Gooseville

Une série de Lorindil

Chapitre second : un chariot dans la prairie

« Susan, reviens immédiatement auprès du chariot ! Ne t’éloigne pas, ma chérie !

-Oui maman… »

  La petite fille délaissa les hautes fleurs de la clairière pour courir en direction de l’attelage, poussant un rire cristallin.

« Tu ne devrais pas la brimer ainsi, Maggie… Elle a voyagé une semaine durant dans ce chariot, elle a bien le droit de se dégourdir les jambes !

- Je sais bien, Peter, mais cette forêt ne me dit rien qui vaille… Qui sait ce qu’il pourrait lui arriver si elle venait à rencontrer un indien ou… un loup ? »

  Peter éclata de rire.

« Allons, Maggie, elle n’est même pas à cinq mètres du chariot ! Aucune bestiole ne s’approcherait d’aussi près ! Et puis, je te rappelle que nous avons le fusil, en cas de besoin.

- Peut-être, Peter. Mais s’aventurer ainsi, dans les Appalaches, si loin de toute civilisation… Cela ne me dit rien de bon. Nous n’aurions peut-être pas dû quitter Philadelphie. » La jeune femme roulait des yeux nerveux en direction des sous-bois environnant.

- Nous y voilà. Encore la même rengaine. » Peter tira une bouffée sur sa pipe. « Enfin, Maggie, n’en avais-tu pas assez de cette vie misérable, à  la botte des Anglais ? Moi, bloqué dans ce cabinet de médecins minable, et toi, à faire le ménage chez cette vieille sorcière de Lady Ampsheire ? C’était donc cet avenir-là que tu souhaitais pour nos enfants ?

- Non, bien entendu… » Bredouilla-t-elle. « Mais pourquoi nous aventurer si loin ? Pourquoi ne pas s’arrêter dans la vallée de la Shenandoah, ou descendre plus au sud en Louisiane ? La Nouvelle Orléans est une charmante cité, tu sais !

- Charmante, mais française. Qu’ils aillent tous au diable, avec leurs rois du vieux continent, Maggie. Nous n’avons plus besoin d’eux ! Nous avons maintenant la liberté pour seul maîtresse ! Bon sang, Maggie, C’est ce bon Voltaire qui avait raison ! Cultivons notre jardin, loin de tous ces fous ! »

- Et nos familles, Peter ? Et ma mère ? Quand les reverrons-nous ! Ho, doux Jésus, avions-nous le droit de les abandonner ainsi ? »

- Je ne te comprends pas, Maggie. Tu étais pourtant folle de joie à l’idée de quitter Philadelphie ? Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Aurais-tu déjà le mal du pays ? De son servage ? Tes chaînes te manquent-elles tant que ça ?

- Non, Peter, je veux juste te dire que nous sommes allés trop loin. Regarde autour de nous ! Il n’y a rien, juste une vieille piste recouverte d’herbes ! Enfin, Peter, où nous conduis-tu ? Nous sommes suffisamment libres comme ça. Trouvons-nous une petite bourgade où nous installer, et cessons d’errer de la sorte, je t’en prie ! »

  Peter resta silencieux un instant. Autour du chariot, Susan s’agitait, folle de joie. Piquant une course le long du chemin, elle s’engagea à travers les sous-bois.

« Susan ! » Hurla Maggie.

« Maman ! Papa ! Il y a une ville derrière la forêt ! » leur cria la jeune éclaireuse.

  Peter fouetta les deux chevaux de l’attelage, forçant un peu l’allure. Gravissant une pente légère, le chariot déboucha en lisière de forêt, sur une petite vallée entourée de montagnes et de forêts de conifères. Là, devant eux, s’étendait une modeste ville. Peter stoppa l’attelage. « Tu as peut-être raison, Maggie. Il est temps de nous installer, à présent… ». Laissant Susan remonter à bord du chariot, il remit en route l’attelage. Maggie regardait avec appréhension les toitures foncées de la petite bourgade. Pas un jardin ne bordait l’avenue principale de la cité. Juste quelques silhouettes fugitives s’hasardaient dans les rues désertes. Au centre de la ville, sur une place désertique, l’église gothique, monumentale, dressait un clocher menaçant vers le ciel rayonnant. Maggie frissonna.

