La Tempête du Rêve d’Ether
Prologue
Quelque part, tout est rêve. Et de ce rêve naît
la conscience du monde. Et de ce quelque part où l’on
rêve se dressent les Géants de Brëyl, des statues
aussi invisibles que les arcs-en-ciel par beau temps, n’apparaissant
qu’aux yeux de certaines personnes demeurées ou
illuminées. Ces dernières sont appelées les
Gardiens. En réalité, ils ne gardent rien du tout ;
seulement le spectacle des Géants est pour eux si unique et si
parfait qu’ils en épient chaque fait et geste. Ils
passent leur temps à les contempler soutenir des planètes
ou des étoiles. Ils les voient, immobiles comme la pierre,
rêver du monde qui nous intéresse, le nôtre, je
veux parler de celui de Jourzancyen.
Les Géants ne semblent
ne faire que ça, rêver, mais ils font beaucoup plus: ils
sont les piliers des autres mondes, ceux qu’ils créent
en rêvant. Et chaque Géant fait des dizaines de rêves,
et, dans chacun d’eux, se loge un monde à part, avec ses
propres règles, sa propre logique. Le terme de Géant
est sans doute inapproprié pour bien percevoir ce qu’ils
sont. Et d’ailleurs, qui le sait ? On dit d’eux
qu’ils sont fait d’eau ou de lumière. Ils n’ont
sans doute aucune apparence humaine. Au mieux, ce qu’on en
sait, c’est qu’ils sont comme une immense forme
abstraite, comme en dessinent si méticuleusement les enfants,
ressemblant tantôt à une patate dégoulinante
tantôt à une orchidée aux contours de verre.
Ce
monde perdu où se cachent les Géants renferme également
les vestiges des Anciens, ceux, dit-on, qui ont donné
naissance aux mondes réels. On dit que personne ne les a vus
ou connus, personne sauf les Géants, qui gardent leurs secrets
dans un silence de poussière et de lumière. On dit
également que l’espace où reposent les pieds des
Géants est une porte, et que leur tête cache les
cyclones du temps, tandis que leur cœur n’existe plus,
dévoré par les âges, prisonnier de la fatalité
des Anciens, des Dieux qui, pour faire naître la vie et le seul
monde réel, ont versé une larme gigantesque.
C’est
dans cette larme que dorment et vivent les Géants, les
Gardiens et tous ceux qui gravitent autour, de la Sauterelle de Kund,
avec ses couleurs chamarrées, au Zephyr de l’Est, l’âne
sacré du peuple des Mandragores, ou aux Guguls de l’Ix
et du Zan, les terribles parasites qui empestent ces deux rivières,
tout ce petit monde respire et prospère dans une seule et
unique larme. Il n’est pas si différent des mondes
rêvés, seulement de lui dépend l’existence
de tous les autres : sans lui, plus de rêves de Géants,
les Anciens se retrouveraient alors définitivement orphelins
et leur chagrin pourrait faire couler des centaines de larmes ;
aucune d’elles ne donnerait naissance à nouveau à
notre monde, la Vie est un instant unique, pour exister, jamais elle
peut se répéter.
Résumons-nous. Les Dieux Anciens ont donné l’unique
larme enfermant les Géants. Les Géants vivent dans
cette goutte au cœur du monde réel et créent de
nouveau monde dans chacun de leur rêve. A leur pied, les
Gardiens gardent les Géants. Mais, me direz-vous, qui garde
les mondes rêvés ? Et bien personne. Et comment se
nomme le monde des Géants ? Et bien, avant de répondre,
attardons-nous sur l’un de ces mondes soit disant irréels,
je veux parler du nôtre, celui de Jourzancyen..
Jourzancyen
ignorait complètement l’existence des Géants ou
des Anciens. Après tout, il n’en est que le rêve.
Seuls quelques souvenirs de peurs et de joies ancestrales
subsistaient dans certains manuscrits évoquant ce monde
d’origine, réceptacle de la larme des Anciens. En fait,
les seules fois où ils en parlaient, ils l’appelaient
Ether, et Jourzancyen y était décrit comme le rêve
d’Ether. Voilà une éventuelle réponse à
toutes ces questions. Voilà également le monde sur
lequel nous nous attarderons car, en lui, bizarrement, germe une
discorde qui pourrait rejaillir sur le monde réel, Ether.
