Les Chroniques du Ponélion

Chapitre second

Les Ombres du Passé

 

 

  Depuis la cime d’un orme dépassant de sa majestueuse prestance la frondaison de la forêt, Yvralïn le Barde observait en silence l’est lointain. La nuit était tombé depuis quelques heures déjà, et Alda la Blanche siégeait en un élégant premier quartier de lune aux côtés des étoiles scintillantes.

  Dans la clairière, en contre-bas, les délégations de chaque clan se séparaient déjà. Celles dont les prétendantes avaient failli repartaient, le visage assombri, leurs regards mêlant à la fois un sentiment de tristesse et de déshonneur. Un cri affolé s’échappa du tumulus : une des survivantes y était soignée, tant bien que mal. Mais qui sait si ses blessures guériraient un jour ? La jeune fille était fermement maintenue au sol par trois Druides. Son corps couvert de plaies et de sang était oint d’une pommade cicatrisante. Son visage griffé avait perdu toute sa grâce passée. De minces filets de bave s’échappaient de ses lèvres et ses yeux révulsés ne laissaient apparaître que le blanc injecté de sang. Tandis que les prêtres tentaient de lui faire boire une mixture verdâtre, les membres de sa délégation attendaient, anxieux, devant l’entrée du Sanctuaire. Tous espéraient pouvoir ramener auprès des leurs une jeune fille guérie, ou du moins débarrassée de ses pulsions morbides …

  Les autres Clans avaient été avertis du triomphe de leurs prétendantes, et se congratulaient en silence, soufflant de soulagement. Mais nulle manifestation de joie ne traversait leur visage, car aucun d’entre eux ne pouvait ignorer le drame vécu par les autres Clans…

  Yvralïn ne prêtait plus attention aux scènes qui se déroulaient sous ses pieds. L’Epreuve de la Déesse ne lui inspirait qu’un profond dégoût, tant le sacrifice qu’elle attendait de ses filles brisait l’image d’une mère divine attentive et protectrice. Quelle pitié qu’il fallut sacrifier tant d’âmes innocentes pour l’avènement de quelques rares élus ! Et tout ceci au nom du pouvoir ! Fallait-il donc être fou pour oser braver ce terrible péril, et toucher du doigt un savoir encore plus froid et cruel ? Que penser de ces prétendantes à jamais brisées, que les Druides tentaient de soigner, dans ce tumulus crasseux ? Avaient-elles été poussées par leur destin, ou bien par l’orgueil du noble sang coulant dans leurs veines ? Il savait ce que les jeunes prétendantes avaient dû affronter dans les ténèbres des Cavernes Maudites, pour l’avoir autrefois vécu, lui aussi, lors de sa quête du Havre de la Déesse. Il se souvenait encore de ces ombres fugitives, et de leur combat perdu face aux démons cornus. Sa peau frissonna lorsqu’il se remémora cette grande ombre visqueuse, gardienne du dédale, qu’il lui avait fallu braver pour accomplir sa quête.

  Mais depuis ce lointain soir d’hiver où il était parvenu jusque dans l’immense Sanctuaire souterrain, il avait acquis le savoir sacré, et révélé ses dons magiques cachés au plus profond de son âme. Il savait désormais ce que représentaient ces ombres, et avait lu les récits antiques de leur combat désespéré. Maintenant, ses yeux verrons fixaient, sur l’horizon, derrière les massives silhouettes des Monts Perdus, la mince lueur verte reliant de sa lumière fluctuante les steppes arides aux étoiles indifférentes.

  Thorandël le rejoint, en silence, plongeant à son tour son regard au-delà des montagnes de l’est. Ses sourcils froncés trahissaient l’inquiétude de la Lame.

« Ainsi s’est-Elle à nouveau réveillée… » Commenta-t-il, navré.

- Ainsi l’avaient prédit les Dieux, mon ami… » Lui répondit Yvralïn. « Ce soir, Elle a rencontré l’Elue, et Elle a été vaincue. Mais cette défaite n’a fait qu’attiser sa haine. La lutte ne fait que reprendre … »

- La lutte contre… » s’étrangla la Lame.

- Je le crains, Thorandël, je le crains… » Le Barde détourna son regard des lueurs verdâtres de l’horizon. « Elle s’y prépare déjà … »

 

  Halërn se réveilla brutalement, allongé sur sa litière de paille. Malgré la fraîcheur de la nuit, l’aventurier suait à grosses gouttes sous sa lourde couverture de laine. Jetant quelques regards furtifs dans l’obscurité, il ne rencontra que la faible lueur d’Alda pénétrant par la petite fenêtre de la chambre.

  L’aventurier agita ses jambes endolories, chassant les fourmillements qui parcouraient ses articulations. Dans son esprit, les bribes de son songe s’agitaient encore, comme prisonnières d’une spirale maudite. Les images d’une forêt obscure, aux arbres pourrissants recouverts de mousses et de lichens, plantaient le décors de ce cauchemar. Halërn s’y était vu, lui et d’autres guerriers du Clan, pointant nerveusement leurs armes en direction des sous-bois putrides. Il avait reconnu ses amis d’enfance, son père, ce fier gaillard aux cheveux bruns grisonnant, comme dans ses souvenirs lorsqu’il était encore môme; et le Seigneur Glendell, imposant dans son armure dorée, tenant fermement de ses deux mains gantées le manche d’une épée à double tranchant.

  Enfin, elles étaient venues. Les Ombres du passé. Ces soldats maudits, recouverts d’acier noir, brandissant d’imposantes hallebardes. Elles avaient franchi les sous-bois, jaillissant des ténèbres, face aux défenseurs d’Uralia. Le seigneur Glendell avait ordonné la charge, et d’un seul cri, les guerriers s’étaient élancés à l’assaut des fantômes en armure…

  L’aventurier se releva péniblement. Sa lourde tête lui tournait dangereusement. Tremblant sur ses jambes dégoulinantes de sueur, il sentit son équilibre se dérober, et s’écroula à nouveau sur sa paillasse.

  Dans son esprit, le songe n’avait de cesse de se poursuivre. Les guerriers, la claymore au clair, se ruaient à l’assaut des ombres luisantes. Le fer frappait les armures noires. Les boucliers s’entrechoquaient. Les hallebardes tournoyaient au-dessus de leurs têtes. Et l’assaut se brisa contre les silhouettes noires.

  Halërn gémit. Dans sa chute, il s’était tordu la cheville. Il sanglotait maintenant contre son oreiller, essayant de dissiper les dernières scènes de ce cauchemar. Mais il ne pouvait s’empêcher de revoir ses amis, puis son père, tomber les uns après les autres, transpercés par les hallebardes maudites. Lord Glendell avait péri, décapité par une grande silhouette frêle, douée d’une grande dextérité. Halërn avait voulu porter secours à son seigneur. Trop tard. Son cadavre disparaissait déjà sous le sol humide. Le guerrier avait regardé autour de lui. Il était désormais le dernier de son clan encore debout. A ses pieds, une brume glaciale recouvrait les cadavres de ses compagnons. Les sous-bois s’estompaient peu à peu autour de lui, pour le plonger dans les ténèbres les plus profonds.

  Les hallebardiers l’entouraient, s’avançant d’un pas calme vers leur proie. Leur capitaine se tenait face à lui. Halërn n’osait bouger, ses membres pétrifiés lui refusant le moindre de ses ordres, son regard fixant intensément leur chef pointer sur lui sa hallebarde. Les autres fantômes vacillèrent à leurs tours, ne laissant dans les ténèbres les plus complets que l’aventurier et le capitaine.

  Un murmure emplit les ténèbres de son étrange mélopée. Halërn grimaça. La voix psalmodiait dans une langue bien trop sombre pour qu’il en ignore l’origine. Il voulut se boucher les oreilles, mais ses mains refusèrent de lâcher ses armes.

  Une ombre diffuse se mouvait derrière la silhouette, sorte de masse visqueuse flottant juste au-dessus du sol. Du sol ! Comment pouvait-il encore supposer que ses pieds le touchassent, tant l’espace autour de lui le plongeait désormais dans les ténèbres les plus sombres !

