Chapitre XIV
Cytadine, capitale de l’empire humain.
Neuvième lune du printemps. |
Une longue file de charrettes
s’allongeait vers l’est, abandonnée devant les
hautes portes de la cité humaine. Les chevaux hennissaient
doucement, ne comprenant pas pourquoi on les avait laissés
attachés à leur encombrant fardeau, loin de l’herbe
verte qui poussait au bord de la route. Ils se mirent soudain à
renâcler, quand le vent tourna. De l’Est venait une
entêtante odeur de fumée, et seuls les humains sur leur
haute muraille pouvaient voir l’incendie qui en était la
cause.
Nathaniel venait de rejoindre la tour de l’Est, et
contemplait d’un oeil sinistre la route qui
s’enfonçait vers une masse de flammes tourbillonnante. Les
paysans qui avaient tenté d’échapper à la
masse hurlante des nordiques, maintenant rassemblés en une
armée aux contours mouvants, avaient d’abord dû
abandonner leur ferme et leurs animaux, puis leur charrette, contenant
leurs biens les plus précieux. Ils s’étaient
rués dans les bras protecteurs de leur capitale, emplie
d’une foule angoissée, attendant l’assaut nordique.
Sur les remparts, L’Empereur avait fait monter tout ce que
Cytadine comptait de mages, quelle que soit leur guilde. Ils
étaient plus de mille, des blancs, des rouges, des dorés,
et même quelques noirs qui avaient quittés leurs cryptes
à l’appel de l’Empereur. A côté de lui,
Hieros, le père de Layne, regardait les traits tirés et
angoissés des mages parfois encore novices, et grogna.
- N’aurait-il pas été plus simple de
laisser l’armée s’occuper de ces barbares, Nathaniel
?
- Les soldats auront besoin de toutes leurs forces contre
les Gobs, lui répondit sombrement l’Empereur. Les troupes
devaient partir au plus tôt vers la frontière Ouest, car
la horde verte n’en est plus loin.
Hieros observa le visage durci de son ami.
L’Empereur avait changé, depuis son retour. Il
dégageait une puissante aura de haine et de violence contenue,
aux antipodes de son habituelle bonne humeur. Nathaniel avait eu le
temps, en plus de six cents ans, de développer une philosophie
de vie élaborée et un calme parfois crispant. Mais la
mort de son épouse, première femme de l’empire
depuis cinq siècles, l’avait profondément
touché, et Hieros avait peur que les dégâts ne
soient irréparables. L’Empereur eut soudain un rire
terrifiant.
- Courez, barbares, courez donc vers votre mort !
Les silhouettes des nordiques se dessinèrent sur le
fond rouge des flammes. Ils portaient des torches, enflammant les
charrettes les unes après les autres, et les chevaux
terrifiés hennissaient et se débattaient violemment. Mais
leur charge était trop lourde, et, bloqués par
d’autres convois, et ils périssaient dans les flammes,
ruant et se cabrant dans les affres de la mort. Soudain, les nordiques
accélérèrent l’allure. Ils sortirent de
leurs besaces de longues cordes terminées de grappins, courant
vers les murailles rouges de la capitale. L’Empereur leva alors
le bras, et tous les mages sur les remparts se concentrèrent,
mettant leur énergie mentale au service de leur seigneur et
maître. Hieros sentit une phénoménale vague de
force s’enrouler en tourbillonnant autour de Nathaniel, et
décida que cette énergie suffirait. Il se retira de
l’alliance mentale, et contempla les robes de l’Empereur se
soulever, comme mues par un vent violent. Le visage de son ami
était terrifiant, ses yeux brûlant de flammes inhumaines,
le pouvoir crépitant autour de son corps. Les nordiques
n’étaient qu’à une dizaine de toise des
remparts quand l’Empereur ouvrit la bouche en un effroyable
hurlement, libérant une incommensurable puissance.
Ce fut la fin du monde pour les barbares. Une formidable
chaleur monta du sol, sous leurs pieds, et l’enfer se
déclara en une violente déflagration. Des flammes de
dizaines de toises de haut montèrent des silhouettes
carbonisées des nordiques, et la chaleur fit reculer Hieros.
Mais l’Empereur ne bougea pas, continuant à infliger sa
brûlante colère au peuple destructeur. Le sol se fissura
et durcit, les murailles noircirent, et il ne resta bientôt plus
rien des trois milliers de barbares se ruant vers Cytadine.
Nathaniel baissa alors les bras, libérant les
mages. La plupart d’entre eux s’écroulèrent,
exténués par l’effort. Ils ne pourraient pas faire
usage de leur pouvoir avant plusieurs lunes, certains plus jamais.
Jamais, de mémoire d’homme, une telle énergie
magique n’avait été utilisée. Et Hieros,
inquiet, se demanda si cette blessure dans la trame mystique pourrait
un jour être guérie. Ceux qui restaient debout titubaient,
regardant avec horreur le paysage dévasté. Une place
noire d’une centaine de toise de diamètre était
gravée dans le sol, parcourue de flammèches. Le bas des
murailles de gré rouge avait noirci sur plusieurs dizaines de
pieds sous l’action de la chaleur, et rester sur les remparts
devint rapidement impossible. Les plus en forme des mages
aidèrent les initiés et les jeunes à descendre,
mais l’Empereur restait sur la tour, contemplant son oeuvre avec
un sourire de loup. Hieros soupira, et se retira avec un signe de
tête. C’était une terrifiante victoire pour
l’Alliance, mais personne dans les rues encombrées ne la
salua. Un profond malaise couvait dans le coeur des cytadins, et les
portes Sud, Ouest et Nord se rouvrirent doucement, libérant les
paysans de l’Est. Ils coururent vers leurs biens, mais il ne leur
restait que des cendres soulevées par le vent.
Un milicien au plastron recouvert d’une robe rouge
se présenta sur la tour, essayant de rester au garde à
vous tout en sautillant discrètement pour atténuer la
brûlure infligée à ses pieds.
- Empereur, vous vouliez me voir ?
- Oui, Capitaine. Apportez-moi la tête de Gros Georges.
Nathaniel se détourna alors, se dirigeant vers
l’escalier. Le capitaine de la milice le regarda,
stupéfait.
- Mais, Empereur, cela va provoquer...
- J’ai dit, Capitaine, l’interrompit l’Empereur. Sa tête…
Nathaniel s’enfonça dans l’ombre du
couloir, et sa robe blanche devint noire, signe de deuil et de haine.
Le milicien laissa échapper une profonde expiration,
oubliant la chaleur qui lui cuisait les pieds.
