Les
Chroniques du Ponelion
Livre 1 : La Compagnie de la Magicienne
Prologue
« Garde-toi des esprits des bois, mon fils, ce sont les pires… » Se répétait machinalement Halërn, tout en progressant le long du chemin forestier. Les paroles de son père résonnaient dans sa tête depuis qu’il avait franchi la lisière de la forêt, une impressionnante sapinière exploîtée depuis des générations par les bûcherons de son village. Maintenant qu’il scrutait anxieusement les profonds sous-bois couverts de mousses et de lichens, ses doigts enserrant nerveusement le manche de sa hache, elles prenaient un tout autre sens que les mises en garde d’un vieil homme supersticieux. Halërn avançait d’un pas ferme, sur ses gardes. Il se savait épié, et cherchait désespérément à débusquer cette menace. Tout en arpentant le chemin de terre boueux, raviné par les sabots des chevaux de trait et les troncs d’arbres traînés par les attelages, le bûcheron guettait : là, quelque part derrière les fourrés, une créature l’observait.
Halërn n’en était pas à sa première sortie
dans les bois. Depuis sa plus tendre enfance, il explorait les sous-bois des
grands forêts de conifères s’étendant sur les terres d’Uralia. Il se souvenait
de ses excursions à cheval, galopant en lisière de bois sur la toundra
s’étandant à perte de vue. Il souriait encore en se remémorant sa fugue, alors
qu’il n’avait pas quinze ans, sur le cheval de trait de son père, et son
expédition jusqu’aux Montagnes de Glace, à l’extrême Nord des Marches. Et même
si dans sa folle course il était parvenu à rallier le domaine du Clan du Nord,
réussissant un exploît dont peu d’hommes de son Clan pouvaient se targuer, son
dos gardait encore la cuisante douleur des coups de bâton que son père lui
avaient asseiné à son retour. Punis ton fils, il en grandira mieux, dit
un vieux dicton des Marches ; mais pour Halërn, la sentence paternelle
n’avait été qu’une incitation à recommencer l’aventure, de plus en plus longue
à chaque fois.
C’est ainsi que chevauchant vers l’est, il
avait atteint au bout de deux semaines les contreforts des Montagnes Sauvages.
Allant sur ses vingt ans, seulement armé de sa claymore, il avait emprunté les
périlleux cols traversant ces monts maudits, et pénétré jusqu’aux Steppes
Arides. Là, poursuivi par des hordes de Throggs, il avait dû chevaucher à bride
abbatue, cherchant désespérément refuge vers le sud.
Mais comment trouver son chemin sur ces
terres désolées ? Comment se fier aux étoiles, la nuit venue, lorsque leur
lumière oscille dangereusement, comme aspirée par un tourbillon
démoniaque ? Le jeune homme intrépide de l’époque se fiait naïvement à sa
bonne étoile, même si cette dernière ne rayonnait plus au-dessus de sa tête …
Alors qu’il s’engageait toujours plus loin
sur ces terres corrompues, l’herbe se raréfiait, et les cours d’eau se
tarissaient. Bientôt, il n’eût plus une goutte d’eau dans sa gourde, et dût se
contenter pour toute pitance de maigres corneilles abbatues à la fronde.
Halërn fronça les sourcils. Un bruissement
venait d’attirer son regard, vers la gauche. Ses yeux se fixèrent sur un vieux
tronc d’arbre blanchi, couvert de mousses. Un lapin, surpris, détala en
vitesse. Halërn jura, et poursuivit sa marche. D’ici une heure, il sortirait de
ces bois, et regagnerait la sécurité relative de la toundra. Tant qu’il restait
sur ce chemin boueux, la créature ne pouvait le surprendre. Il le savait, et
son esprit, un peu malgré lui, le replongea dans le souvenir de ses péripécies
dans l’est lointain.
Durant des semaines, peut-être des mois, il
avait erré, seul, toujours poursuivi par des meutes de créatures repoussantes,
hybrides horribles d’hommes et de chèvres. Sa monture était morte de fatigue,
et pour ne pas dépérir à son tour, il lui avait fallu boire son sang encore
chaud.