  La voix se fit hurlement, et le capitaine se dissipa à son tour. La masse visqueuse s’étendait, cherchant à l’entourer, réduisant peu à peu l’espace autour de lui en une cage gélatineuse.

  Une mâchoire se matérialisa devant lui, ses contours irréguliers formant d’effroyables grimaces. Halërn voulut crier, mais le son de sa voix se perdit en un gargouillis horrible. La gueule se rapprochait. Ses oreilles sifflaient. Les hurlements inhumains achevaient de briser sa volonté. Peu à peu, il se sentit glisser jusque dans la gueule béante…

  Un éclair de lumière blanche transperça les ténèbres. L’ombre se rétracta, et poussa un gémissement de frustration. La gueule vacilla, et disparut pour laisser place à la douce lumière de l’aube.

  Halërn se réveilla à nouveau dans sa chambre, ses yeux fixant avec terreur la fenêtre de sa pièce. Le jour se levait, le ciel virant peu à peu au bleu foncé.

  L’aventurier regardait tout autour de lui les meubles familiers, hébété. L’Ombre avait fui, comme repoussée par une puissance inattendue. Mais d’où venait ce éclair ? Le cauchemar ne lui était pas inconnu. Plus d’une fois, il avait rêvé de cette gueule visqueuse, l’engloutissant comme un grain de sable dans un gouffre obscur… Mais quelque chose avait chassé le songe. L’ombre avait pris peur. Elle avait fui. Et pour la première fois depuis son retour des terres maudites de l’est, le cauchemar s’était brisé. Halërn se releva péniblement, la tête endolorie. Il ne transpirait plus, mais grelottait des pieds jusqu’à la tête. Quelque chose lui disait que le songe ne reviendrait plus le hanter, qu’il avait trouvé dans son esprit la force nécessaire pour le bannir… Et si tout ceci n’était que le fruit du hasard ? S’il s’agissait réellement d’une ombre maléfique, qu’un autre force avait réussi à chasser, pour cette seule nuit, en un éclair de lumière salvateur ? Ses souvenirs n’avaient de cesse de tourbillonner au travers de ces cauchemars, le transposant chaque nuit au cœur des ténèbres… N’y avait-il donc pas de délivrance possible ?

  Un ricanement s’éleva, dehors, comme pour répondre à ses interrogations. Halërn se leva, et se précipita à la fenêtre : il eut juste le temps d’apercevoir une ombre blanche flotter au-dessus de la plaine environnante, lançant son rire jusqu’aux étoiles silencieuses…

  L’aventurier frissonna. La silhouette se perdait déjà sur l’horizon. Serrant les dents, il détourna son regard, et chercha à allumer sa chandelle. Son esprit brouillé cherchait en vain une réponse, mais il savait déjà qu’elle n’existait que sous la forme d’un spectre, au doux visage laiteux dissimulant deux abysses de ténèbres…

 

  Alandëlle se réveilla en sursaut. Ouvrant des yeux paniqués, elle scruta depuis son lit le moindre recoin d’obscurité de sa chambre, tremblant de peur. Peu à peu, ses nerfs se calmèrent, et sa lucidité revint. « Ce n’était qu’un rêve, juste un rêve… Pensa-t-elle. Je dois apprendre à contrôler mes rêves… » La jeune femme se leva, secouant d’un air dégoûté sa chemise de nuit trempée de sueur.

  Progressant à tâtons dans l’obscurité de la pièce, elle tira les rideaux opaques de sa fenêtre. La lumière de la Caverne envahit sa chambre. Alandëlle lança un regard sur l’éclatante couleur turquoise du lac souterrain. La jeune magicienne soupira. Malgré la grande sérénité qui se dégageait de ce paysage souterrain, elle ne parvenait pas à briser les souvenirs de ce cauchemar maudit…

  Un dédale obscur. Sur les murs d’opale, des guerriers s’agitant contre des soldats tout de noir vêtu… Et cette ombre, se mouvant avec lenteur au bout du tunnel, la pierre crissant à son contact… 

 Un bruit mat la tira de sa torpeur. Quelqu’un frappait doucement à sa porte. « Alandëlle ! Alandëlle ! Es-tu réveillée ! C’est moi, Falandaëlle ! Lève-toi, vite ! » La jeune magicienne se précipita. La lourde porte déverrouillée s’entrouvrit sur un couloir extérieur baigné de lumière, donnant sur le lac souterrain. Une jeune fille aux longs cheveux blonds, décoiffée et vêtue d’une tunique verte, s’engouffra dans la chambre. Alandëlle reconnut aussitôt la jeune magicienne qui comme elle et ses consœurs, avait triomphé de la Caverne Maudite.

« Alandëlle… Nous nous demandions si tu dormais encore ! C’est aujourd’hui notre premier jour d’enseignement ! » Falandaëlle  parlait vite, excitée. Depuis quelques jours, les jeunes magiciennes goûtaient à la quiétude du Havre, jouissant d’un repos bienvenu. Mais aujourd’hui commençait le fameux enseignement que la Reine en personne leur avaient promis…

- Oui, je sais… » Lui répondit évasivement Alandëlle, tout en verrouillant derrière elle sa porte. La jeune magicienne s’activait tout autour d’elle, comme un bourdon désorienté. « La Reine ne tolèrera pas le moindre retard ! Allez, active-toi ! » La jeune femme s’arrêta en remarquant le visage en sueur d’Alandëlle. « Ma sœur, es-tu sûr que tout va bien ? » Lui demanda-t-elle, une pointe d’inquiétude dans sa voix. Alandëlle croisa son regard. Même si l’épreuve de la Caverne les avaient suffisamment rapprochées pour justifier cette familiarité, la jeune femme ne pouvait s’empêcher de se méfier de l’autre magicienne. « Elle n’avait pas eue de cauchemars, cette nuit, j’en suis sûre… » pensait-elle. « Je suis probablement la seule victime de ces songes... »

- Tout va bien, ma sœur. J’ai juste des nuits difficiles en ce moment. » La jeune femme se dirigea vers une petite table de bois blanc, saisit un pichet d’étain et versa dans son broc une rasade d’eau fraîche. Falandaëlle lui sourit.

- Je comprends... Nous autres femmes avons toutes ces petites douleurs, à chaque nouvelle lune… » Elle lui lança un regard entendu. « Laisse-moi t’aider, ma sœur. »

  Falandaëlle tira d’une armoire de chêne des vêtements propres, et assista la jeune mage dans sa toilette. Alandëlle la laissait faire, sans rien dire, replongeant dans ses pensées. La jeune femme lavée et habillée, les deux magiciennes quittèrent la chambre, pour s’engager à droite du couloir. Leur pas rapide et soucieux ne leur donna pas l’occasion d’admirer une fois de plus, en contre-bas, les jardins en terrasses du palais, et les immenses dalles de marbre blanc pavant les quais du Havre de la Déesse. Elles ne prêtèrent aucune attention aux magnifiques tours de calcaire, sculptées dans d’immense stalagmites, qui s’élançaient jusqu’à la voûte de la grotte. Elles quittèrent la promenade de marbre pour s’engager sur leur droite dans un nouveau couloir, donnant cette fois-ci sur de grandes bibliothèques et salles d’étude. Déambulant à travers un escalier en spirale, elles descendirent deux étages, avant de pénétrer dans un vaste réfectoire. La pièce, immense, devait bien représenter à elle seule la totalité de l’étage. Elle était parsemée de colonnes sculptées, représentant des héros Landha’Niths dans leurs tenues d’apparat. Au fond de la salle, un trône d’ivoire tournait le dos au lac. L’absence de mur laissait cette façade ouverte au magnifique paysage de cette étendue d’eau étincelante. Là, installées sur l’une des nombreuses rangées de tables de bois blanc, trois jeunes femmes les attendaient en silence. Alandëlle respira un grand coup. Il ne fallait pas que sa mélancolie ne la trahisse. Devant les autres magiciennes, elle voulait présenter un visage tout à fait radieux. Ainsi pensait-elle enquêter plus facilement sur les songes de chacune d’entre-elles.