Pourtant, comme je l’ai dit, personne ici bas, ou presque,
n’est en mesure de savoir ce qui unit tous ces univers. Chacun
s’intéresse à son petit pré, tout au plus
voit-on ce qui se passe dans celui d’à côté,
mais de là à imaginer des répercussions sur ce
qui n’existe pas ici-bas… La vie, pense-t-on, ne
s’arrêtera pas pour si peu. On pourrait bien leur parler
d’Ether, le leur expliquer en détail, cela ne servirait
à rien parce que ça ne rapporte rien. Toujours est-il,
donc, que peu s’en souciaient car qui se préoccupe, en
ce monde, de ce qui commence là où se terminent le vide
et le plein ?
Heureusement pour nous, au milieu de toute cette toile d’araignée des jours anciens veillent les Gardiens. Ils veillent sur les Géants, ils veillent pour que le Mystère de la Vie soit intact, ils attendent, dit-on, un signe qu’eux seuls pourraient comprendre. Qu’y a-t-il à comprendre de la Vie ? Qu’y a-t-il à comprendre des Rêves ? Nous n’en savons évidemment rien, tout comme, sans doute, les Gardiens. Ce que nous savons, c’est qu’ils veillent sur les Géants. Point. Deux petits yeux jaunes pour voir leur immensité. Deux petits yeux jaunes pour faire parler les Anciens. Deux petits yeux jaunes perdus dans l’infinie obscurité des Temples construits autours d’eux et qui ne les empêchent pas d’être eux-mêmes perdus dans leurs propres rêves. Mais, parfois, de drôles de choses se reflètent dans ces petits yeux jaunes. Des choses susceptibles de faire plonger tous ces mondes dans une vaste tempête, si vaste qu’elle pourrait emporter tout Ether.
Cycle 1 : Premiers Signes de la Tempête
Chapitre 1 : De part et d’autre
« Quelque chose de grave se prépare, c’est
sûr ! Quelque chose de très grave ! »
Au
milieu des blocs de pierres millénaires, le Gardien se dirigea
vers la demeure de Gulzan, le Grand Prêtre du Vide. Rien
n'avait bougé, tout était calme, pourtant, il en était
sûr, quelque chose de grave allait se passer. Lorsqu’il
sortit du temple, il sentit immédiatement l’effet
stimulant des rayons du soleil sur sa peau. Son cerveau devint plus
vif mais rien ne changea dans son esprit : « Quelque
chose de terrible, même ! ».
Il descendit
les marches, le brouhaha de la jungle l’assaillit comme une
agression, lui qui était perdu dans le calme tout contemplatif
du Géant de Brëyl dissimulé dans la grande nef du
temple. Des jeunes enfants sur sa droite jouaient avec leur
sarbacane, à leurs pieds, plusieurs oiseaux chamarrés
et un petit singe, tous morts empoisonnés. Il pressa le pas,
indifférent au spectacle qui l’entourait. Gulix, le
Prêtre, n’était pas dans sa cabane. Il devait être
avec le chaman pour préparer le rituel de la soirée.
Effectivement, sur la place centrale de la cité, il les trouva
tous les deux.
- Quelque chose de grave se prépare !
-
Ah oui ?
- Quelque chose de terrible !
- Qu’est-ce
qui te fait dire ça ?
- Le Géant ! Il a
bougé !
- Bougé, comment ça bougé ?
-
Il a bougé ! D’abord la paupière, puis il a
remué le genou !
- Tu es sûr ?
- Oui !
Il a même fait comme ça !
Le Gardien s’était assis et mimait la scène.
On voyait effectivement très bien que c’était
très grave : la paupière avait bien frémi
et le genou aurait plus que légèrement tremblé !
Ainsi les Anciens avaient parlé !
Le Prêtre le
regarda très inquiet. Effectivement tout cela avait l’air
grave. Il prit trois bâtonnets de craie de couleur et se
dirigea sur la Larme des Géants, une grande dalle d’un
blanc éclatant qui trônait au cœur de la grande
place. Il y traça trois grandes croix : une bleue, une
rouge et une noire. Puis, il dessina au centre de chacune d’elles
un cercle avec le sable blanc de la place du temple. Enfin, il
souffla dessus jusqu’à ce que tout disparaisse de la
pierre. « Voilà, cela devrait suffire. Du moins, je
l’espère… » De son index, Gulix venait
d’essuyer une petite tache bleue qu’une goutte d’humidité
sur la pierre avait capturée.
