Chapitre XII
Est des Terres d’Alliance - Fort Ayné |
Le commandant en chef du fort
regarda avec incrédulité le demi-homme qui se tenait
devant lui, reprenant difficilement son souffle.
-
Voulez-vous bien répéter de manière
compréhensible, guetteur Fao, s’il vous plaît
?
- Vous avez bien compris, Capitaine, fit le
demi-homme en répondant non seulement de manière
insolente, mais qui plus est, en se trompant de grade. La nouvelle
était cependant suffisamment grave pour que le commandant
humain passe outre. Je répéterais quand même :
une flotte d’une centaine de bateaux nordiques est en approche
de nos côtes.
Seul le silence lui répondit.
-
Vous n’avez qu’à monter voir, si vous ne me croyez
pas, explosa Fao devant l’air abruti de son commandant.
-
Mais enfin, c’est impossible, guetteur. Ni Contrelyne ni Fort
Delphin ne nous ont prévenus d’un mouvement nordique, et
encore moins d’un mouvement de cette ampleur.
Le
commandant était complètement dépassé par
cette nouvelle. Le demi-homme soupira, et sorti de la pièce
sans attendre l’ordre de se retirer. Ceux de son peuple
faisaient peut-être de piètres combattants, avec leurs
ventres proéminents, leurs petites tailles, et leur manie de
se déplacer pieds nus, mais au moins, ils savaient accepter
l’évidence… Aussi incroyable soit-elle. Fao
remonta vers la haute tour de surveillance, qui oscillait dans le
vent. C’était son fief, le seul poste que l’armée
de l’empire avait bien voulu lui confier, mais il en était
assez fier, finalement. D’habitude, les rares hobbits voulant
entrer dans l’armée devaient se contenter d’un
rôle de coursier, ou, au mieux, de messagers. Pour lui, être
responsable de la surveillance de la frontière Est de l’empire
était un grand honneur. Bon, à vrai dire, jusqu’à
présent, sa vue perçante n’avait servi qu’à
dépister les bateaux des pirates qui sillonnaient l’océan
Amareys. Et Fort Ayné n’était qu’un
tranquille endroit de retraite pour les militaires ayant fait leur
temps. Mais, songea-t-il en finissant d’escalader le mât
qui menait à son nid, aujourd’hui, le fort devrait
prouver sa capacité de réaction, à défaut
de sa valeur.
Ses amies les mouettes l’accueillir
avec des cris stridents, mais il leur fit signe de partir. Elles
s’envolèrent en piaillant, et Fao poussa un sifflement
aigu. Une forme anguleuse se dessina dans le ciel clair, et un
magnifique faucon fondit vers le nid de guet, et se posa brusquement
sur un des nombreux perchoirs qui en dépassait. Fao rédigea
rapidement un mot, qu’il attacha à la patte du
faucon-océan, bleu-vert comme l'Amareys dont il tirait son
nom.
- Va voir Jab, ami. Fais au plus vite, c’est
très très important.
Le faucon hocha la
tête, comme s’il avait compris, et s’envola en
plongeant vers Amareys. Il se fondit dans la couleur mouvante de
l’océan, et Fao s’assit en soupirant. Le message
était adressé à un de ses amis humains qui
travaillait à Fort Delphin, bien plus au nord de leur
position. Il demandait rapidement si les guetteurs avaient vu passer
une troupe nordique, ou s’ils avaient oublié d’enfiler
leurs yeux les derniers jours.
Le demi-homme chaussa
les lunettes magiques conçues par les mages humains, et
regarda de nouveau vers le Nord-Est. Il frissonna en retrouvant les
lointaines et nombreuses silhouettes des drakkars nordiques, et leurs
figures de proues en forme de tête de loups. Ils avançaient
toutes voiles déployées, leurs rames s’élevant
en un terrible ensemble pour encore accélérer leur
allure. Les grandes brutes étaient devenues folles, ou quoi ?
Elles ne s’étaient pas aventurées si loin au sud
aussi loin que remontait le souvenir des légendes. Les
nordiques étaient redevenus un peuple de pêcheurs,
disait-on dans l’empire, et les cuisants revers qu’avaient
subis les rares clans ayant tenté une incursion dans l’empire
les avaient refroidis. Mais, disait-on aussi, l’initiation des
jeunes nordiques se faisait maintenant dans les Terres Sauvages. Et
Fao imaginait avec terreur un peuple qui envoyait ses jeunes ramener
des scalps de Gobs pour prouver leur courage.
