internationaliste allant des pays dominés vers les métropoles impérialistes. La révolution palestinienne et ses avant-gardes conservent sans nul doute aujourd’hui des qualités particulières qui les distinguent avantageusement de nombreuses autres luttes anti-impérialistes de peuples opprimés, mais quoi qu’il en soit, c’est un fait : la révolution palestinienne n’occupe plus pour l’instant, dans le mouvement révolutionnaire mondial, la place qu’elle occupait dans les années 70.

     Nous en avons touché un mot en commençant, parmi les apports essentiels de la révolution palestinienne il faut compter la traduction aux niveaux stratégique et tactique du caractère international de la contradiction entre peuples opprimés et puissances impérialistes. C’est ainsi que les fedayins ont porté le combat contre les intérêts sionistes partout dans le monde et surtout contre les intérêts de la bourgeoisie impérialiste occidentale qui est la première à tirer profit de l’oppression des peuples du Proche et Moyen-Orient. Et c’est dans le cadre général de ce combat que s’inscrit l’action armée menée contre les sbires sionistes gardant la synagogue de la rue de la Régence.

     Dans la mesure où la puissance militaire sioniste déborde de beaucoup le simple cadre de l’armée israélienne pour s’étendre à des sociétés commerciales et industrielles (industrie de l’armement, ou la compagnie aérienne El Al qui est étroitement liée à l’Armée de l’air), à des associations de jeunesse (organisant des formations militaires pour leurs membres et constituant de fait une importante réserve disponible en cas de conflit, comme on a pu le constater lors de la guerre de 1973), aux services culturels ou diplomatiques (transformés en nids d’espions, machines de propagande et bases d’opérations clandestines pour le Mossad), etc., il est tout à fait normal et correct que les camarades palestiniens en élargissent d’autant l’éventail de leurs cibles.

     Dans la mesure où l’entité sioniste mène une politique terroriste contre les masses palestiniennes et libanaises (apartheid, déportations et représailles massives, bombardements des camps de réfugiés, massacres des manifestants de l’Intifada, systématisation de la torture, invasions répétées du Liban, etc.) et dans la mesure où l’engagement de ces masses dans l’affrontement a atteint un degré déjà très élevé, il est tout à fait normal et correct que les camarades palestiniens ripostent à un niveau de violence organisée très élevé.

     Dans la mesure où l’Europe occidentale et les U.S.A. servent de base arrière pour la machine de guerre sioniste et où l’État sioniste ne peut continuer à perpétrer ses crimes que grâce à l’appui direct et permanent des puissances impérialistes occidentales (appui financier, militaire, diplomatique, etc.), et dans la mesure où l’Europe de l’Ouest et les U.S.A. tirent directement profit de la perpétuation de l’occupation de la Palestine par les sionistes (disposant de cette façon d’une sorte de tête de pont militaire tournée contre les peuples de la région), il est tout à fait normal et correct que les camarades palestiniens portent la guerre en Europe et aux États-Unis.

     Cependant, autant nous pouvons approuver l’activité combattante des camarades palestiniens dans les métropoles, autant nous pensons qu’elle souffre parfois de certaines faiblesses. Des actions comme celle de la rue de la Régence restent généralement incomprises des masses de notre pays. En premier lieu parce qu’elles expriment ouvertement un niveau d’antagonisme, un degré d’affrontement qui, s’ils sont quotidiens en Palestine occupée, ont disparu en Belgique depuis la fin de la seconde guerre mondiale et la Résistance antifasciste. De surcroît, en ne considérant l’Europe que comme un champ de bataille arrière où porter des coups sensibles à l’ennemi, certaines organisations révolutionnaires palestiniennes — comme le Fatah/Conseil Révolutionnaire — sont perçues ici, par une population peu informée des mêmes agissements des impérialistes en Palestine ou au Liban, comme des gens qui portent partout la guerre pour leurs intérêts propres et au plus entier mépris des aspirations à la paix et à la sécurité des habitants. Il en découle un a priori de rejet, évidemment exploité et renforcé par les manœuvres des ténors de la propagande contre-révolutionnaire et du lobby sioniste.

     Ce problème nous concerne aussi. Car il appartient avant tout aux avant-gardes révolutionnaires européennes d’effectuer le travail politique d’information et de conscientisation auprès des masses de leurs pays, de démontrer la légitimité et la correction de ces actions ainsi que la responsabilité de « notre » bourgeoisie dans la misère et les drames qu’endurent les peuples arabes palestinien et libanais. La solidarité avec la révolution palestinienne est une tâche de la lutte communiste, puisque l’une et l’autre n’ont de sens que dans la liquidation d’un système fondé sur l’oppression des peuples dominés et l’exploitation du prolétariat international.

     Nous ne pouvons d’ailleurs laisser passer l’occasion de signaler combien il serait souhaitable que les organisations révolutionnaires palestiniennes — comme entre autres le F.P.L.P./Commandement Général — qui frappent aussi dans des pays où la lutte révolutionnaire est encore embryonnaire, portent une attention politique toute particulière à leurs opérations, veillent à ce qu’elles soient parfaitement ciblées (ce qui n’est pas toujours le cas des attaques du Fatah-C.R. qui ont parfois atteint de manière indifférenciée la communauté israélite) et fournissent un effort d’explication et de conscientisation en direction du prolétariat métropolitain. Sans remonter aux communiqués de Septembre Noir à propos de l’action de Munich en 1972, citons simplement en exemple celui des Fractions Armées Révolutionnaires Libanaises concernant l’exécution de Yacov Barsimantov à Paris le 7 avril 1982.

     Ce dernier communiqué, bien que fort bref et concis, a permis à des révolutionnaires européens de fournir un travail d’explication et de clarification internationaliste, car il revendiquait clairement le droit et le devoir des avant-gardes des peuples arabes libanais et palestinien à frapper l’ennemi sioniste partout et particulièrement dans les centres impérialistes. Ce n’était certes qu’un communiqué, mais le fait qu’il émanait directement de ces avant-gardes et s’adressait précisément aux masses européennes le rendit excessivement précieux pour le travail d’agitprop ici.

     Toutes ces réserves et précisions apportées, nous déclarons bien haut que nous nous réjouirons d’une multiplication des opérations des organisations révolutionnaires palestiniennes partout dans le monde y compris en Belgique, car un tel développement offensif témoignera de la force de ces organisations, de leur rejet de toute concession à l’opportunisme et de leur attachement grandissant à une juste analyse politique et stratégique anti-impérialiste.

     De surcroît, pareil progrès contribuera à mieux révéler quels sont les vrais et les faux amis des peuples arabes palestinien et libanais et de leurs avant-gardes révolutionnaires. Car les faux amis du peuple palestinien et du peuple libanais ne manquent jamais de joindre leurs voix à celles de la bourgeoisie et du lobby sioniste dans le concert de clameurs et de vitupérations qui suit immanquablement les actions victorieuses des fedayins.

     Les moyens dont disposent ces faux amis (les moyens des appareils réformistes et révisionnistes) comme leur audience due à la complaisance des médias bourgeois font qu’ils apparaissent toujours au premier plan quand il est question de « solidarité » avec les populations palestiniennes et libanaises. Pourtant, au-delà de quelques initiatives politiquement inoffensives et relevant quasi exclusivement du domaine caritatif, ils se bornent à d’hypocrites déclarations d’indignation et autres protestations humanistes quand les crimes sionistes apparaissent trop crûment au grand jour (massacres de population civile, répression meurtrière de l’Intifada, enlèvements, tortures, etc.). Au niveau politique, ces faux amis apportent un soutien enthousiaste aux « solutions » capitulardes de la clique arafatiste — et plus les « solutions » sont capitulardes, plus ils s’en réjouissent et félicitent ! — et, bien entendu, ils ne doutent pas un seul instant de la légitimité de l’existence de l’État raciste et fantoche d’Israël sur la terre de Palestine.

     Quant à la véritable solidarité avec les peuples arabes palestinien, libanais et leurs avant-gardes révolutionnaires, c’est-à-dire, non pas la « solidarité » chrétienne et humaniste qui procède de l’amour morbide et intéressé que ces idéologies vouent aux victimes (car les faux amis des peuples palestiniens et libanais n’aiment ces peuples que lorqu’ils se font massacrer — et sûrement pas quand ils prennent les armes !), mais bien la solidarité émancipatrice qui se base sur la fraternité de lutte contre l’ennemi commun, sur l’Internationalisme Prolétarien et l’amitié entre les peuples, elle est faible chez nous comme partout en Europe. Comment pourrait-il en être autrement, puisque c’est toute la conscience révolutionnaire qui y est encore faible ?

 

     49. Quelle, est votre analyse de la situation en Palestine, au Moyen-Orient, et de la position des États européens par rapport à cette situation ? Quelle conclusion peut-on en tirer pour l’orientation stratégique du combat internationaliste ici ?

     La position actuelle des États européens vis-à-vis de la situation en Palestine et au Moyen-Orient ne se différencie en rien de celle qu’ils adoptent à l’égard du monde entier : assurer et renforcer politiquement et militairement les intérêts de la bourgeoisie impérialiste. Et s’il fallait apporter une précision d’actualité, on pourrait simplement dire que les États européens tentent à présent d’y défendre avec une vitalité nouvelle leur impérialisme propre face à celui des États-Unis.

     En ce qui concerne particulièrement la Palestine, les positions respectives des États européens varient dans une marge étroite. Selon la confiance qu’ils portent à la capacité de l’État sioniste de maintenir l’oppression du peuple palestinien et celle qu’ils accordent à la capacité de la clique arafatiste de contenir et étouffer la révolution palestinienne (de la maintenir dans des limites tolérables pour l’impérialisme, ainsi le projet de création d’un État bourgeois palestinien dans les territoires occupés depuis 1967 et coexistant avec l’entité sioniste), certains pays européens soutiennent essentiellement les sionistes (nonobstant quelques hypocrites réserves morales à l’occasion, pour la galerie), d’autres appuient la recherche d’une solution bourgeoise négociée entre l’État sioniste et la direction de l’O.L.P.

     Cependant, malgré ce que la récente guerre du Golfe pourrait laisser croire, le Moyen-Orient et la Palestine ne présentent plus la même importance stratégique qu’il y a dix ou vingt ans. Certes cette importance reste considérable, mais elle est moindre à deux niveaux. D’abord la dépendance en pétrole de l’Europe vis-à-vis du Moyen-Orient a considérablement baissé (suite au développement de l’exploitation des gisements de la Mer du Nord et à la diversitication des sources d’énergie et des fournisseurs — gaz sibérien et norvégien, par exemple). Ensuite l’assise de l’impérialisme dans la région du Moyen-Orient est actuellement bien plus sûre qu’auparavant. Malgré l’héroïque Intifada, la révolution palestinienne ne catalyse — ni n’oriente — plus un fort mouvement révolutionnaire arabe. Nombre de pays arabes, hier non alignés et progressistes, sont rentrés dans le giron impérialiste (ainsi l’Egypte nassérienne qui est devenue une alliée fidèle de l’impérialisme occidental, allant jusqu’à accueillir des troupes U.S. et pactiser avec les sionistes par les bons soins de feu le traître Sadate et de son digne successeur Moubarak). L’effondrement des régimes révisionnistes ôte aux nations de la région l’avantage d’un contrepoids — bien sûr intéressé... mais néanmoins efficace — à la pression de l’impérialisme occidental (sans la crise du régime révisionniste en U.R.S.S. et la complicité de la clique gorbatchévienne, la guerre contre l’Irak n’aurait pas été possible). La pénétration du courant islamiste dans les masses populaires arabes détourne l’énergie révolutionnaire de ces masses dans une direction infiniment moins dangereuse pour l’impérialisme occidental que la direction socialiste (l’expérience iranienne a démontré que malgré la nationalisation de grands secteurs industriels, la politique économique « libérale-islamiste » ne s’oppose en rien aux rapports de production capitaliste à l’échelle nationale, ni aux grandes tendances impérialistes à l’échelle internationale).

     À notre avis une leçon principale se dégage de tout cela, qui concerne tous les révolutionnaires arabes — et au premier chef les camarades palestiniens et libanais : ils doivent intensifier leur action en la guidant par une ligne marxiste-léniniste stricte, sans aucune concession aux déviations révisionnistes (des ex-pays « socialistes » comme la défunte Union Soviétique ont été autrefois souvent considérés avec bien trop de complaisance en raison du soutien intéressé apporté au monde arabe dans sa lutte contre l’impérialisme occidental et l’entité sioniste) ou aux orientations islamistes. Et une autre leçon se dégage encore, qui concerne cette fois tous les révolutionnaires des métropoles : ils doivent faire un sérieux effort d’analyse pour distinguer les vrais pôles révolutionnaires dans les luttes populaires arabes et palestiniennes et leur soutien doit s’adresser exclusivement et complètement à ceux-là. On a trop souvent vu par le passé des révolutionnaires arabes chercher le soutien de forces bourgeoises ou petites-bourgeoises (social-démocrates, révisionnistes, réformistes, etc.) en Europe de l’Est et de l’Ouest, de la même façon que bien des révolutionnaires dans les centres ont égaré leurs forces et trahi leur responsabilité en soutenant des forces bourgeoises (arafatistes, islamistes, etc.) en Palestine ou au Moyen-Orient.

     Seul le regroupement autour d’une conception révolutionnaire claire et épurée de toute déviation permettra l’établissement — entre forces révolutionnaires arabes et européennes — d’une relation dialectique nouvelle, politiquement plus mûre et militairement plus redoutable. Alors enfin débarrassé de ses œillères (notamment tiers-mondistes, eurocentristes, etc.), le mouvement révolutionnaire européen pourra développer un authentique Internationalisme Prolétarien.

 

     50. Différentes estimations du phénomène des mouvements islamistes ont cours parmi les révolutionnaires européens. Certains condamnent ces mouvements comme anti-socialistes et obscurantistes, d’autres les considèrent comme des forces objectivement anti-impérialistes dans la mesure où elles affaibliraient l’hégémonie U.S. Quelle est votre position à ce propos ?

     Nous pensons que le développement des forces islamistes est extrêmement négatif et préjudiciable au mouvement révolutionnaire dans le monde. À cet égard l’exemple iranien — le plus achevé — est particulièrement éloquent. Identifier le mouvement révolutionnaire et anti-impérialiste du peuple iranien au mouvement islamiste (et plus encore à sa direction khomeiniste) est une très grave erreur. S’il est exact qu’il y a quinze ans un courant réactionnaire/islamiste issu du clergé, de la bourgeoisie nationale, de la petite-bourgeoisie commerçante et des couches lésées par le démembrement de l’économie féodale entrepris par le shah (un courant s’appuyant sur le lumpen-prolétariat qui sera organisé dans le cadre des « pasdarans ») menait effectivement la lutte contre le régime monarchique inféodé aux U.S.A., un autre courant, progressiste, animé par la petite-bourgeoisie intellectuelle urbaine et la classe ouvrière menait la lutte contre le même ennemi mais dans une perspective démocratique et socialiste. Ce second courant était évidemment l’objet d’une répression infiniment plus acharnée et féroce de la part du régime du shah et de ses maîtres yankee.

     Lorsque le mouvement de masse contre ce régime prit son envol — le shah et sa clique constituant l’ennemi principal aux yeux de tous —, Khomeiny et sa tendance profitèrent de la faiblesse du mouvement populaire socialiste épuisé par la répression et miné par les divisions pour rassembler autour d’eux des couches de plus en plus larges de la population. Dès le lendemain de l’insurrection victorieuse, les forces regroupées autour du clergé s’entendaient avec les libéraux et les bourgeois pour exclure du pouvoir les forces révolutionnaires qui des années durant avaient pourtant été l’avant-garde de la lutte contre le régime. Tout fut fait pour réduire la révolution iranienne à une révolution politique anti-monarchique, islamique et « anti-impérialiste », pour empêcher qu’elle se prolonge et acquiert la dimension socialiste que la classe ouvrière (principalement les très nombreux travailleurs du pétrole) appelait de ses vœux. Une fois son pouvoir suffisamment consolidé, la clique de Khomeiny lança des attaques frontales contre les forces communistes, contre les organisations prolétariennes révolutionnaires, finalement contre tout ce qui pouvait orienter la force des masses, de près ou de loin, vers le socialisme. Pour ce faire elle bénéficia de la complicité des révisionnistes pro-soviétiques du Toudeh.