**
*
L’air lui-même était, dit-on, différent sur l’île de Lorind, le repère sacré des elfes de Lumière. Quiconque le respirait ressentait une grande sérénité, comme si le Temps n’avait plus de prise sur le corps. La luminosité aussi avait quelque chose d’unique. Chaque reflet faisait scintiller l’éclat de l’incroyable pouvoir de la Nature pour construire l’équilibre le plus fragile et le plus magnifique qui soit. En posant son regard sur de tels paysages, il est difficile d’imaginer qu’ils n’avaient pas été agencés au préalable par une Volonté inconnue. L’art des elfes s’exprimait aussi dans leur sensibilité à faire vibrer ce qui était en place. Bien sûr, ils peuvent construire des édifices qui dépassent en grandeur et en sophistication ce que nous pourrions appeler le matériau d’origine, mais ils le faisaient comme s’il s’agissait d’une pièce formant un tout avec l’Ile. Pourtant, dans cet écrin de Beauté, un vent nouveau soufflait depuis peu, un vent porteur de changements.
Les sages du Cercles des Légendes n’aimaient pas être pris de court. De nombreux émissaires avaient été envoyés vers eux, sans qu’ils n’aient rien prévu ni pu apporter aucune explication. Les Monolithes magiques du nord de l’Ile avaient vu leur couleur se modifier. Celle-ci s’était, d’après les témoignages, soit ternie soit foncée. De mémoire d’elfe, jamais il n’y avait eu de tels antécédents. Ce qui était sûr, c’est qu’il y avait une raison à cela, bonne ou mauvaise. Et si les sages de la Tour n’en savaient pas plus, qui pourrait empêcher le peuple d’en imaginer ?
**
*
Face à elle, Aubemorte, la terre des Elfes Noires, reste
une terre bien vide. Parmi l’immense étendue de son
territoire, il existe de grandes zones désertiques où
la désolation y règne comme nulle part ailleurs. La
végétation y est plus que rare et la terre plus que
brûlée par des siècles de lave et d’orages.
Malgré toute cette souffrance, la Nature y montre une volonté
hors du commun à occuper la place. Curieusement, elle y trouve
une liberté incroyable pour créer les paysages les
plus fous et les plus dramatiques, certains diront les paysages les
plus magnifiques car d’une beauté terrible et unique,
une beauté qu’il faut domestiquer, une beauté
sauvage faîte de fureur et d’une harmonie inouïe et
inconnue. Dans cet inconnu, au milieu de l’une de ses contrées,
il y a toujours un ou plusieurs villages elfiques. Ils n’ont
pour eux rien de la magnificence de leur peuple voisin, mais ils ont
fait cette folle découverte et la gardent jalousement. Face à
elle, la Lorind ne pourrait plus leur servir l’évidence
troublante de ses charmes.
Pour atterrir dans de tels endroits,
même chez un elfe noir, il fallait souvent autre chose que de
l’or, certains diraient que l’oubli seul était
assez puissant. Ces colonies étaient parfois exigées
par le Souverain Suprême de ces terres si tragiques, le
terrible Alken l’Unique, parfois elles étaient
effectivement le fruit d’un exil, un exil soit du cœur
soit de l’ombre.
Non loin de l’une d’elles se trouve l’alignement des Monolithes Noires. Personne ne sait leur signification, seulement Ils sont là, Ils défient la ligne d’horizon, Ils règnent ici comme des rois depuis toujours. Leur noirceur immaculée est majestueuse et inquiétante. Dans l’esprit de chacun, il ne fait aucun doute qu’il émane d’eux une sensation de grande pureté comme s’ils avaient un grand pouvoir, ou comme si d’eux dépend tout un équilibre mystérieux. Sans qu’aucun elfe ne sache pourquoi, ils trouvaient très fréquemment du gibier tout près de ces pierres. Certains disent que c’est parce qu’elles sont chaudes, beaucoup plus chaudes que ne pourraient le faire les rayons du soleil. Mais, aujourd’hui, c’est différent. La petite colonie a été obligée de tenir conseil : pour la première fois, les Pierres de Nuit, comme ils les nomment, se sont mises à chanter.