  « Mes sœurs, bien le bonjour. » Les salua Alandëlle. «  Je suis bien heureuse de vous retrouver pour ce premier jour de classe… » Ironisa la jeune magicienne.

- Salut, Alandëlle. En forme à ce que je vois, malgré notre veillée d’hier soir... Et prête pour cette grande journée. Thé ou café ? » Une grande femme blonde aux yeux noisettes lui tendit un bol, tendis que Falandaëlle, à peine assise, se jetait sur un morceau de brioche.

- Thé, merci Tilnaëlle. » Alandëlle saisit la théière et versa dans son bol le chaud liquide ambré et parfumé.

- Je suis impatiente de commencer cet enseignement. Pour tout dire, j’en ai même rêvé cette nuit !» Commença Gaëlla. Alandëlle prit note de la remarque de la petite magicienne aux cheveux noirs d’ébène. « Nous allons apprendre les rudiments de notre art, afin de maîtriser notre puissance magique. Nous connaîtrons de puissants sortilèges, du moins ceux que la Reine voudra bien nous montrer. Comment ne pas être impatientes ? » Alandëlle baissa les yeux sur sa tasse de thé. « Non, nous n’avons vraiment pas eu les mêmes songes… » pensa-t-elle avec cynisme.

- Elle est marrante, notre Grande Prêtresse ! et par où allons-nous commencer ? » Ricana Mawraëlle. La jeune femme aux cheveux roux en bataille frappa du poing sur la table. « Il y a dans le Havre assez de livres pour nous occuper jusqu’à la fin des temps ! Je n’ai nullement l’intention de passer toute ma vie dans cette grotte !»

- Nous ne sommes pas obligées de tous les consulter, du moins pour le moment… » Lui répondit Alandëlle. «  Je me doute bien tu préfèrerais courir à travers les bois plutôt que de te transformer en rat de bibliothèque, ma sœur… »

- Et comment ! Ce qu’il faut savoir se trouve dans la nature, pas dans des grimoires poussiéreux ! Je vous le dis ! » l’interrompit l’intéressée.

  Alandëlle se désintéressa de la sauvage magicienne. Comment un esprit aussi rustre avait-il pu être choisi ? Son regard se tourna vers ses autres compagnes. Elles lui paraissaient si insouciantes, si innocentes ! Elles avaient pourtant affronté les mêmes dangers, dans ces Cavernes Maudites ! Alandëlle les écoutait discuter, en silence. Elle sirotait son thé, les regardant avec dédain plaisanter sur leurs premières journées au Havre, échanger leurs premières impressions, s’émouvoir au souvenir de la cérémonie précédant l’Epreuve… Etaient-elles au fond vraiment différentes de ces autres nobles filles qui avaient échoué ? Oui, pourtant. Car elles possédaient le don de magie, cette part de vérité, enfouie au plus profond de leurs consciences, qui les avaient épargnées des tourments des Cavernes Maudites. Mais avaient-elles conscience de ce qu’elles avaient affronté, au cœur de ce gouffre interminable ? En cauchemardaient-elles aussi, toutes les nuits ? Alandëlle se sentait seule, isolée parmi ces soit-disant sœurs. L’Epreuve avait à jamais brisé sa quiétude passée. C’était… Comme si une porte s’était ouverte dans son esprit, lui dévoilant des dimensions jusqu’alors ignorées. Oui, exactement comme ça, pensa-t-elle. Un savoir sur lequel elle n’osait mettre un nom, tant son esprit refusait d’accepter la véracité de son expérience. Mais elle ne pouvait hélas plus l’ignorer. Elle ferma les yeux, replongeant dans ses pensées, lorsque ressurgit le souvenir de cette grande ombre visqueuse, flottant dans les ténèbres… Son dos se raidit, et un frisson lui déchira l’épine dorsale. Ce songe n’aura donc de cesse de la tourmenter ? Mais quand avait-elle vraiment commencé à rêver ? Peut-être que tout ceci n’était qu’une expérience onirique, une vision fugace provoquée par la Grande Prêtresse pour les tester ?

  «  Son attention est désormais fixée sur VOUS ! »

  La mise en garde de la Reine résonnait dans son esprit, comme pour la persuader du contraire. Alandëlle secoua la tête. Elle n’arrivait plus à discerner rêve et réalité parmi ses souvenirs épars. Tout n’était que ténèbres et ombres, émanant de quelque passé oublié de la mémoire des mortels… Alandëlle se leva, avant de prendre la parole.

- Mais il existe cependant une question restée en suspens, au cœur même de la caverne… Vous savez toutes de qui je parle… »

  Un silence pesant s’abattit sur l’assemblée. Toute gaîté avait disparu du visage des magiciennes. Alandëlle affichait un sourire malicieux. Elle avait réussi à éveiller leurs souvenirs, réinscrivant sur leurs regards leur terreur passée.

- Si tu fais allusion à l’Epreuve… » Commença Falandaëlle. Alandëlle la foudroya de ses yeux verrons.

- Tu sais très bien à qui je fais allusion. Nous avons toutes prononcées son nom, au plus fort de notre lutte contre son emprise… » Les quatre magiciennes retinrent leur respiration. Toutes avaient le nom maudit au bout de leurs lèvres, sans qu’aucune n’ait la force de le prononcer.  Tilnaëlle osa lui répondre.

- Enfin, ma sœur, tu n’y penses pas ! Même la Reine n’oserait prononcer ce nom ! ». La magicienne marqua un temps d’arrêt, reposant sa tasse de thé. « Non, cela ne se peut. Comment un tel pouvoir pourrait rôder, au cœur même de la forêt de Landha ?

- Non, en effet, un tel pouvoir ne peut rôder en Landarwöel … » La voix provenait de l’entrée de la grande salle. La jeune magicienne se retourna. Une grande femme vêtue d’une longue robe blanche et or s’avança jusqu’à leur table. Sur sa tête reposait un diadème d’argent et de saphirs. Son noble visage, serti de deux yeux dorés, affichait une douceur infinie. Elle reprit la parole, dissipant de sa voix rassurante les sombres pensées des compagnes d’Alandëlle. «Rassurez-vous, mes sœurs, toutes vos épreuves n’étaient qu’illusions, tissus d’ombres tissés par les vapeurs soufrées de la Caverne … »

- La Grande Prêtresse… » Murmurèrent les autres magiciennes, tout en se levant de table. Alandëlle l’observa en silence, le visage courroucé. Elle mentait, assurément. Mais dans quel but ? La Reine la fixa de ses yeux malicieux, un sourire inscrit au bout de ses lèvres, avant de reprendre :

«  Il est plus que temps, mes sœurs, que vous me suiviez pour votre première leçon… » les invita-t-elle de sa voix cristalline.

 

« Pourquoi tu nous r’quittes, gamin ? » Le vieillard s’agitait nerveusement autour d’Halërn. « T’as donc la caboche assez vide pour recourir la gran’ route ? »

- Père, je te l’ai déjà expliqué, je m’en vais traquer cette rôdeuse.

- Celle que t’as rencontré dans les bois ? Peuh ! Cherche-toi plutôt une épouse digne de c’nom ! »

  Le bûcheron achevait de préparer sa besace sur la table crasseuse de la pièce commune. Derrière lui, posés contre le mur de pierre de la chaumière, un bouclier rond et une claymore l’attendaient.

  Halërn affichait un visage grave. Il ressemblait désormais à un véritable guerrier, avec sa tunique de cuir, son kilt marron et sa cape rouge et verte. « Ce n’est pas n’importe quelle femme, père. Nous en avons déjà parlé, avec le père Anthron… » Lui répondit-il, inflexible.

- Je m’ confrefiche de c’que peuvent raconter les prêtres ! Tous des lavettes !» Le vieil homme cracha au sol de dédain. « C’que j’sais, c’est qu’tu coures à ta perte, fiston ! »

  Halërn jeta sa besace sur son dos, et saisit ses armes.