     Il est incompréhensible que des camarades puissent encore identifier étroitement la révolution populaire iranienne au régime islamique qui en est le fruit empoisonné, qu’ils puissent soutenir ce régime au nom de la poursuite de cette révolution, alors que son premier acte fut de massacrer les révolutionnaires. Hier opposition véritable au régime du shah, le courant islamiste aujourd’hui au pouvoir est contre-révolution face aux légitimes aspirations sociales des masses iraniennes et aux légitimes aspirations nationales des masses du Kurdistan et du Khouzistan. Le courant islamiste a détourné le mouvement révolutionnaire iranien de la voie socialiste qu’il s’était frayée aux prix d’immenses sacrifices, il lui a ravi le pouvoir et s’y est révélé comme engeance réactionnaire et anti-populaire dont les véhémentes professions de foi « anti-impérialistes » ne doivent tromper personne. À ce sujet, rappelons d’ailleurs que la C.I.A. avait établi un programme selon lequel, si le régime impérial ne pouvait être maintenu et s’il ne pouvait lui être substitué un régime pro-occidental capable d’enrayer le processus révolutionnaire (ce fut l’échec du gouvernement de Chapour Bakhtiar), il fallait favoriser l’établissement d’un régime islamique afin d’empêcher l’avènement d’un pouvoir socialiste. Cela en fonction du principe qu’entre deux maux on choisit le moindre et que le régime islamique constituait l’ultime alternative à une victoire révolutionnaire socialiste.

     On peut comparer la manœuvre de l’impérialisme à l’égard de l’Iran à celle qu’il a appliquée aux Philippines. Dans les deux cas les yankees ont cherché à maintenir leurs créatures (Pahlevi en Iran et Marcos aux Philippines) le plus longtemps possible au pouvoir mais, lorsque leurs positions devinrent intenables, ils y ont chaque fois substitué un pouvoir qui ne comblait certes pas entièrement leurs vœux — du moins dans un premier temps (Khomeiny en Iran et Cory Aquino aux Philippines) —, mais qui tout au moins barrait la route aux communistes.

     L’actuel régime réactionnaire iranien est issu d’un bouleversement révolutionnaire, c’est un fait indéniable, mais cela mis à part qu’est-ce qui peut bien amener certains camarades à considérer ce régime comme authentiquement anti-impérialiste ? Le plus souvent ils invoquent la nationalisation des ressources pétrolières ainsi que des contradictions avec l’impérialisme U.S. Citer la nationalisation des pétroles comme mesure d’office révolutionnaire (voire « socialiste ») est une erreur que pas un marxiste-léniniste ne devrait commettre. C’est une erreur qui témoigne de l’ignorance des mécanismes de l’impérialisme (qui s’accommode parfaitement et même suscite souvent des monopoles d’État) et de la réalité précise de la société iranienne (car la nationalisation des pétroles ne peut cacher le fait que la doctrine économique du régime est le libéralisme le plus débridé, intrinsèquement étranger aux intérêts du prolétariat). Si la nationalisation des pétroles devait être considérée comme un gage d’anti-impérialisme pour le régime de Khomeiny, il faudrait aussi accorder le titre d’« anti-impérialiste » au régime de Mobutu pour la vague de nationalisation de 1971-1975 (dite « zaïrianisation ») débouchant sur de vastes monopoles d’État comme la gigantesque Gécamines.

     L’existence de contradictions entre le régime iranien et l’impérialisme U.S. ne suffit pas non plus à ranger le premier dans la catégorie des forces anti-impérialistes. Ces contradictions, à l’origine vives en raison de la situation révolutionnaire dont était issu le nouveau pouvoir (n’oublions pas qu’il s’est établi dans la destruction d’un régime entièrement féal de l’impérialisme U.S.) et entretenues lors de la guerre Iran-Irak (notamment par les entraves posées par l’Iran à la navigation dans le Golfe) sont d’ailleurs très largement apaisées, preuve de leur nature conjoncturelle. La position adoptée par l’Iran lors de la guerre du Golfe en est le plus parfait exemple. S’il fallait placer tous ceux qui connaissent des contradictions, voire un antagonisme, avec les U.S.A., dans le camp anti-impérialiste, alors il faudrait aussi y accueillir les barons colombiens de la drogue ou les exportateurs d’automobiles japonais. La logique mécaniste « les ennemis de mes ennemis sont mes amis » mène le plus souvent à des absurdités. Certes, pour qu’un régime ou une force dirigeante soient réellement anti-capitalistes, il est effectivement nécessaire qu’ils instaurent une économie socialisée (donc des nationalisations, etc.) et affrontent ouvertement l’impérialisme U.S. Mais, à l’inverse, nationalisations et contradictions ouvertes avec les intérêts U.S. ne sont pas obligatoirement synonymes d’une démarche anti-impérialiste.

     Laissons là cette real politik de pacotille fondée sur une très suspecte et dangereuse interprétation de la notion d’« allié objectif » ! Accordons plutôt tout notre soutien aux camarades qui, après avoir lutté pour le socialisme contre le shah, luttent à présent pour le socialisme contre les héritiers de Khomeiny. Combattons avec eux ce régime qui, après avoir détourné et récupéré la force révolutionnaire et les sacrifices du peuple iranien, développe depuis lors une politique foncièrement anti-populaire et anti-prolétarienne. Le courant islamiste, qui chevauche le tigre du mécontentement social des peuples d’Afrique du Nord, du Proche-Orient et du Moyen-Orient et les détourne de la voie socialiste et réellement anti-impérialiste qui leur est naturelle, doit être combattu avec vigueur pour ce qu’il est. Du F.I.S. fasciste algérien au Hesbollah libanais, il est l’allié objectif non pas des forces révolutionnaires mais bien des forces de la réaction bourgeoise ; il est non au service des peuples mais de l’impérialisme.

     Pour conclure sur l’exemple iranien que nous avons choisi pour illustrer notre réponse, nous voulons dire que nous reconnaissons avant tout aux militants marxistes-léninistes iraniens l’autorité et la compétence de juger le problème, et que nous nous rallions à leur lutte inconditionnelle contre le régime obscurantiste, oppresseur, exploiteur et criminel de la République Islamique.

 

     51. Comment expliquer que depuis quarante-cinq ans la gauche traditionnelle en Europe soit la complice — tout au moins passive — des agressions perpétrées par l’État sioniste contre les peuples du Moyen-Orient ?

     La « gauche traditionnelle », c’est-à -dire la social-démocratie et ceux qui en partagent bon nombre de conceptions malgré qu’ils se présentent plus « à gauche » qu’elle, a toujours été la complice — et pas rien que passive ! — des agressions et de l’oppression impérialistes partout dans le monde. Cette gauche ne remettant pas en cause les fondements mêmes du système capitaliste, elle se retrouve inévitablement embringuée dans toutes ses manœuvres, elle est contrainte — quoiqu’elle en dise avec une hypocrisie consommée — d’en accepter tous les crimes contre les peuples.

     Ainsi, la social-démocratie belge, après s’être émue du sort atroce réservé aux peuples du Congo par les colons (travail forcé, punitions collectives, etc.), revendiqua par la voix de Vandervelde et pour des raisons « humanitaires » le transfert de l’État Indépendant du Congo à la Belgique. Le P.O.B. n’hésitait d’ailleurs pas à s’engager financièrement dans les sociétés coloniales et possédait même des plantations de coton au Congo ! Paul Henri Spaak, dirigeant du P.S.B., fut un chantre de l’atlantisme et le Secrétaire Général de l’O.T.A.N. de 1957 à 1961. Plus récemment, ce sont des gouvernements de coalition socialiste/social-chrétienne qui ont expédié la soldatesque belge au Rwanda, en Turquie (guerre du Golfe et manœuvres contre les mouvements kurdes), en Somalie, en Yougoslavie... L’empressement des social-démocrates français et anglais (travaillistes) à servir les intérêts de la bourgeoisie impérialiste est encore plus flagrant. Il s’agit donc là d’un trait propre à la « gauche traditionnelle ») en Europe.

     Mais au-delà de cette généralité, il faut noter les liens très étroits, idéologiques, politiques et historiques qui unissent la social-démocratie européenne et le sionisme. La plupart des composantes du mouvement sioniste étaient à l’origine purement et simplement intégrées à la gauche européenne. Cela s’explique d’une part par l’antisémitisme viscéral de la droite traditionnelle (affaire Dreyfus en France, pogroms, interdiction d’accès aux capitales ou numerus clausus universitaires antisémites en Russie tsariste, etc.) et d’autre part par la base de classe du sionisme qui recoupe celle de la social-démocratie (petite-bourgeoisie intellectuelle, couches supérieures de la classe ouvrière, travailleurs indépendants, artisans, etc.).

     Social-démocratie et sionisme combattent activement le marxisme, souvent dans les mêmes termes et notamment en ce qui concerne l’analyse de classe. On se souvient des batailles politiques menées par Lénine et les Bolchéviks contre les thèses du Bund, du Parti Sioniste-Socialiste. Les Bolchéviks fondaient l’unité sur une base de classe, indépendamment de tout caractère national ou ethnique, culturel ou religieux. Le Bund se prétendait la seule organisation en droit de représenter les travailleurs juifs, accordant ainsi une plus grande importance au clivage juif/non juif qu’à l’antagonisme prolétariat/bourgeoisie. À la même époque les partis de la « gauche traditionnelle » en Europe partageaient à leur façon une telle conception : ils ralliaient des gouvernements d’union sacrée et jetaient les prolétaires allemands, russes, français, belges, etc. dans la féroce tuerie de la première guerre mondiale.

     La primauté du facteur national, les valeurs idéologiques petites-bourgeoises (avec en tête l’humanisme raciste), la soumission aux intérêts et desiderata de la grande bourgeoisie ont créé une communauté de vue et de pratique entre sionisme et social-démocratie européenne, Jamais démentie, toujours renforcée. En France, de Léon Blum, qui en 1929 est actif au comité France-Palestine et membre de la délégation française au Congrès Sioniste, à François Mitterrand, membre de l’« Association France-Israël », le fil est continu. Il est vrai qu’historiquement chacun y a trouvé son compte : la social-démocratie voyant dans le sionisme un allié pour imposer une politique bourgeoise au mouvement ouvrier, le sionisme prospérant comme cheval de Troie des thèses social-démocrates dans les importantes communautés juives d’Europe Centrale et Orientale. L’union sionisme/social-démocratie allait trouver son couronnement dans la politique de l’État sioniste : succession de gouvernements Mapai/Travaillistes de 1948 à 1977, hégémonie du syndicat réformiste Histadrouth (qui a organisé jusqu’à 90 % des travailleurs de l’État sioniste, qui est un des principaux employeurs et propriétaires, etc.), système des kibboutz, etc., le tout parfaitement intégré au capitalisme et inscrit dans la dépendance du bloc impérialiste occidental.

     Il n’y a aucune contradiction entre les affinités « de gauche » du sionisme et son caractère spoliateur (aux dépens du peuple palestinien), raciste et colonialiste. Le rôle de chien de garde rempli par Israël au Moyen-Orient (sans oublier celui d’exécutant des plus basses œuvres de l’impérialisme au niveau mondial, voir la présence de militaires, trafiquants et « spécialistes » israéliens en Afrique du Sud, au Zaïre, en Haïti, dans le Chili de Pinochet, etc.) est tacitement béni par la « gauche traditionnelle » en Europe. Parfois même elle met directement la main à la pâte : on se souviendra que Mitterrand était alors ministre de Guy Mollet lorsque celui-ci lançait en 1956 des troupes françaises sur le Canal de Suez tandis que l’armée israélienne envahissait le Sinaï. On traitait alors Nasser de « Nouvel Hitler », ce qui semble être l’appellation de tout chef d’État arabe dont la politique s’oppose d’une façon ou l’autre aux intérêts impérialistes, puisqu’elle fut encore appliquée à Saddam Hussein lors de la guerre du Golfe. Ce qui participe surtout, en Occident, d’un violent matraquage culpabilisateur basé sur les crimes nazis contre la communauté israélite et sert à justifier tous les crimes sionistes contre les peuples arabes. On retombe là exactement dans les principes et mécanismes de l’humanisme bourgeois si cher à la gauche européenne, humanisme raciste du petit-blanc, humanisme prostitué aux intérêts impérialistes, humanisme répugnant des Droits de l’Homme... esclave.

 

     52. Quelle est votre position à l’égard la guerre populaire que mène depuis 13 ans le Parti Communiste du Pérou ? Quelle opinion avez-vous du Président Gonzalo et de la direction qu’il imprime au P.C.P. ?

     Notre connaissance de la lutte du peuple péruvien et de son Parti Communiste correspond pour la plus grande part aux documents politiques traduits par le Mouvement Populaire Pérou de France et diffusés par le Comité Sol Pérou ainsi qu’à l’édition française de El Diario lnternacional. Il s’agit certes là de formidables sources d’information mais dont les limites nous imposent malgré tout de nous cantonner à une prise de position générale. Par exemple, nous ignorons trop de choses en ce qui concerne le contenu pratique donné à l’objectif de « nouvelle démocratie » et les alliances de classe qu’elle sous-entend avec la petite-bourgeoisie et même la bourgeoisie nationale, quant à la façon dont est dès maintenant établi le pouvoir populaire dans les zones placées sous l’influence du Parti, etc.

     Globalement donc, nous pensons que la guerre populaire déclenchée et dirigée par le Parti Communiste du Pérou est Juste, qu’elle constitue la voie révolutionnaire vers le socialisme dans ce pays. Nous soutenons entièrement les masses du Pérou et leur Parti dans cet affrontement avec la bourgeoisie et l’impérialisme et nous appelons les révolutionnaires des métropoles à leur fournir un appui internationaliste illimité. Nous condamnons sans appel la répression de la bourgeoisie péruvienne (et derrière elle l’impérialisme U.S.) et les accointances des capitalistes et politiciens belges avec la contre-révolution dans ce pays. L’exemple de la guerre populaire menée par le Parti Communiste du Pérou est précieux et mobilisateur pour le mouvement révolutionnaire partout dans le monde. Cette lutte surmonte de terribles obstacles sans apparemment faire de concessions aux justes principes qui la guident. Mieux encore, elle apparaît aujourd’hui comme l’incarnation victorieuse des valeurs historiques du mouvement communiste. Le P.C.P. apporte au mouvement révolutionnaire mondial un vigoureux plaidoyer en faveur du Marxisme-Léninisme-Maoïsme : une base théorique, politique et stratégique claire est évidemment une arme vitale pour la Révolution et nul doute que le P.C.P. contribue grandement à la forger.

     Cela dit nous devons quand même signaler une importante divergence d’analyse entre le Parti Communiste du Pérou et nous. Les camarades péruviens sont restés fidèles à l’ordre des trois grandes contradictions de l’époque établi en son temps par Mao Tsé-toung et les communistes chinois : en premier lieu ils placent toujours la contradiction opposant l’impérialisme et les peuples dominés. Pour notre part nous mettons au premier plan la contradiction opposant le prolétariat international et la bourgeoisie impérialiste. Par ailleurs, cette divergence de vue explique peut-être un fait qui nous laisse très perplexes : l’intégration du Parti Communiste du Pérou au dit « Mouvement Révolutionnaire Internationaliste ». Une structure qui se revendique de l’autorité et du prestige du P.C.P., mais qui, en Europe, rassemble quelques groupuscules ouvertement opportunistes, défendant même à l’occasion des positions franchement contre-révolutionnaires.

