Le Chant Inachevé

10. Le Retour de l’Archimage

Par Lorindil

 

  Les Elfes, victorieux, saluèrent une dernière fois leurs alliées Dryades, qui déjà rejoignaient leur royaume secret. La victoire avait définitivement anéanti les projets de conquête druchii ; l’armée d’Har Garond était défaite, et la terrible Vipère vaincue.

  Les réjouissances furent de courte durée cependant, car il fallut bientôt honorer les braves tombés lors de la bataille. De nombreux charniers de cadavres d’elfes noirs brûlaient encore, lorsque les prêtres hauts elfes achevaient de célébrer les funérailles des braves tombés au champ d’honneur. L’alliance, exsangue, s’apprêtait désormais à regagner Tor Rosaneä. Trois jours s’étaient écoulés depuis leur victoire, et il était grand temps de rentrer victorieux dans la forteresse d’Isha.

  Et malgré ses effectifs dérisoires, l’ost qui retournait désormais vers les plateaux de l’est n’avait de cesse de chanter le courage des siens. Bientôt, pensait Lorindil, l’épopée deviendrait saga, et la saga légende. Alors, tous seraient morts, et leur souvenir ne tomberait jamais dans l’oubli. Mais il y aurait-il toujours des elfes assez courageux pour reprendre la lutte, et défendre de leur vie le noble royaume d’Ulthuan ?

  Une voix familière l’arracha à ses méditations. Elëa le rejoignit, montée sur son noble coursier blanc.

« Hé bien, Lorindil, on rêvasse ? Je t’apporte de bonnes nouvelles : Mawraël va mieux. Les apothicaires sont parvenus à lui amputer toute sa jambe droite sans que la gangrène ne s’y installe. La plaie se refermera d’elle-même. Mais elle ne pourra plus jamais monter à cheval, ni combattre… »

- Ainsi finira-t-elle prêtresse dans un monastère perdu… Quel déshonneur pour une si grande guerrière ! » S’indigna l’archimage

- Attends un peu de connaître la suite des événements, Lorindil… Quelque chose me dit que nous ne sommes pas au bout de nos surprises… »

  La mage ne croyait pas si bien dire. Le lendemain, l’ost arrivait en vue de la forteresse. A leur grande surprise, aucune demoiselle d’honneur ne sonna leur arrivée, du haut des tours de la citadelle. Les portes massives étaient restées grande ouvertes, et le vent s’engouffrait en sifflant dans les ruelles désertes. Seul le glas tonitruant, s’échappant des cloches de la basilique, brisait la monotonie inquiétante.

  Chaëren s’approcha de ses camarades.

  «  Tout ceci ne me dit rien qui vaille, compagnons… Mieux vaudrait envoyer des éclaireurs repérer les lieux.

- Inutile, Chaëren. Je crains deviner ce que tout ceci signifie. Suivez-moi ! » Elëa éperonna sa monture, se dirigeant vers la basilique. Lorindil, la suivit. Haussant les épaules, Chaëren et Blenariël les accompagnèrent.

 

  Les elfes pénétrèrent dans la forteresse, traversant la cour principale jusqu’au monastère. Le cloître, désert, n’annonçait rien de bon. L’archimage frissonna en repensant à cette froide matinée, où une des prêtresses avait tenté de l’assassiner …

  Les quatre elfes mirent pied à terre. Elëa les pria de la suivre jusqu’à la basilique. Leurs pas résonnaient avec force sur les dalles de pierre. Le glas retentit une nouvelle fois, si fort qu’ils sursautèrent. Longeant le cloître jusqu’à l’allée couverte reliant le monastère à la basilique, ils débouchèrent sur le parvis de l’édifice saint. Elëa monta les marches, et poussa doucement un des panneaux de chêne massif.

« C’est ouvert… Ecoutez ! Ces chants… » Les autres elfes la rejoignirent. « Elles pleurent la Lame d’Isha perdue… Et, ho non ! Elles s’apprêtent à sacrifier leurs âmes ! »

  N’écoutant que sa haine envers cette secte, Lorindil enfonça le panneau, interrompant brutalement la cérémonie.

  Les quatre elfes pénétrèrent dans la vaste salle, ne prêtant aucunement attention aux arches de pierre et de marbre richement décorées qui les entouraient.

  Les demoiselles et prêtresses, plongées dans leurs dévotion, se relevèrent brutalement. Des centaines de glaives s’hérissèrent à leur approche, tirés de leurs fourreaux par des mains expertes.

« Qui ose interrompre la Cérémonie du Grand Sacrifice ? » Interrogea une voix suraiguë. Lorindil n’eut aucun mal à reconnaître le ton hautain d’Andranile.

« Par Isha, que signifie cette cérémonie ? Et où se trouve Alarielle ? » Lui répondit Elëa.