Quoi
qu’il en soit, la centaine de bateaux nordique ne faisait
sûrement pas route vers les seules côtes abordables de
l’empire pour y vendre du poisson. Le demi-homme passa la fin
de l’après-midi à essayer de déterminer la
vitesse des nordiques, et retira ses lunettes avec un soupir. A ce
rythme, les grandes brutes atteindraient Fort Ayné d’ici
une journée et demie, et arriveraient sur les plages de Port
Aynau en trois jours. Les hautes falaises qui s’étendaient
depuis Contrelyne, Fort Delphin, et jusqu’à Port Aynau
les protégeaient provisoirement, mais après, les
nordiques aborderaient directement dans les riches champs de l’Est,
et ce serait le début de la fin.
Fao abandonna
son poste quand la lumière fut trop faible, et se dirigea vers
le bureau du commandant en chef. Le vieil homme rougeaud le regarda
entrer avec un regard courroucé.
- Guetteur
Fao, vous êtes censé entrer sur mon ordre, pas quand bon
vous semble.
Le demi-homme ignora cette remarque en
plantant ses poings sur la table de travail de son commandant.
-
Commandant, Ghylbert a-t-il fait partir le message de l’arrivée
des nordiques ?
- Euh, en fait, bredouilla le
vieil homme, le mage Ghylbert est rentré voir de la famille à
Cytadine. Je suis donc en train de rédiger un message qu’un
coursier apportera au haut commandement.
Fao crut
exploser. Il se retint de hurler avec difficulté, et laissa
échapper d’une voix sifflante :
- Vous
voulez dire, commandant, que le fort est sans mage ? Vous voulez dire
que le seul moyen de prévenir l’empire que les hordes
nordiques arrivent est d’envoyer un messager qui mettra deux
jours à rejoindre la capitale ?
- Mais enfin,
guetteur Fao, vous vous emportez, fit le commandant, essayant de
retrouver l’autorité dont l’Empire l’avait
investi. La menace ne doit pas être si pressante.
A
ces mots, le demi-homme craqua. Il n’avait jamais eu vraiment
conscience de l’importance qu’attachait l’armée
aux conventions relationnelles, et ce fut donc sans retenue qu’il
laissa échapper sa colère.
- Mais ils
seront à Port Aynau dans moins de quatre jours, espèce
d’imbécile ! Par les bourses de Nathaniel, il ne vous
est donc pas venu à l’idée que les bateaux
nordiques pouvaient aller plus vite que votre cerveau en
déliquescence ?!?
- Je n’en supporterai
pas plus, guetteur, hurla l’humain en se levant, rouge comme
une pivoine. Vous passerez en conseil de discipline pour ces
insultes, je vous le garantis !
- L’armée
sera occupée à défendre Cytadine contre trois
mille brutes assoiffées de sang à ce moment là,
grommela Fao en sortant de la pièce.
Il se
dirigea vers la cour du fort, sans prendre garde aux regards
interloqués des sous-fifres du commandant. Les demi-hommes
étaient réputés pour être des crèmes,
toujours calmes et souriants, et Fao n’avait jusque là
jamais rompu la tradition. Mais les demi-hommes ne supportaient pas
la lenteur d’esprit ni l’imbécillité,
aurait-il pu leur expliquer.
Un sifflement arracha un soupir à Fao. Il
répondit sur le même mode, levant son bras. Il attendait
le faucon dans la cour depuis l’arrivée de la nuit, et
en avait profité pour rédiger un nouveau message, à
l’attention de gens qu’il ne connaissait pas, cette
fois.
Le faucon-océan se posa sur son bras avec
grâce, sous le regard incrédule d’un insigne qui
nettoyait le sol. Fao détacha la réponse de Fab, et la
lut à mi-voix.
- “Pas besoin d’yeux
en ce moment, Fao. Purée de poix impénétrable
depuis une lune. Pas un nordique ne s’amuserait à sortir
son bateau par ce temps. A plus, demi-portion”. Sangdieux,
geignit le demi-homme, vous n’êtes même pas au
courant, Fab. Alors, c’est vraiment grave.
Fao
attacha son long message à la patte de l’oiseau, et le
regarda dans les yeux.
- Ami, j’ai encore besoin
de toi, car bien des vies sont en jeu. Apporte ce message à la
capitale humaine, et cherche un militaire ayant l’air haut
gradé. Il faut à tout prix que le haut commandement ait
ce message avant demain.