« Eux même ignorent bien des choses… Mais les valdelias ont déjà commencé la traque. Le fait que les guerrières de la Déesse prennent l’affaire tant au sérieux devrait te convaincre, non ? Mère était l’une d’entre elles, après tout… » Le guerrier n’hésita pas à rouvrir une plaie mal cicatrisée.

- Ta mère, une sainte femme, n’était point aussi fol qu’ses compagnes, à courir par d’là nos terres à la recherche de throggs ! C’tait une servante d’la Déesse ! Une épouse pieuse y tout y tout. Pas une fanatique gavée d’sang ! Et des fumelles en armure, qui s’nomment comme la lune, c’est-y bien sérieux ? » Le vieil homme s’affala dans une chaise, et saisit d’une main tremblante un cruchon de vin.

- Tu blasphèmes, père. Tu devrais arrêter de boire.

- Parle point comme ça à ton père, bon à rien ! J’suis un ancien d’la guerre du Sud ! j’ai combattu à la bataille des march’d’cuivre, moi ! Avant même qu’tu sois né ! » Le vieux laboureur agita le cruchon au-dessus de sa tête, comme le manche d’une hache, renversant des rasades de vin au sol.

- Oui, père. Je sais déjà tout ça. » Halërn acheva de fixer son bouclier et sa claymore dans son dos. « J’aimerais juste te quitter sans m’être fâché une fois de plus avec toi.

- Humfrr… » Maugréa le vieil homme. « Allez, vas-t-en y donc, courir ta vierg’ effarouchée ! j’t’en empêcherai pas ! J’le pourrais point. Et tâche de revenir voir ton pauvre père, enfant d’malheur ! » Gémit-t-il, tout en sifflant le contenu du pichet.

Halërn lui sourit. « A bientôt, père… ». Et il franchit le seuil de la maison. Marchant quelques pas dans la cour de la ferme, il se retourna quelques instants, fixant la porte de bois entre-ouverte derrière lui. Une larme s’écoula le long de son visage. Détournant son regard, il s’avança vers la route de Grendorn. Il savait au fond de lui-même qu’il ne reverrait plus jamais son vieux père…

 

  Yvralïn s’engageait à travers le sous-bois, le cœur mélancolique. Tout en marchant, il pinçait les cordes de sa fidèle harpe Newäla, plaquée contre sa tunique vert clair.

  Une douce mélodie jaillissait de l’instrument enchanté, remplissant le sous-bois de notes  aussi cristallines que le bruissement de la pluie sur les feuilles vertes des arbres centenaires.

  Le barde marchait, et les oiseaux, intrigués, cessaient de chanter à son approche. Une sittelle déambulait le long d’une branche haute, attirée par la douce musique. Un vol de mésanges, sous le charme, le suivaient d’arbre en arbre, tel un auditoire subjugué par l’artiste, se disputant en pépiant les meilleures places sur les branches basses.

  Un écureuil sortit de sa cachette, intrigué. Son pelage roux flamboyant ondulait tendis qu’il grimpait le long d’un tronc de frêne. Dans les fourrés, deux renards s’approchaient furtivement, guettant de leurs regards rusés le passage du barde. Un craquement sec trahit la présence d’un cerf aux longs bois aguerris. Le noble animal s’était avancé jusqu’aux bords du chemin de mousse, contemplant de ses grands yeux humides le barde, dressant ses oreilles poilues à l’écoute du récital.

  Ainsi avançait Yvralïn, la forêt tout entière retenant son souffle... De ses mains agiles jaillissait une musique aussi pure que l’air printanier. Il aimait écouter jouer sa harpe, l’entendre charmer ainsi les habitants de ces bois. Il y a de cela fort longtemps, elle avait été fabriquée par des luthières Sylvales, selon des techniques hélas aujourd’hui oubliées. Son bois n’avait été aucunement taillé, mais tiré d’un arbuste rarissime, au tronc sinueux et à l’écorce aussi lisse que si elle avait été poncée. Les Sylvales avaient prélevé l’arbre avec délicatesse, sans force ni outil, l’invitant de leurs chants magiques à s’arracher du sol nourricier. De leurs mains délicates, elles avaient travaillé le tronc, tel un potier façonne l’argile mouillée entre ses doigts experts. Prélevant quelques cheveux d’argent de leurs coiffures hirsutes, elles avaient tendu les cordes de l’instrument. Puis, bénissant la harpe achevée, elles lui avait insufflé une partie de leur grâce, enchantant l’instrument au bois toujours vivant…

  Poussant un soupir de satisfaction, Yvralïn laissa ses longs doigts pincer les cordes scintillantes de la harpe. Newäla le guidait contre sa chevelure d’argent, lui dictant d’élégants accords, insufflant dans ses doigts toute la grâce des Sylvales… Le Barde sourit. Etait-ce encore lui qui pinçait ces cordes enchantées, ou bien la harpe elle-même qui répondait au bourdonnement de la Nature ? Newäla jouait avec grâce, et la forêt tout entière retenait son souffle en écoutant l’échos de sa mélodie.

  Yvralïn marcha longtemps, ainsi escorté par la faune sylvestre, avant que le chemin ne prenne fin devant la clairière du Sanctuaire de la Déesse. La harpe acheva sa mélodie sur un accord mélancolique. Peu à peu, le charme se rompit, et les animaux se retirèrent en silence. Les dernières notes résonnaient encore dans les oreilles du barde, lorsque remisant la harpe sur son épaule, il s’avança face au tumulus à présent déserté.

  Taillé sur le devant de l’édifice, au-dessus de sa tête, un triskel ornait la pierre. Yvralïn le fixa un moment, et fermant les yeux, murmura une courte prière:

« Landha mahen dü ahen vaeh tsan derbah … »

  Pénétrant d’un pas décidé dans le tumulus, il remarqua avec indifférence les présents déposés par les druides, au matin. Toute son attention était fixée sur l’entrée de la caverne, devant lui. Ses pas hésitèrent avant de franchir le lourd portail de basalte. Il n’avait plus rien à craindre de la Caverne, lui qui avait surmonté l’Epreuve de la Déesse, voilà tant d’années... Mais il redoutait tout de même les horreurs tapies au cœur de ce boyau interminable. Elle s’agitait à nouveau, il le savait. Il pouvait presque flairer sa présence à l’autre bout du tunnel… Aurait-il le courage de la défier, si elle s’opposait à son passage ? Serrant les dents, Yvralïn franchit le seuil du portail massif...

  Progressant en silence à travers le boyau ténébreux, il épiait le moindre bruissement s’échappant des ténèbres… Un faible murmure lui répondit : le son d’une goutte d’eau, s’écoulant lentement sur le sol glacé… Un frisson lui déchira l’épine dorsale. Cette odeur de souffre, montant peu à peu des profondeurs de la caverne… Elle arrivait !  Fermant les yeux, Yvralïn essayait de l’ignorer, répétant à mi-voix sa prière… Le barde continua sa progression à travers le boyau étouffant. Le clapotement des gouttes d’eau s’intensifiait. Il avait suffisamment marché, pensa-t-il, pour tenter d’ouvrir le portail du Sanctuaire. Concentrant son attention, il clama d’une voix claire l’incantation salvatrice :

« Nemanelah Landha, naïandala Landha ! »

  En un instant, une lumière intense envahit l’espace et le sol sembla se dérober sous ses pieds. Une douce chaleur l’entoura. Rouvrant les yeux, il contempla la vaste grotte du Sanctuaire, rayonnante, et son immense lac turquoise. Yvralïn souffla. De grosses gouttes de sueur perlaient le long de son visage. Il lui avait donc échappé… De justesse, pensa-t-il.

  Seuls, quelques Druides et lui-même connaissaient l’incantation nécessaire à la traversée des Cavernes Maudites, précieux savoir que beaucoup de prétendants avaient payé de leur vie… Mais si cette formule lui ouvrait les portes du Sanctuaire de la Déesse, elle représentait une bien faible protection face à l’ombre rôdant dans les ténèbres des Cavernes Maudites… Yvralïn soupira. Il n’était pas revenu en ces lieux bénis depuis tant d’années ! Tout était identique, comme au jour de son intronisation, voilà plusieurs siècles déjà… Le temps n’avait donc pas d’emprise sur le Sanctuaire sacré !

