Gooseville

 

Chapitre premier : la confession

 

 

 

  La porte vernie de la chambre s’entre ouvrit, laissant sortir un petit homme moustachu au visage grave. Assis sur une chaise, un officier releva la tête, lui lançant un regard interrogateur.

« Alors docteur, comment va-t-elle ? ».

  Le petit médecin haussa les épaules, sortit de son gilet brun un paquet de tabac et sa pipe, et la bourra d’un air résigné.

« Elle ne passera pas la nuit, major… La tumeur a déjà paralysé tout le bas de son dos. »

- Pauvre femme… » Commenta l’officier, tout en se relevant. La lumière des lampes à huile donnait à son visage buriné une couleur cuivrée, qui s’accordait merveilleusement avec sa moustache jaunâtre et ses rares cheveux blonds épars. D’un geste machinal, il caressa son front brillant. Reposant sur la chaise ses gants et son chapeau, il reprit doucement la parole. « Une dame si courageuse… Si gentille… Quel dommage de finir ainsi.

  Le médecin alluma sa pipe, et en tira quelques bouffées réconfortantes.

« Vous la connaissiez, major ? » Lui demanda-t-il.

- Je suis né à Raventown, docteur. Miss Highman fut mon institutrice, avant qu’elle n’épouse feu Mister Highman, en 22… Voilà quarante ans de cela. »

- C’est donc un sacré hasard que notre corps d’armée se soit retrouvé dans la région… Vous étiez logés ici même, je crois, n’est-ce pas ? » Continua le médecin, tout en s’asseyant.

- En effet, docteur. C’est un sacré hasard… » Le major jeta un coup d’œil par la vitre. En contre-bas, les tentes du détachement de cavalerie de l’armée nordiste s’étendaient sur les pelouses de la propriété. Ici et là, un soldat vaquait à ses occupation, s’occupant des chevaux mis au bivouac, exécutant quelques corvées, ou allant prendre son tour de garde. La nuit s’annonçait douce, malgré les quelques nuages venus dissimuler ici et là la voûte étoilée. Le major soupira. Quel curieux hasard l’avait donc conduit jusqu’ici, au Kentucky ?

  Détaché lui et une centaine de cavaliers dans les Appalaches, à quelques kilomètres de London, il avait reçu l’ordre de prévenir tout raid confédéré en provenance du Tennessee. Depuis le mois de juin, il avait pris ses quartiers dans sa petite bourgade natale, profitant de la chaleureuse hospitalité de la veuve Highman.

  Deux mois s’étaient écoulés. En cette chaude nuit de mi août, les hommes semblaient nerveux. Des éclaireurs avaient signalé la présence du Général Edmund Kirby Smith et de ses vingt mille hommes, partis de Knoxville le 14 août. Ils s’apprêtaient maintenant à franchir la trouée du Cumberland, et déferleraient bientôt sur le Kentucky 1

  Mais pour le moment, ces préoccupations militaires ne faisaient qu’effleurer son esprit. Le regard perdu devant la fenêtre, il se revoyait, gamin, arpentant les vertes prairies de Raventown, courant à travers champs, garnement espiègle toujours prêt à commettre la première bêtise venue. Il se souvenait désormais de l’école, réquisitionnée maintenant en une infirmerie de fortune ; il se remémorait l’odeur de la craie et de la résine de sapin du plancher, des leçons de Miss Highman, le visage sombre, ses longs cheveux noirs rangés en un chignon impeccable, des punitions, le soir après les cours, destinées à calmer cet enfant si turbulent qu’il était alors ! Mais toujours, la maîtresse d’école de Raventon l’avait poussé au travail, surveillant ses devoirs, le menaçant pour qu’il repasse ses leçons… C’était elle encore, qui quelques années plus tard, avait convaincu son mari Mr Highman de lui accorder une bourse, lui, enfant d’ouvrier agricole, pour qu’il puisse étudier à l’école militaire de Westpoint…

  Cette vieille femme agonisante dans cette chambre, ne lui devait pas toute sa carrière ? Que serait-il devenu si le destin ne l’avait pas mis sur les bancs de sa classe ?

 

  Des pas grincèrent dans l’escalier. Le major détourna son regard de ses rêveries. Le médecin se releva, s’avançant à la rencontre du visiteur.

« Père Wilson… » Salua-t-il d’une bouffée de pipe. Le prêtre, un homme aux cheveux blancs affichant un certain âge, vêtu de sa soutane noire, tenait en sa main un exemplaire de la Bible relié de cuir marron. Saluant d’un hochement de tête le médecin, il s’arrêta devant le major.

« Franck Brinsley, content de vous revoir, mon fils. L’on vous disait engagé dans la campagne de la Shenandoah ? 2 » L’interrogea le prêtre.