La demande était
complexe, mais le faucon poussa un sifflement d’acquiescement,
et pris aussitôt son envol. Brave petit, pensa Fao en le
regardant disparaître dans la nuit. Ces oiseaux étaient
d’une intelligence remarquable, bien heureusement. Pourvu que
le militaire qui recevrait le message soit à la hauteur du
messager ! soupira le demi-homme en retournant vers son nid pour y
ranger ses affaires. Il n’avait plus rien à faire à
Fort Ayné. Ils auraient peut-être besoin de lui à
Port Aynau, d’ici peu.
Cassius repoussa la feinte de son adversaire d’une
violente parade basse, et plongea sa longue lame droit vers le coeur
de son adversaire. Il n’arrêta son arme qu’à
quelques centimètres du plastron d’acier du guerrier qui
le regardait, le souffle court, de la transpiration coulant sur ses
tempes bronzées.
- Pierce, tu es vraiment trop
fin, par moments, soupira le capitaine-foudre en ôtant son
casque d’entraînement. Tu ne vas pas te battre en duel
contre un elfe, mais casser du Gob. Il faut que tu arrêtes de
croire que la guerre est un art. Va te reposer, maintenant.
Le
jeune foudre hocha la tête de manière martiale, et
s’éloigna d’un pas raide. La leçon avait
été humiliante, mais nécessaire, pensa Cassius.
A trop se battre contre des amis, on finit par en oublier le but
final d’un guerrier : tuer. Ses élèves s’en
rendraient compte bien assez tôt, malheureusement. Le
capitaine-foudre se dirigea vers l’intendance, pour y donner un
petit coup de plumeau à son armure. Ce rouge terreux ne
convenait guère au garde du corps personnel de l’Empereur,
soupira-t-il. Un cri de mise en garde retentit soudain. Cassius
entendit un vrombissement, et leva les bras pour se protéger
du projectile qui tombait droit sur lui.
Le faucon-océan tourna un moment au-dessus de la capitale humaine, son sens primaire de l’esthétisme touché par la magnificence de la ville. La cité haute dressait ses remparts sur une colline verdoyante, dominant de ses murs vermeils la ville populeuse. Celle-ci s’étendait de manière ordonnée entre les grandioses murailles de grès rouges, dont la couleur était rehaussée par le bleu quasi-surnaturel de l’eau des douves. Différents quartiers se distinguaient clairement du ciel, et l’oiseau n’eut pas de mal à retrouver l’enceinte de l’armée impériale. C’était une petite cité dans la ville, entourée de murs rébarbatifs, et constituée de baraquements géométriquement positionnés. Le faucon plana au-dessus de l’espace central du quartier militaire, cherchant une cible correspondant à l’image confuse que son ami avait fait naître dans son esprit. Il distingua soudain une armure rouge sombre, qu’il associa à la couleur de la ville, et se laissa tomber comme une pierre, son choix fait.
Cassius attendit le choc, mais ne ressentit qu’une
légère pression sur son avant bras levé. Il
rouvrit les yeux, et contempla bouche bée le somptueux faucon
posé sur son armure. L’oiseau semblait mal à
l’aise sur la surface glissante du métal, et le
Capitaine-foudre tendit son autre main. Le faucon bleu-vert y sauta,
regardant l’homme dans les yeux. Cassius comprit alors. Un
message était soigneusement plié et attaché sur
une patte de l’oiseau, et il le détacha avec
délicatesse. Le faucon s’envola soudain, et disparut
dans le ciel nuageux.
- Et ma réponse, grogna
Cassius en dépliant le parchemin.
Il eut un peu
de mal à déchiffrer les pattes de mouches tracées
à la plume, mais le texte était malheureusement
explicite :
"Qui que vous soyez, veuillez
m’excuser de la brutalité du messager. Mon nom est Fao,
de l’ordre des Guetteurs, à Fort Ayné. Je viens
de repérer une flotte d’une centaine de drakkars
nordiques, faisant route vers le sud. D’après mes
calculs, la situation sera critique à Port Aynau dans moins de
quatre jours. Je vous confie donc cette terrible nouvelle, en
espérant que vous la porterez à qui de droit. En
comptant sur votre aide, je vous salue respectueusement.”
-
Sangdieux, jura Cassius. Pourvu que ce guetteur ait abusé de
brûleventre...