     Nous avons appris avec une grande tristesse l’arrestation du Président Gonzalo. De lui nous connaissions déjà l’interview réalisée par El Diario, où il affirme un attachement puissant aux principes fondamentaux du marxisme révolutionnaire et sa volonté de les appliquer judicieusement à la réalité péruvienne. À son sujet, nous savons aussi deux choses. La première — qui vient de connaître un développement détestable — est que la bourgeoisie, ses flics et ses plumitifs le haïssent. Les premiers le pourchassaient de toutes leurs forces, les seconds l’insultent de toute leur peur. La seconde est que les révolutionnaires péruviens semblent avoir une très haute idée de sa valeur. Ces deux données se conjuguent et nous amènent à avoir une excellente opinion du Président Gonzalo ! Et ce que nous pouvons percevoir de la révolution péruvienne dont il est un important artisan nous conforte dans cette opinion. Nous voulons d’ailleurs croire que les qualités qu’a acquises le Parti Communiste du Pérou sous la direction du Président Gonzalo lui permettront de poursuivre sa tâche même privé d’un dirigeant aussi capable et dévoué — jusqu’à sa libération, jusqu’à la victoire !

 

 

Cinquième Partie

DÉBAT INTERNATIONAL SUR LA STRATÉGIE

 

     53. Suivez-vous les développements et les débats révolutionnaires dans les autres pays européens ? Êtes-vous suffisamment informés ? Quelles sont les questions et discussions que vous jugez centrales pour des progrès collectifs conséquents ?

     Nous suivons bien évidemment avec la plus grande attention et le plus grand intérêt tous les apports théoriques et politiques en provenance du mouvement révolutionnaire international. Telle connaissance nous paraît d’autant plus importante qu’à l’époque impérialiste la tendance à l’interconnexion des situations croît et par conséquent les questions générales qui se posent à toutes les fractions du prolétariat mondial convergent.

     Cependant nous ne sommes pas entièrement satisfaits de notre information. Certes la circulation de la production théorico-politique au sein du mouvement révolutionnaire européen s’est améliorée au cours des dernières années, mais nous devons reconnaître que beaucoup de données — et pas des moindres ! — nous échappent encore grandement. Citons par exemple notre quasi ignorance en ce qui concerne les luttes engagées en Grèce, au Portugal, etc.

     Trop de tentatives confidentielles et éphémères (centres de documentation, journaux, revues), souvent bien peu sérieuses ou trop vulnérables à la répression, ont vu le jour sans succès ni continuité depuis quinze années dans l’aire francophone pour ne pas en tirer de leçons. Il s’agit de comprendre une bonne fois pour toutes que la construction et la gestion d’instruments de communication politique relève du militantisme révolutionnaire le plus responsable et non d’un dilettantisme pour marginaux du combat communiste.

     Actuellement nous connaissons trois revues proches du courant révolutionnaire combattant en langue française, Correspondances Révolutionnaires éditée en Belgique, Front et l’édition traduite de Rapporti Sociali en France. La première existe tant bien que mal depuis 1989 et présente un bilan qui mérite une certaine estime... mais ne garantit pas à coup sûr l’avenir. Nous appelons donc les animateurs de la revue à un effort substantiel dans leur engagement politique et militant, et tous les camarades connus ou inconnus qui voient dans cette revue un outil précieux pour la lutte commune à lui apporter un soutien accru dans tous les domaines.

     Maintenant quelles sont les questions et les discussions que nous estimons centrales pour le mouvement révolutionnaire européen ? Avant d’entrer dans le détail nous voulons souligner un aspect générique du problème. Il nous semble actuellement prioritaire de réimposer dans tous les débats les théories et méthodes du socialisme scientifique comme référence exclusive de vérité, d’intelligence collective, comme seule base de progrès.

     Nous affirmons qu’il est vain de prétendre à une confrontation sensée et fertile (c’est-à-dire garantissant la justesse unificatrice de ses conclusions) sans partager des instruments d’enquête et des méthodes d’analyse fondées dans le matérialisme historique et dialectique. La plus grande vigilance s’impose à cet égard au niveau international et il suffit pour s’en convaincre de considérer l’ampleur prise par les tendances subjectivistes — et par conséquent anti-marxistes — au sein de la fraction dite « anti-impérialiste » du mouvement révolutionnaire en Allemagne, ou l’écho que leur renvoient certains camarades italiens par exemple. L’organisation d’un véritable débat critique traversant largement le mouvement révolutionnaire européen ne peut donc être dissociée d’une lutte franche pour le ralliement de toutes ses composantes à l’arme suprême du prolétariat sur le terrain de la théorie et de l’analyse : le Marxisme-Léninisme.

     Parmi les sujets dont nous jugeons la discussion centrale pour des progrès consistants, il y a bien entendu la stratégie de conscientisation et d’organisation du prolétariat à travers la succession dialectique des phases de la Guerre Révolutionnaire Prolongée. Il est nécessaire de clarifier le contenu de chaque phase, de la propagande armée initiale à l’insurrection des masses, clarification qui vise aussi la définition des rôles et structures organisationnels (de l’implantation des premières forces politiques et militaires à l’hégémonie du Parti de classe).

     Un autre sujet capital est l’Internationalisme Prolétarien et son application dans chaque lutte propre, application dans la formation européenne comme dans le rapport pays dominants et pays dominés de la chaîne impérialiste.

     Et sans vouloir les hiérarchiser apparaît la kyrielle de questions concernant la nature et l’exacerbation de l’actuelle crise du mode de production capitaliste, la progression de la tendance à la guerre derrière les méandres de la diplomatie mondiale, les leçons de la faillite aboutie des régimes révisionnistes d’Europe de l’Est, etc., etc. En fait, sans doute encore bien plus de questions que n’en présente déjà le sommaire spontané et collectif du questionnaire auquel nous tâchons de répondre ici !

     Pour conclure à ce propos, nous dirons quelques mots brefs dont le sens est limpide : n’oublions jamais que la théorie n’a de valeur que comme guide pour la pratique, et que c’est à la lumière de la pratique que se démontre ou non la validité objective de la théorie.

 

     54. La période de reflux que traverse actuellement le mouvement révolutionnaire en Europe n’impose-t-elle pas de reléguer au second plan les désaccords et de tendre résolument à l’unification des avant-gardes combattantes ?

     Les périodes de reflux ont toujours été mises à profit par les révolutionnaires pour comprendre ce qui les avait amenés là et comment en sortir, c’est-à-dire pour étudier l’ancienne et la nouvelle situation, pour tirer les leçons du flux révolutionnaire précédent. Il ne s’agit pas à cette occasion de former le « dernier carré » (puis de proclamer que « la garde meurt mais ne se rend pas ! » ?), mais bien de considérer lucidement la réalité, affiner nos analyses, critiquer et liquider les idées fausses, renforcer les idées justes, pour asseoir de nouvelles bases politiques et stratégiques capables de servir à une reprise de l’initiative.

     La mise en évidence de deux tendances bien distinctes dans le mouvement révolutionnaire européen (et aussi l’approfondissement de ces deux tendances) est un acquis important de ces dernières années — années de reflux. Nous partageons l’avis des camarades « anti-impérialistes » quand ils disent que l’existence de courants bien distincts est synonyme de faiblesse pour l’ensemble du mouvement. Mais, à l’inverse de ces camarades, nous pensons que pareille faiblesse ne pourra être correctement surmontée qu’au travers de la confrontation théorique et politique, que par l’élimination des idées fausses au profit des idées justes — des idées qui tracent une voie exempte de flottements et de blocages vers la Révolution. Nous le répéterons encore : ceux qui prétendent surmonter la faiblesse de la disparité du mouvement révolutionnaire par l’instauration d’une unité réalisée indépendamment du triomphe des idées justes sur les idées fausses (et donc du processus de confrontation théorique et politique permettant une telle clarification) s’égarent complètement.

     L’existence de deux grands courants divergents dans le mouvement révolutionnaire européen est un fait réel et il ne suffit pas de le déplorer pour le transformer. La mise en évidence de cette divergence, la maturation des positions respectives et, en conséquence, le fait qu’elles apparaissent enfin sous forme de positions claires et tranchées — contradictoires — est par contre un acquis de la vie politique du mouvement révolutionnaire dont il faut se réjouir sans réserve : nous y gagnons toujours à mieux connaître la réalité exacte des choses, à mieux la maîtriser. Les divergences ne se créent pas dans le débat, le débat révèle les divergences et leur nature, il est la seule méthode qui permet leur dépassement.

     Il ne serait d’ailleurs pas inutile de rappeler que la fracture intitulée aujourd’hui des « deux lignes » est présente depuis fort longtemps dans le mouvement révolutionnaire européen, en fait depuis sa reprise à la charnière des années 60 et 70. Il vaut la peine de relire les premières contributions politiques de la R.A.F. ou des B.R. Dès l’origine la divergence est présente et discernable (et cela malgré de multiples références partagées : en 1975, la R.A.F. se revendique encore du marxisme), on distingue d’une part des concessions majeures à l’idéalisme et au subjectivisme, de l’autre un attachement vigilant au matérialisme historique. Mais les tâches d’alors, c’est-à-dire essentiellement la réaffirmation d’une authentique perspective révolutionnaire et la relance d’une véritable activité de lutte en rupture avec le réformisme et le révisionnisme, pouvaient s’accommoder de l’existence d’un éventail de positions disparates. Pour cette raison, bien qu’elles l’étaient déjà, les divergences n’apparaissaient pas encore comme fondamentales et inconciliables, elles étaient infiniment moins préoccupantes qu’aujourd’hui. À présent, le premier pas de rupture a été accompli et les devoirs historiques du mouvement révolutionnaire européen sont bien plus élevés : il ne s’agit plus « simplement » (attention, cette formule ne sous-entend nullement que nous sous-estimions la valeur historique de l’apport de toutes les composantes initiatrices du mouvement révolutionnaire européen, ni que nous ignorions les énormes difficultés qu’elles ont rencontrées) de réimplanter l’idée et la pratique révolutionnaires dans les métropoles impérialistes, il s’agit de construire un mouvement révolutionnaire puissant sur des bases politiques et stratégiques telles qu’il se révèle à même d’organiser et de guider le prolétariat, de battre le régime capitaliste sur tous les fronts et de construire le socialisme. C’est une expression de la nature dialectique de l’Histoire : des thèses qui, comme celles défendues par la R.A.F., étaient porteuses de grands progrès au début des années 70, sont devenues un facteur de blocage quelques années plus tard. Ces thèses ont permis de faire un premier pas, elles empêchent maintenant d’en faire un second.

     La confrontation des idées au sein du mouvement révolutionnaire, donc principalement aujourd’hui la confrontation politique entre les deux grands courants qui le composent, est une tâche incontournable pour quiconque veut lui donner les moyens de nouveaux progrès. Il est des idées fausses qu’il n’est plus possible de tolérer dans notre camp, parce qu’elles conduisent à l’impuissance et donc à la défaite. Et que nous traversions actuellement une période de reflux n’y change strictement rien.

     Que signifie fondamentalement la proposition de mettre les divergences de côté (d’en ignorer volontairement la réalité et la gravité) sous prétexte que nous sommes dans une période de reflux ? Elle équivaut ni plus ni moins à faire primer le conjoncturel et le militaire sur l’historique et le politique... ce en quoi on reconnaît bien la patte des « anti-impéralistes ». Nous pensons au contraire qu’il s’impose de profiter précisément de la période de reflux, de cette période de sortie de l’urgence de l’action révolutionnaire, pour faire le point, réfléchir aux conditions de la relance et œuvrer à leur réunion. De cette façon, comme nous l’indiquions en début de réponse, nous ne ferons que renouer avec une saine habitude du Mouvement Communiste International, une pratique qui lui a toujours permis de reprendre l’offensive sur des bases plus justes et plus fiables.

 

     55. Il y a apparemment un manque de cohérence dans l’expression et le positionnement des Cellules Communistes Combattantes vis-à-vis du mouvement révolutionnaire allemand et d’A.D. : références élogieuses à la R.A.F. dans des communiqués, refus de s’inscrire dans le « Front commun » R.A.F./A.D. proclamé en janvier 1985, mise en exergue d’une action des R.Z., etc. Faut-il y voir une évolution de la position de votre organisation ? Dans ce cas pouvez-vous en présenter le sens et les raisons ?

     L’impression d’incohérence qui peut en effet se dégager de tout cela — et qui de fait est regrettable — s’atténue grandement dès l’instant où l’on considère quatre éléments forts différents. Primo, le prestige dont a longtemps joui la lutte de la R.A.F. dans notre pays, son apport indirect dans la genèse des Cellules et même l’attachement subjectif que lui ont porté plusieurs d’entre nous entre 1972 et 1979. Secundo, le fait que l’usage de citations ou d’exemples concrets choisis pour eux-mêmes n’autorise pas l’extrapolation : on peut estimer exemplaire telle analyse ou telle action d’autres révolutionnaires sans pour autant avaliser l’ensemble de leur politique ou activité. Tertio, l’annonce faite d’emblée par les Cellules quant à l’existence de divergences politiques fondamentales entre elles et A.D. ou la R.A.F. Quarto, la solidarité entre révolutionnaires — et principalement envers les camarades prisonniers — qui ne peut être ni marchandée ni réduite malgré les désaccords politiques.

     L’impression d’incohérence à laquelle la question fait allusion tient sans doute au fait que tous ces éléments n’étaient pas alors ordonnés selon leurs importances respectives, qu’ils apparaissaient un peu à tort et à travers dans l’expression de notre jeune organisation, sans oublier aussi que 1984 et 1985 furent des années fort riches de clarifications et avancées politiques.

     Le rôle historique joué par la R.A.F. dans l’émergence du nouveau mouvement révolutionnaire européen au début des années 70 est indiscutable : la R.A.F. a réellement débloqué une situation jusque là figée par le révisionnisme, en développant une approche stratégique qui malgré ses limites renouait avec la dynamique révolutionnaire. Cette influence de la R.A.F. s’est faite sentir partout en Europe occidentale, et plus particulièrement dans les pays du nord où l’organisation allemande est longtemps restée l’unique référence de lutte révolutionnaire au cœur des métropoles. Ainsi, par exemple, jusqu’au début des années 80, seuls les documents de la R.A.F. ou de ses prisonniers circulaient ici ; les textes et communiqués des camarades espagnols ou italiens n’apparaîtront que plus tard dans les circuits militants d’information. Le prestige dont la lutte de la R.A.F. jouissait encore auprès des révolutionnaires dans notre pays au début des années 80 devait inévitablement se répercuter dans l’expression de notre organisation... Il fallait rendre à César ce qui appartient à César !

     Nous ne nierons certainement pas l’évolution politique qui a parcouru les Cellules Communistes Combattantes au cours des années 1984/85, ni l’évolution de notre propre réflexion depuis lors, nous avons beaucoup appris dans le combat et dans la prison. Il serait idiot de le nier, si la lutte n’était pas créatrice d’expérience et de correction elle ne serait porteuse d’aucun espoir de progrès et même finalement de victoire. Depuis le positionnement initial des Cellules sur le problème (reconnaissance du rôle historique de la R.A.F., mais aussi de l’existence de divergences théoriques et politiques fondamentales entre les deux organisations), notre critique au subjectivisme de la R.A.F. n’a cessé de se renforcer et de s’affiner au fil d’un attachement toujours plus étroit et ferme au Marxisme-Léninisme.

     Là-dessus, si pour notre part nous sommes entièrement disposés à porter un regard critique sur notre propre militantisme et sur la lutte de notre organisation, nous pensons aussi que la critique doit toujours considérer les caractéristiques générales de la situation où elle s’exerce : il n’y a pas que nous qui évoluons, c’est aussi le cas de la réalité dans son ensemble. Cela ne peut pas être perdu de vue si l’on veut comprendre correctement pourquoi, par exemple, les très jeunes et peu expérimentées Cellules pouvaient placer une certaine confiance dans une rencontre avec A.D. fin 1983, début 1984 (rencontre qui, de toute manière, ne fut pas que négative), avant de revoir rapidement cette position quand l’échec du débat et l’opposition grandissante des orientations respectives eurent définitivement dissipé l’illusion d’une rencontre sur le terrain du marxisme et dévoilé les prétentions déplacées et les volte-face d’A.D. à cet égard.