Le souvenir de ces épreuves lui avait laissé
un goût amer dans la bouche. Pourquoi devait-il se souvenir de tels évènements,
en cette étrange circonstance ? Sa mémoire se jouait de lui, sans aucun
doûte. Serrant les dents, il continua sa marche, ses sens en alerte guettant
toujurs le moindre bruissement anormal, le moindre mouvement inquiètant…
Un corbeau s’enfuit en croassant à son approche, déchirant le silence pesant. Halërn tiqua à peine. Des corbeaux, il en avait vu des milliers, en vols serrés, obscurcissant les cieux alors qu’il progressait dans la Steppe Maudite. Il se souvenait encore de leurs croassements horribles, et de l’odeur putride qui les accompagnait. A bout de forces, le regard fatigué perdu derrière une barbe hirsute couverte de crasses, ses vêtements en lambeaux, il avait fini par se confondre dans ce paysage sinistre, après tant de mois d’errance ! Les meutes démoniaques avaient renoncé à le poursuivre, tant sa rage de vivre le rendait insaisissable. Luttant d’abord pour sauver sa peau, l’aventurier s’était peu à peu transformé en un chasseur sauvage, n’hésitant pas à laisser ses poursuivants le rejoindre, à l’abri derrière des rocailles, et à harceler les tir-au-flanc, semant peu à peu le trouble et la terreur dans le cœur de ces créatures démoniaques.
Peu à peu, la proie s’était changée en
chasseur, et les throggs, apeurés, avaient abandonné leur poursuite face à ce
damné humain.
Malgré la peur lui tiraillant le ventre, il
avait conservé jusqu’en ces sous-bois hantés ce regard de prédateur à l’affût.
Peut-être était-ce pour cela que la créature, sur ses gardes, n’osait encore
l’attaquer. Pourtant, les occasions n’avaient pas manqué : alors qu’il
débitait un arbre abbatu la veille, n’avait-elle pas osé s’approcher à quelques
mètres de lui, sentant sa présence derrière son dos ? Et lorsqu’il avait
rejoint le campement des bûcherons, n’avait-il pas senti la menace le suivre à
la trace ?
Halërn avait d’abord réagi comme un animal
traqué, cherchant au plus vite le réconfort de ses pairs. Mais à son arrivée,
le campement n’était plus que tas de cendres fumantes, et la cabane servant
d’abri aux bûcherons finissait de se consumer, carbonisant les restes de ses
locataires. Des dizaines de sabots crochus avaient laissé leur emprunte dans la
terre molle, tout autour du campement. Halërn n’avait pu s’empêcher de jurer,
crachant sur les traces de Throggs. Ainsi ces créatures maudites avaient-elles
franchi les Montagnes de l’est, maraudant à nouveau à travers les terres
d’Uralia. Halërn avait brandi sa hache, comme pour menacer les vandales. Les
Hommes de son Clan prendraient bientôt les armes contre la menace, et
partiraient une fois de plus à la chasse ! Parcourant les ruines fumantes
du campement, il n’avait pu s’empêcher de frissonner devant les marques gravées
sur des planches à moitié consumé : des runes maléfiques, taillées à
l’aide de griffes. Des symboles maudits, oubliés des Hommes du Ponelion depuis
des siècles, mais que quelques rares sages ou aventuriers assez fous pour
s’engager vers l’est ne connaissaient que trop bien …
Halërn avait longuement contemplé les
graffitis, transposant ces mêmes runes sur d’énormes monolithes de basalte,
érigés par des peuplades maudites aux confins des Steppes de l’est.
Peut-être une année s’était écoulée, lorsqu’il
était enfin parvenu jusqu’à ces lugubres alignements, au bout de son errance à
travers les steppes désolées. Il avait alors perdu tout espoir de retrouver sa
route, et maraudait sans fin sur ces étendues désertes. De temps à autre, il
croisait quelques Throggs. Devenu expert dans la chasse de ces créatures, il
n’avait aucun mal à les surprendre, profitant de la moindre inattention de leur
part, jettant le trouble et la confusion dans leurs meutes. Il se complaisait à
traquer les groupes isolés jusqu’au dernier, et connaissait maintenant une
centaine de hordes différant par la couleur de leur pelage, leurs îcones
barbares et leurs armements archaïques.