La lourde porte en métal s’ouvrit
brusquement, et les conversations feutrées autour de la longue
table de marbre rouge s’arrêtèrent soudain.
Cassius entra à grands pas dans le saint des saints, un
majordome négligemment accroché à son bras, les
deux pieds plantés sur le sol d’obsidienne glissant. Il
s'arrêta devant la table, et inclina la tête avec
respect, un poing sur le coeur, ignorant les protestations étouffées
du valet. L’Empereur le regarda d’un oeil amusé,
mais ce fut le Commandeur qui pris la parole. Sa voix fut calme, mais
ses yeux brillaient d’une lueur menaçante.
-
Je suppose que vous allez nous expliquer le pourquoi de cette
intrusion brutale, capitaine-foudre Cassius. Vous êtes chargés
de la protection de sa majesté, pas de l’interrompre
quand elle délibère d’affaires d’état.
-
Avec tout le respect que je porte à cette illustre attablée,
fit Cassius d’une voix ferme, je me devais de vous porter cette
nouvelle au plus tôt. Les nordiques sont aux portes de Port
Aynau.
Une sourde rumeur l’interrompit. Les
notables ouvrirent des yeux terrifiés, et les militaires
grondèrent avec incrédulité.
-
D’où tenez-vous cette information incroyable, Capitaine
?, reprit le commandeur.
- D’un guetteur de Fort
Ayné, Commandeur. Fort Delphin ne peut ni infirmer ni
confirmer, car ils sont dans le brouillard depuis plus d’une
lune. Le mage de Fort Ayné s’étant absenté,
nous ne pouvons avoir de confirmation du Commandant en fonction.
-
Et pensez-vous que nous devrions nous fier à ce message qui
peut venir de n’importe où, et qui diviserai nos forces
à l’aube d’un vaste affrontement à l’Ouest
?
- Le messager était un faucon-océan,
se défendit Cassius. Il ne peut venir qu’envoyé
par un coeur pur, car ces animaux sont connus pour leur sensibilité
et leur remarquable intelligence. Commandeur, je sais que vous ne
pouvez envoyer beaucoup de forces vers l’Est, je demande juste
que vous m’octroyez la permission de partir avec six cents
hommes pour tenir la frontière Est.
- On ne
peut se permettre de négliger cette menace, grommela le
commandeur.
Il se retourna vers l’Empereur, et
ce dernier acquiesça d’un air sombre.
-
Soit, Cassius. Ma sphère d’influence ne me permet pas de
confirmer ou d’infirmer une telle nouvelle. Part au plus vite,
il ne faudrait pas que tu arrives pour tenir des ruines. Je te démets
de ma surveillance, ajouta-t-il avec un sourire malicieux.
Cassius
hocha la tête, et se retira d’un pas aussi décidé
qu’à son entrée. Il sourit en pensant aux
derniers mots de l’empereur, adressés au Commandeur.
Juste pour lui rappeler qu’il aurait du mal à mieux
protéger l’empereur que sa magie ne le faisait depuis
six cents ans.
Le Capitaine-foudre contemplait d’un air sombre
le ciel crépusculaire. Malgré sa hâte à
rassembler une troupe d’hommes valeureux, et le rythme rapide
qu’ils faisaient subir à leurs montures, il espéra
que le guetteur avait été un peu pessimiste. Il leur
faudrait bien encore trois jours pleins pour atteindre l’océan,
malheureusement. Une voix amicale le tira de ses pensées, et
il tourna la tête pour observer l’homme en armure qui
avait amené son cheval à sa hauteur.
-
Il va falloir songer à nous arrêter pour la nuit,
Cassius. Nous n’irons pas plus vite en tuant ces pauvres
bêtes.
Le Capitaine-foudre fronça les
sourcils. Il n’était pas particulièrement porté
sur le protocole, mais un minimum de discipline était tout de
même nécessaire. Soudain, il hoqueta, reconnaissant le
regard de son interlocuteur.
- Empereur ! Mais
que...
- Nous sommes loin des foudres du commandeur,
Cassius. Tu peux m’appeler Nathaniel, si tu le souhaites.
J’avais envie de tester quelques nouvelles Influences, et
l’aide d’un magicien ne sera pas de trop, si tu veux mon
avis. Ces nordiques sont de farouches combattants...
-
Mais qui prend les décisions à la cour ?!..., fit le
capitaine-foudre, ralentissant involontairement l’allure.