   S’avançant vers la berge, il remarqua une barque blanche échouée sur les gravillons blanchâtres. Yvralïn s’en approcha, se hâtant de la remettre à l’eau. Puis, grimpant à son bord, il se laissa dériver, droit vers l’autre rive. Le barde scrutait l’horizon d’un air sombre. Il repensait à la jeune Alandëlle… Avait-elle survécu à l’Epreuve ? Son cœur lui criait que oui, battant la chamade, rempli d’une curieuse sensation… De l’amour ? Yvralïn esquissa un sourire. Il n’osait s’avouer que le seul souvenir de la princesse rousse l’avait poussé à franchir une nouvelle fois les Cavernes Maudites… Il brûlait de la revoir ! Mais son désir n’était rien face à l’espoir qu’elle lui inspirait. Elle était l’Elue. Son cœur n’avait de cesse de le lui répéter. Mais comment pouvait-il en être si sûr ? Pourquoi elle ? Pourquoi avait-il eu la curieuse impression, en la contemplant pour la première fois, l’autre matin, que son salut dépendait de cette enfant ?

  Yvralïn, méditatif, ne prêta pas attention aux élégantes tourelles blanches du Havre de la Déesse qui se dessinaient devant lui. Il espérait, seulement, une réponse à son malaise…

 

  Halërn regardait la route boueuse s’étendre lentement à travers la plaine cultivée, assis sur une charrette de navets. Depuis maintenant une bonne journée, il suivait la route du nord, en direction de Grendorn. Un voyage assez long qui lui aurait pris deux jours à pied, si, de temps à autre, une charrette de paysan ne lui avait pas proposé de le conduire. Le guerrier acceptait toujours. Mais les braves laboureurs, affairés par les travaux des champs, ne pouvaient le transporter que sur quelques miles, avant de quitter la route pour s’engager sur leurs lopins de terre.

  Le printemps touchait à sa fin dans le Ponélion, mais dans les Marches d’Uralia, situées aux confins nord du continent, le gel venait seulement de lâcher son emprise sur les sols maigres, arrachés à la toundra. Il fallait se dépêcher, et labourer les champs au plus vite, avant que ne viennent les premières pluies du début de l’été.

  La saison dernière avait été bien courte, se plaignaient-ils. La neige avait tardé à fondre, et les céréales, pourries par trop de pluie, n’avaient pas donné beaucoup de grain. Le nouvel été ne s’annonçait guère mieux, avec les gelées des jours derniers, tordant jusqu’aux branches des arbres, et les bêtes manquant de fourrage dans les étables. C’était comme si le temps avait soudain changé, en deux minuscules années. Les hivers s’allongeaient maintenant jusqu’en mai, et les loups, autrefois plus respectueux de l’homme, descendaient dans les villages par bandes entières, la faim leur tiraillant le ventre. Plus d’une ferme isolée avait fait les frais de leurs assauts, égorgeant le bétail affolé, tuant les hommes et leurs familles, mangeant les voyageurs égarés dans les tempêtes de neige…

  Mais le pire était encore à venir. En mars, alors que la fonte était entamée, le gel s’en mêla, figeant les sols rendus spongieux. C’est à cette époque que des rumeurs inquiétantes s’étaient répandues dans les Marches, des toundras du nord jusqu’aux terres plus clémentes du sud. Une ombre noire s’étendait désormais au-dessus des Pics de l’Oubli, dans les Montagnes Sauvages, et les Clans s’armaient à nouveau pour défendre les cols de l’est…

« Vous êtes un d’ces guerriers, n’est-ce pas ? » Lui avait demandé un charretier.

- Oui. »

- J’en ai croisé queq’z’uns déjà, en revenant du marché de Grendorn, hier au soir. C’est donc vrai, à s’qu’on dit ? Les sapinières du nord sont d’ nouveau infestées d’throggs ? »

  Halërn soupira en repensant aux ruines fumantes du campement de bûcherons. Son regard de rapace fixa l’est, l’air songeur.

« Oui… » Lâcha-t-il.

- Z’ êtes un sacré taciturne, vous alors ! Remarquez, j’peux point vous en vouloir. C’est qu’ça doit pas être marrant tous les jours, comme boulot. Nous autres d’Uralia, on est tous de sacrés bagarreurs, prompts à défendre nos terres y tout y tout. Mais traquer le throgg toute la vie durant, par la Déesse ! Vous en avez déjà tué beaucoup ? »

- Oui. Beaucoup.

- Ha, ça… Mon grand père me causait souvent de la guerre du sud, une sacrée bagarre que celle-là ! C’est en pillant les hérétiques qu’il était r’venu riche comme un prince ! L’avait acheté des terres, et not’ servage à lord Haldor. Et depuis, nous sommes des fermiers libres, avec même des domestiques ! » S’enorgueillit le charretier. « Tenez, en parlant d’guerriers, r’gardez c’que nous avons au carrefour ! »

  Le paysan lui montra du doigt cinq guerrières à cheval, leur corps engoncé dans des armures de plate et le visage recouvert sous un imposant heaume cornu. Le charretier stoppa sa mule devant les cavalières.

  « Hola, ma jolie. Hé bien, guerrier, j’vous dis mes adieux. C’est ici qu’nos chemins se séparent. Moi, j’me vas à droite, vers la ferme que vous voyez, là-bas au loin. » Le charretier désigna un ensemble de bâtisses, protégées par une palissade de bois « Pour Grendorn, c’tout droit...  Fait’ attention, une fois en ville. Les brigands rôdent à la nuit tombée, à c’qu’y s’dit. Racailles, coupe-jarrets et voleurs festoient dans les tavernes, se font les seigneurs d’la cité, sans qu’la milice n’y puisse grand chose. Un trist’spectacle, l’ami… »

  Halërn remercia le paysan, et descendit de la charrette. L’attelage repartit, le laissant seul face aux valdelias. Des brigands dans Grendorn ? L’aventurier haussa les épaules. Rien de nouveau. La ville avait déjà la réputation d’attirer toute sorte de gibiers de potence… Halërn se mit en marche, longeant la route. D’un pas décidé, il se rapprochait des cavalières, restées immobiles à la sortie du carrefour. Halërn s’avança jusqu’à leur hauteur, sans vraiment leur prêter attention, lorsqu’une voix l’interpella :

« Halërn Glandell, du Clan Glandell ?

- C’est moi. » Répondit l’intéressé.

  La valdelia avança sa monture, à la rencontre de l’aventurier. Rien dans son port prestant, ni dans son uniforme d’acier, ne parvenait à dissimuler sa féminité. La guerrière, bien que couverte de fer forgé, se mouvait avec une élégance toute naturelle, qui renvoyait les guerriers des Clans défilant dans leurs cottes de maille puantes à de rustres lourdeaux.

  Son heaume, orné de deux énormes cornes d’aurochs, dissimulait son visage, lui donnant un air sinistre et sauvage. A sa ceinture ceignait une courte épée à lame large. Dans son dos, un bouclier rond était accroché en bandoulière.

  Derrière elle, cinq valdelias dressaient leurs lances empennées de blanc et de vert. Halërn reconnut la rune de la Déesse Valdélia, tissée en fils d’or sur les pennons de lin. Les guerrières portaient des heaumes moins spectaculaires, munis d’une seule fente transversale pour la bouche. Leur respiration laissait s’échapper des volutes de vapeur, renforçant l’impression menaçante qui s’émanait de la patrouille.

« Nous sommes les envoyées du Clan Haldor de Grendorn. » Reprit leur chef. «  Nous connaissons les raisons de votre venue en ville… »

  Halërn grimaça. Grendorn était la première grande ville des marches d’Uralia, située juste avant la toundra et les grandes sapinières du nord. Cette cité marchande n’était qu’à cinq jours de marche de la maudite forêt, où quelques semaines auparavant, il avait fait sa funeste rencontre.