Mais rien de tout cela ne l’avait préparé au
spectacle qui l’attendait, après avoir franchi la bordure de monolithes. Sur le
chemin boueux traversant la forêt en ligne droite, Halërn se remémorait son
dernier voyage, par-delà les Terres Sombres de l’est lointain…
Durant des jours, il avait erré à travers un
paysage encore plus désolé, fait de terre brune craquelée. Dans le ciel, des
nuages s’amoncelaient sans fin, et le tonnerre grondait au loin.
Plus aucun Throgg à chasser. Seulement
quelques rares corbeaux rachétiques. Plus une seule source d’eau nauséabonde,
seulement les lits sablonneux de rivières taries. Plus un seul rayon de soleil,
mais une pénombe continue le jour comme la nuit.
Et pourtant, il avait traversé ces terres
maudites, poussé par sa curiosité, attisé par la faim dévorant ses entrailles.
Enfin, au bout de mois de marche acharnée, il était parvenu jusqu’aux confin
des Terres Sombres, se tenant devant l’Océan Oublié.
La mer d’huile léchait sans fin les falaises
de basalte. Malgré les bourrasques de vent froid, aucune houle ne se formait en
sa surface. Pas une seule mouette ne voguait au-dessus de ses eaux calmes, seul
le bruissement du vent couvrait les faibles clapotis des marées.
Halërn avait longtemps observé l’océan
morne, s’étendant à perte de vue. Puis, reprenant sa route, il avait longé le
rivage, les Terres Sombres s’étendant à sa droite. Combien de jours avait-il
longé les falaises de basaltes ? il l’ignorait. De temps à autre, un frêle
lézard rempant au sol lui servait de repas, lui donnant à peine la force de
continuer son périple. Sur l’horizon, une lune écarlate se levait peu à peu.
Halërn ne pouvait s’empêcher de fixer l’astre nouveau, tant sa froide beauté le
fascinait. Le disque, rayonnant d’une inquiétante lueur rougeâtre, éclairait
faiblement ses pas. Sur ces terres maudites, aucun rayon de l’astre solaire banni,
ne venait réchauffer son corps. Seule, la lumière de l’astre maléfique
éclairait les paysages désolés.
Un jour de marche, puis un autre. Encore et
toujours, la sombre lumière guidant ses pas. Et enfin, au sommet d’une colline
de rocaille, la vision en contre-bas d’une cité antédéluvienne.
A jamais, Halërn se souviendrait de la
vision terrifiante de ces tours de basalte, lancées vers les cieux obscurcis
tels des doigts crochus, reflètant la lumière ocre de l’astre maudit.
Son cœur frissonna, lorsque dévalant la
colline, il découvrit des murailles aussi lisses que du verre, opaques comme de
l’encre, semblant avoir été taillées d’un seul bloc. La cité s’avançait jusqu’à
l’océan, laissant la mer s’étendre aux pieds de ses tours démesurées. Halërn s’approcha,
des jours durant, de la cité, sans cesse grandissante. Sa démesure n’avait de
taille que la peur qu’elle lui inspirait. Enfin, il aperçu les portes d’airain,
laissées négligeament entre-ouvertes, et derrière elles les devantures de
pierre des premières habitations et les frontons de marbre noir des temples
profanes. Le jeune homme n’avait été que peu surpris de n’y rencontrer âme qui
vive, alors qu’il s’engouffrait dans la cité fantôme. Peut-être dans sa fougue
avait-il même oublié les légendes de son peuple, déambulant d’un pas nonchalant
le long des immenses places recouvertes de montagnes d’ossements pourris,
s’avançant jusqu’aux anciens palais désormais déserts.
Halërn secoua la tête, cherchant à chasser
ces souvenirs. La lisière de la forêt n’était plus qu’à quelques centaines de
mètres, devant lui. Bientôt, il quitterait ces bois, et pourrait prévenir son
Clan dui danger. Croisant chemin faisant un énorme sapin au tronc gigentesque,
il ne put s’empêcher d’admirer l’arbre, tout en le comparant à la grande tour
de basalte, qui s’élevait froide et austère, au-dessus de l’océan limpide, dans
la cité maudite de ses souvenirs.