-
Ma tendre épouse, sourit l’empereur, manifestement ravi
de ce subterfuge. Une petite Influence, et elle a mon aspect, ma
voix, et même mon appétit... Tout le monde va s’y
tromper, le temps que nous revenions.
Cassius ne put
s’empêcher d’être soulagé. Avoir le
plus grand magicien de tous les temps à ses côtés
était un plus… inappréciable.
Fao ôta lentement ses lunettes, grimaçant
à cause de la luminosité du soleil couchant. Le maire
se tenait à ses côtés, piétinant la route
de l’Ouest, sans oser lui poser cette question dont il
craignait la réponse.
- C’est bien
l’armée impériale, fit enfin le demi-homme.
Le
maire laissa échapper un soupir.
- Mais ils ne
sont que cinq cents environ, rajouta-t-il.
- Ca ne
sera jamais suffisant pour tenir nos minables barricades, geignit le
maire.
Il pensait avec horreur aux hordes nordiques,
déjà en vue de la ville.
- Oh si !, fit
Fao, triomphant. L’Empereur est avec eux. Il pourrait sauver
Port Aynau à lui tout seul, en fait.
Quelques
heures plus tard, des clameurs de joies s’élevaient dans
toute la ville portuaire, au passage des troupes de Cassius. L’espoir
renaissait enfin, et Fao ne pouvait s’empêcher de
constamment soupirer de soulagement. Il se tenait aux côtés
du maire, près du port plongé dans la nuit, et les
troupes de fortunes constituées les derniers jours attendaient
au garde à vous sur la grande place du marché. A peine
arrivés, les foudres s’égaillèrent dans la
foule, la divisant et la dirigeant vers les remparts de fortune.
Cassius et l’empereur descendirent de cheval devant le
demi-homme et le maire.
- Au rapport, Guetteur, fit
Nathaniel d’une voix douce.
- Affrontement prévu
en début de journée, demain matin, Votre Majesté,
répondit Fao la main sur le coeur. Les drakkars étaient
en formation de carré au coucher du soleil. Ils se dirigeaient
droit sur nous.
- Malheureusement, ce n’était
pas un stupide canular, soupira Cassius. Trouvez-moi un plan de la
ville, ordonna-t-il au maire.
Le soleil se leva dans toute sa gloire dorée,
ce matin là, et les bateaux nordiques se dessinèrent en
ombre chinoise sur les flots d’or liquide. Les troupes armées
massées sur les remparts de bois poussèrent une plainte
incrédule en voyant la longue ligne des drakkars s’étirant
vers le Sud. Quittant leur formation massive de la veille, les
nordiques se préparaient à aborder de manière
anarchique sur les rivages en pente douce du golfe d’Ethys, et
seuls une partie des bateaux se dirigeaient vers Port Aynau. Cassius
regarda l’Empereur en grimaçant, ne sachant quelle
conduite tenir.
- Eradiquons d’abord la menace
qui pèse sur la ville, soupira Nathaniel. Chaque chose en son
temps.
Les premières flèches enflammées
partirent moins d’une heure après des drakkars, et des
éclairs éblouissants quittèrent les mains de
l’Empereur-mage en réponse. Des foyers se déclarèrent
un peu partout dans la ville, et femmes et enfants organisèrent
de longues chaînes pour les maîtriser. Nathaniel frappa
avec obstination, mais la fatigue finit par se faire sentir. Sur la
vingtaine de bateaux qui se dirigeaient vers la ville, seuls huit
touchèrent terre. Mais ils libèrent des hordes
hurlantes de nordiques, armés de terribles épées
qu’ils levaient à deux mains. Chaque drakkar contenait
près de cinquante guerriers, et une lutte farouche s’engagea.
Les piètres remparts furent bientôt submergés, et
les combattants de fortune trouvés parmi la population locale
en pleine débandade. Mais les troupes de Cassius étaient
braves et bien entraînées, et elles ne lâchèrent
pas pied. La vague barbare se brisa sur ses rangs, et la foudre parla
de nouveau, l’Empereur ayant recouvré partie de ses
forces. Cassius s’était lancé dans la bataille,
voyant que Nathaniel pourrait se défendre tout seul, et sa
longue épée déviait sans coup férir les
lames nordiques, et bientôt des corps sanglants jonchèrent
son chemin. Fao, debout à côté de l’empereur,
faisait vrombir sa fronde sans répit, frappant avec une
précision diabolique les crânes massifs des
barbares.