 

     56. Pouvez-vous développer ce qui selon vous sépare votre ligne de celle de la R.A.F. et A.D. ? Au vu de ces désaccords, considérez-vous ces dernières comme des ennemies politiques, voire comme des groupes contre-révolutionnaires ? Ou bien conservez-vous avec elles une relation de « fraternité critique » ?

     Compte tenu de la variabilité des orientations et analyses — souvent fort approximatives — de la R.A.F. et bien plus encore d’A.D., nous pensons qu’il est préférable d’aborder avant tout le problème à la base, dans sa globalité. Nous voulons parler de la différence existant entre notre « vision du monde » et la leur, car finalement les désaccords de ligne ont des racines infiniment plus profondes que ne l’imaginent les militants du courant dit « anti-impérialiste » eux-mêmes.

     Nous sommes des marxistes. Nous croyons que les facteurs et les mécanismes de l’évolution des sociétés humaines (naissance, développement et disparition de régimes sociaux donnés) sont accessibles à la connaissance, pour peu qu’on s’en donne les moyens théoriques et méthodiques. La marche de l’histoire est d’une complexité infinie. Mais dans la mesure où, comme toute chose, elle répond à la causalité (chacun de ses éléments est un effet engendré par des causes que l’on peut soumettre à l’analyse et en même temps une cause qui produit des effets qui peuvent aussi être objets d’analyse — d’analyse prospective), elle présente un caractère de cogniscibilité.

     Notre démarche politique est toute entière déterminée par cette prétention à une démarche scientifique. Nous n’affirmons naturellement pas que toutes nos analyses sont justes et, partant, nous n’affirmons pas que tous nos choix politiques sont les meilleurs dans l’absolu. Le matérialisme historique — cette science de l’histoire — tend vers la vérité absolue à coups de progrès, de vérités relatives traduisant un degré acquis de connaissance, à coups d’expériences heureuses ou malheureuses éclairant la juste voie à suivre et les impasses à éviter. Malgré ses tâtonnements et ses erreurs (propres d’ailleurs à toute démarche scientifique), seule cette approche de la politique peut être fructueuse. Méconnaître les facteurs et les mécanismes de la marche de l’histoire, c’est se condamner à en rester les jouets inconscients.

     Notre démarche n’est cependant pas vierge d’éléments subjectifs comme par exemple le sentiment de justice et d’injustice, le vœu de servir le progrès de l’humanité, l’esprit du devoir, etc. Ils poussent indiscutablement à l’action politique et nous ont conduits à devenir des militants révolutionnaires. Mais dès qu’on a la volonté — authentique et sincère — de lutter contre l’injustice, il faut tenir compte en priorité de la dictature des faits et orienter sa conduite en fonction de la situation objective, pas seulement en fonction de sa subjectivité. Se laisser guider par sa seule subjectivité revient à s’exposer à l’erreur et à se condamner à l’inefficacité. Certes, cette inefficacité-là peut déjà être gratifiante parce que la lutte contre l’injustice, le don de soi sont eux-mêmes gratifiants. Certes, elle peut aussi être héroïque, les camarades du courant dit « anti-impérialiste » l’ont prouvé à maintes reprises. Mais elle reste inefficacité parce que non seulement la subjectivité est inévitablement perméable à l’idéologie dominante mais de surcroît elle surévaluera systématiquement les mécanismes et les effets les plus apparents, les plus choquants de l’injustice et de l’oppression aux dépens des mécanismes et des causes moins évidents mais plus fondamentaux. Le peu de cas que font les militants du courant dit « anti-impérialiste » d’une donnée aussi essentielle que l’extorsion de la plus-value, base de l’exploitation capitaliste et donc base du système capitaliste tout entier, est à cet égard très révélateur.

     Nous portons la critique de « subjectivisme » au courant dit « anti-impérialiste » parce qu’il rejette cette « vision du monde », cette approche scientifique du domaine historique et politique. Le subjectivisme est intégralement idéaliste — dans le sens philosophique du terme. Si l’on ne comprend pas cela, on ne peut comprendre toutes les divergences qui nous éloignent de ce courant aux niveaux politique, stratégique, organisationnel et autres. Le fossé est et ne peut être qu’énorme : les choses en sont même arrivées à un point où les mots ne recouvrent plus les mêmes concepts. Prenons un exemple. Notre vision matérialiste historique des choses nous amène à envisager les classes et forces sociales (leurs définitions, leurs rôles dans tous les domaines, etc.) en prenant pour base leurs places respectives dans le système actuel (et donc les contradictions qu’elles ont avec lui, les intérêts qu’elles ont à le perpétuer ou à y substituer un autre, etc.). La vision subjective du courant dit « anti-impérialiste » le conduit à envisager les classes et forces sociales en fonction de leur état de conscience et de leur pratique politique à un moment donné. Pour nous marxistes, est prolétaire celui qui pour vivre doit vendre sa force de travail dans le cadre du salariat (une position dont les intérêts sont contraires à la perpétuation du mode de production capitaliste, système où le prolétariat est la source de toute richesse mais s’en retrouve spolié de la plus grande part — d’une part toujours plus grande). Pour le courant dit « anti-impérialiste » est prolétaire « celui qui se bat contre le régime ». Il serait donc malvenu de s’illusionner au regard d’une terminologie partagée : les mots sont parfois les mêmes mais leur sens diffère du tout au tout. 

     L’opposition fondamentale entre matérialisme et idéalisme se retrouve donc à la base de nos désaccords avec la R.A.F. ou A.D. Il vaut la peine de remarquer la constance de cette opposition au fil des méandres politiques de la R.A.F. (dans lesquels, pour sa part, A.D. se contorsionne avec application). Parce que des conceptions frontistes énoncées par la R.A.F. en 1982 à la proclamation du « Front de la guérilla ouest-européenne » en 1985 pour aboutir au « contre-pouvoir à la base » en 1989, il n’y a que des variantes subjectivistes, d’abord militaristes puis opportunistes.

     Revenons sur l’épopée du « front anti-impérialiste » entre 1982 et 1989. Les Cellules Communistes Combattantes en ont toujours critiqué le contenu et les prétentions et elles ont bien entendu rejeté le « Front de la guérilla ouest-européenne » en 1985. D’une façon générale, nous l’avons vu, le « mouvementisme » au travers duquel les frontistes s’inventent une base sociale nie les catégories les plus élémentaires du matérialisme historique et ignore l’expérience du Mouvement Communiste International. Fidèles à leur sincère combativité, les frontistes ont tenté dans un premier temps de rencontrer le succès sur le terrain du militarisme. Jusqu’à croire possible de le faire surgir par des artifices pompeux. En 1985, notre organisation était d’avis qu’en place de se livrer à des narcissiques liaisons transnationales médiatiques le devoir des révolutionnaires restait comme de tout temps celui de se lier au prolétariat de leur pays et d’en unifier les avant-gardes sur une ligne révolutionnaire de classe.

     En quoi consistait la proposition « frontiste » du courant dit « anti-impérialiste » ? Ce courant appelait indistinctement tous les pôles à prétention et/ou pratique radicale ou révolutionnaire en Europe de l’Ouest à s’articuler dans une dynamique plus ou moins commune. Il ne s’agissait donc pas de formaliser, renforcer et qualifier une unité objective reposant sur des caractères politiques (communauté du but et des objectifs, des principes et des méthodes, etc.) ni d’établir une alliance ponctuelle et tactique mais plutôt de chercher à se conforter à l’aide d’un ersatz recouvrant en fait l’éclectisme social et politique promu au nom de l’« autodétermination des pôles de lutte » ou sous le couvert du « poids grandissant de la subjectivité » (sic !).

     En tant que communistes, notre souci n’est pas de « résister » à la bourgeoisie et à son système ni d’épanouir une démarche existentielle en nous battant contre eux. Notre raison est d’animer un processus historique menant une classe sociale — le prolétariat — à la conquête du pouvoir d’État et à l’édification du socialisme. Il est utile de rappeler cela, car si dans le flou de concepts tels que « libération », « résistance », « anti-impérialisme » (ignorant tout des thèses léninistes sur l’impérialisme !), etc., toutes les cohabitations se prétendant « unité » sont éventuellement possibles, il en va autrement dans le cadre du projet révolutionnaire communiste. Dans ce cadre qui considère rigoureusement une classe sociale, un but historique, des principes et méthodes liant dialectiquement l’une à l’autre, une seule ligne juste et une seule stratégie juste existent et s’imposent pour guider le prolétariat et ses avant-gardes. De la même manière une seule direction et une seule organisation s’imposent : le Parti.

     Lénine : « L’histoire des époques révolutionnaires fournit beaucoup, beaucoup trop d’exemples du préjudice énorme causé par des essais hâtifs et prématurés d’« Ùnions de combat » accolant au sein des comités du peuple révolutionnaire les éléments les plus hétérogènes, ce qui aboutit aux tiraillements mutuels et à d’amères désillusions. Nous voulons profiter de ces leçons de l’histoire. Nous voyons dans le marxisme, qui vous paraît un dogme étroit, la quintessence même de cette leçon historique et de cet enseignement. Nous voyons dans le parti indépendant, inflexiblement marxiste, du prolétariat révolutionnaire la seule garantie de la victoire du socialisme et le chemin vers la victoire le plus exempt de flottements. »

     Le projet frontiste défendu au premier chef par la R.A.F. sur le terrain du militarisme a certes connu la célébrité grâce à quelques actions d’éclat, mais il a surtout révélé son entière stérilité. Cherchant depuis lors à se dégager de cette impasse, les militants allemands semblent s’y être fourvoyés plus encore. En fait, au lieu de se débarrasser des vices idéalistes et subjectivistes de leur conception générale, ils n’en n’ont rejeté que l’option militariste. Pire, avec elle ils ont carrément balancé leur projet et pratique révolutionnaire et ont naturellement échoué dans le réformisme et l’opportunisme. On connaît les documents rendus publics par la R.A.F. dans le courant de l’année 1992 et principalement la fameuse lettre du 10 avril où elle annonce qu’elle dépose les armes... et aussi son identité révolutionnaire. Nous avons analysé et critiqué les nouvelles positions de la R.A.F. dans notre texte Une déclaration injustifiable (octobre 1992, publié dans le numéro 12/13 de la revue Correspondances Révolutionnaires) en ces termes : Le vrai contenu des positions défendues à présent par la R.A.F. est le suivant : faute d’avoir vu ses illusions militaristes aboutir, la R.A.F. cherche une autre manière de fusionner avec le marais « alternatif », fusion à laquelle elle aspire ouvertement depuis 1982. À l’époque, la chose devait se faire en liquidant le marais, la R.A.F. écrivait à ce sujet dans Guérilla, résistance et front anti-impérialiste : « Il ne s’agit plus de "changer le système", de "modèles alternatifs" à l’intérieur de l’État, tout cela est devenu complètement grotesque. » Dix ans plus tard, pour la même chose, les militant(e)s de la R.A.F. sont prêt(e)s à offrir la liquidation de leur organisation. C’est l’aboutissement logique de leur dérive stratégique frontiste et anti-parti. Au lieu de se maintenir avec indépendance et détermination à l’avant-garde de la lutte révolutionnaire — en procédant à une auto-critique et à une réorientation offensive sur base du Marxisme-Léninisme, en adoptant la stratégie et la tactique nécessaires à l’élévation du niveau général de la lutte en Allemagne, en mobilisant, recrutant et organisant de plus en plus de prolétaires combatifs et révolutionnaires, etc. —, la R.A.F. envisage plutôt de se dissoudre dans la masse marginale et de capituler devant les désidérata et limites actuelles du marais « alternatif ». (...) Dans ce document d’avril, nous pouvons lire que la R.A.F. pose le problème de son rôle et de son influence dans les termes suivants : « Nous avions fortement concentré notre politique sur les attaques contre les stratégies des impérialistes et la recherche de buts positifs immédiats nous a fait défaut, ainsi que de savoir comment une alternative sociale pourrait commencer à exister ici et maintenant. » Qu’est-ce-que cela signifie ? Que loin de s’approprier la critique déjà cent fois portée à la stratégie « anti-anti » du courant « anti-impérialiste » et dont elle était le porte-drapeau militariste (« notre stratégie est d’être contre leur stratégie », etc.), la R.A.F. ne considère pas la construction et la structuration d’un puissant mouvement révolutionnaire communiste comme un « objectif positif ». Par contre, le réformisme le plus vulgaire qui considère comme « positifs » seulement les objectifs accessibles à court terme et dans le système capitaliste apparaît maintenant aux yeux de la R.A.F. comme la plus alléchante option stratégique. Et l’opportunisme le plus achevé tient lieu de cerise sur le gâteau : ne peut-on apprendre que la R.A.F. est soucieuse de laisser s’épanouir les « propres valeurs sociales » de ceux et celles qui lui sont proches, « dans leur vie de tous les jours » ? Ou encore qu’elle entend s’adapter « à cette époque où chacun est à la recherche de soi, et sur de nouvelles bases » ? Le processus révolutionnaire n’exige donc plus un processus d’acquisition de conscience de classe ? La responsabilité des révolutionnaires n’est donc plus de maintenir cette conscience et d’en servir l’acquisition par l’éducation contre l’épanouissement d’une « spontanéité » inévitablement façonnée par les catégories de l’idéologie dominante ?

     Pour résumer, il est clair que notre base politique et idéologique est incompatible avec les conceptions défendues depuis une dizaine d’années par le courant dit « anti-impérialiste », d’abord sur le terrain du militarisme le plus volontaire puis sur celui de l’opportunisme le plus plat. Là où le « frontisme » respecte, entretient et même sans doute encourage la multiplicité des « déterminations » (jusqu’à finalement s’accommoder de l’interclassisme), nous prônons la plus grande intégrité de classe, l’homogénéité idéologique, politique et militante sous l’égide du Marxisme-Léninisme. Là où le « frontisme » institutionnalise, en la structurant dans une dévaluation idéologique revendiquée, l’éclectique mosaïque des initiatives spontanées, partielles, autonomes quand pas individuelles, etc., nous prônons l’unification, la centralisation et la discipline organisationnelles.

     Nous nous sommes étendus sur la question du « frontisme » défendu par le courant dit « anti-impérialiste » parce qu’autant elle le reflète fidèlement autant elle illustre la vacuité de son projet révolutionnaire. Projet que l’on peut finalement ramener à « la lutte pour la lutte ».

     Lutte pour la lutte ou lutte pour la victoire ? Si le courant dit « anti-impérialiste » se posait réellement la question de la victoire sur l’impérialisme, il devrait s’interroger quant au régime à substituer au capitalisme. Or, à l’exception de transfuges du courant marxiste-léniniste (principalement des camarades italiens) qui restent malgré tout attachés au schéma de la construction socialiste, le flou complet règne dans ses rangs à ce propos.

     Action Directe a épisodiquement et sans trop de conviction avancé une triste soupe anarcho-conseilliste puis s’est entichée des formules de la R.A.F. encore plus vagues et disparates, alliant des concepts vides de sens à force d’être métaphysiques (« libération », « auto-détermination », etc.) à un soutien aux ex-régimes « socialistes » de l’Europe de l’Est.