Avec la nuit, les flammes montèrent à
nouveau, des bas quartiers cette fois. Les miliciens marchaient en
groupes compacts, rentrant dans les masures en défonçant
les portes, questionnant à coup de matraque les petits escrocs,
les malfrats connus. Ils étaient violents et sans pitié,
car le courroux de l’Empereur coulait dans leurs veines, et ils
n’étaient plus ces justes serviteurs de la loi que tous
respectaient. Des murmures s’enflèrent dans les ruelles
sombres, devinrent paroles rageuses, vociférations de
colère. La rumeur se fit violente quand la nouvelle tomba. La
milice avait trouvé Gros Georges, et sa tête était
en route vers la cité haute. Des pavés se mirent à
voler vers les miliciens, qui répondirent à coups de
glaives, et les bas quartiers furent avant l’aube une ville
retranchée, des barricades montées à chaque rue,
la milice repoussée par le nombre. Les hauts fonctionnaires
trouvés par le peuple en colère dans les bras de
prostituées furent saisis et décapités, leurs
têtes exposées sur de longues piques aux entrées de
la basse ville.
Un vent de folie parcouru Cytadine. Les volets se
fermèrent, les devantures des magasins furent closes de panneaux
de bois, et chacun se barricada chez soi, se demandant avec
inquiétude ce qui se passait. Des hommes en haillons sortirent
des bas quartiers, se répandant dans la ville en pillant ce qui
pouvait l’être, en détruisant le reste. La milice
répondit violemment, et du sang coula bientôt sur les
pavés rouges.
Nathaniel ouvrit le sac de jute sanglant avec un sourire
sombre. Il plongea le regard dans l’ombre du sac, et fit un signe
vers le milicien pour le congédier. Celui-ci eut une
protestation.
- Mais Empereur, que faisons-nous de cette émeute ?
- Faites-en ce que vous voulez, Capitaine. Vous êtes
payé pour régler ce genre de problèmes, non ? Il
faut que je prépare les funérailles de ma femme.
Le capitaine ouvrait encore la bouche, mais le regard glacial de l’Empereur le cloua sur place.
- Je vous ai demandé de disposer, Capitaine.
Le milicien se détourna, la mâchoire
serrée, et Edward lui ouvrit la porte. Nathaniel se retourna
vers son majordome, et celui-ci contempla, consterné, la
tête du puissant malfrat flotter devant l’Empereur, les
robes de son maître maintenant plus noires que la nuit.
- Edward, les funérailles de Sargane auront lieu
dans trois jours. Je veux que la ville soit vêtue de noir, que
les habitations soient couvertes de draps noirs. Nous irons
l’enterrer en procession au pied du Grand Chêne.
Il soupira.
- Elle aimait tellement fuir l’agitation de la cour
et de la ville pour aller se réfugier au pied de cet arbre,
murmura-t-il en guise de conclusion.
Le majordome hocha la tête, attristé, et
sortit à son tour, laissant l’Empereur seul dans la grande
salle du trône. Celui-ci contempla les dorures, les magnifiques
tapisseries, les deux fauteuils simples sur l’estrade de
métal précieux. Il s’effondra sur l’un
d’eux, et laissa glisser ses doigts sur le bois poli du
siège de son épouse.
- Sargane, sanglota-t-il, se laissant enfin aller à la peine qui rongeait son coeur, pourquoi ?
Ries n’en pouvait plus. Il continuait pourtant
à murmurer, incantant cette complexe influence qui les faisait
avancer plus vite qu’aucun cheval n’aurait pu le faire. Ils
filaient dans un nuage flou, et les voyageurs voyaient passer en
haussant les sourcils leurs formes brouillées par la vitesse.
Les chevaux avaient dans un premier temps bronché, quand le
jeune mage avait enfin réussi à adapter le sort de botte
de sept lieux utilisé dans la ville en ruine de Jalaad,
influence puissante dessinée dans la poussière de la
bibliothèque maudite. Mais maintenant, curieusement
exaltés par tant de vitesse, les fières montures
nées dans l’océan vert des plaines ignoraient la
fatigue qui se lisait sur leur robes blanchies par
l’écume. Ries surveillait du coin de l’oeil Layne,
mais elle tenait le rythme, les yeux toujours perdus, les lèvres
pâles et serrées.
Ils avaient quittés les grandes plaines il y avait
de cela deux jours, et avaient longé les berges orientales du
magnifique lac d’Emerys à toute vitesse, sous le soleil
cuisant de ce presque été.
Ils avaient continués à la vitesse
d’un vol d’oiseau vers le nord, rejoignant les Terres
d’Alliances et leur sécurité ancestrale. La haute
cité des lutins avait disparu derrière eux, et le jeune
mage n’avait même pas ralenti en passant à
côté de la patrie tant vantée par Pilgrain.
La silhouette des remparts de Cytadine se
découpait maintenant à l’horizon, et Ries
puisait dans ses dernières forces pour conserver cette allure
surnaturelle. Il était terriblement inquiet, à la fois
à cause de la guerre qu’il sentait toute proche, et pour
la jeune femme, dont la seule action depuis la mort de Lilian avait
été une tentative de suicide. Il repensa avec horreur
à ce qui aurait pu se passer s’il ne s’était
réveillé à temps ce matin là. Layne avait
pris sa rapière pendant son sommeil, et la tenait pointée
vers son coeur, serrant avec force la lame aiguisée, quand il
s’était réveillé. Sur sa figure se
déroulaient les indices d’une terrible lutte
intérieure, premiers signes de vie sur son visage jusque
là fermé. Il s’était jeté sur elle,
retenant l’arme, alors que déjà du sang coulait de
son sein. Elle s’était effondrée, les traits de
nouveau figés, et Ries avait soigné tant bien que mal les
plaies sur ses mains, n’osant regarder la blessure qui
ensanglantait sa poitrine. Il lui avait parlé en pleurant
presque de soulagement, lui disant son amour, la peine que lui causait
sa catatonie, le désespoir qui l’aurait submergé si
elle s’était donnée la mort. Mais la jeune femme
n’avait pas eu un signe montrant qu’elle entendait ce que
Ries lui avouait. Alors il avait décidé
d’accélérer le rythme de leur retour, pour ramener
Layne à son père et son grand-père. Il
espérait bien que Maître Bert pourrait quelque chose pour
elle, et cette éventualité lui avait donné le
courage nécessaire pour résister à la terrible
fatigue qui le taraudait, au violent mal de tête qui arrivait
avec le soir. Il s’obligeait à s’écrouler sur
le bord de la route la nuit venue, pour prendre un peu de repos, pour
laisser les chevaux récupérer. De terribles cauchemars
l’agitaient pendant son sommeil, des rêves de mort et de
flammes, de grands hommes violant et pillant, d’une terrible
vengeance. Il repartait à l’aube, ignorant l’appel
de l’abandon et du repos, faisant galoper les chevaux trois
à quatre fois plus vite que la plus rapide des montures.