La violence de l’affrontement fut
telle que la bataille dura moins d’une heure. Des centaines de
corps recouvraient le port, et l’eau de la mer était
rouge sang. Des femmes en pleurs parcouraient ce spectacle terrible,
cherchant la trace d’un mari, d’un fils un peu plus
courageux que ses compatriotes. Fao contemplait la scène en
respirant avec difficulté, puis leva lentement la tête
vers le Sud-Ouest. De hautes colonnes de fumées s’élevaient
déjà, et l’Empereur poussa un soupir.
-
Il ne faut pas perdre de temps, vaillant compagnon. Les barbares sont
en train de piller et de brûler terres et fermes isolées,
et nous devons les stopper au plus vite.
Fao acquiesça
en déglutissant avec difficulté.
-
Toutes ces morts, souffla-t-il. Tout ce sang pour rien...
-
C’est la guerre, mon ami, fit Nathaniel en replongeant dans des
souvenirs qu’il croyait depuis longtemps éteint. Il y
aura encore bien des morts avant que la paix ne revienne, conclut-il
en se dirigeant vers un Cassius dont on ne savait plus si son armure
était rouge de sang ou de sa teinte originelle.
-
Il faut diviser tes troupes en petits groupes, Cassius. Ne laissons
pas le temps aux nordiques de se regrouper. Nous devons repartir tout
de suite.
Le Capitaine-foudre se raidit un instant en
posture de garde à vous, puis rejoignit ses hommes encore
valides. Ses troupes avaient souffert, mais n’avaient pas eu à
déplorer trop de perte. L’Empereur voyagea au milieu des
blessés, soignant jusqu’à ce que la fatigue le
fasse s’effondrer. Pendant ce temps, Cassius et la plupart de
ses hommes s’étaient égaillés dans la
riante campagne qui s’étendait au Sud-Ouest de la ville,
se fiant aux feux allumés pour se diriger. Une terrible chasse
à l’homme venait de commencer.
Jorain poussa un nouveau sifflement discret, et
Cassius et ses quatre hommes se glissèrent silencieusement
dans un bosquet d’arbres aux feuilles argentées. Ils
observèrent un moment les nordiques, qui se dirigeaient vers
une grosse ferme, avançant prudemment dans les cultures
montantes. Le soleil brillait sur leurs longues épées
levées, et leur torse puissant luisait de sueur. Haut dans le
ciel, l’aigle planait, surveillant la scène avec
attention. Les barbares disparurent peu après dans la cour
fermée par les bâtiments, et le Capitaine-foudre fit
signe à ses hommes. Ils coururent sans bruits vers
l’habitation, sortant leurs lames de leur fourreau. Ils
scrutèrent prudemment la cour du coin d’une grange en
bois, suivant l’approche des nordiques. Soudain, ceux-ci se
jetèrent en hurlant sur la porte de la ferme, la défonçant
d’un coup d’épaule. Ils pénétrèrent
dans l’habitation, éveillant des cris de terreur et de
surprise. Cassius fit un geste impératif, et les guerriers de
l’empire se ruèrent vers les fenêtres. Le
Capitaine-foudre choisit la porte qui béait, ses gonds
arrachés. Ils se battraient à un contre trois,
songea-t-il en jetant un coup d’oeil rapide dans une pièce
baignée de soleil, mais ils ne pouvaient laisser se perpétrer
un nouveau massacre.
Une partie des nordiques étaient
en train de rire des efforts d’une femme pour se dégager
de leurs bras épais. Elle fut jetée au sol, et
s’effondra en pleurs, attendant avec terreur le sort que les
brutes lui réservaient. Mais le chef des nordiques, un monstre
de plus d’une toise, large comme un taureau, n’eut pas le
temps de préciser ses intentions. Il s’écroula
sans bruit, le torse transpercé par l'épée de
Cassius. Les barbares réagirent, mais le Capitaine-foudre et
sa terrible lame avaient déjà commencé leur
danse mortelle. Ailleurs dans la maison, des bruits de lutte
s’élevèrent. La femme couchée au sol,
oubliée, se rua dans une pièce adjacente, et en revint
avec un long couteau de cuisine au tranchant brillant. Les nordiques,
essayant de s’organiser pour faire valoir leur nombre face à
la science du combat de Cassius, lui tournaient le dos. Le guerrier
profita de la chute d’un des barbares, la gorge proprement
découpée par la fermière, pour faire tomber deux
de ses adversaires dont l’attention s’était
détournée. Le combat fut bientôt fini, et Cassius
interrogea la femme du regard.