  Le chariot s’engagea sur une route de terre. Croisant un panneau de bois vermoulu, Maggie discerna avec peine l’inscription à moitié effacée par le temps :

« Gooseville… » Murmura-t-elle. Elle s’accrocha au bras de son mari. « Peter, cette ville ne me dis rien qui vaille… » Son époux lui afficha un sourire narquois.

- Allons donc, ne me dis pas que tu préfères maintenant vivre dans les sous-bois ! »

  Progressant maintenant le long des premières demeures, Maggy ne manqua pas de remarquer leur état de délabrement. Leur style, rudimentaire, leur donnait l’air de cabanes de trappeur, à la différence qu’elles possédaient une toiture de tuiles noirâtres vétustes, et pour certaines une petite véranda pourrissante. Les persiennes, condamnées et délavées par les intempéries, semblaient n’avoir jamais été ouvertes. Quant aux portes des bâtisses, elles se résumaient à quelques rares battants de bois cadenassés. Le jardin – s’il eut été possible de l’appeler ainsi - se résumait en une bande de terre délabrée, parsemée ici et là de rares mauvaises herbes chétives. Les portiques des palissades claquaient au moindre courant d’air, lorsqu’ils n’étaient pas défoncés.

  Le chariot dépassa les faubourgs, remontant l’avenue en direction de l’église. Les maisons suivantes avaient été bâties dans un style colonial, sur deux étages. Beaucoup d’entre elles étaient jumelées, leur donnant l’aspect de petits immeubles de bois. Bien peu d’entre elles étaient construites en pierre, à l’exception de la poste, une bâtisse en ruines à l’entrée emmurée depuis longtemps.

  Un homme vêtu d’une veste noire arpentait la rue, le visage sombre. Peter stoppa le chariot à sa hauteur.

« Excusez-moi, mon brave, pourriez-vous m’indiquer l’hôtel de la ville ? » Lui demanda-t-il avec beaucoup de courtoisie dans la voix. L’individu, boitant, tendit un bras chétif pour indiquer Harn Street, sur leur gauche, avant de continuer sa route.

« Pas très causants, par ici… » Murmura Peter, tout en s’engageant dans la rue.

  Le chariot traversa une série de petites maisons individuelles, qui à en juger par leur façade à la peinture écaillée, avaient été de belles demeures pour riches colons. Certaines étaient condamnées, portes et fenêtres barricadées derrière de lourdes planches de bois. D’autres manifestaient encore de l’activité au rez-de-chaussée ou à l’étage … Le jardin, toujours aussi peu soigné, se résumait à une plate bande de terre d’où s’échappaient quelques buissons noircis.

« Chéri, tu penses vraiment t’installer ici ? » Lui demanda Maggie.

- Rien ne nous oblige à habiter le centre-ville, ma chérie. Mais il nous faut bien rencontrer une autorité dominante, avant de savoir où nous installer… » Peter semblait peiné. « Puisque les grands espaces te rebutent tant ! »

- Je ne te demande pas l’impossible, Peter. Juste une petite ville, où s’installer, et fonder un nouveau foyer… On ne peut pas vivre loin de tout, isolés du monde ! » Argumenta-t-elle.

- La liberté est à ce prix… 

- La liberté, mais que recherches-tu donc ? Est-ce la liberté, pour toi, cette ville pourrissante ? Peter, je t’en pris, faisons demi-tour, retournons à London ou Knoxville… Ce sont encore de petites bourgades, les gens y vivent loin des côtes, loin des Anglais et de leur tyrannie ! N’est-ce pas là une liberté suffisante ? »

- Non, Maggie. Ce n’est qu’une échappatoire, en attendant que le monde ne les rattrape. Je veux que nous vivions comme de véritables pionniers, au contact d’une nature dure mais juste ! Je veux que nous nous établissions dans ces collines, sur le comté de Gooseville. Là, tout est encore sauvage, l’homme et la nature ! L’union parfaite, celle qui forgera notre nation, un jour… »

- Je te parle de fonder un foyer, tu me parles de forger un pays… Peter, pense au moins à ta fille ! » s’exclama Maggie.