     Le contraste entre la méticulosité (à défaut de la clairvoyance) avec laquelle les militants du courant dit « anti-impérialiste » se sont toujours échinés à analyser les stratégies, institutions et programmes de la bourgeoisie impérialiste et le désintérêt effarant qu’ils témoignent envers les questions de la construction du socialisme souligne la prépondérance de leur crédo « la lutte pour la lutte ». S’ils s’inquiétaient réellement de l’ordre à bâtir sur les ruines du capitalisme, ils seraient amenés à considérer le rôle du prolétariat dans le processus révolutionnaire (tant il est vrai que le socialisme signifie la volonté consciente et organisée des producteurs). S’ils se posaient véritablement la question de la victoire sur le régime capitaliste et la bourgeoisie, ils se retrouveraient immédiatement forcés de liquider toutes leurs originalités politiques, stratégiques et organisationnelles pour en (re)venir aux incontournables conceptions marxistes-léninistes, patrimoine scientifique de la lutte communiste, fruit d’un siècle et demi d’analyses et d’expériences dans le monde entier.

     Alors, compte tenu de tout ce que nous venons d’évoquer, comment considérons-nous le courant dit « anti-impérialiste » parmi les forces révolutionnaires en Europe de l’Ouest ? Comme un courant dont les orientations sont stériles et qui dessert le processus révolutionnaire en entraînant dans ses propres impasses des forces qui pourraient s’employer utilement à la construction et au succès d’un mouvement communiste uni, cohérent, efficace et puissant. Notre sentiment général est la désolation devant le gâchis d’une dépense de trésors d’énergie, de combativité et d’héroïsme dans une voie aussi foncièrement improductive. Nous ne considérons pas les militants du courant « anti-impérialiste » comme des ennemis dans la mesure où ce sont des révolutionnaires sincères et dévoués — et notre solidarité leur est acquise quand ils sont confrontés à la répression — mais nous critiquerons toujours plus fortement leurs conceptions subjectivistes, anarchistes, etc., tant elles sont erronées et finalement néfastes.

 

     57. Qu’en est-il de l’affaire du « F.R.A.P. » et du contentieux qui aurait surgi entre les Cellules Communistes Combattantes et Action Directe à ce propos ?

     Qu’en a-t-il été de l’affaire « F.R.A.P. » ? Nous avons déjà apporté la réponse la plus complète qu’il nous soit possible dans un document publié en janvier 1990 : Le « F.R.A.P. », provocation et repentir. Nous renvoyons donc à ce document et nous nous contenterons ici de récapituler le problème en quelques lignes.

     Au printemps 1985 trois attentats (dont le dernier échoua) eurent successivement lieu à Bruxelles, contre l’« Assemblée de l’Atlantique Nord » et les firmes A.E.G./Telefunken et A.C.E.C. Ces actions furent signées « F.R.A.P. » et les deux premières accompagnées d’un communiqué « politique » aussi confus que suspect : des stupidités anarcho-militaristes en contre-pied flagrant de la propagande marxiste-léniniste développée victorieusement à l’époque par les Cellules Communistes Combattantes.

     En juillet 1985 la police arrêtait Chantal Paternostre — libertaire folklorique — et en janvier 1986 Luc Van Acker — libertaire culturel. Dans le même mouvement, elle investissait des structures clandestines partagées par le «F.R.A.P. » et ... Action Directe. Ce dont nous étions tristement convaincus depuis longtemps était ainsi confirmé au grand jour : ce « F.R.A.P. » n’était rien d’autre qu’une provocation irresponsable et malveillante construite en orbite du groupe français.

     Du fait de son caractère frelaté, de sa corruption idéologique, etc., l’aventure « F.R.A.P. » en elle-même pouvait seulement servir les intérêts de la contre-révolution, mais le pire apparut avec le comportement de Paternostre et Van Acker face à la répression. La bourgeoisie trouva dans ces deux misérables les plus fidèles collaborateurs politiques et sa justice trouva en eux les marionnettes repenties dont elle avait besoin en avant-plan pour masquer ses manœuvres contre nous en arrière-plan. Les repentis Paternostre et Van Acker furent remerciés comme de coutume : par une condamnation de principe.

     Concrètement, l’affaire « F.R.A.P. » se ramène à ça — et rien de plus. Mais ensuite bien évidemment surgissent des questions politiques concernant Action Directe. Comment expliquer sa complicité là-dedans ? À quoi rime de fabriquer des groupes artificiels ? Action Directe partage-t-elle les puérilités libertaires proclamées par ce « F.R.A.P. » ? Si Action Directe est en désaccord avec les orientations marxistes-léninistes des Cellules Communistes Combattantes — ce qui est parfaitement son droit —, depuis quand serait-il permis de substituer à la confrontation politique, honnête et constructive, des intrigues et des provocations dignes des services policiers ? L’aventure « F.R.A.P. » a été tout profit pour la contre-révolution : confusion idéologique, discrédit du combat communiste, collaboration à la répression... Est-ce de cette façon qu’Action Directe entend faire triompher ses fantasmes « frontistes » ? Et l’on pourrait aisément allonger la liste des questions.

     Quoi qu’il en soit, nous estimons qu’A.D. a fait preuve d’indignité politique et militante dans cette histoire, qu’elle a entretenu une agression délibérée contre notre organisation et le combat communiste révolutionnaire dans notre pays. Nous n’accepterons jamais une chose pareille et le temps seul sera insuffisant à l’oubli.

     Dans le courant de l’année 1984, les échanges politiques entre Action Directe et notre organisation ont révélé des divergences fondamentales et insurmontables. Nous en avons tiré progressivement la conclusion d’un arrêt des relations régulières et, en ce qui nous concerne, nous le concevions naturellement dans le respect mutuel. L’aventure du « F.R.A.P. » a brisé cette confiance. Depuis lors nous avons décidé de rompre tout contact avec les militant(e)s d’Action Directe aussi longtemps qu’ils et elles ne présenteront pas une auto-critique sincère, correcte et complète de leurs agissements dans le cadre de cette affaire. Et nous avons appelé les camarades qui partagent notre morale... et notre indignation à faire preuve d’une même rigueur, d’une même exigence. Cela bien entendu, sans remettre en cause l’indéfectibilité de la solidarité envers des révolutionnaires confrontés à la répression.

 

     58. Que pensez-vous du débat sur une éventuelle amnistie « de gauche » qui a divisé le mouvement révolutionnaire italien ? Quelles sont les fractions de ce mouvement dont vous vous sentez le plus proche ?

     L’idée qu’il fallait proposer au mouvement de classe et aux militants italiens de se mobiliser prioritairement pour l’objectif d’une amnistie au bénéfice de tous les prisonniers révolutionnaires nous est apparue d’emblée erronée et malvenue. Pour la simple raison qu’elle ne procédait pas d’une position de force du camp révolutionnaire et ne constituait pas plus une alternative défensive contrôlée, à terme fertile. L’objectif était soit irréaliste (le rapport de force nettement en faveur du pouvoir n’offrait aucune possibilité de l’imposer tel quel) soit opportuniste (il incluait d’office des concessions politiques comme « monnaie d’échange »).

     D’après ce que nous croyons savoir, cette idée d’une « amnistie de gauche » fut lancée à la fin des années 80 par un groupe de prisonniers de l’ex-Union des Communistes Combattants. Ce qui pousserait à y voir un fruit de l’opportunisme plutôt que de l’irréalisme. Car d’une certaine façon cette idée d’amnistie s’inscrit à l’ultime extrémité de la thèse qui prétendait que la défaite essuyée par les Brigades Rouges en 1982 signifiait la défaite de la lutte armée comme élément central de la stratégie révolutionnaire. La proposition d’amnistie faite alors couronnait naturellement la tendance liquidatrice développée par plusieurs éléments de l’U.C.C. prisonniers.

     Dans l’état actuel de faiblesse et de crise du mouvement révolutionnaire (état commun à la plupart des pays d’Europe de l’Ouest), une proposition d’amnistie est inévitablement liquidatrice. Elle ne peut aider en rien à la reprise de l’initiative, elle doit obligatoirement contribuer à la logique politique d’abandon de la lutte armée. En un mot : c’est une position capitularde. (Notons ici que cette vérité a trouvé dernièrement sa plus manifeste et détestable illustration dans l’« adieu aux armes ») de la Fraction Armée Rouge allemande.)

     Que des membres importants de l’ex-Union des Communistes Combattants en arrivent là fut terriblement décevant pour nous. Nous avions placé beaucoup d’espoir dans la fondation de cette organisation et nous plaisions à y voir l’alternative par laquelle le mouvement révolutionnaire italien allait sortir de sa « retraite stratégique ». Nous croyions à une alternative fermement construite sur les principes du Marxisme-Léninisme et faisant un sort aux déviations subjectivistes et militaristes qui avaient entaché l’expérience des B.R. jusque là — principalement de 1978 à 1982.

     Globalement, les résultats de la « retraite stratégique » décidée en 1982 ont été fort médiocres — en tout cas bien inférieurs à ce que promettait le débat dit « des deux positions » (au sein des B.R. P.C.C.) qui fut rendu public en 1985. Notre organisation avait accordé une grande attention à cette confrontation qui opposait une « Première position », majoritaire, à une « Seconde position », minoritaire, qui allait être exclue et se retrouver à l’origine de l’U.C.C. L’objet principal du débat était l’analyse de l’expérience du mouvement révolutionnaire italien, de son apparition jusqu’à sa défaite et la « retraite stratégique », la mise en évidence des points forts à valoriser, des erreurs à retenir, expliquer et critiquer, etc.

     À cet égard la position des Cellules à l’époque était la suivante : encourager le débat (et en tirer aussi le maximum de profit pour leur propre lutte) mais critiquer l’exclusion. Nous pensions que les divergences politiques exprimées par les documents de chaque partie ne justifiaient pas la scission et qu’en approfondissant la discussion sur base des principes marxistes-léninistes et selon les règles du centralisme démocratique, il devait être possible de dégager une ligne unificatrice. Mais sans doute les documents publiés ne rendaient qu’imparfaitement compte des divergences et des griefs. Précisons aussi que notre opinion conciliatrice ne relevait en rien de la triviale (et typiquement petite-bourgeoise) attirance pour un sacro-saint « juste milieu ». Non, simplement nous discernions des orientations correctes et erronées dans les deux positions et ne comprenions pas véritablement la profondeur de leur opposition. La Seconde position critiquait grandement le subjectivisme et le militarisme de la Première. Et de fait, selon nous, la critique était fondée. La Première position défendait une conception gradualiste du processus de Guerre Populaire Prolongée, excluant sinon sous-estimant largement l’hypothèse insurrectionnelle telle que définie par Lénine, et surévaluant le rôle et la place de la lutte armée. Mais, toujours selon nous, les arguments par lesquels la Seconde position étayait sa critique étaient souvent excessifs. Elle en arrivait à priver la lutte armée de l’essentiel de sa valeur stratégique et à renoncer à la Guerre Populaire Prolongée au profit de la thèse insurrectionnelle. À notre avis, il aurait suffi que la Première position pousse plus loin l’auto-critique organisationnelle amorcée et que la Seconde ne s’enferre pas dans une démarcation qui l’a conduite au seuil de l’opportunisme, pour qu’une position juste et unificatrice émerge. (À la décharge de la Seconde position, rappelons que, minoritaire, elle avait été exclue.)

     La réalité a balayé tous nos espoirs d’alors. La Première position (les B.R. P.C.C.) a poursuivi son cheminement militariste et subjectiviste, jusqu’à rallier en 1988 les orientations du « Front anti-impérialiste » promu par la R.A.F. La Seconde position (ou tout au moins la force organisée qui en est sortie, l’U.C.C.) a renforcé ses tendances à l’opportunisme et s’est dissoute après de nombreuses arrestations. L’impression qui nous est laissé par ces expériences est celle d’un effroyable gâchis.

     Et à présent ? Nous ne savons pas trop bien ce que deviennent les B.R. P.C.C. Il nous arrive de temps à autre des déclarations de prisonniers mais qui dans l’ensemble ressassent toujours les mêmes thèses et les mêmes thèmes et ne nous paraissent pas apporter de réponses aux véritables questions qui se posent au mouvement prolétarien et au courant communiste en Italie. Il y a quelque temps ont circulé des documents émanent d’une « Cellule pour la constitution du Parti Communiste Combattant », qui ont retenu notre attention. Ces documents présentaient des analyses et des perspectives politiques que nous jugeons fort correctes et leur ensemble formait un tout extrêmement complet, sérieux, cohérent, méthodique et précis. Nous n’en regrettons que plus l’absence de suite… Mais peut-être sommes nous trop impatients ? Quoi qu’il en soit, nous continuons à penser que déjà riche d’une tradition et d’une grande expérience le mouvement communiste révolutionnaire en Italie jouera encore à l’avenir un rôle dynamique pour tout le mouvement européen.

 

 

ANNEXES DOCUMENTAIRES
SUR L'HISTOIRE DE LA BELGIQUE.

 

 

CARTE ET NOTES EXPLICATIVES
(à l’usage des camarades étrangers)

L’édition originale reproduit une carte de Belgique avec cette note :

    Cette carte de Belgique présente les neuf provinces qui composent le pays (ces provinces seront bientôt au nombre de dix, puisque le Brabant doit être divisé en un Brabant wallon et un Brabant flamand). Elle ne rend cependant pas compte des importantes réalités régionales et linguistiques. Le pays est divisé on trois régions : la Flandre (comprenant les provinces des deux Flandres, d’Anvers, du Limbourg et la partie septentrionale du Brabant), la Wallonie (comprenant les provinces du Hainaut, du Luxembourg, de Liège, de Namur et la partie méridionale du Brabant) et la région bilingue de Bruxelles (capitale). Aux institutions nationales, provinciales et régionales (ces dernières étant autonomes depuis 1977) s’ajoutent les institutions « communautaires » : communautés flamande, française (Wallonie et Bruxelles) et germanophone (les cantons rédimés d’Eupen et Malmédy gagnés sur l’Allemagne après la première guerre mondiale). L’ensemble débouchant sur un infernal imbroglio institutionnel. Le processus actuel de fédéralisation de l’État et la plus grande autonomie accordée ainsi aux régions et communautés ont quelque peu apaisé les querelles linguistiques (Flamands/Wallons) qui ont lamentablement émaillé la vie politique belge durant de longues années. L’ancien clivage entre une Flandre rurale et catholique et une Wallonie socialiste et industrielle est dépassé depuis bien longtemps, tant du fait de l’industrialisation de la Flandre (pétrochimie à Anvers, etc.) que du déclin des secteurs traditionnels implantés en Wallonie (charbon, sidérurgie, métallurgie, etc). Véritable « Koweit charbonnier », la Wallonie permit à la Belgique de devenir au XIXe siècle le deuxième pays industriel et minier du monde après l’Angleterre. Le pays était alors deux fois plus équipé en machines à vapeur que l’Allemagne et cinq fois plus que la France.

 

ACTION DU PREMIER MAI 1985. Action de propagande armée menée par les Cellules Communistes Combattantes contre le quartier général du patronat belge (la Fédération des Entreprises de Belgique) à Bruxelles. Le bâtiment fut ravagé par une forte charge explosive placée dans une camionnette. Deux pompiers envoyés sur les lieux par la police perdirent la vie dans cette attaque, malgré les mesures de précaution prises par les révolutionnaires (tracts d’avertissement, communication au central de la gendarmerie). Les autorités politiques et la presse escamotèrent la responsabilité des services de police et de gendarmerie (qui furent la cible d’une action de représailles des Cellules quelques jours plus tard) et en profitèrent pour se livrer à une campagne de propagande contre-révolutionnaire hystérique qui trouva son apogée au procès de quatre militants de l’organisation en octobre 1988.