- Mes enfants,
fit-elle, haletante.
- Mes hommes se sont occupés
des autres barbares, la rassura-t-il.
Les quatre
foudres rejoignirent alors la pièce principale. L’un
d’eux tenait son bras collé contre sa poitrine, et du
sang en gouttait régulièrement. La fermière se
dépêcha de découper une bande de tissus dans une
nappe, et le guerrier blessé lui tendit son bras avec
reconnaissance.
- La menace est éradiquée,
fit l’un des foudres, un sourire sombre aux lèvres. Pas
de perte chez vous, continua-t-il pour calmer les angoisses de
l’infirmière improvisée.
Celle-ci
se contenta de soupirer de soulagement, sans lâcher son
garrot.
- L’un d’entre eux s’est
échappé, grogna un autre foudre, visiblement énervé
d’avoir laissé un barbare en vie.
Un
sifflement perçant lui répondit, et Cassius eu un
rictus sinistre.
- Il courra moins vite que Jorain, ne
t’inquiètes pas.
Des enfants en pleurs
rentrèrent en courant dans la pièce, criant le nom de
leur mère. Celle-ci quitta son patient, et se tourna vers le
capitaine en s’agenouillant pour prendre sa progéniture
dans ses bras.
- Vous devriez trouver un vrai médecin
rapidement, fit-elle, pleurant de soulagement.
Cassius
acquiesça, jetant un regard au pansement bien noué,
mais déjà taché de sang.
- Nous
allons vous laisser, fit-il. Vous devriez être tranquille
maintenant.
La fermière se leva, sans lâcher
les mains de ses enfants, et les regarda tous gravement.
-
Au nom de mes enfants, je vous remercie, et vous bénit.
-
Cela rachètera un peu de la peine qui assombrit nos coeurs,
soupira Cassius. Nous ne sommes pas toujours arrivés à
temps, malheureusement. Mais il faut nous presser. Je suis désolé
pour le désordre, finit-il en regardant les corps baignant
dans leur sang, faisant signe à ses hommes de sortir.
Ils
se rassemblèrent dehors, et Cassius scruta le ciel. La
silhouette de son ami se détacha bientôt sur le ciel
bleu, et l’aigle poussa deux sifflements aigus.
-
Jorain en a repéré d’autres. Allons-y, fit le
capitaine-foudre en regardant son homme blessé.
Mais
celui-ci se contenta de serrer un peu plus les dents, sans demander
de traitement de faveur. Les cinq foudres se mirent donc à
courir, s’enfonçant un peu plus vers l’ouest, à
la poursuite des nordiques. Cela faisait plus d’une lune qu’ils
se hâtaient de fermes en petits villages, essayant de mettre
fin aux exactions des barbares avant le pillage et le viol. Mais les
hordes hurlantes s’étaient éparpillées en
d’innombrables petits groupes, et seule l’aide précieuse
des aigles, revenus de leur incursion en territoire Gob, leur
permettait de ne pas trop perdre de temps. Ils n’étaient
plus qu’à quelques lieux de Cytadine, et les barbares
avaient laissé un sillage de feu, de larmes et de sang sur
leur passage. Cassius espéra que Nathaniel était bien
rentré, car la capitale de l’empire humain aurait
peut-être à se défendre contre une attaque
nordique. Ces hommes étaient fous, grogna-t-il en essayant
d’ignorer la fatigue qui le poussait à s’arrêter
de courir, et à se coucher sous l’ombre fraîche
d’un arbre. Ils n’avaient aucune chance contre l’Empire,
et se ruaient vers une mort certaine, mais ils continuaient sans
crainte, succombant avec un rire sauvage aux lèvres. Ils
croyaient au paradis des guerriers, avait-il entendu dire, et cette
ruée était un moyen pour eux de prouver leur valeur.
Ils auraient mieux fait de continuer à tuer des Gobs, soupira
Cassius en contemplant la silhouette noircie par la fumée
d’une nouvelle ferme.
- Empereur ! s’exclama Edward, le fidèle
majordome de Nathaniel, en se pressant aussi noblement que possible
vers son seigneur.