- Mon unité s’est retrouvée affectée auprès l’armée du général Buell, peu de temps avant la fin de la campagne. Je suis heureux que vous ayez pu vous détacher de vos obligations d’aumônier dans l’armée du Tennessee… Vous n’avez eu aucun mal à traverser nos lignes  ? » Lui répondit le major, affichant un sourire entendu.

- Ma famille vient de Louisiane, mon fils. Mon devoir est donc de prêter assistance aux soldats de mon pays. Mais votre lettre m’a beaucoup bouleversée. Je tiens à vous remercier de m’avoir prévenu suffisamment en avance pour me permettre de me rendre à temps à son chevet. Quel est son état, docteur ?

- Je crains que vous n’arriviez juste à temps, mon père… Miss Highman en est presque à l’article de la mort… »

- Sa tumeur, n’est-ce pas ? » Devina le père Wilson. « Je me souviens encore de son arrivée parmi nous, à Raventown… Une femme superbe, intelligente et désirable. Mais boiteuse, atteinte d’un mal étrange que le médecin d’alors, le regretté docteur Steuws, n’arriva jamais à guérir… » Le prêtre marqua un temps d’arrêt. « Quel dommage que sa fille ne soit pas auprès d’elle… »

- Susan Highman vit en Angleterre, à ce qu’il paraît. Je ne l’ai jamais vue. J’ai essayé de retrouver sa trace, pour la succession, mais mes recherches n’ont pas encore abouties. Je ne sais quel âge peut avoir cet enfant maintenant… » Commenta le major.

- Peut-être s’est-elle mariée ? » Commenta le docteur.

- Je ne crois pas. Susan était une fille très renfermée. Elle ne parlait jamais, pas même un sourire pour illuminer son teint blanchâtre. Sa mère avait fini par l’envoyer dans une pension spécialisée, dans le Vieux Monde, pour soigner ses crises de spasmophilie.

- Hum… je vois. » Le docteur tira une bouffée de sa pipe. « Et du côté de son époux ? »

- Il lui reste de la belle famille à Chicago, d’après ce que je sais. Le petit neveu de feu Mister Highman. C’est à lui que reviendra l’héritage, jusqu’à ce que Susan se manifeste, bien entendu. » Le major haussa les épaules. « Un jeune dévergondé, bien plus à son aise dans les bordels que dans un salon mondain. Ainsi se perd une famille… »

  Le docteur baissa les yeux, perdu dans ses pensées, tirant sur sa pipe quelques bouffées.  « Allez donc la voir, Major. Si j’ai bien compris, vous êtes un peu la seule famille qu’il lui reste… »

  Le major acquiesça d’un hochement de la tête, avant de se diriger vers la porte de la chambre. Tout en frappant doucement contre le bois verni, il se rappela de ces journées où, alors jeune homme, Miss Highman lui faisait travailler d’arrache pied ses livres de mathématique, pour rattraper son retard sur les autres élèves de Westpoint… Elle l’avait toujours considérer comme son propre fils, lui témoignant une affection dont il avait tant manqué, lui qui n’avait jamais connu sa mère… Retenant une larme perlant le long d’une ride de ses joues, il pénétra dans la chambre.

 

  Miss Highman se tenait dans son lit à baldaquins, silencieuse, la respiration difficile. Son visage profondément marqué par la maladie lui donnait l’air terriblement fatiguée. Mais ses yeux brillaient encore, témoignant du même courage qu’autrefois. Le major s’approcha doucement, prenant délicatement la main moite de la mourante dans sa grosse paluche. La vieille femme tourna ses yeux sur le major, et esquissa un faible sourire.

« C’est toi, Francky ? Oh, seigneur, mes yeux m’abandonnent à leur tour ! » Gémit une voix chevrotante.

« Oui, Miss Highman. C’est moi…» Le major s’assit sur la chaise à côté du lit.

« Oh, Francky, j’espère avoir encore assez de force, pour monsieur le révérant… » Elle toussota. « Il est arrivé, Francky ? Le Révérant Wilson ? »

- Oui, Madame. Il est arrivé. 

- Bien. Je suis heureuse qu’il ait pu faire le déplacement. J’aimerais te remettre quelque chose, Francky, avant… » Miss Highman toussota. « Tu vois ce coffret, sur la commode ? Prends-le, s’il te plaît… »

  Le major s’exécuta. Saisissant le coffret de bois verni, il l’ouvrit délicatement. L’officier s’exclama. « Un pistolet quadruple canon anglais ?». Saisissant l’arme dans sa main, il mania avec tact le chien.