AFFAIRE ROYALE. La Belgique fut secouée en 1950/51 par une grave crise politique ayant pour origine l’éventualité d’un retour de Léopold III sur le trône. Celui-ci était fortement critiqué pour son attitude équivoque pendant la guerre et l’occupation (capitulation du 28 mai, conflit avec le gouvernement Pierlot réfugié en France, rencontre avec Hitler à Berchtesgarden, etc.). Après plusieurs années de débats violents, une consultation populaire consacre le partage entre une Flandre catholique et royaliste et une Wallonie opposée au retour du roi. Lorsque celui-ci revient à Bruxelles suite à la victoire électorale social-chrétienne de 1950, la classe ouvrière renoue avec la tradition des « grèves belges » générales et politiques (1893, 1902, 1913, 1932 et 1936) animées par l’avant-garde traditionnelle de la classe : les mineurs et les métallurgistes du sillon industriel wallon. Déclenchée à Liège par les métallos, la grève gagne tout le pays et prend en Wallonie un caractère franchement insurrectionnel (dans le Borinage, à Charleroi et à Liège, des travailleurs érigent des barricades pour bloquer l’accès aux communes ouvrières). L’armée rappelle des troupes d’Allemagne et seconde la gendarmerie dans la répression. Les affrontements se succèdent à Liège et à Bruxelles tandis qu attentats et sabotages se multiplient (surtout contre des voies ferrées). Le 29 juillet 1951 l’armée occupe Liège avec des autos blindées et la journée s’achève dans de nombreux affrontements, par des levées de barricades, etc. Le lendemain les gendarmes tuent quatre manifestants et en blessent des dizaines d’autres à Grâce-Berleur, dans la banlieue ouvrière liégeoise. L’idée d’une marche sur Bruxelles voit alors le jour, un projet auquel adhère non seulement toute la classe ouvrière mais aussi des groupes de la Résistance anti-nazie (essentiellement des Partisans Armés) qui s’étaient clandestinement engagés dans la lutte anti-léopoldiste. Face à cette menace, Léopold allait abdiquer en faveur de son fils Baudouin mettant ainsi un terme à la crise.

BORINAGE. Bassin houiller situé à l’ouest de Mons (province du Hainaut), exploité dès le XIIe siècle et transformé en désert industriel par la fermeture progressive des charbonnages. Les mineurs borains constituèrent très souvent l’avant-garde combative du prolétariat belge, les grèves de 1887/88 et de 1932 en témoignent clairement. Malgré leur révolte de 1959 ils ne parvinrent pas à enrayer le mouvement de fermeture des puits amorcé dès l’entre-deux-guerres et précipité par la crise européenne du charbon de 1958. Le dernier charbonnage borain ferma en 1976.

CAMPAGNE ANTI-IMPÉRIALISTE D’OCTOBRE. Première campagne de propagande armée menée par les Cellules Communistes Combattantes, centrée sur la « guerre à la guerre » et au capitalisme fauteur de guerre. Du 2 octobre 1984 au 15 janvier 1985, huit attaques visèrent successivement des multinationales de l’armement impliquées dans la fabrication des missiles Cruise ou Pershing II (Litton, Man et Honeywell), les partis gouvernementaux (libéral à Bruxelles et social-chrétien à Gand) et des structures militaires (les télécommunications de la base aérienne de Bierset, le réseau oléoducs de l’O.T.A.N. — dynamité en six endroits du pays — et un centre U.S. du S.H.A.P.E.).

CAMPAGNE KARL MARX. Campagne de propagande armée ouverte par les Cellules Communistes Combattantes le 8 octobre 1985 et axée sur les thèmes de la lutte anti-crise et de la nécessité de l’organisation de classe. Les actions frappèrent un des trusts de l’électricité, un centre des impôts, le siège du patronat de la métallurgie à Charleroi, trois principaux sièges des premiers groupes financiers du pays et une banque américaine. Les coups de la répression interrompirent la campagne fin 1985.

CAMPAGNE PIERRE AKKERMAN. Campagne de propagande armée menée par les Cellules Communistes Combattantes entre le 19 octobre et le 6 décembre 1985. Cette campagne dédiée à la mémoire d’un communiste belge mort dans les Brigades Internationales en 1936 avait pour thème « Combattre le militarisme bourgeois et le pacifisme petit-bourgeois ». Des actions furent successivement menées contre un centre de recrutement de l’armée, la multinationale de l’armement U.S. Motorola, la Bank of America, un dirigeant pacifiste social-traître et le réseau oléoducs de l’O.T.A.N. (une action relayée par une autre contre le Q.G. de ce réseau à Versailles, en France, à l’initiative d’un groupe de communistes internationalistes).

CENTRE. Bassin houiller situé entre celui du Borinage et celui de Charleroi, dans la province du Hainaut. Cette région industrielle traditionnelle (aciéries Boël à La Louvière, etc.) est aujourd’hui désaffectée et elle détient le plus haut taux de chômage du pays : 30 % !

C.N.A.P.D. Comité national d’action pour la paix et le développement : organisation pacifiste petite-bourgeoise particulièrement influente au début des années 80.

COCKERILL-SAMBRE. Première entreprise sidérurgique du pays, principalement basée à Charleroi et à Liège mais ayant des filiales en France et en Allemagne. Elle est née de la fusion (sous le contrôle de l’État quand il prit sous tutelle les « secteurs nationaux » en difficulté) des sociétés Cockerill (Liège) et Hainaut-Sambre (Charleroi). Les aciéries, laminoirs et ateliers de construction mécanique de Cockerill-Sambre sont des bastions traditionnels du prolétariat wallon.

COMMISSION SYNDICALE. Créée en 1889 à l’initiative du P.O.B., elle constitua une étape décisive de l’unification et de la centralisation du syndicalisme, elle permit à l’organisation syndicaliste socialiste de se développer jusqu’à devenir elle-même un des piliers du P.O.B. La Commission syndicale du P.O.B. allait devenir en 1937 la Confédération Générale du Travail de Belgique (consacrant ainsi son autonomie par rapport au parti, mouvement amorcé dès 1905 quand elle se dota d’instances dirigeantes propres) puis la F.G.T.B actuelle.

CONCERTATION SOCIALE. La première « convention collective » entre patrons et syndicats fut établie en 1906 à Verviers après une grève suivie d’un lock-out. Les conventions restèrent l’exception jusqu’à la fin de la première guerre mondiale mais ensuite elles augmentèrent en nombre et élargirent leur champ d’action (salaires, durée et rythme de travail, sécurité et hygiène, etc.). Ce mouvement allait conduire à l’institutionnalisation des conventions à travers les Commissions paritaires. Un pas important dans la voie de la concertation sociale systématique fut accompli par l’instauration des Conférences Nationales du Travail sous le gouvernement Van Zeeland en 1936 (suite à la grève « des 500.000 »). Ces conférences, bien qu’officieuses, réunissaient gouvernement, patronat et syndicats au sein d’une instance de consultation influente puisque ses travaux allaient déboucher sur la législation concernant les vacances annuelles, la semaine des 40 heures pour les emplois dangereux et pénibles, ainsi que sur des conventions sectorielles fixant salaires et conditions de travail. Plusieurs Conférences Nationales du Travail se succédèrent entre 1944 et 1948 dans le cadre de la reconstruction nationale, portant sur les salaires, les prix, la sécurité sociale, l’organisation du travail et la fiscalité. D’autres furent encore réunies en 1971 et 1976 sous l’appellation de « Conférence Tripartite pour l’Emploi », mais l’approfondissement de la crise n’allait plus permettre par la suite d’établir un véritable accord interprofessionnel. Lorsque l’on évoque les mécanismes de gestion pacifique des conflits sociaux, il faut aussi citer les organes consultatifs paritaires (patronat/syndicats) issus de la loi de septembre 1948 sur l’organisation de l’économie : le Conseil Central de l’Économie, les Conseils professionnels et les Conseils d’entreprises. Il faut encore signaler le Conseil National du Travail créé en 1952, qui constitue avec le Conseil Central de l’Économie une des bases de la concertation sociale : les conventions interprofessionnelles sont conclues sous l’égide de ce Conseil.

C.S.C. Confédération des Syndicats Chrétiens. Elle est depuis 1985 la plus grande organisation syndicale du pays grâce à son assise en Flandre. Son origine remonte aux syndicats anti-socialistes animés par l’église catholique et le patronat, mais elle prit son essor avec la création des Unions professionnelles chrétiennes qui suivit l’encyclique Rerum Novarum de 1891. Elle adopta son appellation actuelle en 1923, succédant à la Confédération Générale des Syndicats Chrétiens et Libres de Belgique fondée en 1912.

CUIVRE ET ZINC. Entreprise métallurgique de la région liégeoise qui fut le théâtre en 1984 d’un conflit social qui tint en haleine prolétariat et patronat belges. Une grève provoqua une réaction extrêmement brutale du patronat (licenciement de délégués syndicaux, intervention de la gendarmerie dans l’usine)… réaction qui renforça la détermination des grévistes. Finalement l’entreprise fut mise en liquidation (650 ouvriers et 140 employés et cadres jetés au chômage). Cuivre et Zinc a été reprise en 1988 par la multinationale industrielle suédoise Trelleborg sous le nom de « Boliden Cuivre & Zinc ».

DEFUISSEAUX ALFRED (1841-1906). Avocat montois qui entra sur la scène de la lutte des classes lors d’un retentissant procès qui dura trois ans et à l’issue duquel il obtint la condamnation d’un charbonnage de sa région pour la mort de quarante-quatre mineurs dans un coup de grisou en 1871. Cela ouvrit la voie à la poursuite des charbonnages et à l’indemnisation de toutes les victimes pour tous les cas du genre remontant jusqu’à trente ans en arrière. Ce coup d’éclat juridique lui valut toutes sortes de persécutions (dont une condamnation pour port d’arme... motivée par la détention d’un canif !). En 1886, Defuisseaux rédige son très célèbre « Catéchisme du Peuple » en faveur du socialisme et du suffrage universel, une œuvre qui lui vaudra des poursuites pour avoir « attenté au respect de la loi ». Il passe alors huit années en exil, d’où il organise le Parti Socialiste Républicain après que le P.O.B. (au sein duquel son radicalisme lui attirait bien des ennemis) eut désavoué la grève proclamée par le Congrès des houilleurs de 1887. Appelant à la Révolution et œuvrant en ce sens, le P.S.R. fut victime de l’action policière et Defuisseaux traîné en jugement avec une vingtaine de camarades. La révélation de provocations policières fut exploitée par la défense, l’affaira fit scandale et le procès s’acheva par des acquittements. Defuisseaux réintègre alors le P.O.B. (il en avait été exclu) mais reste exilé : il a accumulé dix condamnations différentes lui promettant vingt-neuf années de prison ! Il rentre cependant en Belgique, est incarcéré à Mons, et organise depuis la prison sa campagne électorale (la réforme électorale de 1893 accordait le vote aux ouvriers mais attribuait plusieurs voix aux riches). Le succès du P.O.B. est éclatant, Defuisseaux est élu député de Mons et il sort triomphalement de prison, porté par la foule. Il fut encore à l’initiative de nombreuses lois élargissant les droits démocratiques et son enterrement réunit plus de cinquante mille travailleurs.

Le DRAPEAU ROUGE. Organe central du Parti Communiste de Belgique, il disparaît début 1991 au profit d’une éphémère publication « pluraliste » intitulée « Libertés ».

FABELTA-TUBIZE. Entreprise de fibres synthétiques du Brabant wallon qui fut le théâtre d’une longue lutte sociale (grève, occupation de l’usine, grève de la faim des travailleurs). L’usine ferma en 1975 (tandis que Fabelta-Gand, en Flandre, allait être reprise par la multinationale néerlandaise AKZO).

F.G.T.B. Fédération Générale du Travail de Belgique. Principale force syndicale en Wallonie, elle n’est plus — depuis 1985 — que la seconde au niveau national (devancée par la C.S.C.). Syndicat socialiste, la F.G.T.B. est l’héritière de la Confédération Générale du Travail de Belgique, elle-même issue de la Commission syndicale du P.O.B. À l’origine la plus lointaine de cette tendance syndicale on trouve les sociétés de secours mutuel, les caisses de résistance et de grève créées à partir de 1834, et les premiers syndicats (tisserands, métallurgistes, etc.) apparus en 1857.

FRONTISME. Mouvement illégal développé parmi les soldats flamands durant la première guerre mondiale, en réaction à l’oppression culturelle et linguistique qu’ils subissaient de la part d’une direction de l’armée et d’un corps des officiers exclusivement francophone (à l’instar de l’immense majorité de la bourgeoisie, car à l’époque même la bourgeoisie flamande parlait le français, jugé plus valorisant). Le frontisme sortit rapidement du cadre linguistique et on vint à exiger l’autonomie administrative de la Flandre et à se montrer favorable à une paix séparée avec l’Allemagne. Les frontistes menaçant de déposer les armes, certaines de leurs revendications furent satisfaites. Mais leur moyen de pression disparut avec l’armistice et le mouvement nationaliste flamand, pour légitime qu’il fut en l’occurrence, récolta l’hostilité d’une population qui avait eu à subir quatre années d’une occupation très douloureuse (à l’exception de l’étroit front de l’Yser, adossé à la France et à la mer, tout le pays avait été occupé).

GRÈVES DE 1886. Mouvement à caractère insurrectionnel qui se déclencha dans le bassin sidérurgique liégeois et s’étendit aux trois bassins hennuyers (Borinage, Centre, Charleroi). Ce fut la vague de grèves la plus massive et la plus violente qu’ait jamais connu la Wallonie. L’intervention de l’armée fit des dizaines de morts, des centaines d’ouvriers furent condamnés. Les grévistes détruisirent et incendièrent le château d’un patron et une verrerie à Baudoux, la brasserie appartenant au maire de Châtelineau, une autre verrerie à Roux (où l’armée tua vingt manifestants), des maisons de directeurs de charbonnage à Plomcot, Ransart, Gilly et Marcinelle, une abbaye à Soleilmont, etc. À la base de ce mouvement de grèves, une crise cyclique qui avait fait passer le salaire annuel moyen du houilleur de 1086 frs en 1883 à 783 frs en 1886.

GRÈVES DE 1887/88. Mouvement à caractère insurrectionnel lancé par les ouvriers et les mineurs du Hainaut dirigés par Alfred Defuisseaux. Organisée ouvertement comme « grève générale révolutionnaire », le mouvement entendait surmonter la défaite de 1886 et adoptait un caractère politique (il revendiquait notamment le suffrage universel). Organisés dans le Parti Socialiste Républicain (d’une tendance proche du blanquisme), les organisateurs de ce mouvement furent victimes d’infiltrations et de provocations policières qui allaient déboucher, après une nouvelle vague de grèves insurrectionnelles en 1888, sur de nombreuses arrestations (affaire dite du « Grand Complot »). Les grèves révolutionnaires de 1887/88, contrairement à celles de l’année précédente, allaient rester cantonnées au Hainaut, sans parvenir à gagner la région liégeoise ni aucune autre. Leur échec allait renforcer le camp réformiste qui s’était désolidarisé d’elles en préconisant le développement d’associations coopératives et mutualistes.

GRÈVE DE 1893. Mouvement de lutte imposé à la direction du P.O.B. par son aile gauche et par sa base ouvrière wallonne en faveur du suffrage universel. Le déclenchement de la grève était décidé en cas de rejet du suffrage universel par la Constituante. Les débats s’ouvrirent le 22 février 1893 et le 11 avril le suffrage universel était repoussé par 115 voix contre 26. Le soir même le P.O.B. appelait à la grève générale. Le mouvement démarra à Bruxelles (dans la métallurgie, les imprimeries, etc.) puis s’étendit en province, dans les bassins houillers du Centre et du Borinage, à Charleroi et à Liège, et même en Flandre où à l’époque la classe ouvrière était pourtant réduite et dépourvue de véritables traditions de lutte (20.000 grévistes à Gand). De multiples affrontements eurent lieu, au cours desquels l’armée tua de nombreux grévistes (massacre aux usines de Roubaix et Bougie à Borgerhout, charge des lanciers à Wetteren, fusillades à Mons — 16 tués — et à Anvers — 5 tués —, etc.), mais la leçon porta et la bourgeoisie concéda le vote plural (une voix au prolétaire, plusieurs au riche).