  Le Clan Haldor avait été par conséquent dans les premiers alertés, prompt à envoyer des guerriers en renfort vers les fortins des cols des Monts Sauvages. Mais en aucune manière il n’avait soufflé mot aux hommes du Clan de sa rencontre avec le spectre, si ce n’est au père Anthron, son confesseur et vieil ami. «  Et que me veut le Clan Haldor, Cavalière de la Déesse ? »

  La valdelia avança sa monture de quelques pas.

- Que vous éclairiez les Ténèbres sur nos pas … Vous êtes le seul humain à l’avoir contemplée de vos yeux, savez-vous ? » la cavalière n’eut aucun mal à se faire comprendre de son interlocuteur, malgré sa réponse sibylline.

« Nous y voilà… » Pensa Halërn. « Anthron a donc fini par vendre la mèche. » C’était compréhensible, devant le poids de ce secret. Mais fortement compromettant pour la suite de sa quête. Maintenant que le Clergé tout entier connaissait ses attentions, il n’était plus libre de ses mouvements.

- Je vois… Et si je refuse ? Si je décide de faire cavalier seul ? » Le guerrier cherchait de ses yeux de rapace à croiser le regard de la valdelia derrière son heaume.

- La vie n’est pas douce pour un hérétique, Halërn du Clan Glandell… Tout ceci reste pour le moment entre nous, bien entendu… Mais franchir les Steppes Maudites est un crime devant l’Eglise… Un seul ordre de ma part, et le Ponélion tout entier se lancera à vos trousses … » Lui confia-t-elle. Halërn fronça les sourcils. Jamais, il n’aurait dû ouvrir son cœur à ce cher Anthron. Les hommes sont faibles, l’avait-il oublié ? Surtout face à de si lourdes révélations… Et dire qu’il avait si habilement rusé, des années durant, en faisant croire à ses proches qu’il avait erré, éperdu d’amour pour une reine des Royaumes du Sud ! Même son père y avait cru. Mais Anthron n’était pas dupe. Lui seul avait pu lire le trouble dans son cœur, sans jamais véritablement percer son secret. Jusqu’à ce qu’il parvienne finalement à lui tirer une confession, à son retour des sapinières... Peste soit de sa faiblesse ! Mais il était trop tard. Halërn n’avait plus le choix, désormais.

- Voilà qui a le mérite d’être clair. » Répondit-il. « Je serais donc votre lumière dans les Ténèbres, valdelias… » Capitula le guerrier.

  La valdelia fit faire demi-tour à sa monture, et laissa une de ses guerrières lui tendre la bride d’un destrier. Ce dernier soupira, et monta sur la monture, suivant les valdelias sur la route de Grendorn…

 

  « Le Monde ne fut pas toujours tel que nous le connaissons, mes sœurs… Il y a de cela fort longtemps, avant même que ne commence le règne du Noble Nithlar, notre Seigneur Dieu, et de notre Mère Landha, alors que le Monde jaillissait du fertile néant primitif, vint une race de Dieux terriblement puissants, que leurs esclaves mortels nommaient avec effroi les Premiers

  « Durant des millénaires, ils dictèrent leur volonté aux cieux, façonnant les astres à leur guise, unifiant les étoiles en royaumes stellaires, détruisant les mondes assez fous pour leur tenir tête…

  « Ils vivaient dans de gigantesques cités, dans l’ouest lointain, bien au-delà des flots infinis de la mer des Sept Iroises… A l’apogée de leur gloire, ils forgèrent de nouvelles lois physiques, forçant la Nature elle-même à se plier au moindre de leurs caprices …

  « Ainsi créèrent-ils la Magie, mes sœurs, telle que nous la connaissons aujourd’hui. Mais leur règne devait s’achever, et leur crépuscule commença lorsque leur Reine enfanta d’un nouveau Dieu, au front lumineux et au regard perçant. Ainsi naquit Nithlar notre Seigneur.

 « Mais à peine fut-il né, que de son cœur jaillirent cinq Déesses, éblouissantes de sagesse et de beauté : Landha notre Mère, Ethar, Icah, Valdelia et la perfide Yvrach…

 « Mais le Roi lut dans les astres que ses enfants entraîneraient sa Chute. Pris de terreur, il tenta de les étrangler dans leur berceau. Alors qu’il s’approchait de son fils, Nithlar retint son geste, lui brûlant les mains jusqu’à l’os. Fuyant la colère du tyran, notre Seigneur et les cinq Déesses se réfugièrent au-delà des mers, sur notre continent.

  « Les Premiers, pris de terreur, modelèrent alors des armes assez puissantes pour terrasser ces nouvelles divinités. Ainsi forgèrent-ils les Dieux Noirs, qu’ils lancèrent contre notre Seigneur.

 « S’en suivit la Guerre Divine, terrifiant conflit qui engloutit des étoiles entières dans un maelström d’énergie magique … A l’issue d’une lutte interminable, les Déesses défirent les Dieux Noirs, et Nithlar bannit de ce monde ses pères cruels, abattant leurs cités titanesques, ruinant leurs pouvoirs incommensurables…

 « Seigneur de ce monde, il érigea le Soleil, sa demeure céleste, pour qu’à jamais le Monde soit illuminé de sa lumière triomphante, et épousa les cinq Déesses… De ces unions devaient naître les cinq Peuples antiques.

 « Ainsi débuta son règne de Lumière, tel que le connurent nos pères, jusqu’à ce que dans leur folie, les Yvrach’Niths ne viennent à violer l’Interdiction Divine, et ne causent la Chute de l’Age d’Or…

 « Tel est le récit de notre genèse, mes sœurs. Vous ne savez que trop bien comment Yvrach la cruelle détourna ses fils de la lumière de Nithlar, et comment éclata la grande bataille de Nimin Azagoth… » Landhëwel marqua une pause, son auditoire captivé ne perdant pas un seul détail de son enseignement. Alandëlle l’écoutait avec ravissement, revivant dans son imagination les grandes fresques de la genèse de son monde. Elle se délectait de cette histoire, que les bardes de son clan ignoraient, et que seule la Reine semblait connaître. Mais comment un peuple aussi noble que celui des Landha’Niths pouvait-il ignorer sa propre genèse ? Alandëlle se souvint des Fêtes du Printemps écoulées auprès des siens, lorsque les bardes évoquaient dans leurs chansons les exploits de leur race, délectant de leurs poèmes épiques les convives attablés. Ne relataient-ils pas une autre version du récit, où seul Nithlar, surgissant du néant, avait créé le Monde en frappant le vide de son épée d’étoiles ? Pourquoi existait-il donc deux versions différentes, et laquelle était la vraie ?

 « Tu te poses la bonne question, Alandëlle… » la félicita la Reine. La jeune mage, rouge de confusion, se rendit compte qu’elle avait réfléchi à voix haute, sans qu’elle n’y prenne garde. « Beaucoup de savoirs se sont perdus, depuis la Chute de l’Age d’Or… Je ne peux vous enseigner que ce qu’il m’a été permis de vous dévoiler par la Déesse… »

- Par la Déesse ? » Tilnaëlle cligna tiqua. « Mais, je croyais qu’Elle s’était retirée de ce monde? Comment auriez-vous pu la rencontrer dans ces conditions?»

- Qui te dit que nous ne sommes toujours dans notre monde ? » Répliqua Alandëlle. « Le Havre de la Déesse n’a aucune raison d’exister que si la Déesse elle-même ne peut le fréquenter, non ? » Tilnaëlle la foudroya du regard.

- Allons, sois sérieuse un instant. Il n’existe qu’un seul monde, sans compter bien évidemment celui où furent autrefois emprisonnés les Dieux Noirs, et qui nous est inaccessible … » Répondit-elle. La Reine lui sourit.