Il s’y était arrêté, interdit, admirant
l’œuvre inteminable. Levant ses yeux le long de l’édifice de basalte, son
regard s’était fixé jusqu’à cette tâche blanchâtre, au sommet. Halërn avait
émis un petit cri de surprise, tendis que l’image de cette silhouette semblait
s’agrandir, raccourcissant la distance entre ses yeux et le sommet de la tour.
Paralysé de terreur, il avait peu à peu discerné les formes sensuelles d’une
belle grande femme, aux longs cheveux blancs crêpus, et à la robe translucide
flottant dans le vent. La silhouette avait encore grandi, découvrant un visage
juvénile, aux traits agréables et harmonieux, mais à la place de ses yeux, deux
orbites vides, noires comme le plus profond des abysses !
Halërn avait poussé un gémissement de
terreur, et le fantôme ricana, emplissant les rues désertes de la cité de son
rire démoniaque, se répercutant contre les tours de basaltes. Le jeune homme
avait alors entrevu une immense ombre luisante s’élever au-dessus du spectre,
avant que, sombrant dans la folie, il ne rebrousse chemin jusqu’aux portes
d’airain, hurlant de terreur…
Halërn ignorait combien de temps il avait fui,
poursuivi par le rire dément du spectre. Il ne se souvenait non plus de son
voyage de retour, à travers les Terres Sombres et les Steppes Arides, pas même
de son errance à travers la toundra d’Uralia, devenu semblable à une bête
sauvage. Il lui semblait avoir cauchemardé, tout au long de son retour, jusqu’à
ce qu’un guerrier de son Clan ne le ramène sous le toit de son père, cinq ans
après son départ…
Bien des printemps s’étaient écoulés depuis
son périple dans l’est lointain. Halërn était devenu un bûcheron d’âge mûr,
mais à l’esprit harcelé par le souvenir de la cité maudite. Aucune fille
n’avait voulu d’un époux taciturne, au regard sombre de rapace. « Tu
finiras tout seul, si tu ne t’enlèves pas cette histoire de ta
caboche ! » Lui répétait sans cesse son vieux père. Mais comment
oublier cette silhouette maudite ? Comment effacer de sa mémoire ce visage
terrifiant ? Il ne savait que trop bien quels horribles spectacles ses
yeux avaient contemplé. Un jour, la Prophétesse quitterait sa tour de basalte,
et parcourerait à nouveau librement le vaste monde. L’Ombre de la Déesse
Invisible s’étendrait sur les Steppes Arides, et les Throggs, rassemblés en
d’innombrables cohortes, se répendraient sur les Terres de l’Ouest…
Ainsi s’engagerait l’ultime grande bataille
du Ponelion …
Un craquement attira son attention, sur sa
droite. Là, derrière le bouisson de houx, une masse sombre l’épiait. Halërn
s’avança, en silence, brandissant sa hache. Son regard fixait intensément sa
proie. Encore quelques pas, et le bûcheron se tint devant l’arbuste. Bondissant
sur la créature, il la plaqua violement au sol, cherchant à trancher la
jugulaire d’un geste machinal. Mais il ne trouva que des lambeaux de capes
grise, s’accumulant sur une silhouette svelte aux cheveux blancs crépus.
Dégageant la tête de la rôdeuse, il marqua un temps d’arrêt devant son visage,
comme saisi d’effroi. Songes et réalité se mélangeaient, face à ce visage qui
hantait depuis tant d’années sa mémoire.
Halërn relâcha son emprise, et la jeune femme
se dégagea sans peine. Elle lui sourit, sardonique, avant que son image ne
vascille, et que ses vêtements en lambeaux ne retombent au sol.
Un rire lointain traversa les sous-bois, et
Halërn tomba à genoux, sa hache lui glissant des mains… Maintenant, il se
souvenait parfaitement. Ce doux visage, aux traits fins, ce front clair dégagé
sous cette tignasse crêpue… Toute la grâce de cette jeune femme sauvage ne
pouvait dissimuler l’horreur de son regard démoniaque : car sous ses
sourcils crèmes trônaient deux orbites vides, sinistres abymes plongeant jusqu’aux ténèbres les plus
pronfonds …
A suivre…
© Lorindil Janvier 2004