Ries ralentit peu à peu l’allure, car les
routes autour de Cytadine étaient encombrées par le
trafic. Des calèches habillées de noir se hâtaient
vers la cité humaine, et le jeune mage les dépassait en
grognant contre la perte de vitesse occasionnée. Les portes Sud
de la ville étaient grandes ouvertes, laissant passer le flot
des véhicules au ralenti. Ries, impatient, fit grimper les
chevaux sur le bas côté, et dépassa la masse calme
des arrivants. Il se doutait confusément que quelque chose de
terrible était arrivé, mais l’épuisement
embrumait son esprit, et seul l’objectif maintenant tout proche
de la guilde des guérisseurs le maintenait debout. Il atteignit
bientôt la porte, et regarda incrédule le cordon de
miliciens qui bloquaient l’entrée, contrôlant et
fouillant calèches et charrettes. Il se glissa dans la cohue,
tenant d’une main les rênes de la monture de Layne, et se
dirigea vers l’entrée de la ville. Un milicien
l’arrêta, lui demandant son nom, le pourquoi de sa visite,
son arme, en une série d’ordres brefs et agressifs. Le
jeune mage, exténué et énervé, grogna
d’impatience.
- Laisse moi passer, Milicien, je suis pressé !
- Tu m’as l’air bien étrange,
répondit le milicien en sortant son glaive. Pourquoi cette jeune
femme semble-t-elle paralysée ?
Son regard s’était fait suspicieux, et Ries
sentit venir les ennuis. D’une poussée magique, il se
dégagea le chemin, mettant au sol le milicien et ceux qui
l’entouraient, et poussa les chevaux dans l’espace ainsi
créé. Les farouches montures partirent au galop,
évitant avec adresse les obstacles que la foule
stupéfaite levait devant eux. Le milicien se releva, montant un
sifflet vers sa bouche pour déclarer l’alerte. Mais une
forme sombre cacha soudain la lumière du soleil, et un aigle se
posa en sifflant doucement à côté de lui.
- Laisse, milicien, je le connais. C’est un
ami, et il n’apporte ni haine ni violence. Retourne à ta
tâche.
Le milicien détourna la tête en grognant, et rejoint la ligne de contrôle.
Ries contemplait, incrédule, les devantures
fermées des magasins, les volets tirés, les draps noirs
qui pendaient des maisons. Il n’y avait plus eu grand monde dans
les rues quand il s’était éloigné de la
périphérie, et ils avaient pu accélérer
l’allure. La haute forme de la guilde des guérisseurs fit
son apparition au détour d’une avenue, et le jeune mage
engagea résolument les chevaux vers l’entrée
principale du bâtiment. Les mages qui se tenaient près de
l’entrée se levèrent en protestant, mais ils
étaient déjà entrés, sans même
descendre de leurs montures. Les guérisseurs qui vaquaient
à leur affaire regardèrent passer, oubliant
d’intervenir, les deux mages aux habits usés et salis, sur
leurs magnifiques chevaux à la robe blanchie par la fatigue.
Ries arrêta les montures au milieu des jardins
riants et soigneusement entretenus de la guilde, et leva la tête.
- Maître Bert ! Maître Bert, nous sommes de
retour, hurla-t-il aussi fort que ses poumons le lui permirent. Layne a
besoin de vous, par pitié...
Sa voix se cassa sur ces derniers mots, et il se laissa glisser par terre, se dirigeant vers un banc proche.
- Faites vite, murmura-t-il en s’y asseyant lourdement, regardant Layne, immobile sur son cheval.
Il ferma les yeux pour soupirer, et sombra immédiatement dans le sommeil.
Ries se sentait flotter dans les brumes d’une fin de
longue léthargie. Il essaya d’ouvrir les yeux, de bouger,
mais restait cloué sur un lit moelleux plus que confortable. Il
entendit des voix près de lui, et essaya d’en saisir le
sens, de lutter contre la fatigue résiduelle qui paralysait son
corps.
- Lilian n’était pas avec eux ?, demandait
une voix profonde que Ries reconnut comme étant celle du
père de Layne.
- Non, ils n’étaient que tous les deux,
soupira maître Bert. Sales, avec des montures de toute
beauté dans un état lamentable, lui endormi, Layne
plongée dans cette étrange catatonie.
- Un énorme pouvoir émane de lui, bien plus
puissant qu’à son départ, fit Hieros pensivement.
Mais je ne peux clairement distinguer l’aura de ma fille. Elle
est brouillée d’une teinte verte que je ne connaissait
pas. Je ne sais pas ce qui s’est passé pendant tout ce
temps, mais je crois qu’ils auront beaucoup à nous
raconter.
Ries laissa alors échapper un murmure, un vague son
bien loin de ce qu’il voulait dire. Mais il avait capté
l’attention des deux mages, et ils se précipitèrent
à son chevet. Bert murmura une influence, et Ries senti
l’énergie affluer dans son corps. Il ouvrit les yeux,
découvrant les visages curieux du père et du grand
père de Layne, et un plafond richement décoré en
arrière plan.
- Comment va Layne ? demanda-t-il en se redressant,
regardant incrédule la magnificence de la chambre et du lit dans
lequel il reposait.
- Elle est en bonne santé, lui répondit Bert
en prenant son pouls mentalement. Mais elle n’a toujours pas
pipé mot, ce qui m’étonne de sa part, continua le
maître guérisseur avec un sourire inquiet.
- Que s’est-il passé ? fit Hieros en le regardant dans les yeux.
- Lilian est mort, soupira le jeune mage. Il a
aspiré un esprit majeur, et les hommes des plaines l’ont
tué sans hésiter, et depuis, Layne est ailleurs.
les deux mages se regardèrent, les sourcils
levés, complètement perdu par la déclaration de
Ries.
- Ecoute, fit Bert, tu vas nous accompagner aux
funérailles de sa majesté, et tu nous y raconteras ce qui
s’est passé. Nous nous sommes terriblement
inquiété, et je l’impression que ce ne fut pas sans
raison.
Ries remarqua alors les brassards noirs sur les bras des deux mages, et hoqueta de surprise.
- L’Empereur est mort ?!
- Son épouse, le corrigea Hieros en poussant un
soupir. Nous en avons à te raconter, nous aussi. Habille toi,
nous devons y aller.
Bert s’éloigna du lit, et se dirigea vers la porte.
- Attendez-moi là, je vais chercher Layne. Je
préfère ne pas la laisser seule, son état
m’inquiète.
Hieros tendit à Ries une robe blanche en
tissus précieux, aux manches noires, en signe de deuil. Il se
tourna vers la fenêtre, laissant le jeune mage s’habiller.
- Il faut que je vois Nathaniel au plus vite, fit alors Ries, en passant la robe.
- Pourquoi donc ?
- Vous comprendrez quand je vous aurai raconté
toute l’histoire, mais de cet entretien dépend
peut-être l’avenir de l’Alliance.
Hieros leva les sourcils, intrigué, et soupira.
- Je crains que l’Empereur n’ait envie de voir
personne en ce moment. Mais si c’est tellement important, nous
essaierons. Je me demande bien ce que tu peux avoir de si
décisif à lui dire...
Bert entra à ce moment, suivit par une Layne
vêtue d’une splendide robe dorée et noire, les
cheveux tirés en un sage chignon. Elle était splendide,
pensa Ries, mais toute cette vie intérieure qui la faisait
resplendir comme un soleil était absente. Où donc son
esprit avait-il fui ?