**
*
Pierrot n’était pourtant pas d’une nature peureuse. Mais lorsque, au détour du chemin, il avait vu ça, il n’avait pas pu s’empêcher de prendre ses jambes à son cou, en laissant le petit gibier qu’il venait de braconner. Il courait depuis plusieurs minutes déjà lorsqu’il décida de s’arrêter. Non, ce n’était pas possible. Il avait dû se tromper de chemin. La forêt était ici particulièrement épaisse. Il n’y avait pas de honte à ne pas la connaître par cœur ! Il aurait voulu revenir sur ses pas, mais il ne voulait pas se retrouver confronté à sa vision : d’une part, parce que s’il n’y avait plus rien, il devrait s’interroger sur sa santé mentale, d’autre part, s’il n’avait pas rêvé et s’il ne s’était pas perdu, il lui faudrait remettre en cause beaucoup de choses.
L’Edred est une vaste terre qui abrite bien des cultures et bien des courants religieux, sans doute la plus grande nation humaine. Et Pierrot avait une sympathie pour aucun d’eux. Et ce qu’il avait vu l’amenait à penser au divin, oui, c’était pour lui l’explication la plus raisonnable. D’ailleurs, il n’aimait pas se l’avouer. Sa vie fonctionnait très bien sans qu’il n’ait jamais eu recours à l’aide d’un dieu, pourquoi commencerait-il maintenant ?
Il se décida à y retourner. Il fut surpris par l’anarchie de sa course et eut à plusieurs reprises des doutes sur le chemin à prendre, mais il voyait très bien mentalement l’endroit. Le coude du chemin approchait, il s’arrêta, hésita un instant, puis, n’entendant ni silence inquiétant ni bruit terrifiant, il pencha d’abord le cou. Stupidement, il avait sorti son épée. « Stupidement », parce qu’a priori il n’en avait pas besoin, pas contre « ça ». Le gibier mort gisait toujours par terre, là où il l’avait laissé dans sa précipitation. En le voyant, il eut la certitude d’avoir halluciné. Il s’engagea d’un pas ferme sur ce chemin pour se retrouver à nouveau face à la réalité : il y avait bien au milieu du chemin, comme s’il était là depuis toujours, alors qu’il « savait » pertinemment que c’était impossible, il y avait donc bien là un immense monolithe bleu nuit qui lui barrait le passage…
**
*
Chapitre 2 : Les Premiers Cercles extérieures de la Tempête
La Lorind tremblait depuis plusieurs semaines. Le conseil du
Cercles des Légendes avait enfin tranché : l’accès
aux monolithes du nord de l’Ile serait bloqué par
l’armée. Devant les réactions imprévisibles
des elfes de Lumières à leur contact, la force leur
était apparue comme la plus sage des décisions. Ils le
savaient, cet usage était surtout un aveu de faiblesse. Ils ne
pouvaient expliquer le changement de couleur, ils ne pouvaient
maîtriser les émotions suscitées par les pierres
ni les rumeurs qui enflaient dans toute l’île. Seulement
ne rien faire les guideraient sur un terrain encore plus glissant, au
risque de déclencher un processus irréversible parmi
leurs semblables.
Mais, en l’espace de quelques jours, le
cercle de Pierres était devenu une menace à l’équilibre
de la nation. Irrésistiblement, les elfes étaient
attirés, ils voulaient les toucher, et là se
produisaient dans leur âme comme un cataclysme. Tantôt
ils devenaient violents et haineux, détruisant tout sur leur
passage, femmes et enfants, tantôt ils se transformaient en
saint en y voyant la marque des dieux. Le plus étrange était
qu’aucun n’était prédisposé à
l’une ou l’autre de ces réactions si extrêmes.
Peu à peu, le peuple voyait en elles un révélateur
de leur destin. Etaient-ils foncièrement bons au plus profond
d’eux mêmes ? Pourraient-ils tenir face à la
tentation des Dieux Sombres ? Les monolithes étaient là
pour leur faire découvrir. Telle était l’interprétation
du peuple. Ils étaient un gage de vérité.
Surmonter l’épreuve était au contraire devenu
l’ultime quête pour exécuter son destin et mettre
un terme aux soupçons que les elfes noirs réveillaient
en permanence pour mieux asseoir leurs pouvoirs souterrains.