« Il est armé, Francky. De balles d'or. C’était mon cadeau de mariage… Mon cher Horace n’a jamais vraiment compris les raisons de ce caprice… » Le major désarma le chien, et reposa l’arme dans son étui, lançant à la vieille dame un regard interrogateur.

« J’espère que tu en feras un juste usage… Maintenant, fais-le rentrer, Francky… »

  Le major reposa le présent sur sa chaise, s’avançant jusqu’à la porte. Pas question de contester un tel présent, de la part d’une mourante. Entrouvrant légèrement l’huis, il fit signe au révérant de pénétrer dans la pièce.

« Révérant Wilson… Après tant d’années en ce monde, voici mon heure venue… » Souffla Miss Highman en l’apercevant.

« Madame, il est temps de préparer votre âme pour le Seigneur… » La vielle femme acquiesça d’un mouvement de paupières.

- Il est temps, en effet, mon père… » Le major s’apprêtait à quitter la pièce, lorsque la vieille femme l’arrêta d’une voix plus ferme. « Non, Francky, s’il te plaît, reste aussi. Appelle aussi ce bon docteur.  Je veux que vous entendiez tous ce que je vais dire au révérend Wilson, ce soir… »

- Mais enfin, madame, le secret des derniers sacrements… » s’indigna le prêtre.

- Il y a des choses bien trop importantes pour n’être gardées que dans votre tête, mon père… Des choses que je n’ai jamais osé dire, ni raconter à mon défunt époux… Des choses que seule une femme à l’article de la mort peut raconter, sans qu’on ne la croie folle… » La vieille femme fixa le révérant. « Des choses que l’Eglise préfèrerait ignorer, mon père… » Le prêtre lui renvoya son regard, anxieux.

  Le major s’executa. Mais quel caprice l’avait-elle conduite à préparer ce dernier cérémonial ? Laissant rentrer le docteur, il referma la porte derrière lui. Miss Highman toussota.

« Docteur, votre pipe… » Lui signala le major. Le docteur allait sortir pour l’éteindre lorsque Miss Highman l’arrêta.

« Non, docteur. La fumée ne m’incommode pas. Au contraire. J’ai toujours apprécié l’odeur du tabac de Virginie… Laissez-moi donc humer une dernière fois son odeur… » Puis, se retournant vers le major : « Franky, veux-tu bien ouvrir le petit coffret, sur la commode ? » Le major s’exécuta. « Prends l’alliance qui s’y trouve, et reviens t’asseoir auprès de moi… ». Le major se rassit sur sa chaise, posant son coffret sur ses genoux. « Que vois-tu sur cette alliance, Francky ? » Examinant de plus près l’anneau doré entre ses doigts, le major fronça des sourcils. Le docteur l’observait en silence, tirant de rapides bouffées de sa pipe.

« Il porte une inscription… Peter & Maggie Belt, 1760 ? » Lu le major. Le docteur écarquilla de grands yeux. Miss Highman versa une larme.

« Voici, messieurs, tout ce qu’il me reste de mon premier mari… »

  Les trois hommes s’approchèrent, surpris.

« Vous voulez dire que ? » Bredouilla le docteur.

« Hélas oui, messieurs. Je suis née en l’an de grâce 1740... J’ai cent vingt-deux ans… » Le docteur laissa tomber sa pipe au sol. Le révérant Wilson devint pâle. Le major, abasourdi, déposa l’alliance sur la table de chevet. Miss Highman reprit « Et je vis depuis près d’un siècle avec un terrible secret, bien trop lourd pour que je puisse l’emporter avec moi dans ma tombe… ».

  Le révérant s’approcha en silence, nerveux. Levant sa main droite tremblante, il fit le signe de la croix. Le docteur, pendant ce temps, ralluma sa pipe.

« Ce n’est pas possible, voyons… La physiologie humaine nous interdit d’y croire un seul instant ! Major, je crains qu’elle n’ait perdue ses esprits ! » Glissa le docteur à l’officier.

- Mon cher docteur, quelque chose me dit que ce mystère a une explication toute logique. » 

Le prêtre s’approcha de la vielle dame et la bénit.

« Je vous écoute, ma fille… »

  Miss Highman poussa un long soupir. Comme si un premier poids venait de se lever sur sa conscience. Respirant calmement, elle les dévisagea, chacun son tour, avant d’entamer son récit.

  « Voilà. Tout a commencé au mois de mai 1763… Nous venions de quitter l’est et ses colonies anglaises, cherchant, moi, Peter et notre fille Susan, de nouvelles terres où nous installer comme colons… »

 

 

 

1 Le contexte historique est véritable. Tiré de La Guerre de Sécession, James M. McPherson, collection bouquins, édition Robert Laffont.

2 Campagne menée entre la Virginie et la Virginie occidentale, mai-juin 1862.

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