- Tu as raison, Tilnaëlle. Il n’existe qu’un seul monde réel. » Trancha la Reine. « Mais pour en revenir à ta première remarque, n’oublie pas que les titres de Reine et de Grande Prêtresse nous furent donnés, à moi et à mes aïeules, par la Déesse en personne. Ce fut lors de ces temps immémoriaux qu’Elle nous confia nos tâches et nos devoirs… »

  Alandëlle la fixa, fronçant les sourcils. Elle mentait à nouveau, cela sautait aux yeux. Mais dans quel but ? La jeune magicienne l’écouta d’une oreille distraite leur répéter les règles premières de la magie, bien trop occupée à réfléchir aux paroles de la Reine.

« Il n’existe qu’un seul monde réel… » Leur enseignait-elle. Alors dans ce cas quelle était la véritable nature de la Caverne Maudite et du Sanctuaire de la Déesse ?

 

  Le cours s’acheva bientôt, et les jeunes magiciennes se levèrent de leurs fauteuils, saluant la Reine avant de sortir du grand salon de la bibliothèque. Alandëlle se releva la dernière, laissant ses sœurs quitter la pièce, s’attardant autour des imposantes étagères recouvertes de vieux grimoires. Ses camarades ne l’attendirent pas, à son grand soulagement. Elle se trouvait enfin seule avec la Grand Prêtresse. L’occasion ne se représenterait peut-être pas… Elle pouvait enfin la questionner, seule à seule, sans qu’aucune magicienne ne vienne déranger leur conversation ! Se retournant, elle s’avança lentement vers la Reine. Son cœur battait la chamade, mais son pas était ferme et décidé. Elle devait savoir.

« Ma Reine ? » Hésita-t-elle. Landhëwel était toujours assise dans son élégant fauteuil de cuir sombre, sirotant une tasse de thé.

« Oui, Alandëlle ? » Elle lui lança un regard encourageant.

« Pourquoi nous mentez-vous depuis le début ? » Sa question résonna à travers la bibliothèque tel un coup de tonnerre. La Grande Prêtresse, à peine surprise, reposa sa tasse de thé.

- Je savais que tu finirais par me poser cette question, Alandëlle… Mais aurais-je pu penser que ce moment viendrait aussi tôt dans ton enseignement ? Peut-être… Après tout, tu n’es pas comme les autres magiciennes… » La Reine versa du thé dans une autre tasse de céramique blanche. « Te joindras-tu à moi pour prendre le thé ? Je crois que nous avons beaucoup de chose à nous dire… »

 

  Grendorn n’avait rien d’une imposante cité, avec sa muraille de pierres grossièrement taillées, ses tours massives, ses habitations uniformes de toits de chaume, et ses ruelles sinueuses et crasseuses. Mais elle en manifestait toute l’agitation, tant elle grouillait de badauds, paysans, citadins pressés, chariots peinant dans la foule, et guerriers marchant d’un pas décidé, repoussant les passants vers le bas-côté de la ruelle - non sans quelques altercations. Les immondices s’accumulaient en un ruisseau nauséabond s’écoulant lentement au centre de la voie embourbée, que les citadins prenaient soin d’éviter. Parfois, les roues d’un chariot se prenaient dans un nid de poule, et projetaient sur les pauvres passants quelques  gerbes d’eau croupie. Le long des échoppes crasseuses, des crève-la-faim mendiaient quelques pièces de cuivre. Leurs guenilles se confondaient avec la crasse ambiante, les dissimulant de manière atroce dans ces ruelles poisseuses.

  Dans les impasses, les déchets pourrissants s’accumulaient, laissant apparaître quelques rats craintifs, couinant à l’approche de quelques coupe-jarrets.

  De temps à autre, l’enseigne colorée d’une taverne s’agitait dans le vent froid. Le bâtiment, aux vitres teintées renvoyant une chaude lumière orangée, égayait la ruelle de ses chants de guerriers attablés et de ses cris d’ivrognes.

  Halërn et les valdelias progressaient lentement dans ce dédale de venelles. Ils avaient franchi la porte principale de la cité en fin de journée, et la lumière du jour commençait à décliner. Peu à peu, les passants se faisaient de plus en plus rares dans les ruelles, activant leurs pas d’un air anxieux. Les mendiants s’éclipsaient derrière quelques mansardes pourrissantes, et les miliciens de la cité entamaient leur premier tour de ronde nocturne.

  L’aventurier arborait toujours le même visage pensif, depuis que les valdelias l’avaient arrêté, en milieu de journée. Et si tout ceci n’était qu’un piège ? Une ruse destinée à le neutraliser ? Qui sait ? Les valdélias du Clan Haldor le jugeaient peut-être déjà comme un hérétique, et l’avaient cueilli en douceur pour mieux l’accrocher à la potence…

  « Cessez cet air désagréable, Halërn du Clan Glandell. » lui lança la capitaine de l’ escorte. « Vous vous rendiez à Grendorn, après tout. Alors, y arriver seul ou accompagné, quelle différence y a-t-il? » L’aventurier leva les yeux vers la guerrière. Elle chevauchait à sa gauche, son heaume attaché contre le pommeau de sa selle. Le long de son visage parsemé de taches de rousseur, des cheveux roux roulaient jusque sur son armure.

- Cessez donc vos sarcasmes, Cavalière de la Déesse. J’aimerais bien mieux loger cette nuit dans l’une de ces tavernes miteuses plutôt que de vous suivre jusqu’à votre caserne… » Lui répondit-il d’une voix glaciale.

- Vraiment ? Même si cette caserne vous a vue naître, Halërn du Clan Glandell ? » L’aventurier lui lança un regard mauvais. La guerrière lui répondit d’un sourire malicieux, avant de poursuivre. « Comme vous pouvez le constater, nous en savons beaucoup sur vous, Halërn… Fils de Halnar du clan Glandell et de Malnërn du clan Haldor … » Elle soupira. « Votre mère était une grande servante de la Déesse. Elle aurait été certainement fière de vous … »

- Merci. » Lui répondit-il sèchement. « Mais je ne suis pas venu jusqu’ici pour que vous me contiez les exploits d’une mère que je n’ai hélas pas connue. Mon père s’en est déjà chargé, j’en suis navré pour vous… ». Halërn marqua un temps d’arrêt, remarquant au détours d’une ruelle la silhouette austère de la caserne des valdelias. « J’espère rapidement savoir ce que le Clan Haldor attend de moi. ».

- Patience, Halërn. Vous en saurez plus bientôt… Mais je n’ai pas eu encore le loisir de me présenter » s’excusa-t-elle. « Capitaine Halandä, du Clan Haldor. Au service de la Déesse… » La guerrière inclina la tête, lui souriant. Halërn la regarda avec méfiance.

- Capitaine ! » Lança la cavalière en tête de file. La guerrière rousse mit sa monture au trot, remontant la colonne jusqu’à la valdélia. « Regardez, devant nous… ». Elle lui désigna les lumières de flambeaux, au bout de la rue : une bande de coupe-jarrets leur barrant le chemin.

  Halandä jura. Tirant son épée du fourreau, elle fit signe à la colonne de hâter le pas. Les chevaux se dirigèrent au trot vers la bande de voyous. La troupe hirsute, armée de rapières et de haches, les attendait en silence, leurs torches dégageant une fumée poisseuse.

« Halte, mes jolies. On ne passe pas. » Leur cria un des brigands. La capitaine le regarda, dépité, avant d’éclater d’un rire sardonique.

« Depuis quand un misérable bougre comme toi se dresse face aux Cavalières de la Déesse ? » Lui répondit-t-elle.

- Donne-moi ton prisonnier, et je te laisserai passer… » Lui ordonna-t-il.