Le convoi mortuaire arriva bientôt près du
grand chêne, qui poussait sur une éminence à une
centaine de toises de la ville. Ries finissait de leur raconter leur
évasion de la citadelle des Grands Nains, et la terrible mort du
lutin. Hieros et Bert le regardait, écoutant son récit
avec attention et une certaine incrédulité. Layne
n’avait pas bougé, avait vérifié le jeune
mage en jetant de fréquents coups d’oeil vers son amie.
- L’Empereur arrive, fit alors un page, et toutes les conversations se turent.
Nathaniel se dirigea vers l’arbre majestueux, seul.
Il était vêtu de robes noires, un bandeau d’argent
ceignant son front. Il tenait une urne en or dans ses mains, et se
préparait à la déposer dans un détour de
racine quand un mouvement lui fit lever la tête. Une voix
chantante mais sinistre se fit soudain entendre, et Ries distingua un
reflet métallique dans l’arbre.
- Pour l’équilibre, Nathaniel. Pour l’équilibre, et la mort de ma bien-aimée.
Une scène stupéfiante se déroula
alors sous les yeux de Ries, qui resta paralysé par la surprise
les minutes qui suivirent. Hieros, devançant tout le monde,
commença à hurler une Influence à peine cette
phrase énigmatique commencée. Mais Layne
s’interposa, et Ries lut une expression inhumaine sur ses traits.
Sa main se leva, comme recouverte d’un métal luisant et
aiguisé. Le maître mage de guerre la regarda,
incrédule, et le bras de la jeune femme s’abattit
violemment, lui tranchant la gorge. Le père de Layne tomba au
sol dans un gargouillement, et Ries put voir au même instant la
silhouette de l’Empereur s’écrouler
également, une longue flèche en métal
dépassant de part et d’autre de sa tête. Des
hurlements se levaient de toute part, et le public terrifié se
mit en branle.
Ries reprit alors ses esprits, essayant d’occulter
la mort de Nathaniel et du maître de guerre, car elle signifiait
bien trop. Il se dirigea vers Layne, mais une voix cliquetante et
terrifiante sortit de sa bouche, l’arrêtant net.
- D’une pierre deux coups, mage blanc fit-elle en
ricanant. Alors, quelles impressions à la mort de tout espoir ?
Ries retrouva avec horreur dans les yeux de la jeune femme
cette brume verdâtre et animée de pulsation avalée
par Lilian.
- Thanatos, siffla-t-il, emplit de rage. Je vais te...
Mais l’esprit majeur ne l’écoutait
déjà plus. Le beau visage de Layne se tordit de
colère, le regard dirigé vers Bert.
- Arrête ces influences, petit homme, elles n’auront aucun effet sur moi !
- Ries, fit le maître guérisseur en grognant, il faut que tu attires son attention un moment !
- Et que comptes-tu faire, bouffon ?
Ries tomba alors à genoux, et se mit parler d’une voix implorante.
- Layne, Layne mon amour, je sais que tu peux
m’entendre. Layne, tu es assez forte pour lutter contre lui,
alors fais le, par pitié.
La jeune femme se tourna à ces mots, et se dirigea
vers le jeune mage, sa main déformée levée. Un
rictus sauvage naquit sur les lèvres de Layne.
- Je vais te prouver qu’elle ne peut rien contre moi, imbécile !
Mais la jeune mage s’écroula dans les bras de
Ries, inerte, au lieu de lui porter un coup mortel. Bert se tenait
derrière elle, une seringue en métal à la main. Le
vieil homme était en nage.
- Tu as eu de la chance que ça marche.
Mais Ries ne lui répondit pas. Il tenait Layne serrée contre son coeur, et sanglotait doucement.
- Voilà toute l’histoire, Bert. Vous pouvez faire quelque chose pour elle, alors ?
Le petit homme contempla Ries un moment, et poussa un long soupir.
- Je crains que non. Ces esprits majeurs sont bien trop
puissants pour mes pouvoirs. L’injection que je lui ai faite la
laissera endormie aussi longtemps qu’elle n’aura pas
l’antidote, mais c’est mon seul moyen de bloquer
l’esprit qui la possède...
Ries regarda la pièce cossue,
éclairée par un feu de cheminée mourant, refusant
de se laisser aller au désespoir qui menaçait de
détruire sa raison.
- Tout ne peut finir ainsi ! s’exclama-t-il. Mais sa
voix était désespérée. Ils ont fait
échec à notre seul véritable espoir en tuant
l’Empereur, et plus rien n’empêche le monde de
sombrer à nouveau dans le chaos et la destruction.
Il repensait avec horreur à la vague de folie qui
avait secoué la ville, quand les messagers
s’étaient rués dans les rues, hurlant à qui
voulait l’entendre qu’un elfe avait tué
l’Empereur. Les plus éclairés avaient tenté
d’expliquer que ce n’était pas un elfe faisant
partie de la race alliée, mais il était
déjà trop tard. Les alliés elfiques vivant
à Cytadine avaient été saisis par la foule en
furie, lynchés par des mains vengeresses, et leur sang tachait
un peu partout les murs de la capitale.
- Je ne sais pas, fit Bert, hésitant. Je crains que
l’Alliance n’ait pris un coup mortel, aujourd’hui.
Ries se leva de son fauteuil, faisant les cent pas dans le
salon. Il réfléchit un moment, le regard tourné
vers le sol, ne sachant que faire.
- Et pourquoi ne pourrais-tu pas tenter de sauver le jeune
Ys ? demanda alors doucement le grand père de Layne.
- Mais enfin, je n’ai aucune chance ! Nous
espérions seulement que Nathaniel pourrait le faire... Il
faudrait une puissance digne de celle d'un dieu !
- Ces épreuves répétées ont
forgé ton esprit plus sûrement que des dizaines
d’années d’étude, Ries. A repousser sans
cesse ses limites, ton pouvoir s’est enflé, atteignant une
puissance bien supérieure à la mienne. Tu ne sais pas
encore le diriger très finement, c’est tout.
- Je ne sais pas, murmura le jeune mage.
- De toute façon, c’est à la fois la
seule chance de l’Empire et de Layne. Ça ne coûte
rien d’essayer...
- Juste le mort de tout espoir, si j’échoue, fit Ries, sombre.
- Cet espoir est mort né si tu ne tentes rien,
initié blanc, fit le maître guérisseur de cette
voix qui faisait trembler les murs. Alors tu vas me faire le plaisir de
te bouger !
Ries eut un pauvre sourire.
- Soit, Maître. J’y cours.
- Repose toi d’abord, fit plus doucement Bert. Tu es encore marqué par cette folle chevauchée.
Ries se réveilla doucement, se sentant emplit
d’une terrible énergie. Il avait passé un moment
à tourner et à se retourner dans son lit, puis Bert
était passé dans sa chambre, et il avait sombré.
Il s’habilla avec hâte, alors que le soleil
n’était pas encore levé, et se dirigea vers la
chambre de Layne. Le vieil homme était à son chevet, le
visage tiré et gris.