- Quelles nouvelles ? demanda
l’Empereur en s’affalant dans son fauteuil préféré,
épuisé, l’esprit las de tant de mort et de
douleur.
Il était sale et recouvert de
brindilles, car il ne s’était décidé à
rentrer qu’une lune et demie après être parti,
faisant confiance aux capacités de sa tendre épouse. Il
avait couru après les nordiques comme un vulgaire soldat,
seul, semant éclair et mort dans les rangs barbares. Même
s’il regrettait toute cette violence inutile, cela l’avait
ramené bien des années auparavant, et l’adrénaline
courait dans ses veines. Il se sentait terrible et tout puissant, et
cette impression le laissait inquiet. Si même lui succombait à
l’envoûtant chant de la guerre...
-
Empereur, reprit plus posément Edward, pâle comme la
mort. Votre femme...
Nathaniel l’interrompit
d’un rire.
- Va bien, Edward. Elle a juste subi
une transitoire modification d’aspect.
-
Empereur, soupira le majordome, depuis deux cents ans que je suis à
votre service, je sais reconnaître vos Influences. Votre femme
a subi sous vos traits un empoisonnement terrible, et elle se meurt
sans que les médecins puissent rien faire. Il faut...
-
Sargale, souffla Nathaniel.
Il se releva, toute
fatigue envolée, et se dirigea en courant vers sa chambre,
Edward se maintenant difficilement aux côté de son
seigneur.
- Nous n’avons pas pu vous joindre,
Empereur. Votre esprit était fermé aux appels des
mages, et personne ne savait où vous étiez...
Nathaniel
ouvrit brusquement mais en silence la porte de sa chambre, et trois
médecins se levèrent du chevet de sa femme.
-
Empereur, fit l’un d’eux, mais Nathaniel les congédia
d’un geste, fou de douleur.
Il se laissa tomber
à genoux devant son épouse, et pris sa main, blanche et
terriblement froide.
- Sargale, sanglota-t-il en
sondant le corps de sa bien-aimée.
Un poison
formidablement puissant était à l’oeuvre dans son
sang, s’attaquant non à ses défenses naturelles,
mais directement à la magie qui la maintenait en vie depuis
près de six cents ans. Nathaniel lutta un moment, mais il
était déjà trop tard. La structure magique était
trop affaiblie pour qu’il puisse la reconstruire, et les
dommages physiologiques irrémédiables. Il resta à
ses côtés alors que le soleil se couchait, éclaboussant
de sang les draps et les murs. Il resta à ses côtés
alors que toute magie mourrait dans son corps, et que la vieillesse
si longtemps repoussée creusait avec délectation le
doux visage de celle qu’il avait aimé, plus longtemps
qu’un être humain n’avait jamais aimé.
L’aube le trouva encore à genoux, ne tenant plus au
creux de sa main qu’un peu de poussière. Edward rentra
alors dans la chambre, le visage marqué par une violente
affliction.
- Nathaniel, je suis désolé
de vous déranger en cette terrible épreuve, mais le
peuple a besoin de vous. Les nordiques sont à nos
portes.
L’empereur se redressa sans un mot, et
plia soigneusement le drap qui contenait tout ce qui restait de sa
femme. Il le fit glisser dans une urne apparue par magie, et la
scella d’un mot.
- Quand cette folie sera finie,
il y aura de grandes funérailles, Edward. Je ne peux la
laisser partir sans l’honorer encore une fois.
L’empereur
eut alors une question qui devait sceller l’avenir de
Cytadine.
- Qui, Edward ? Qui ?
- Gros
Georges, soupira le majordome, sachant ce qu’allait entraîner
sa réponse. Les renseignements que la milice a achetés
sont formels. L’assassin qui a versé le poison était
un homme de Gros Georges, et l’ordre était signé
de sa main.
Nathaniel contempla un moment sa main
ouverte, et les quelques particules de poussière qui y
restaient. Pourquoi ? souffla-t-il. Puis il referma sa main
rageusement, et sa voix se fit glaciale.
- Tu es un
homme mort, assassin. Je vais te détruire comme tu as détruit
sa vie et mon coeur.
L’empereur se redressa
soudain, et se dirigea vers la porte de sa chambre. Son majordome
s’effaça, et Nathaniel s’enfonça dans un
couloir sombre. D’abord, s’occuper des nordiques,
songea-t-il. Ensuite, de Gros Georges. Alors seulement, je pourrais
me laisser aller à ma douleur.