  Le chef de bande siffla, et des venelles jaillirent de nouvelles bandes armées, encerclant rapidement le petit détachement de valdélias. L’homme s’approcha à la lueur d’une torche. Il affichait une large bedaine et portait de vêtements déchirés, dissimulant maladroitement une cotte de maille rouillée. Dans sa main droite, il tenait une morgeinstein. Halërn fixa son crâne chauve, et afficha un rictus d’horreur en reconnaissant la rune marquée au fer rouge sur son front…

« Peste soient des hérétiques… » Murmura la capitaine. Elle brandit son épée, et éperonna violemment sa monture. « Foncez ! » Hurla-t-elle. Les destriers se mirent au galop, chargeant les brigands. De leurs épées, les valdélias repoussèrent violemment les brigands, leurs destriers piétinant les malheureux tombés à terre. Halërn jouait de taille et d’estoc avec sa claymore, embrochant quelques solides gaillards de la pointe de sa lame. Se taillant un chemin sanglant à travers la nuée de racailles, les guerrières progressaient avec rage vers la caserne. Mais leurs adversaires se jetaient dans la mêlée avec un tel fanatisme que leur progression fut vite stoppée. La capitaine saisit un cor à sa ceinture, et y souffla vaillamment. Le son de la corne d’auroch vibra contre les bâtisses sombres, couvrant les hurlements des brigands. La lutte s’engagea de plus belle, les valdélias rivalisant de bravoure. Halërn désengageait sa lame du corps d’un nouvel adversaire, lorsqu’une détonation retentit derrière lui. La balle siffla près de son épaule, avant de se perdre contre un mur. Se retournant, il eut juste le temps d’apercevoir un des brigands se précipiter pour dégainer un second pistolet. Eperonnant sa monture, il se rua contre le tireur, et lui trancha la tête avant même qu’il n’ait le temps de brandir son arme.

  « Comment ? Ces chiens ont des armes à poudre ? Auraient-ils pu dérober de telles pièces en Algaroth ? » Pensait-il, tout en rengageant le combat.

  La capitaine brandit à nouveau son cors, y soufflant une seconde fois. Autour d’eux, l’étau des bandits se resserrait, forçant chaque cavalier à se défendre contre une forêt de rapières. Un autre cor lui répondit, et les bandits marquèrent un temps d’arrêt. Un bruit de sabots martelant les pavés emplit la nuit, et les lueurs de nouvelles torches illuminèrent la ruelle de la caserne.

  Les bandits abandonnèrent le combat, pris de panique, laissant leurs camarades blessés ramper misérablement sur le sol.

  Halërn souffla. Les secours parvinrent à leur hauteur ; une vingtaine de valdelias brandissant l’épée, engoncées dans leurs lourdes armures. Le détachement s’avança jusqu’à la capitaine, saluant l’officier, lame au clair.

« Enfin, Cavalières ! » Leur lança Halandä.

- Capitaine… » Salua une guerrière. « Pardonne-nous notre retard. Mais nous dûmes repousser un assaut, contre les portes de la caserne… »

- Ces chiens osent nous défier ! » Pesta la capitaine, achevant d’un coup d’épée nerveux un des blessés. « Inutile de les poursuivre, ces racailles se sont déjà réfugiées dans leurs repères miteux. Ramenez à l’abri nos sœurs blessées. Et exécutez les prisonniers. Que cela serve d’avertissement à la populace… » Ordonna-t-elle, lançant des regards soupçonneux aux bâtisses endormies.

  Les cavalières s’exécutèrent, posant pied à terre. Halërn les regarda un moment, s’activer dans la rue, ramassant péniblement les guerrières blessées, exécutant les derniers hérétiques... Halërn leva les yeux autour de lui. Derrière les persiennes des fenêtres, l’aventurier pouvait distinguer les faibles lueurs de chandelles. Les citadins, même apeurés, ne rataient pas une miette de la scène. Demain au marché, la nouvelle de l’embuscade se répandrait. Halërn s’amusa en imaginant les visages terrorisés des notables, colportant la nouvelle de commerce en commerce, tremblant comme des feuilles à l’idée que ces bandits puissent s’en prendre à leurs cossues demeures… Savaient-ils seulement qui était le chef de ces coquins ? Non, bien entendu. Tous ces bourgeois ignoraient jusqu’à l’existence même des peuples Niths. Ils ne reconnaîtraient pas la moindre rune, tant les savoirs ancestraux s’étaient perdus au fil des siècles. « Bénis soient les ignorants, car ils ne connaissent pas la peur… » raconte un verset du Livre de Nithlar. Les prêtres avaient peut-être raison. Mais comment pouvait-il, lui, ignorer un tel signe ? Cette rune, que ce petit chef grassouillet arborait sur son front, il l’avait suffisamment vue pour la reconnaître entre mille !

  Une cavalière s’approcha. L’aventurier se retourna. Halandä affichait elle aussi un visage songeur.

« Venez. Nous continuons jusqu’à la caserne. Ils pourraient revenir… »

  Halërn acquiesça d’un hochement de la tête. Il suivit la capitaine et son escorte de valdelias à travers la ruelle, laissant derrière eux les autres cavalières achever le travail. Le groupe traversa la ruelle, jusqu’à déboucher sur une grande place pavée plongée dans l’obscurité. Là encore, les cadavres au sol témoignaient de l’affrontement récent. Devant eux, une bâtisse se détachait des autres constructions, de part ses larges murs d’enceinte et son donjon central. Halërn fixa le sombre bâtiment, éclairé par quelques rares torches. La caserne des valdelias dégageait quelque chose de sinistre, surtout par cette nuit sans étoiles. Mais peut-être était-ce lié au souvenir de l’embuscade à laquelle il venait de réchapper…

  Les cavaliers pénétrèrent dans la cour de la caserne, et mirent pied à terre. Des palefreniers se précipitèrent pour mener leurs montures aux écuries, tendis que des valdelias escortaient Halërn jusqu’au donjon. Les guerrières l’introduirent dans le donjon par la porte principale, pénétrant dans un grand corridor empli de lumière. Escaladant les marches d’un austère escalier en spirale, Halërn remarqua que peu de tapisseries décorait la pièce, si ce n’est les fanions de l’ordre des valdelias, et des représentations pieuses de la Déesse.

  Les guerrières quittèrent l’escalier pour s’engager dans un couloir, tout aussi sobre. Elles longèrent plusieurs portes épaisses de bois, avant de s’arrêter devant l’une d’entre-elles. La capitaine sortit un trousseau de clé, et déverrouilla la porte. Elle invita l’aventurier à y pénétrer.

« Ainsi voilà ma cellule… » Lui lança-t-il, tout en poussant le loquet de la porte.

- Vous vous trompez, Halërn. Ceci est une chambrée de valdelia, que nous avons préparé pour votre personne. Nous tenons à vous garder entre nos murs, mais vous resterez libre de vos mouvements, tant que vous ne tentez pas de quitter l’enceinte de la caserne. » Lui répondit la capitaine.

  L’aventurier pénétra dans la pièce : une chambre austère, muni d’un simple lit et d’une table basse. Une meurtrière faisait office de fenêtre.

- Une prison, même dorée, reste une prison, Halandä… » Répliqua-t-il.

- Nous nous reverrons demain, Halërn. Tâchez de vous reposer en attendant. » La capitaine le salua, et sortit de la pièce. « Vous nous êtes plus utile qu’un prisonnier… » Termina-t-elle en refermant la porte.

  Halërn s’assit sur le lit, soucieux. Que lui voulaient-elles donc, à la fin ? Pourquoi tout ces mystères autour de son arrestation ? Toutes ces manières ne rimaient à rien. Un prisonnier reste un prisonnier ! L’aventurier écouta les bruits de pas s’éloigner. Il se précipita sur la porte, et tenta de l’ouvrir. Le loquet résista. « Verrouillée, évidemment ! » Pensa-t-il. Le guerrier s’allongea sur son lit. « Eh bien, dormons. Nous y verrons peut-être plus clair demain… »

  L’aventurier expédia ses chausses et son armement aux pieds de son lit. S’étirant de tout son long, il s’endormit lentement, plongeant dans des rêves aussi sombres que de l’ébène. Dans son esprit, la rune marquée sur le front du chef des brigands n’avait de cesse de tournoyer, le replongeant dans de sombres songes. Une myriade d’images distendues rejaillirent de son subconscient, tendis que la rune maudite s’inscrivait sur ses paupières, telle l’ombre d’un passé rejaillissant de l’oubli…

 A suivre...

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