Le
conseil des Sages, lui, y voyait beaucoup plus qu’un simple
signe. Cela pouvait être le début d’un nouvel âge,
peut-être le plus noir de toute l’histoire de la Lorind.
Quelle volonté était derrière ce sortilège ?
Comment l’arrêter ? Pourquoi aucune magie ne
semblait pouvoir contrôler ce pouvoir ?
A défaut d’apporter des réponses, il fallut
également décider d’envoyer des émissaires
vers chaque nation alliée. Berenis était l’un
d’eux. Cette mission l’impressionnait car c’était
la première de cette importance qu’on lui confiait.
Beaucoup de son entourage le voyait trop jeune et il était
presque d’accord avec eux. Mais s’il avait été
choisi, c’était pour ses qualités bien atypiques
chez les elfes : il était humble et modeste. Derrière
ce visage d’ange et sa relative timidité de façade
se dissimulaient une volonté de fer et un talent très
prometteur de diplomate. C’est cet ensemble qui avait séduit
les sages du conseil.
Il préparait son paquetage tout en
se demandant au fond de lui quelle serait sa réaction face aux
monolithes. Son appréhension lui chauffait les joues. Elle
était d’autant plus justifiée qu’en second
plan, derrière sa mission diplomatique, il devait déterminer
les emplacements d’autres cercles de pierres susceptibles de
rayonner de la même manière chez les humains et
comprendre leurs éventuelles interactions. Que se passerait-il
s’il devenait fou furieux comme son propre frère l’avait
été lorsqu’il avait lui aussi voulu « savoir » ?
Pour se rassurer, il se disait que les anciens avaient connaissance
de l’accident et qu’ils avaient pris leur décision
en connaissance de cause. « Oui, mais… »,
Ces deux mots résumaient la totalité des pensées
qui le submergeaient alors.
**
*
Beaucoup plus au Nord, là où la neige ne cède
la place qu’au feu, une troupe d’Ondor, ces guerriers
sauvages et sans pitié, s’était regroupée
autour de son sorcier.
« Les Pierres se sont
réchauffées ! Les Pierres ont parlé !
Les Pierres vont nous mener à la victoire ! »
Ainsi
éructait, grognait, gesticulait le sorcier en transe, les yeux
exorbités et la voix suraiguë.
« Notre Dieu
nous appelle ! Marchons, marchons là où sa volonté
sera exaucée ! Que tremblent les elfes, que tremblent les
nains, que tremblent les humains qui nous barreront la route !
Nous attendions les Signes depuis des siècles, les Signes sont
là ! Ainsi parlent les Pierres ! »
En
quelques semaines, les choses évoluèrent à une
vitesse comme jamais il ne l’avait vécu. Le sorcier
regarda une dernière fois le cercle de pierres. Elles
conservaient leur mystérieuse majesté et lui semblaient
plus que jamais muettes. Il avait ressenti au plus profond de lui
leurs changements, il avait attendu un signe des dieux sombres depuis
si longtemps qu’il s’était empressé de les
saisir comme un message favorable. Mais au plus profond de lui, il
n’en savait rien. Ses Maîtres étaient si
imprévisibles et possédaient parfois un humour si noir
que tout autour de lui pouvait s’effondrer en un instant.
Qu’importe, son autorité vacillante bénéficiait
d’un nouvel éclat et plus personne n’osait rire de
lui. Il respirait le front haut et le regard droit.
Les
préparatifs étaient déjà fort avancés.
Une grande excitation régnait partout autour de lui et lui
redonnait confiance. Les Pierres avaient bien parlé et seule
une grande puissance en aurait eu le pouvoir, une puissance située
bien au-delà de ce qui est humain. Il refit une dernière
fois le signe de soumission à son Dieu et harangua une
nouvelle fois la horde. Les villages voisins s’étaient
rangés sous ses ordres si bien qu’il n’avait
jamais eu autant d’audience. Sa voix tonnait dans l’espace
comme jamais, plus il parlait et plus il se sentait lui même
puissance. Personne excepté lui n’avait le moindre doute
sur ce qu’il restait à faire. Une nouvelle armée
était en marche.