- Maître Bert, tout va bien ?, s’inquiéta Ries.
- Il est toujours épuisant de donner de
l’énergie à quelqu’un, Ries. Mais tu en auras
plus besoin que moi. Prends ma petite fille dans tes bras, et suis moi.
Le maître guérisseur les guida dans un
dédale de couloirs encore sombres, et après une
interminable montée, ils atteignirent le sommet d’une
tour, qui dominait une bonne partie de Cytadine. La vue en cette aube
d’été était à couper le souffle. Mais
la fumée qui s’élevait par endroits dans les bas
quartiers, le noir affiché sur les maisons, montraient que rien
ne serait jamais plus comme avant. Un petit vent froid fit frissonner
Bert. Il se tourna vers Ries, et posa sa grosse main sur son
épaule.
- Fais de ton mieux, mon fils. J’ai confiance en
toi, en ton amour pour ma petite fille. Si ça ne la sauve pas,
alors tout aura été tenté.
Ries voulu parler, la gorge serrée par
l’émotion, mais le vieil homme se détourna, et
s’engagea dans les escaliers.
- Fais de ton mieux ! lança-t-il une nouvelle fois, puis il disparu dans l’ombre.
Le jeune mage déposa avec délicatesse Layne
sur un banc de bois qui devait accueillir bien des amoureux, pensa-t-il
en soupirant. Il se tourna vers l’Est, contemplant en silence la
gloire de l’aube naissante. Il laissa alors un murmure chantant
sortir de sa gorge, de ses poumons, de toute son âme.
C’était plus un appel qu’une influence,
l’expression de sa tristesse, de son espoir, et ce chant
s’enfla au-dessus de la ville endormie.
Partout dans la capitale humaine, des gens se
réveillèrent, intrigué par ce murmure qui chantait
dans leur coeur plus que dans leurs oreilles, par la beauté de
l’espoir et de l’amour qu’il portait. Et ils
reprirent cette musique qui n’en était pas vraiment une,
amplifiant le message de leur foi en tout ce qui était bon,
oubliant les mesquineries et la haine qui les avaient agités la
veille. Les elfes terrés chez leurs amis humains se
mêlèrent au chant, toutes les races présentes dans
la cité se joignirent à lui. Il y eut même un
homme-roc qu’on disait muet qui se mit à murmurer,
chantant son amour pour un petit garçon mort qu’il
berçait doucement dans ses bras. Les brutes avinées qui
l’entourait s’éloignèrent de lui en oubliant
de se moquer, son regard farouche les troublant.
Ries sentit toute cette énergie monter dans le ciel
aux pâles reflets d’or, et leva les bras au ciel en hurlant
de tout son coeur.
- Dragon d’Ys, viens à moi, vient porter
l’espoir et la vie à tous ceux qui t’attendent !
Viens, pour l’amour de la vie !
Et sous les yeux incrédules du jeune mage, une
forme en ombre chinoise fit son apparition dans le disque rouge du
soleil levant. Une immense silhouette se rapprochait rapidement, ses
ailes battant tranquillement dans l’air pur du matin.
C’était un gigantesque animal, et Ries put bientôt
distinguer les écailles miroitantes qui recouvrait son corps
reptilien. Epoustouflé, le jeune mage regarda le dragon planer
un moment au-dessus de la ville, ses puissantes pattes repliées
sous lui, sa longue queue battant comme celle d’un chat
impatient. Son énorme tête, aussi grosse qu’un
titan, se tourna vers lui, et il fondit sur la tour, ses ailes
membraneuses largement écartées. Ries ferma les yeux,
attendant le choc. Mais il n’y eut que des craquements
inquiétants, et la large tour oscilla sous l’effet
d’un poids énorme. Le jeune mage rouvrit les yeux, et sa
bouche s’ouvrit sous l’effet de la surprise. La tête
du dragon était à quelques toises de lui, tournée
de côté pour permettre à son oeil immense de le
dévisager. La pupille noire et fine s’étirait
verticalement, aussi haute que lui, dans un iris doré aux tons
changeants. L’infrastructure craquait et tremblait, et le dragon
prit soudain la parole d’une voix encore plus puissante que celle
d’un maître Bert en colère.
- Pourquoi cet appel pressant, mage ?
- Je... Pour... Il faut que je vois Ys, se reprit Ries.
- Ys se meurt encore une fois, jeune humain. Pourquoi le voir ?
- Il doit sauver Layne, et je dois essayer de le sauver
pour la survie de la paix, fit Ries, implorant. Par pitié,
emmenez-moi à lui...
Il sentit le regard du dragon fouillant au plus profond de
son âme, et s’ouvrit totalement à
l’exploration mentale du gardien d’Ys.
- Tu es courageux, jeune Ries, courageux mais inconscient
de l’impossibilité de ta tâche. Monte donc sur ma
tête, je vais te conduire au Coeur d’Ys. Et
dépêche toi, avant que cette tour ne
s’écroule sous mon poids, et que les majeurs ne sentent le
Cœur sans protection.
Le jeune mage le regarda, fou de joie, et pris le corps
endormi de Layne dans ses bras. Il se hissa tant bien que mal sur le
large crâne du dragon, se calant dans une profonde
protubérance, et cria qu’il était prêt. Son
coeur se souleva quand le dragon s’éleva dans les airs,
ses ailes battants violemment pour soustraire sa lourde masse à
l’action de la pesanteur. Ries regarda la ville devenir
ridiculement petite sous eux, et le dragon s’orienta vers le
soleil. Le jeune mage poussa un cri d’excitation à la vue
du sol qui défilait à toute allure, ses cheveux battant
sous l’action d’un vent violent.
- Layne, tu devrais voir ça, murmura-t-il en serrant un peu fort dans ses bras son amie.
- Tout va bien ?, demanda alors le dragon de sa voix puissante.
- Ça va, hurla en réponse Ries, pour couvrir le bruit du vent.
- On va aller plus vite, reprit le dragon. Accroche toi !
Une puissante accélération cala alors les
deux mages au fond de l’oreille du dragon, et le vent se fit
encore plus violent, pour autant que cela fut possible.
- Nous sommes suivis.
La voix grondante du dragon tira Ries de la somnolence
dans laquelle il avait sombré. Il releva la tête de
l’épaule de Layne, en soupirant d’avoir
été interrompu pendant ses douces rêveries. Le
monde avait beau s’écrouler autour de lui, il ne pensait
qu’à la jeune femme qu’il tenait dans ses bras. Il
réalisa alors que le gardien d’Ys avait parlé.
- Pardon ?
- J’ai dit, Nous sommes suivis.
Ries fronça les sourcils, intrigué. Il se
leva à moitié, luttant contre le vent violent, et regarda
derrière eux. En effet, quelques centaines de toises
derrière eux, volaient de curieuses formes noires. Le jeune mage
les sonda avec attention, et poussa un sourd grognement.
- Ce sont des esprits majeurs, Dragon !