GRÈVES DE 1902. Mouvement de lutte lancé par les travailleurs du Hainaut à l’annonce d’un nouveau report de la révision de la Constitution (qui devait remplacer le vote plural par le suffrage universel pur et simple : un homme, un vote). Le nombre et la gravité des incidents (la gendarmerie tua plusieurs manifestants à Bruxelles le 12 avril) et la pression de la base forcèrent le P.O.B. à décréter la grève générale. Les masses, très combatives, débordèrent couramment les consignes du P.O.B. (dynamitage de la demeure d’un député catholique à Binche, du bureau de poste à La Louvière, de la Banque Nationale à Bruxelles, etc., révolvérisation de policiers à La Louvière, investissement et destruction de locaux cléricaux à Gand, et partout des manifestations incessantes rassemblant, par exemple, trois cent mille grévistes pour la seule journée du 11 avril). La répression fut extrêmement brutale (une jeune fille tuée par les gendarmas à Houdeng, deux nouveaux manifestants tués également par la gendarmerie à Bruxelles, six autres tués et quatorze blessés par la Garde Civique à Louvain le 16 avril lors d’une marche vers la maison du présidant de la Chambre, etc.). Quand le P.O.B. proclama la fin de la grève, sa décision fut ressentie comme une terrible trahison par beaucoup de prolétaires, principalement à Louvain, à Charleroi et dans le Borinage. Il en fut d’ailleurs sanctionné par une stagnation lors des trois élections suivantes, alors que jusque là il progressait systématiquement et que de surcroît le nombre des votants ne cessait d’augmenter.

GRÈVES DE 1913. Mouvement de lutte méticuleusement préparé par le P.O.B. qui ne voulait en aucun cas voir les masses échapper à son contrôle comme en 1893 et en 1902. Des grèves et des événements sanglants avaient émaillé l’année 1911 (les gendarmes tirent sur la foule à Liège lors d’une grève spontanée ayant mobilisé non seulement les travailleurs liégeois mais aussi ceux du Centre et du Borinage) et le P.O.B. avait une fois de plus appelé à la reprise du travail. Mais la même année il décidait aussi de préparer (par l’agitation, des collectes de fonds, etc.) une grève générale et pacifique. La proposition parlementaire du P.O.B. concernant la révision constitutionnelle (toujours en vue du suffrage universel) ayant été repoussée le 7 février, la grève fut décidée pour le 14 avril suivant. Elle rencontra un énorme succès (de 375 à 450.000 grévistes), elle se déroula sans incidents majeurs et le P.O.B. la suspendit dès qu’il reçu l’assurance qu’une commission serait mise en place pour examiner le problème électoral. La grève générale et pacifique avait duré huit jours.

GRÈVES DE 1932. Mouvement de lutte lancé par les mineurs du Borinage sous l’impulsion du Parti Communiste en raison d’une baisse du salaire nominal d’environ 35 %. Les charbonnages borains, d’exploitation difficile et aux installations vétustes, ressentaient plus durement la crise que ceux du Limbourg, par exemple. Les limites de la grève s’expliquaient par le fait qu’entre 1930 et 1939 les prix diminuaient plus vite que les salaires, ce qui avait accru le pouvoir d’achat de ceux qui avaient pu conserver leur emploi. De fait, la crise frappait le prolétariat belge avant tout par le chômage qu’elle occasionnait (an janvier 1930, on comptait un taux de chômage de 7,5 %, en juillet il était de 10 % et en décembre il s’élevait à 26,2 %). Dans un premier temps dix mille mineurs du Borinage cessèrent le travail, mais lorsque la grève menaça de gagner les bassins voisins (chaque jour, à l’appel du Drapeau Rouge, des milliers de Borains s’y rendaient à vélo pour inciter leurs camarades à les rejoindre dans la grève) le gouverneur du Hainaut interdit les attroupements et fit appel à d’importantes forces de gendarmerie. Elles s’attaquèrent régulièrement aux travailleurs en lutte, tuant l’un d’entre eux à Roux, tandis que pour leur part ceux-ci incendiaient le château d’un directeur de mine. Cette grève fut aussi prétexte à l’arrestation de toute la direction du P.C.B. (sauf Jacquemotte protégé par son immunité parlementaire) et à un procès pour complot contre la sécurité de l’État.

GRÈVES DE 1936. Mouvement de grève générale qui partit du port d’Anvers lorsque le prolétariat perçut la reprise économique et revendiqua une amélioration de sa situation. À l’exemple du Front Populaire en France, on réunit une Conférence Nationale du Travail (gouvernement-syndicats-patronat) qui allait déboucher sur toute une série de lois sociales (salaire minimum, liberté syndicale, congés payés, etc.). À l’origine, cette grève n’avait pourtant pas recueilli le soutien des syndicats socialistes et chrétiens.

GRÈVES DE 1950. Voir « AFFAIRE ROYALE ».

GRÈVES DE 1960/61. Le plus important conflit social qu’ait connu la Belgique après la seconde guerre mondiale. La crise économique amorcée en 1958 frappe de plein fouet le Borinage qui devient la cible d’un plan gouvernemental de fermeture de la moitié des puits du bassin. Une grève spontanée éclata, que les syndicats seront bien forcés de reconnaître après coup quand les métallurgistes du Centre et de Charleroi (100.000 grévistes en 1959) rallieront le mouvement. Ils passent alors un accord et mettent fin à la grève contre la volonté de la base. En mars 1959, 25.000 travailleurs gantois du textile — autre secteur touché par la crise — débrayent, un mouvement auquel d’autres succéderont (par exemple les réparateurs de navires à Anvers). Fin de l’année, la P.S.B. et la F.G.T.B. reforment leur unité (unité qui était compromise depuis la grève des métallos de 1957) sur base des thèses planificatrices mises en avant par le mouvement syndical en 1954 et 1956. Début 1960, le patronat rejette la proposition faite par la F.G.T.B. de convoquer une Conférence Économique et Sociale, le gouvernement le suit dans ce refus mais lâche quelques promesses qui lui garantissent la neutralité de la C.S.C. Le 29 janvier, la F.G.T.B. appelle à une journée de grève. Elle sera bien suivie dans les bassins industriels wallons, à Anvers, Gand et Bruxelles. Une nouvelle grève spontanée éclate en mars dans le Borinage, à l’annonce de la fermeture de puits. L’absence de la F.G.T.B. dans ce conflit est remarquée et fait l’objet de nombreuses discussions. Fin juillet/début août, le gouvernement Eyskens (coalition social-chrétienne/libérale) met au point un vaste plan d’austérité baptisé « loi unique », un plan foncièrement anti-populaire (limitation du chômage, baisse des salaires, relèvement de l’âge de la retraite, réduction des pensions, etc.). C’est cette « loi unique » qui sera le détonateur des grèves de l’hiver 1960/61, tous les conflits sociaux évoqués ci-dessus ayant indiscutablement préparé le mouvement, renforcé petit à petit la détermination du prolétariat à affronter le gouvernement. D’incessantes manifestations précèdent la grève qui éclate en décembre à l’initiative de la cellule du P.C.B. des A.C.E.C. de Charleroi (5 % du personnel). Un cortège est formé, qui va appeler les entreprises voisines à arrêter le travail. Le lendemain, le personnel communal débraye à Liège. Il est suivi par les métallurgistes (malgré l’opposition des délégués syndicaux). À Anvers le port est paralysé. La grève se généralise alors, la F.G.T.B. est obligée de la reconnaître en cours de route et elle mobilisera jusqu’à trois cent mille grévistes à travers tout le pays. De multiples affrontements et attentats voient le jour (la gendarmerie donne l’assaut contre un local syndical à Gand, la plupart des manifestations s’achèvent dans des combats avec les policiers et les gendarmes — les heurts les plus graves se déroulant le 6 janvier à Liège, des banques, journaux et administrations sont mis à sac, les gendarmes tuent deux ouvriers et en blessent des dizaines d’autres). La violence populaire prenant de l’ampleur, le gouvernement fera déployer l’armée... Le journal Le Peuple est interdit dans les casernes. La grève dura cinq semaines et s’essouffla. Si elle n’allait pas atteindre son but précis, le retrait de la « loi unique », elle devait malgré tout créer une situation politiqua telle que le gouvernement Eyskens démissionna en février (ce qui empêcha de fait l’application de la fameuse loi). Lors des élections qui s’ensuivirent, la politique du P.S.B. (qui avait refusé de provoquer la dissolution du Parlement par la démission de ses élus, comme le lui avait demandé la F.G.T.B.) fut sanctionné par un glissement de voix vers le P.C.B., dont le score passait ainsi de 1,89 % en 1958 à 3,08 % en 1961. La grève révéla aussi l’hétérogénéité du mouvement syndical socialiste (et notamment la fracture entre les centrales wallonnes et flamandes, ces dernières étant encore plus réticentes devant la grève).

GRÈVES DE 1983. Mouvement de lutte lancé par les cheminots et qui mobilisa rapidement l’ensemble des services publics contre la politique d’austérité foncièrement anti-populaire du gouvernement Martens/Gol, une coalition social-chrétienne/libérale : « modération salariale », diminution de l’imposition pour les revenus du capital, nouvelle loi sur les loyers favorable aux propriétaires, restrictions dans la sécurité sociale, dans l’enseignement, etc. La C.S.C. se retira de la grève qui ne fut que tardivement et timidement soutenue par la F.G.T.B. Cela explique notamment pourquoi elle ne réussit pas à prendre une dimension interprofessionnelle ni à s’étendre au secteur privé. Contrairement à la grande grève de 1960/61, las grèves de septembre 1983 furent suivies aussi bien en Flandre qu’en Wallonie.

GRIPPA JACQUES (1913-1991). Figure émérite du mouvement communiste belge, il adhère au Parti à l’âge de 17 ans et occupe de 1939 à l’invasion nazie la poste de Secrétaire Politique de la Fédération bruxelloise, puis de la Fédération de Verviers jusqu’en 1943. Chef d’état-major des Partisans Armés, il est arrêté le 9 juillet 1943 et déporté à Buchenwald. Devenu membre du Comité Central, Jacques Grippa anima la bataille contre le révisionnisme dans le P.C.B., une bataille qui allait conduire à la scission d’avril 1963 (XIVe Congrès). Fondateur du Parti Communiste marxiste-léniniste de Belgique, il milita ensuite jusqu’à sa mort au sein du Mouvement des Communistes de Belgique.

HUYSMANS CAMILLE (1871-1968). Homme politique socialiste, il fut bourgmestre d’Anvers (1933-1940), député pendant 55 ans (de Bruxelles d’abord, d’Anvers ensuite), ministre des Arts et des Sciences de 1925 à 1927, Premier ministre en 1946/47 et ministre de l’instruction publique entre 1947 et 1949. Il fut aussi secrétaire (de 1905 à 1922) puis président (de 1939 à 1944) de la IIe Internationale. Il organisa la conférence de Stockholm en 1917.

JACQUEMOTTE JOSEPH (1883-1936). Principal fondateur du Parti Communiste de Belgique. D’abord secrétaire permanent du Syndicat des Employés (affilié à la Commission syndicale du P.O.B.) en avril 1910, il collabore à divers journaux syndicaux (notamment celui du courant syndicaliste-révolutionnaire L’Exploité), il défend l’unité d’une organisation syndicale centralisée et forte contre les tendances anarchistes, corporatistes et régionalistes. Ses articles sont aussi dirigés contre le parlementarisme opportuniste et appellent à l’essor d’un parti politique socialiste. Les vigoureuses campagnes de L’Exploité, dans lequel il joue un rôle de plus en plus important contre l’« Union Sacrée », pour une politique autonome de la classe ouvrière, en faveur de la révolution spartakiste, etc., en font l’organe de la minorité de gauche du P.O.B. La campagne de L’Exploité dénonçant l’intervention impérialiste dirigé contre la révolution soviétique mobilise nombre de travailleurs et empêche la fourniture d’armes et de munitions à la Pologne fasciste de Pilsudski (la découverte par les dockers d’Anvers d’un train de munitions à destination de la Pologne alors en guerre avec la Russie soviétique fait tomber, en 1920, le gouvernement d’« Union Sacrée » qui avait nié l’existence d’un tel trafic). Lors du Congrès restreint du P.O.B. de décembre 1920, les droitiers exigent la suppression des groupes des « Amis de L’Exploité » rassemblés autour du journal. La scission intervient en avril 1921 et en mai le Congrès des « Amis de l’Exploité » se prononce pour la fondation d’un parti communiste. En septembre 1921, le congrès de fusion avec les groupes communistes déjà constitués débouche sur la fondation du P.C.B. Lorsqu’en janvier 1923 la bourgeoisie belge emboîte le pas à la bourgeoisie française et fait occuper la Ruhr, Jacquemotte et le P.C.B. lancent une forte campagne d’opposition. La réaction ne se fera pas attendre : un procès pour « complot contre la sécurité de l’État »... qui se retournera contre ses instigateurs. Jacquemotte, premier des cinquante-quatre accusés, prend l’offensive, dénonce le gouvernement et les autorités judiciaires et transforme le procès en victoire pour le Parti, qui vécut ainsi, pour reprendre le mot même de son dirigeant, son « baptême du feu ». Joseph Jacquemotte entre au Parlement en avril 1925 comme député de Bruxelles et s’en servira comme d’une tribune pour soutenir la grève des métallurgistes la même année, celle des typographes et des travailleurs du textile en 1931, celle des mineurs en 1932 (lutte qui allait donner lieu à un nouveau procès pour « complot »), celle « des 500.000 » en 1936, etc., pour dénoncer l’opportunisme du P.O.B., le fascisme en Allemagne, en Italie et en Belgique (lutte anti-rexiste), pour stigmatiser l’effroyable oppression des travailleurs africains du Congo belge (notamment à l’occasion de la mutinerie de Kwango, fief des « Huileries du Congo belge », en 1931, que la troupe mata en tirant à la mitrailleuse dans la foule, massacrant une centaine de manifestants), pour soutenir l’U.R.S.S., et finalement pour défendre l’option du « Front Populaire », conformément aux directives du Komintern. Son plaidoyer pour le « Front Populaire » sera particulièrement ardent, il ira même, dans ce qu’il est convenu d’appeler son « testament politique » parce qu’écrit peu avant sa mort, jusqu’à envisager l’adhésion en bloc du P.C.B. au P.O.B., à la seule condition que le Parti puisse y conserver son organisation autonome et ses principes directeurs (la proposition fut rejetée par le P.O.B.).

LIMBOURG. Province flamande dans laquelle de riches gisements miniers ont été exploités depuis le début du siècle jusqu’aux années 80. Las mines du Limbourg furent le théâtre de nombreuses et puissantes luttes sociales, surtout depuis qu’en 1965 s’enclencha de façon irréversible le processus de fermeture des puits. À cette époque 38 % de la population active masculine de la province travaillait encore dans les charbonnages. En janvier 1966, la gendarmerie tua deux mineurs lors d’une grève contre la fermeture de la mine de Zwartberg. Depuis quelques implantations industrielles ont été réalisées dans la province (usines Ford à Genk, par exemple) qui connaît malgré tout un taux de chômage très élevé.

MARTENS/GOL. Appellation de deux gouvernements (connus aussi comme « Martens V » et « Martens VI ») de coalition social-chrétienne/libérale, dirigés par le Premier ministre Wilfried Martens (social-chrétien flamand) et par le vice-Premier ministre Jean Gol (libéral wallon). Cette coalition s’est distinguée par une politique néolibérale foncièrement anti-populaire, organisant la dégradation des services publics, le contrôle et les économies budgétaires, une réforme fiscale favorable aux capitalistes, des licenciements massifs, la suppression de la liaison automatique des salaires à l’index (au coût de la vie), une dévaluation, un désengagemant de l’État des « secteurs nationaux » en difficulté (acier, verre, textile, charbon, etc.), etc. Bref une politique dite d’« austérité » qui entraîna de nombreux conflits sociaux dont le plus important fut la grève de septembre 1983. Martens V entra en fonction le 17 décembre 1981 et Martens VI tomba le 15 octobre 1987, pour faire place à une coalition à dominante, puis exclusivement social-chrétienne/socialiste. Cette coalition qui connaît régulièrement des changements de personnes est toujours en place aujourd’hui.