Lors de chacune des nuits qui suivirent, le sorcier fixait le ciel
à la recherche d’une confirmation de tout ce qu’il
avait déclenché. Il en venait même à
douter de tout. Il commença à sentir le poids de
l’immense responsabilité de ce qui se dessinait sous ses
pas. Mais rien de ce qu’il attendait vainement ne se
produisait. Pourtant à la lueur du jour, une fois que le
sommeil l’emporta dans ses fils de soie, il se sentait chaque
jour plus fort à son réveil. Un matin, il fut surpris.
Tout le ciel était rempli de rouge. Aucun nuage ne pouvait
expliquer ce phénomène. La lueur du soleil était
pourtant identique, seulement au fond de sa tête un murmure
sifflait dans ses tympans, plus exactement un grognement sourd et
puissant. En même temps qu’une partie de lui semblait
perdre l’équilibre sous l’effet du son, son cœur
se mit à battre plus puissamment, pas plus vite, non, mais
juste plus fort. Puis alors qu’il s’était
agenouillé malgré lui, il comprit que quelque chose
cherchait à lui parler. En fait, il ne comprenait rien aux
mots, mais son corps réagissait malgré lui. Autour de
lui, des dizaines de guerriers le regardaient avec ses yeux à
moitié fous, ses mains vrillées dans la neige. Peu à
peu, il glissait, s’enfonçait dans la poudreuse de la
nuit et finit par onduler comme un serpent qu’on aurait tué
et dont les nerfs continuaient d’animer le corps. Un vent
d’effroi fit reculer tout le monde. C’est alors qu’il
hurla d’une voix venant de nulle part, mais elle exprimait une
autorité telle que tout le monde s’agenouilla, frappé
de stupeur et de respect.
« Dorénavant vous
m’appellerez Grug’Martenden, celui qui voit, les Dieux
guident nos pas ! », clama le sorcier au milieu de
son armée. Ses guerriers formaient maintenant plusieurs vagues
humaines autour de lui. « Je vois ce que nul ne peut
voir ! Je suis celui qui vous mènera à la
victoire ! Des signes sont apparus ! Tous concordent !
Et nous serons prêt ! » Une immense clameur
retentit dans la toundra. Les pierres avaient parlé, certes,
mais les hommes avaient hurlé plus fort encore.
Lorsqu’il
reprit ses esprits, Gurg, puisque tel était son nom
dorénavant, Grug fut complètement perdu. De tout ce qui
s’était passé, seules quelques bribes étaient
restées dans sa mémoire. Une partie de lui était
inquiète, derrière toute cette crise, il sentait qu’une
partie de sa personnalité se défaisait. Et, quelque
part, il se demandait si ce n’était pas là celle
à laquelle il était le plus attaché. Finalement,
il n’avait jamais rien demandé avec une réelle
ferveur. Avant on le regardait à peine et d’un seul
coup, il était craint ! L’écart entre le
passé et le présent prenait une dimension incongrue,
presque ridicule. Il doutait toujours de ce qui lui arrivait. D’un
autre côté, il sentait que tout ceci était
profondément ancré en lui. Il n’avait pas changé,
non, il était toujours le même. Il se saisit d’une
moitié de terre encore givrée, l’huma et la mit
dans sa bouche. En l’avalant, oui, il sut qu’il n’avait
pas changé, car, cette terre, il la détestait toujours.
Suite au dernier incident, de nombreux chevaliers s’étaient
joints à eux, convertis par la ferveur du sorcier. Ce dernier
aimait maintenant haranguer ses troupes, il sentait dans ces moments
toute sa puissance monter dans son corps. Sa volonté était
leur seule boussole, et plus que ses pouvoirs, il découvrait
toute la force du Verbe.
Pourtant, tout n’était pas
net dans son esprit. Au contraire, un grand doute y faisait jour,
lorsqu’au milieu de la nuit un grand voile rouge s’emparait
de lui. Cette couleur le laissait perplexe, elle n’appartenait
pas à son Dieu, sa signification le perturbait car tous les
changements qu’il ressentait le menaient vers une piste qui le
plongeait dans un océan de perplexité et d’incohérence.
En aucun cas, Mùrd, le Dieu des Démons Soldats,
n’aurait pu parler à un adepte de la magie, lui le lâche
qui se cache derrière les bois pendant les combats, qui ne
maniait pour ainsi dire jamais l’épée.