- Ils ont senti que le coeur d’Ys était sans protection.
- Mais que peuvent-ils lui faire de plus que de le laisser mourir ?
- Si la civilisation sombre à nouveau, Ys subira sa
troisième petite mort. Mais son esprit subsistera, attendant
encore une fois le retour de la paix et des élans de
création qu’elle induit. Par contre, si les majeurs
atteignent le coeur d’Ys avant nous, ils pourront le
détruire. Et le jeune Dieu sombrera dans l’oubli
éternel, laissant ce monde à leur merci.
- Sangdieux, jura Ries.
- J’ai pris un risque énorme en venant te
chercher, jeune mage. J’espère que le jeu en valait la
chandelle.
- J’espère aussi, soupira Ries en se
rencognant à l’abri du vent. Si tu pouvais aller plus
vite, finalement, ça ne serait pas plus mal...
Le battement des ailes du gardien
s’accéléra, prenant de l’ampleur, et Ries
commença à sentir une violente nausée lui torturer
l’estomac. Il se mit soudain à scruter l’horizon.
Devant eux, loin dans les brumes de l’océan, se dessinait
la silhouette d’une immense montagne. Il la regarda grossir,
forme conique perdue au milieu d’Amareys, plus haute que deux
montagnes de la Colonne mises l’une sur l’autre.
- Qu’est-ce ? demanda-t-il d’un souffle.
- C’est le Toit du monde, jeune Ries. Cette montagne
est un volcan aujourd’hui éteint, qui abrite le coeur
d’Ys.
- Mais qu’est donc ce coeur ?
- Tu verras bien quand tu y seras, impatient mage.
- Si on y arrive à temps, fit Ries en se
retournant, essayant de juger si les esprits s’étaient
rapprochés.
- Ne t’inquiètes pas. Les majeurs se sont
imposés un corps physique pour semer la discorde, et ce corps
est une chaîne qui les empêche d’aller aussi vite
qu’ils le souhaiteraient. J’avais oublié à
quel point je pouvais voler vite, se rengorgea le dragon, en fouettant
de sa longue queue un petit nuage. Nous y sommes.
Le gardien amorça une longue courbe descendante, se
dirigeant vers une gigantesque corniche qui surplombait la mer.
L’ancien volcan avait des pentes raides et lisses, vierges de
toute végétation. C'était un amoncellement de
déjections volcaniques noires, tranchant avec le vert-bleu de la
mer qui l’entourait. Ries put distinguer d’énormes
animaux s’ébattant dans l’eau cristalline, avant que
le dragon ne se pose brusquement sur la corniche. Le gardien baissa la
tête vers une petite entrée dans la roche, et gronda
d’une voix pressée :
- Fais vite, jeune mage. Les majeurs ne vont pas tarder.
- Mais que vas-tu faire, demanda Ries en se laissant
doucement glisser vers le sol, Layne toujours inerte dans ses bras. Ils
sont au moins une dizaine !
- Je vais les retenir aussi longtemps qu’il faudra,
c’est tout. Ils se lasseront avant moi. Allez, rentre dans la
caverne maintenant, je vais en boucher l’entrée de mon
corps.
Le dragon lacha un souffle rageur en se détournant
vers la menace. Ries trotta donc vers l’obscurité, la
jeune femme dans ses bras, et le dragon se carra contre
l’ouverture pour affronter ses anciens et trop nombreux ennemis.
- Bonne chance, jeune mage, murmura-t-il tristement.
J’espère qu'Ys pourra quelque chose pour ton amie avant de
s’éteindre...
Ries fit quelques pas dans la lumière abrupte
éclairant l’entrée de la grotte, avant que
l’ombre ne le recouvre comme un linceul. C’était un
boyau identique à celui qu’ils avaient suivi dans les
lointaines montagnes de la Colonne, qui s’enfonçait dans
les profondeurs du volcan. Le jeune mâge dû avancer en
tatonnant du bout du pied, avant que ses yeux ne s’habituent
à la noirceur environnante. Puis, peu à peu, une lueur
lui montra le chemin. Cette pâle lumière qui
éclairait son chemin était irréelle et
dorée, et elle pulsait doucement. Pas un bruit ne troublait le
silence, si ce n’était la respiration oppressée de
Ries. Tellement de choses étaient en jeu ! Il eut une
dernière idée.
- Sangdieux, que tu es lourde, Layne !
Mais la jeune femme n’eut pas un mouvement de
colère, pas une rougeur sur les joues. Ries secoua la
tête. Seul un dieu pouvait encore quelque chose pour elle, si
elle ne réagissait plus à ce genre de remarque.
Après une marche qui sembla durer des heures, la
grotte commença enfin à s’élargir. Elle
s’incurva en une longue courbe, et après ce large
tournant, il déboucha sur un large espace qui lui coupa le
souffle. Il se trouvait sur un surplomb de roche volcanique noire, qui
dominait une vaste et haute caverne. A ses pieds, quelques vingt toises
plus bas, un immense lac figé de cristal doré et laiteux
pulsait doucement. Une légère vibration flottait dans
l’air, mais elle était porteuse d'angoisse et de
tristesse. Le jeune mage déposa délicatement son
délicieux fardeau sur le sol, et s’assit en soupirant, les
pieds pendants dans le vide. Le coeur d’Ys battait lentement, et
Ries laissa la beauté de ce décor l’emplir.
Après un long moment, il prit la main de Layne, et
se mit à murmurer. Un lent frémissement agita l’air
qui embaumait le printemps, une imperceptible prière venue du
fond du coeur du jeune homme monta dans l'espace immense de la grotte.
Donne moi la foi, disait-elle, donne moi la force... Rends-moi la
lumière de ma vie, et je trouverai le pouvoir nécessaire
pour cette renaissance que le monde attend. Fait ce geste pour moi, et
je donnerai mon âme pour toi. Ys, Dieu d’espoir, donne moi
cet espoir, je t’en prie.
Il n’y eut d’abord aucun changement dans la
caverne. Puis, une lueur se dessina dans le cristal, formant une
sphère irisée, aux contours changeants. La forme se
rapprocha de la corniche, et se mit à danser, dessinant des
motifs complexes dans la pierre translucide. Un chant magnifique
s’enfla doucement, un chant d'attente et d’amour. La
caverne s’illumina alors de toute part, la symphonie sans paroles
prenant de l’ampleur et de la puissance, faisant résonner
le coeur de Ries. Inconsciemment, il joignit sa voix et son esprit aux
harmoniques magiques, chantant juste pour la première fois de sa
vie. Il y eut soudain un éclair doré, et la musique
s’estompa, remplacée par un silence paisible. Toute
lumière avait disparu dans la caverne, et même la
pulsation qui l’éclairait initialement était aussi
faible qu’une lueur de bougie.
Le jeune homme poussa un soupir, serrant la main inanimée de Layne.
- Que c’était beau, mon amour. J’aurais aimé que tu vois ça.
Il regarda pensivement le cœur de cristal.
- Merci d’avoir essayé. C’est mon tour d’échouer, maintenant.