P.C.B. Parti Communiste de Belgique, section belge de l’Internationale Communiste, fondé en 1921 par l’union de deux fractions révolutionnaires présentes dans la gauche du P.O.B. : le courant de Joseph Jacquemotte (d’origine syndicaliste-révolutionnaire, réuni autour du journal L’Exploité) et celui de War Van Overstraeten (antiparlementaire et anti-syndicaliste, dissidence bruxelloise de la Jeune Garde Socialiste). Les effectifs du P.C.B. (500 militants, sur les 10.000 que comptaient alors las ligues ouvrières du P.O.B.) allaient croître rapidement malgré le départ d’environ 350 militants lors de la rupture avec les trotskystes (influents surtout en Hainaut) en 1928. Fidèle aux consignes du Komintarn, le P.C.B. exclut toute collaboration avec les social-démocrates (la polémique avec eux fut virulente !) et il entreprend une lutte contre le chômage alors en pleine expansion. Il développe ses propres structures syndicales (principalement la Centrale Révolutionnaire des Mineurs, regroupant aussi des métallurgistes liégeois), ce qui amène les communistes actifs dans la Commission syndicale à se rapprocher des positions de l’Opposition Syndicale Révolutionnaire. Suite à la grève de 1932 au Borinage, le P.C.B. passa d’un millier à environ trois mille membres. L’option du « Front Populaire » et du Front uni fut défendue à partir du Congrès de 1935 à Charleroi mais elle ne connut qu’un succès relatif en raison des réticences du P.O.B. (elle avait pourtant été bien accueillie par sa base et des fédérations comme celle de Liège et de Bruxelles). Les Jeunesses Communistes fusionnèrent pourtant avec la Jeune Garde Socialiste, les syndicats communistes furent dissous et leurs membres s’affilièrent à titre individuel aux syndicats socialistes (de la C.G.T.B.). Le soutien à la République espagnole constitua aussi un terrain d’unité : deux mille volontaires partirent pour les Brigades Internationales. Le Parti connut alors une forte croissance (3.200 militants en 1935, 8.500 en 1938), un développement qui se répercuta aussi dans le domaine électoral, particulièrement en 1938. Analysant tout d’abord la guerre mondiale comme guerre de brigandage inter-impérialiste, et cela conformément à la ligne du Komintern (« Ni Londres, ni Berlin »), le P.C.B. s’investit activement dans les premières grèves sous l’occupation (« grève des 100.000 » en mai 1941, à Liège notamment). L’invasion de l’Union Soviétique par les nazis provoquera l’engagement du Parti dans la Résistance armée (c’est l’apparition des « Partisans Armés ») et la traduction dans le domaine de la Résistance de la politique du Front uni (par la création du « Front de l’Indépendance »). Une lutte vigoureuse est alors engagée qui, à la différence d’autres dans las pays voisins, visait particulièrement des collaborateurs : du 1er janvier 1943 au 1er mars 1944, Liège, Charleroi et Bruxelles furent le théâtre de 1.174 actions contre des raxistes, dont 742 mortelles. On connaît l’atrocité des représailles perpétrées par l’ennemi et, alors que le Front de l’Indépendance rassemblant communistes, anti-fascistes, patriotes et démocrates, anglophiles, etc. est en pleine expansion, la Gestapo parvient à arrêter entre janvier et juillet 1943 des centaines de militants et cadres du Parti, dont les plus hauts responsables du Comité Central et de la direction des Partisans Armés. Les pertes de la Résistance (vingt mille clandestins belges tués par les nazis) et spécialement le sacrifice de 1.200 combattants de l’organisation des Partisans Armés qu’il avait contribué à fonder et à laquelle il avait consacré ses meilleures forces, devaient saigner le Parti : sur les 35 membres et candidats du Comité Central élus en 1939, seuls cinq échappent à la déportation ou à la mort, cinq commandants des Partisans Armés se succèdent à Bruxelles de 1942 à 1944, qui seront arrêtés les uns après les autres. Cependant la Parti sort aussi de la guerre fort d’un prestige et d’un ascendant politique puissant, et ses membres passent de 10.000 à la fin de la guerre à 100.000 après la libération. Il devient ainsi le troisième parti du pays et participe aux gouvernements Pierlot et Van Acker de 1944 à 1947. Le P.C.B. entame alors une longue période de décadence marquée par des déviations révisionnistes (auxquelles le renouvellement des cadres pendant la guerre n’est pas étranger). Il perd progressivement son âme et ses forces, jusqu’aux scissions des années 60 qui donneront naissance à des groupes maoïstes. Le P.C.B. a perdu toute représentation parlementaire lors des élections de 1985.

PIERLOT HUBERT (1883-1963). Homme politique catholique. Premier ministre d’un gouvernement qui prit son nom en 1939, il dirigea depuis Londres (contre l’avis du roi Léopold III resté en Belgique) le gouvernement belge en exil puis, à la libération, le gouvernement d’union nationale (auquel participa le P.C.B.). Un gouvernement qui s’employa en priorité à ramener la production au niveau d’avant-guerre et finit par tomber suite au départ des catholiques n’acceptant pas l’opposition des partis socialiste et communiste au retour du roi (c’est le début de l’« affaire royale »).

P.O.B. Parti Ouvrier Belge, né en 1885 du Congrès réuni à l’initiative de la Ligue ouvrière de Bruxelles, de l’union des ligues ouvrières, mutualités, syndicats et coopératives socialistes du Brabant, de Flandre orientale, de Liège, du Hainaut et d’Anvers. Le P.O.B. prenait ainsi le relais en l’absorbant du Parti Ouvrier Socialiste de Belgique, lui-même produit de la fusion de 1879 du Parti Ouvrier Socialiste Flamand et du Parti Ouvrier Socialiste Brabançon, structures ayant émergé deux ans plus tôt de la Chambre du travail, de la fédération des sociétés ouvrières bruxelloises et de quelques groupes ouvriers wallons. Le retard relatif des wallons en matière d’organisation politique — alors qu’à l’époque leur région concentre l’essentiel du prolétariat national — s’explique en tant que séquelle des puissantes influences bakouniniennes dans les sections de l’Association Internationale des Travailleurs. Outre les ligues ouvrières, spécifiquement politiques, très influentes mais dont les effectifs étaient réduits au regard du nombre de membres du P.O.B., le mouvement socialiste reposait sur quatre piliers principaux : les « Maisons du Peuple » qui allaient se répandre jusque dans les plus petites communes, les mutualités, les syndicats et les coopératives. Ces dernières, typiques au mouvement ouvrier belge, connurent une expansion notable : en 1910 on recensait déjà plus de 3.000 coopératives et en 1930 cinquante-cinq grandes coopératives approvisionnaient plus d’un million de consommateurs. En 1965, les coopératives réalisaient encore 24 % du chiffre d’affaire total des sociétés de distribution dans le pays. Au départ les statuts des coopératives (comme des mutuelles et des syndicats) spécifiaient que quiconque s’y affiliait reconnaissait les statuts et le programme du P.O.B., et ainsi grossissait automatiquement la base du courant le plus réformiste du parti. Mais peu à peu syndicats, mutuelles et coopératives acquirent de l’autonomie (pour ce qui est des syndicats, suite à la grève de 1902 et aux contradictions qui avaient éclaté entre les ouvriers grévistes et le P.O.B.) et ce dernier devint un parti politique à part entière. Il connut une dissidence lors des grèves de 1887 : le Parti Socialiste Républicain. Il participa pour la première fois à un gouvernement lors de la première guerre mondiale, quand son président Emile Vandervelde fut nommé ministre sans portefeuille le 4 août 1914. C’était là le couronnement d’une longue lutte pour le suffrage universel, marquée par les grèves de 1887/88, 1893, 1902 et 1913. Le P.O.B. œuvra activement à l’institutionnalisation de la collaboration de classe, torpillant systématiquement les mouvements de lutte ouvrière trop combatifs à son goût, se désolidarisant régulièrement des syndicats socialistes quand il était au gouvernement. Il étendit d’ailleurs cette politique de désolidarisation au niveau international par un colonialisme, un impérialisme et un atlantisme sans détour. Ainsi, il prit position pour le transfert du Congo à la Belgique (qui aboutit en 1908), et son domaine économique (coopératives mais aussi participations industrielles) s’étendit jusque dans la colonie où il possédait notamment plusieurs plantations de coton. Ainsi, également, se prononça-t-il, en 1916, par la voix de son président Vandervelde, pour l’annexion du Grand-Duché de Luxembourg puis, lors des négociations du traité de Versailles, pour l’annexion de Maastricht, du Limbourg hollandais, de Moresnet, d’Eupen, de Malmédy et d’une partie du domaine colonial allemand (le traité n’accorda à la Belgique « que » les revendications territoriales formulées aux dépens de l’Allemagne). Ainsi, enfin, le P.O.B., devenu Parti Socialiste Belge (P.S.B.) après la libération, en 1944/45, allait devenir un agent actif de l’allégence de l’Europe occidentale à l’impérialisme U.S. (son dirigeant, Paul Henri Spaak, fut d’ailleurs secrétaire général de l’O.T.A.N. de 1957 à 1961).

P.O.S. Parti Ouvrier Socialiste, ex-Ligue Révolutionnaire des Travailleurs : section belge de la IVe Internationale (trotskiste).

POUVOIRS SPÉCIAUX. Pouvoirs accrus qu’une majorité parlementaire peut accorder à l’exécutif pour une période donnée et dans un cadre particulier. Le gouvernement Martens/Gol y eut très largement recours pour réaliser sa politique d’austérité.

P.S.(B.). Parti Socialiste Belge, constitué en 1945 sur base de l’héritage du P.O.B. Bien que ce parti ne représenta que la deuxième force politique du pays (après les social-chrétiens), il constitua le pivot des premiers gouvernements d’après-guerre, jusqu’en 1949. Il retrouve le pouvoir (avec les libéraux) de 1954 à 1958, puis s’y installe (avec les social-chrétiens et parfois d’autres partis encore) de 1961 à 1980. Il y est à nouveau depuis 1987. Foncièrement réformiste, le P.S.B. eut quand même une aile gauche prônant le retour aux thèses collectivistes du P.O.B. et qui, pour avoir été active sur le terrain (ainsi par exemple la tendance du syndicaliste liégeois André Renard qui joua un rôle d’avant-plan dans les grèves de 1960/61), n’en fut pas moins toujours impuissante face à la direction et à l’appareil réformiste du parti. Le P.S.B. se scinda en 1978 pour donner naissance à deux partis distincts : le Parti Socialiste (majoritaire en Wallonie) et le Socialistische Partij (actuellement troisième en Flandre).

P.S.R. Parti Socialiste Républicain, une dissidence du P.O.B. rassemblée lors des grèves de 1887/88 autour d’Alfred Defuisseaux. Elle réintégra le P.O.B. en octobre 1889.

P.T.B. Parti du Travail de Belgique. Parti populiste et opportuniste créé en 1979 à partir de l’organisation « Tout le Pouvoir aux Ouvriers », elle-même issue du mouvement étudiant maoïste des années 70.

SECTION BELGE DE L’A.I.T. La fondation de la Ie Internationale à Londres en 1864 impulsa dans notre pays un processus d’organisation des cercles socialistes et des associations ouvrières sous l’égide de militants progressistes de grande valeur, tel par exemple César De Paepe. À partir de l’association bruxelloise « Le Peuple », les internationalistes belges rassemblèrent des fonds de grève, assurèrent l’aide juridique aux grévistes poursuivis, développèrent la propagande, etc. Cette activité culmina lors des grands mouvements de grèves qui se succédèrent entre 1867 et 1870 dans les bassins de Seraing et de Charleroi. Vers 1870, l’Association Internationale des Travailleurs comptait environ 60.000 adhérents en Belgique et disposait de sections dans tous les centres industriels importants. Si, à l’image de César De Paepe, de nombreux proudhoniens se rallièrent au marxisme, le courant anarchiste resta puissant dans la section belge de l’Internationale et il constitua un allié puissant pour la tendance de Bakounine. Le mouvement internationaliste commença à décliner en 1872, pour des raisons conjoncturelles mais aussi à cause de la défaite de la Commune de Paris et du conflit entre anarchistes et collectivistes.

S.G.B. Société Générale de Belgique, principal holding du pays, actif dans les secteurs du transport, de l’énergie, de la métallurgie des non-ferreux, de l’assurance, de la banque, des travaux publics, etc. Avant guerre, au faîte de sa puissance fondée sur le charbon, l’acier et les constructions métalliques et électriques, la Générale possédait 40 % du patrimoine industriel belge ! À la fin des années 80, ce holding fut l’enjeu d’une bataille financière internationale qui s’acheva par une prise de participation du groupe financier français Suez. La S.G.B. possède des intérêts partout en Europe, mais aussi en Amérique du Nord, au Zaïre, au Brésil, etc.

VAL SAINT-LAMBERT. Entreprise du secteur verrier située à Seraing (région liégeoise), née au début du siècle de la fusion de plusieurs entreprises sous l’égide de la Société Générale de Belgique. En 1975, cette cristallerie qui employait 1.200 travailleurs connaissait des difficultés et la situation déboucha sur un long conflit social (les travailleurs s’organisèrent en comité de grève prenant en charge la production). La lutte se solda par des centaines de licenciements lors de la mise en place, sous contrôle d’une commission paritaire, d’une nouvelle direction.

VAN ACKER ACHILLE (1898-1975). Homme politique socialiste, président du Parti Socialiste clandestin pendant la guerre, Premier ministre et ministre du charbon en 1945/46, ministre jusqu’en 1949 puis encore Premier ministre de 1954 à 1958. Représentatif du réformisme du P.S.B., il joua un grand rôle dans l’instauration de la sécurité sociale.

VANDERVELDE EMILE (1866-1938). Homme politique socialiste qui participa à la fondation du P.O.B., élu député en 1894, il resta président du groupe parlementaire socialiste jusqu’à sa mort. Il sera élu président du Comité Exécutif de la IIe Internationale en 1900 à Paris et il jouera un rôle non négligeable dans sa trahison (non seulement Vandervelde ralliera les thèses social-chauvines et bellicistes, défendra l’effort de guerre, etc., mais en 1915 il ira jusqu’à faire un voyage en Russie pour appeler à suspendre « momentanément » la lutte contre le tsarisme et à se consacrer exclusivement à la guerre contre l’Allemagne !). Il occupa plusieurs postes ministériels entre 1914 et 1935 et fut délégué belge en 1919 lors des négociations du Traité de Versailles.

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« Les communistes ne s'abaissent pas à dissimuler leurs opinions et leurs projets. Ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l'ordre social passé. Que les classes dirigeantes tremblent à l'idée d'une révolution communiste ! Les prolétaires n'y ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »
MARX ET ENGELS
(Manifeste du Parti Communiste, 1848.)

« Il est absolument naturel et inévitable que l'insurrection prenne une forme plus haute et plus complète, celle d'une guerre civile prolongée embrassant tout le pays, c'est-à-dire d'une lutte armée entre deux parties du peuple. Cette guerre ne peut être conçue autrement que comme une série de grands combats peu nombreux, séparés par des intervalles assez grands, et une masse de petites escarmouches dans l'intervalle. S'il en est ainsi, et il en est bien ainsi, la social-démocratie doit absolument se proposer de créer des organisations aussi aptes que possible à conduire les masses à la fois dans ces grands combats et, si possible, dans ces petites escarmouches. »
LÉNINE
(La guerre des partisans, 1905.)

« Les flics peuvent mettre les révolutionnaires en taule, les torturer et les assassiner, mais ils ne peuvent jamais tuer la révolution et la mémoire des communistes. »
CELLULES COMMUNISTES COMBATTANTES
(Lettre ouverte aux militants de base du P.T.B.... et aux autres, 27 mars 1985.)

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