Encore
et toujours, il se demandait s’il n’était pas
simplement fou et si c’était cette folie qu’il
dispensait autour de lui avec tant de conviction. Pour être
honnête, il ne se sentait pas différent d’hier,
ses pouvoirs n’étaient pas plus puissants qu’avant,
son bras soulevait son épée avec la même force.
Rien n’avait foncièrement changé. Seul ce voile
rouge et une violente impulsion à détruire ce qui
s’opposait à lui l’habitaient depuis
peu.
Pourtant, un autre signe le rongeait maintenant. Il ne
supportait plus de voir le ciel limpide d’hiver, ni l’eau
claire de la fonte des neiges, ni l’uniforme outremer de ses
ennemies. En fait il exécrait cette couleur bleue. « Le
Bleu et le Rouge donnent la couleur de mon Dieu, se rassurait-il,
voila le signe que je cherchais ». Pourtant rien
n’expliquait sa répulsion de l’un ni son attirance
de l’autre. Les implications étaient telles qu’il
préférait s’arrêter à cette unique
et maigre justification valable à ses yeux.
Pour l’heure,
il menait ses hommes au Sud. Bientôt ils seraient au coeur de
l’Eldred et, bientôt, il en était persuadé,
il saurait le pourquoi de cette direction. Il regarda au dessus de sa
tête l’azur immaculé, un tremblement violent
s’empara de lui. Ses hommes le regardaient lutter contre cette
pulsion en lui, avec le respect de ceux qui ne souhaitaient pas vivre
cet étrange calvaire, de ceux qui préfèrent
obéir plutôt que payer sa dîme à des Dieux
si capricieux.
**
*
Drekkner n’avait pas choisi. Le village tout entier l’avait
désigné. Comme lui avait dit Elfiriond, le chef du
village, lui seul, grâce à son passé, pourrait
annoncer la nouvelle à son Roi. L’idée ne
l’enchantait pas. S’il se trouvait si loin des grandes
cités d’Aubemorte, ce n’était pas par
hasard. Et l’idée de se retrouver face à face
avec Arken ne l’enchantait pas. Mais, surtout, il était
le seul à avoir pu toucher les monolithes depuis qu’ils
avaient chanté. Il était le seul à avoir
surmonté le flot de haine que les autres nomades elfes noires
avaient ressenti. L’un d’eux était toujours alité.
Un autre avait fini par égorger ses propres enfants pour se
pendre après. Heureusement, les autres n’avaient pas
réagi avec la même intensité, seulement ils
avaient peur. Ils pressentaient que s’ils s’en
approchaient trop, quelque chose allait brûler en eux, quelque
chose que la plupart avaient fuit ou qui pourrait se
libérer.
Pourquoi n’avait-il rien senti de si
terrible ? Drekkner était hanté par cette
question. Dans sa tête, malgré lui, résonnait le
chant subtil, doux et inquiétant des monolithes noirs.
En quelques semaines, il avait traversé toute l’étendue
de glace qui le séparait de la capitale d’Aubemorte
pour se présenter au Roi Sorcier. Pendant tout le trajet, il
avait cherché quoi dire pour oser se retrouver face à
lui. Il avait envisagé un moment s’enfuir et laisser les
villageois avec un problème qui, dès qu’il les
avait quittés, ne devenait plus le sien. Mais il n’en
avait rien fait. Une part de lui-même, la plus secrète,
avait besoin d’une réponse. Pourquoi lui ? Pourquoi
était-il le seul à pouvoir toucher les monolithes noirs
sans rien ressentir de particulier ? Si, bien sûr, leur
contact était d’une incroyable froideur, il en avait
encore au bout de ses doigts l’exacte sensation, comme si sa
peau avait été contaminée par un fluide
invisible. C’était un froid qui semblait l’aspirer.
Pourtant, leur surface avait aussi quelque chose d’agréable,
de sensuel, d’ailleurs, depuis son départ, leur contact
lui manquait parfois. Mais immédiatement revenait au bout de
ses doigts ce picotement engourdissant.
Il avait quitté la
ville et la civilisation depuis si longtemps qu’il eut du mal à
parler aux personnes qui l’accostait. Une seule personne
l’avait regardé comme s’il recherchait où
il avait déjà vu ce visage. Il sourit intérieurement
à cette occasion, « Tu peux chercher, oui, tu peux
chercher mais ne compte pas sur moi pour t’aider ! ».