« Je suis ici, Dame Elëa… » Une ravissante elfe à la longue chevelure blonde tressée se releva de l’autel où elle s’était agenouillée. D’un geste, elle ordonna aux demoiselles de rengainer leurs armes. Ces dernières s’exécutèrent, le regard méfiant. « Mais sachez que vous n’êtes pas la bienvenue en ces lieux… Vous interrompez en cette cérémonie le dernier espoir d’Avelorn ! Où sont nos ennemis ? N’avez-vous pu les retarder plus longtemps ? »

- La victoire nous fut acquise, Ma Reine » Salua Lorindil. « Plus aucun druchi ne se tient désormais vivant en Avelorn… »

- Il ment ! » L’interrompit Andranile. « S’ils avaient réellement triomphé du Mal, la Lame d’Isha devrait les accompagner ! Hors je ne vois point sa Gardienne ! Où est-elle donc, archimage ? Est-elle morte au combat ? L’avez-vous donc abandonnée face à l’ennemi ? »

- Silence ! » Hurla Elëa. « Andranile, trop longtemps les vôtres ont aveuglé la Reine ; vous avez manqué de provoquer la chute du royaume d’Avelorn, en cela, vous devrez en répondre devant le Haut Conseil de la Reine ! »

- Comment osez-vous ! Alors que les Druchii sont à nos portes ! Vous qui trahirent Isha elle-même ! » Andranile était furieuse. Elle s’avança vers les quatre elfes, le regard haineux. Les demoiselles d’honneurs les encerclaient désormais, prêtes à passer à l’action.

- Un instant, Andranile. Vous devez allégeance à Isha, vous aussi, et sa Lame symbolise sa présence guerrière parmi nous ! » Objecta Lorindil. « Aussi prosternez-vous devant sa Toute Puissance ! » Et il tira de son fourreau la Lame d’Isha. L’arme magique entonna un chant victorieux, mêlant sa voix féminine au timbre masculin de son gardien. Les prêtresses hoquetèrent d’horreur. Les demoiselles, quant à elles, n’hésitèrent pas un instant. Devant une telle preuve divine, elles abandonnèrent toutes la prêtresse fanatique et se rangèrent d’un pas assuré derrière le Gardien de la Lame.

 - C’est … Impossible … Seule une femme elfe bénie par Isha peut porter la Lame ! C’est un démon !» Balbutia Andranile.

- Gardien de la Lame Lorindil … » Alarielle s’avança, captivée. « Décidément, les Voies d’Isha sont impénétrables… » La Reine salua la Lame d’une élégante révérence. «  Ainsi avez-vous réussi… Soyez-en remercié ! Vous êtes un véritable Saint, Lorindil ! »

- Ma Reine ...» Salua l’elfe. « Je n’ai fait qu’accomplir la Volonté d’Isha… Pour le salut de mon âme ! »

- Non ! Personne ne peut s’opposer aux prophéties de Kasandolea ! L’ennemi est à nos portes, avouez-le ! » Les prêtresses se rangèrent derrière leur gourou, partageant son fanatisme. Andranile sortit de sa robe un poignard, avant de se jeter vers Alarielle. « Tu dois te sacrifier, pour notre Salut ! » La fanatique n’eut pas le temps de porter son coup : la Lame d’Isha la blessa en plein cœur, d’un seul revers, avant même que Lorindil ait conscience de son geste. La gourou s’écroula au sol, le regard livide, du sang s’écoulant de sa bouche. La Lame entonnait un chant vengeur, chargé de reproches envers sa victime.

  Les prêtresses reculèrent, sous le choc. Les demoiselles d’honneur n’hésitèrent pas à s’élancer à leur rencontre, glaive au clair. Aucune d’entre elles ne protesta pendant leur arrestation. Bientôt, toutes se tinrent immobiles, prisonnières des soldates d’Isha.

  « Lorindil, jamais je ne saurais vous remercier … » Souffla Alarielle. «  Croyez-moi, Elëa, je pensais vraiment que les prophéties de Kasandolea  nous dictaient la véritable volonté d’Isha… Mais jamais, au grand jamais, je n’aurais pensé que la parabole du Serviteur sacrifié m’était destinée… »

- Je le sais, Ma Dame. Et ne vous reprochez rien. Nous avons tous cru que cette parabole s’adressait à quelqu’un d’autre. Moi même je croyais l’avoir lue dans mes divinations … Et pourtant, le Destin a changé de cours, subitement… Même les Dieux n’en maîtrisent pas toutes les ficelles, ou bien est-ce nous qui ne savons pas déchiffrer assez clairement sa marche ! » Elëa soupira. « Il nous faut désormais aller de l’avant. Vous avez un royaume à reconstruire, Ma Dame… »

- Je le sais, Elëa. Maintenant, conduisez-moi jusqu’en mon palais. Il me tarde de regagner mon trône. Je statuerai plus tard quant au devenir des membres de cette secte… »

  Alarielle, accompagnée des quatre héros elfes, sortit de la basilique. Derrière elle, les demoiselles d’honneur évacuaient leurs prisonnières.