  L’attelage remonta Harn Street jusqu’à atteindre une maison bourgeoise à peu près en état. Son jardin, bien qu’abandonné, possédait encore quelques rosiers épineux en fleurs. Sa façade, de style classique, était dotée de quatre colonnes de bois grossièrement sculptées. La peinture blanche s’écaillait au contact du bois pourrissant. Un homme, allongé sur un rocking-chair, les observait depuis la véranda. A sa gauche, un fusil de chasse était posé contre le mur, un cornet de poudre et de balles à portée de main. Se levant avec peine, il saisit une canne dorée dans sa main droite, et clopina jusqu’à son portail. L’homme portait un gilet marron crasseux, dissimulant avec peine un pistolet accroché à son ceinturon. Sa culotte blanche, crasseuse, présentait un assortiment de tâches rougeâtres d’origine douteuse. Peter porta instinctivement la main à son fusil.

« Qu’est-ce que vous venez faire ici ? » Demanda l’homme, le visage hargneux.

- Bien le bonjour, Monsieur » Lui répondit Peter. « Je me présente, Dr Peter Belt. Moi et mon épouse souhaiterions nous installer sur le comté. Sauriez-vous nous dire où se trouve l’hôtel de ville de… »

- Vous ? » L’interrompit l’homme. « Ha, bien. Très bien. Eh bien tant pis pour vous. Les bois sont remplis de trappeurs, un peu plus au nord. Vous n’aviez qu’à vous y installer. » L’ivrogne saisit dans sa poche une flasque à whisky, et en but une gorgée.

- Nous avons vu que certaines demeures étaient abandonnées, pourrions-nous nous y…

- Non ! Non ! » L’homme vociféra ces mots avec hargne, son visage se tordant de douleur. « Elles ne sont pas à vous ! Partez, maintenant. Le nord, c’est par-là ! Si vous le trouvez ! » Il leur indiqua les collines derrière sa demeure.

- Mais pouvez-vous au moins nous indiquer l’hôtel de ville ? » Continua Peter.

- Le maire, c’est moi. Je sais que vous êtes là. C’est suffisant. Maintenant foutez-moi le camp. » L’homme s’en retournait déjà vers sa véranda.

  Un craquement retentit au niveau de la toiture de la bâtisse. Maggie fixa avec crainte la petite fenêtre condamnée du grenier.

« Peter… Partons, s’il te plaît. » Elle s’accrocha à son bras. Son mari tira sur sa pipe, lançant des regards inquiets autour de lui.

« Bien, Maggie. Gagnons le nord avant que la nuit ne tombe. » Puis fouettant son attelage, il fit faire demi-tour à son attelage, regagnant au plus vite l’avenue principale.

  Traversant la ville vers le nord, le chariot atteignit l’église, une bâtisse austère entièrement construite en pierre. Maggie frissonna lorsque leur attelage dépassa le porche. Continuant le long du presbytère, le couple longea le cimetière de Gooseville : une vaste friche, sans la moindre sépulture visible.

« Bon Dieu, Peter, qu’est-ce que cela signifie ? » Demanda-t-elle. Son mari haussa les épaules.

- Et bien quoi ? Peut-être les gens d’ici préfèrent-ils être enterrés dans leurs jardins ? » Fouettant l’attelage, il força leur allure, continuant le long des derniers quartiers nord. Pas un seul villageois ne traversait les rues poussiéreuses de la cité. Quelques oies, livrées à elles seules, déambulaient d’un pas nonchalant devant la boutique d’un épicier. La bâtisse, pimpante de propreté, tranchait avec les constructions délabrées des alentours. Du magasin, la lumière vive d’un feu de cheminée et de lampes à huiles semblait éclairer la rue toute entière.

« Peter, arrêtons-nous un instant, veux-tu ? Il nous faut quelques provisions nouvelles pour continuer le voyage.

- Bien. ». Son mari stoppa l’attelage, provoquant l’ire des oies en maraude. Attachant l’attelage devant la boutique, il aida sa femme et sa fille à descendre de la carriole. Maggy soupira. Plus vite elle aurait quitté cette ville, mieux elle se sentirait.