Ce fut la seule fois qu’il se laissa rire jusqu’à
ce qu’il se retrouve face aux gardes du palais d’Alken.
Lorsque l’imposante porte s’ouvrit devant lui pour le
laisser passer, il ignorait encore toujours ce qu’il allait
dire. Alors, au moment où les gardes lui autorisèrent
l’accès, pour la seconde fois, il rit à haute
voix.
Tout son esprit était en éveil, il avait donné
son nom, résigné à tout ce qui pouvait lui
arriver de bon ou mauvais. On le fit patienter. Cette attente, il le
savait, était toujours un plaisir que s’offrait Alken
pour qui le dérangeait importunément. Drekkner ne put
qu’être admiratif sur l’effet produit. Plus le
temps s’écoulait, plus il était inquiet sur son
sort, le Roi Sorcier ne pardonnait quasiment jamais. Qu’avait-il
à donner au change ? Que des gros cailloux s’étaient
mis à chanter ? Il trouva soudain le motif de sa venue
bien dérisoire. Et immédiatement, il ressentit un
picotement sur le bout de ses doigts, il ressentit également
une vibration et quelque chose de mélodieux raisonner à
ses oreilles : la mélopée des monolithes noirs…
Enfin, deux gardes l’invitèrent à pénétrer dans la salle royale. Des murs d’obsidienne jaillissaient de subtils rayons lumineux et violets à travers des vitraux. Cet éclairage particulier était amplifié par des jeux de miroirs et une multitude de candélabres en or. Au fond, un trône immense en forme de crâne, à la blancheur d’albâtre, attirait immédiatement l’œil. Le visage impassible et implacable, Alken regardait Drekkner s’avancer vers lui, les mains appuyées sur une longue épée en forme d’éclairs et à l’extrémité cruellement dentée.
- Alors, misérable, quel mort viens-tu chercher ici pour te faire pardonner ? La plus lente et la plus raffinée d’entre toutes ? Détrompe-toi, tu ne mérites même pas cet honneur !
Les deux hommes durcirent chacun leur regard, puis le roi se mit à rire de sa voix si cassée et si désagréable.
- Je suppose que tu es toujours sensé et que la nouvelle
que tu m’apportes mérite le temps que je t’accorde ?
-
C’est-à-dire, mon Seigneur, que le fait que je viens
vous rapporter est si étrange et si imprévisible quant
à ses effets et sa signification, que vous seul pouvez
certainement en tirer partie. Voyez-vous, je m’étais
caché non loin du Grand Cercles des Monolithes Noirs... Vous
savez, non loin des terres Maudites, celles sur lesquelles mêmes
vos plus fidèles guerriers hésiteraient à
marcher. Cela fait maintenant trente ans que j’y vis. J’y
ai rejoint une communauté nomade. Tout allait bien, si j’ose
dire. Vous vous doutez, bien sûr, que la vie là-bas
était encore moins une partie de plaisir que partout ailleurs.
Pourtant cette vie me convenait et pour rien au monde je n’aurais
aspiré en changer, pour vous affronter à nouveau qui
plus est. Seulement, je ne pouvais imaginer pareils changements.
-
Viens au fait, Drekkner, je ne suis pas un enfant qu’on appâte
avec une histoire ! Je suis ton Roi, ne l’oublie pas.
-
Je vous ai parlé des Monolithes Noires. Et bien, ces derniers
se sont mis à chanter tout récemment. La puissance
qu’ils semblent renfermer a effrayé tous les habitants
des environs. La plupart de ceux qui les ont approchés de trop
près ont sombré dans une furie démente. Je pense
que, si vous êtes en mesure de la maîtriser, alors nul
doute que vous saurez en faire bon usage !
- Le crois-tu ?
-
Je vous fais confiance, mon seigneur.
Sur ces mots, Drekkner se
fendit d’une révérence des plus appliquée,
derrière laquelle il était difficile de distinguer la
part d’ironie du respect. Le souverain eut un sourire des plus
effrayant et serra très fort la garde de son épée
en le voyant baissé ainsi sa tête devant son trône
avec tant de déférence insolente. Et ses yeux
brillaient d’une lueur à faire frissonner la terre
entière.
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