- D’échouer en quoi, fit une voix déformée par un bâillement.
La main de Layne se contracta à ces mots, et Ries
sentit une terrible vague de chaleur le submerger. Il devina la
silhouette assise de la jeune femme plus qu’il ne la vit, et
fouilla la pénombre à la recherche de son visage. Il
découvrit les yeux brillants de Layne, et le doux sourire qui
éclairait son visage. Le jeune mage poussa un sanglot de
soulagement, enfouissant son visage au creux de l’épaule
de son amie. Elle le berça un moment en silence, lui caressant
les cheveux, et prit la parole d’une voix tendre :
- Mais enfin, jeune initié, pourquoi toute cette peine ?
- Tu ne te souviens de rien ?, fit Ries en se redressant, pour capter le regard de Layne.
- Tout est comme un rêve lointain, c’est
étrange. Pourtant, il me semble que... Lilian ?...Mon
père ?
- Lilian et ton père sont... Un Thanatos les a tués, soupira le jeune mage.
- Oh non, soupira Layne
Ce fut au tour de Ries de prendre la jeune femme dans ses
bras, pour la consoler de cette terrible tristesse qui
l’accablait. Ils restèrent un long moment immobile,
partageant leur douleur d’avoir perdu tant d’amis. Les
larmes se tarirent peu à peu, et Ries murmura en riant
qu’il avait une crampe au bras. Layne eut un pâle sourire
en se redressant. Son visage se fit soudain songeur.
- Au fait...
- Oui ?
Le poing de la jeune femme s’enfonça dans le ventre de Ries, qui expira violemment.
- Alors comme ça, je suis lourde ?
- Tu as entendue ce que je disais, alors ? fit difficilement Ries, essayant de reprendre son souffle.
- Au moins ça, répondit Layne, le visage sévère.
Le jeune homme se prit à espérer
qu’elle n’avait pas entendu les confidences, les aveux
d’amour qu’il lui avait murmuré, hurlé
parfois. Il n’avait pas envie d’affronter le regard
désolé de la jeune femme quand elle lui avouerait
qu’elle n’éprouvait que de l’amitié
pour lui. Il se leva soudain, faisant craquer les articulations de ses
doigts.
- Et bien maintenant, au boulot. J’ai un dieu à sauver, moi.
Il plongea son regard dans le cristal presque
éteint, et sentit avec reconnaissance la main de Layne se poser
sur son épaule, et son esprit lui insuffler sa puissance. Il se
mit alors à incanter, sondant le cristal, et son esprit
s’enfonça dans les strates dorées comme dans une
profonde mer. Il suivit les veines de cristal qui
s’enfonçaient au centre de leur monde, essayant de
créer une vie dans la nuit des profondeurs, comme quand il avait
créé son si beau pantin d’ivoire. Il laissa son
esprit se diviser entre les différentes voies qui couraient sous
le sol, sentant confusément au-dessus de lui déserts,
montagnes, océan. Poussé par la présence de Layne,
il laissa son chant d’influence s’enfler dans le cristal,
pour y réveiller le jeune dieu qui y errait. Mais des ombres
noires tachaient la surface du monde. Les majeurs, grogna Ries. Alors,
les souvenirs revinrent avec force, apportant avec eux haine et envie
de vengeance. Il sentit que son oeuvre de création se
transformait, perdant de sa beauté, perdant cette vie
qu’elle portait. Il lutta contre leur influence néfaste,
mais le rire de Gaïen quand Pilgrain était mort
résonnait dans sa tête. Il revit les derniers instants de
Lilian, la mort du père de Hieros, et la colère le
submergea. Son esprit fut comme repoussé, rejeté par le
cristal. Il reprit conscience avec une brusque inspiration, haletant et
en sueur.
Layne lui serrait la main avec force, le regardant à la fois pleine d’espoir et inquiète.
- Alors, tu as réussi ? Une telle puissance s’écoulait de ton corps !
Mais Ries se laissa tomber à genoux, le visage défait.
- J’ai échoué, Layne, j’ai
échoué... J’ai laissé ma haine souiller le
cristal, au lieu de le réveiller et de laisser l’esprit
d’Ys s’y répandre. J’aurais pu y arriver,
peut-être, mais j’ai échoué.
Il laissa alors de douloureux sanglots lui
échapper, et la jeune femme se mit tout contre lui, serrant fort
son visage contre son ventre.
- Chut, mon amour, tu as fait de ton mieux... Tu
n’as pas à t’en vouloir, bien au contraire. Chut...
Les pleurs de Ries se calmèrent doucement, et il leva la tête vers Layne après un long moment.
- Au moins, tu es là, soupira-t-il.
Son front se rida soudain, et il réalisa ce qu’avait dit la jeune femme.
Les lèvres de Layne se posèrent doucement
sur les siennes, interrompant net la diatribe qu’il
préparait. Il resta un moment interdit, submergé par
l’émotion, puis entoura de ses bras les épaules de
la jeune femme, ne pouvant croire que son rêve n’en
était plus un. Leurs lèvres s’entrouvrirent, et
leur baiser se fit plus passionné, alors que leur
étreinte se resserrait. Ils se séparèrent comme
à regret, et Ries écouta avec délice les
battements affolés de son coeur, reprenant avec
difficulté son souffle.
- Layne, murmura-t-il en caressant sa joue.
- C’est ton amour qui m’a évité
de sombrer dans la folie, quand le Thanatos m’a
possédé. C’est ton amour qui m’a donné
la force de ne pas sombrer dans l’oubli, seconde après
seconde, jours après jours. Je t’aime, jeune
crétin, Sangdieux que je t’aime...
- Ne jure pas, s’il te plaît, fit Ries d’une voix cassée par l’émotion.
Ils s’étreignirent à nouveau, leurs
coeurs explosant de bonheur. Layne laissa ses douces mains courir sur
le torse du jeune mage, et murmura une Influence complexe. Un chaud
nuage invisible les souleva, les emportant au-dessus du lac de cristal,
et Ries eut un murmure étonné.
- Mais...
- Chut, fit la jeune femme, les yeux brillants.
C’est une Influence que j’ai inventé il y a
longtemps. Je veux tout oublier...
Elle commença à dénouer les liens qui
retenaient les robes de Ries sur son épaule, mais celui-ci la
repoussa tendrement. Sa main suivit la courbe des jambes de Layne,
faisant glisser sa robe dorée et noire. Elle se laissa faire, la
tête renversée, le regard plongé dans la
pénombre dorée.
Ils furent bientôt nus, étendus en
l’air l’un contre l’autre, laissant la chaleur de
leurs corps se mêler en une douce caresse.
- Layne, murmura doucement le jeune homme.
- Ries, fit-elle en plongeant son regard dans ses yeux.