  Peter poussa d’une poigne franche la porte fraîchement repeinte de la boutique, provoquant le tintement d’une clochette. L’échoppe, propre et bien ordonnée, proposait toute une gamme d’accessoires et d’aliments, soigneusement entreposés sur des étagères et étalages de bois. A la caisse, dissimulé derrière un comptoir de bar, un petit commerçant, le crâne chauve et la moustache bien graissée, astiquait ses choppes. Deux clients, un officier et un civil, s’étaient assis sur une table vernie, examinant leurs tasses de thé. Une horloge, de style anglaise, vint sonner les cinq heures, pour la plus grande joie du civil.

« Pile à l’heure, chers visiteurs, pour le thé… » Commenta-t-il tout en rangeant sa montre dans son veston pourpre. « Car je suppose que vous êtes venus nous rejoindre ! » Son visage souriant ne cherchait nullement à dissimuler son ironie. « Mais je me présente, William Halace, avocat à la cour de Philadelphie, pour vous servir, Madame… » L’homme se leva, présentant ses hommages à Maggie. Puis, se tournant vers Peter : « Monsieur, vous êtes notre obligé. Bienvenue à l’auberge de Gooseville !»

  Les deux époux, surpris, le saluèrent d’un hochement de tête.

« Dr. Peter Belt, et mon épouse, Maggie Belt. Enchantés, Monsieur Halace » Lui répondit-il, acceptant d’un œil suspicieux sa poignée de main. Mr Halace éclata de rire.

- Je vous à votre mine sinistre que vous avez déjà eu occasion de faire connaissance avec notre petite bourgade… Rassurez-vous, vous venez de tomber sur les trois derniers gentlemen de ce lieu sordide, je puis vous en assurer. Mais laissez-moi faire les présentations. Commençons par mon compagnon de thé, le colonel Porter de sa Gracieuse Majesté. » L’officier se leva, les saluant d’un hochement de bassin martial.

  « Le second, Mr Gorges, hôtelier de son état, et homme de grande confiance. N’est-ce pas, Mr Gorges ? » L’intéressé hocha de la tête. « Mr Gorges est hélas muet depuis quelques jours. Une inflammation foudroyante. Peut-être pourrez-vous, l’examiner, Dr Belt ? » Peter allait lui répondre quand Mr Halace l’interrompit. « Mais je vous importune ! Venez donc vous asseoir à notre table, voulez-vous ? Mr Gorges, apportez donc du thé à ces voyageurs exténués ! ».

  Le couple suivit Mr Halace jusqu’à sa table, un sourire gêné. S’asseyant face aux deux hommes, Maggie prit Susan sur ses genoux. « Reste sage, mon ange. » Lui glissa-t-elle.

- Quelle charmante enfant… » La complimenta le colonel, de sa voix chevrotante. « Quelle âge a-t-elle ? »

- Allons colonel, laissez donc Mme Belt en paix ! » Maugréa Mr Halace.

- Non, vous ne m’importunez pas, colonel. Elle a quatre ans. Dis bonjour au colonel, Maggie ! » L’enfant s’exécuta, glissant un timide « bonzour colonel… ». Mr Gorges apporta de nouvelles tasses en porcelaine, et servit le thé.

- Délicieuse enfant ! » Reprit Mr Halace. « Mais dîtes-moi donc, à présent, quel mauvais vent vous a conduit jusqu’ici ? ».

  Maggie saisit sa tasse de thé avec plaisir. Curieusement, la chaleur du breuvage la réconfortait.

  « Nous venons de Philadelphie, et souhaitons nous établir dans les environs, comme colons. » Expliqua Peter. « La vie au grand air nous a toujours fascinés. Nous souhaiterions participer à cette grande entreprise qu’est de bâtir l’Ouest ! »

  Le colonel toussota, brisant l’enthousiasme du jeune médecin.

- Hé bien, Dr Belt, je crains que vos souhaits ne soient pas tout à fait exaucés… » Lui répondit-il.

- Je vous demande pardon ?

- Voyez-vous, jeune homme, il n’y a point de retour possible, une fois dans Gooseville… » Le colonel avait annoncé la nouvelle d’un ton atone, presque résigné.

- Comment cela, colonel ? » Maggie reposa sa tasse de thé, terrorisée par les paroles du vieil officier.

-Hélas, Madame… Personne ne quitte cette ville, personne ! Pas même le Diable ! »

 

A suivre ...

 

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