Et ils ne firent plus qu’un, et leurs coeurs
s’arrêtèrent un moment de battre. Ils
poussèrent ensemble un long soupir, et leurs corps à
peine éclairés par le lueur du Dieu mourant
s’éloignèrent pour mieux se retrouver, alors
qu’une incommensurable douceur emplissait leurs âmes. Ries
chantonna une Influence, et leurs esprits se touchèrent,
s'étreignirent en un lent tourbillon. Ils ne furent alors
vraiment plus qu’un, et Layne joignit sa voix à celle de
son amant, et leurs corps unis se mirent à flamboyer dans la
pénombre. Loin en dessous d’eux, le cristal
s’illumina en réponse aux pulsations qui agitait la
lumière s’écoulant de leurs corps. Ce lent
battement s’accéléra progressivement, en harmonie
avec celui de leurs coeurs.
Leurs souffles étaient mêlés, leurs
corps étaient mêlés, leurs âmes
étaient mêlées, et leur plaisir le fut aussi. Ils
se tendirent peu à peu, et la caverne résonna de la
musique de leur amour, la lumière battant et s’amplifiant
avec ce terrible désir qui les guidait. Ils furent bientôt
perdus au sein d’un océan de lumière blanche, alors
qu’ils oubliaient tout, et que leur plaisir accru par celui de
l’autre montait comme les notes d’une grandiose symphonie,
vers un infini qu’ils allaient toucher de leurs âmes...
La lumière s’estompa doucement, et une
obscurité bienveillante recouvrit leurs corps. Ries se laissa
aller sur le côté, essayant de retrouver l’usage de
la parole, le coeur battant encore comme un tambour.
- Mon amour...
Ils avaient parlé en coeur, et en rirent doucement.
- Je crois que je n’ai jamais été
aussi fatigué de ma vie, murmura le jeune mage en se nichant
contre Layne. Pendant un moment, j’ai bien cru que...
- Moi aussi, murmura la jeune mage.
Bien cru qu'Ys était né, songea-t-elle en
complétant la pensée du jeune homme. Mais la
pénombre était revenue, et même la
légère pulsation qui les éclairait auparavant
s’était éteinte.
Elle caressa doucement les cheveux de Ries, le regardant
s’endormir avec un sourire attendri. Elle chanta une petite
influence, qui les sécha d’un vent rafraîchissant,
et se laissa elle aussi glisser dans le sommeil.
Elle s’éveilla ce qui lui semblait être
une éternité plus tard. Ils flottaient toujours au-dessus
du cristal éteint, et Ries dormait encore, roulé en
boule. Elle se sentait bien, agréablement détendue. Pour
la première fois de sa vie, elle laissa son esprit sonder son
corps, rendue curieuse par cet état de bien-être total.
Elle remonta le long de ses jambes engourdies, observant avec un
sourire son intimité alanguie, et laissa soudain échappe
un hoquet de surprise.
- Ries, Ries, fit-elle en secouant sans ménagement son amant assoupi.
Il se réveilla en grognant.
- Hum, quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
- Ries, c’est incroyable, je suis...
- MERE, OUI.
Une voix grave et emplie de bonté résonna
soudain dans la caverne, finissant de réveiller Ries aussi
sûrement qu’un seau d’eau froide. Une lumière
incroyable, défiant toute description, éclaira leurs
corps nus, provenant du cristal.
- Mais que ? fit la jeune femme, éberluée par tant de beauté.
- UNE DROLE D’HISTOIRE… IL SEMBLE QUE VOUS
AYEZ DONNE NAISSANCE NON SEULEMENT A UN ENFANT, MAIS AUSSI A UN DIEU.
Le nuage qui les portait les déposa doucement sur
la corniche de pierre volcanique, et les deux mages se mirent debout,
regardant incrédule la lumière qui dansait dans le
cristal.
- Mais alors, nous avons réussi ? demanda Ries.
- JE NE SAIS PAS CE QUE VOUS AVEZ REUSSI LE MIEUX, fit Ys
de cette voix qui parlait au coeur autant qu’à
l’esprit, MAIS J’AI ENFIN ATTEINT LA PLENITUDE.
- Et les esprits majeurs ? fit Layne d’une petite voix pleine d’espoir.
- ILS NE SONT PLUS. ILS SE SONT APPROCHES UN PEU TROP DE
MON CŒUR, AU MAUVAIS MOMENT. LA PAIX DEVRAIT ENFIN POUVOIR
DEVENIR REALITE, AVEC UN PEU DE MON AIDE.
Les deux amoureux poussèrent un cri de joie, s’étreignant avec force.
- Allons retrouver le soleil, murmura doucement Layne. J’ai envie de revoir le ciel.
Ils se rhabillèrent en souriant, alors que Ys les
éclairait de jeux de lumière incroyables. Ils se
dirigèrent vers la sortie main dans la main, et la voix du jeune
dieu retentit à nouveau, alors que la lumière du soleil
éclairait le boyau devant eux.
- COMMENT ALLEZ-VOUS APPELER MON FRERE, OU MA SOEUR ?
Les deux jeunes gens restèrent un moment interdits, et Ries fit une proposition.
- Si c’est un garçon, pourquoi pas Pilgrain ?
- Ah non, le contra Layne. C’est un nom de lutin,
ça. Non, si ce doit être un hommage à nos amis, il
faut l’appeler Lilian...
- Oui, ben ça, c’est un nom d’elfe,
grogna Ries au moment où ils émergeaient au soleil.
Un sourd grondement secoua la surface du monde,
inquiétant ceux qui ne dormaient pas, réveillant les
autres. Un simple éclat de rire, expliquèrent les
oracles, émerveillés.
Epilogue
D
es cris perçants montèrent dans la nuit, faisant sursauter le jeune couple endormi.
- Ta fille a faim, grogna Ries en se retournant pour se rendormir.
Layne le bloqua d’une main.
- J’ai donné à manger à ta
fille il y a moins de trois heures, Ries. Elle a dû faire un
cauchemar, ou il faut la changer, et ça, c’est ton boulot.
- Sangdieux, mais pourquoi cette enfant n’est pas
sensible à la magie, grommela le jeune homme, s’asseyant
sur le bord du lit tout en se frottant les yeux pour essayer
d’émerger. Elle a la tête aussi dure que Grolin.
- Et un humour aussi détestable que Pilgrain, fit
Layne en fermant les yeux pour essayer de retrouver le sommeil.
- Mais pas la voix de Lilian pour l’instant,
malheureusement, conclut le jeune père en secouant la
tête, incapable de sortir totalement du sommeil.
Une voix profonde se fit alors entendre dans leurs esprits.
- LAISSEZ, JE M’EN OCCUPE.
Une douce vibration, à la limite de
l’audible, résonna autour du berceau, calmant les pleurs
de l’enfant, et la voix se fit douce pour murmurer aux oreilles
du nourrisson :
- ALORS, PETITE SOEUR, ON A FAIT UN CAUCHEMAR ?
- Il est bien, ce Dieu, murmura Ries en se recouchant.
- Très bien, renchérit Layne en se nichant contre son homme.
Leur souffle se fit régulier, et ils
s’endormirent en souriant, leurs corps étroitement
enlacés.
Fin