  Le lendemain, les cloches de la basilique sonnèrent à l’unisson, accompagnées d’un concert de conques, oliphants et tambours. Les elfes fêtaient leur victoire, et tous célébraient les exploits de leurs héros.

  Lorindil s’éclipsa rapidement des festivités, du moins dès que ses fonctions de Gardien de la lame d’Isha le lui permirent. Il s’empressa de rendre visite à Mawraël, qui, allongée sur son lit, se morfondait en silence.

« Comment te sens-tu ? » Lui demanda-t-il, en pénétrant dans la pièce.

- Mieux… Je t’en remercie. Et toi, comment se déroule ta nouvelle fonction ?

- Oh, assez bien pour l’instant… Discours, cérémonies religieuses, vêpres, massacre de gourous… La routine, quoi. » Les deux elfes éclatèrent de rire. Mais rapidement, leurs regards se recroisèrent, et leur bonne humeur cessa.

- Tu vas me quitter, n’est-ce pas ? » Murmura-t-elle.

- Que dis-tu là ?

- Inutile de me mentir, Lorindil… Je peux le lire dans ton regard. Tu ne penses désormais plus qu’à elle. En ce moment même, tu caresses ma main, mais tu pries pour l’enlacer à nouveau … » Mawraël soupira. « Ne crois pas que je sois jalouse… Mon rêve était trop beau, voilà tout. Je n’avais pas vu que ton cœur était déjà pris …

- Mawraël… Je t’aime de tout mon cœur …

- Je le sais, Lorindil… Et je t’aime tant ! J’ai tant prié, pour qu’Isha m’accorde assez de force pour te revoir, juste une dernière fois, lorsque ce démon s’apprêtait à … me … » La guerrière éclata en sanglots. Lorindil se pencha, pour la prendre dans ses bras. Quand enfin elle se calma, il relâcha son étreinte.

  « Mon vœu a finalement été exhaussé. Le coup porté à mon ventre aurait dû m’éclater la rate ! Mais Elle a tout de même veillé à ce que je conserver en ma chair un magnifique présent… Non, ne dis rien, Lorindil… C’est tout bonnement merveilleux… Cet enfant, que je porte, c’est la preuve que tu m’as véritablement aimée. Cela me suffit amplement …

  « Mais ta vie n’est pas ici, avec moi, Lorindil. Je le sais, à présent. Ton cœur appartient à une autre, je ne puis le retenir plus longtemps… Je te rends ton amour, Lorindil… »

  L’archimage s’approcha de son visage, et leurs lèvres se frôlèrent.

- Jamais je ne t’oublierai, Mawraël… » Lui murmura-t-il.

- Mais j’espère bien ! » Et elle éclata de rire à nouveau. « Prends soin de toi, Lorindil, et embrasse-la de ma part. Elle est la seule Gardienne de ton amour, crois-moi ! »

  Les deux elfes s’étreignirent, poitrine contre poitrine. Jamais leurs cœurs ne leur parurent si proches, battant à l’unisson. Et malgré la crainte du départ, Mawraël soupira de joie. Et dans un dernier baiser, les deux amants brisèrent leur étreinte.

- Tu fus mon seul et unique amour ; à tout jamais … » Lorindil ne lui répondit pas.

  Elle avait choisi son destin, à son tour. Mais à jamais elle conserverait dans son cœur son amour pour l’archimage, jour après jour, printemps après printemps, siècle après siècle…

  Alors, il lui suffirait de fixer l’horizon, pour qu’au-delà des océans, lui parvienne une brise légère, mêlant les parfums du chèvrefeuille et de la violette à l’iode vivifiant de la mer, et portant dans son sillage les notes d’une musique mélancolique aux doux accords inachevés…

 

Fin

 

 

Epilogue

 

  Ainsi s’achève notre récit…

  Le gardien de la Lame d’Isha raccompagna Alarielle en son Palais. Il lui remit la Lame, et jura devant Isha que nul autre femme qu’une elfe de son sang mêlé à celui de Mawraël ne pourrait désormais brandir cette arme. Ce en quoi l’arme acquiesça dans un halos de lumière.

  Puis, il se sépara de ses compagnons, et prenant le chemin de Cothique, il s’embarqua par la suite vers le Vieux Monde...

  Lorindil ne devait plus jamais revoir les vertes forêts d’Avelorn, ni les tours étincelantes de Tor Yvresse, la capitale de son royaume natal … Il revint en Athel Loren, aux côtés de sa compagne et de son fils Lomondol, et vécut dans la paix du royaume forestier.

  Mawraël se consacra à la reconstruction du clergé d’Avelorn, et devint en peu de temps la plus grande prêtresse de sa génération. Elle fut élue Mère Supérieure de Tor Rosaneä. Sa fille, fruit de ses amours avec l’archimage, naquit un an après le départ de son père. Elle la nomma Valdelia. L’enfant, superbe créature très habile au maniement des armes, devait inscrire par la suite son nom en lettres de sang dans l’histoire d’Ulthuan...

  Elëa vécut de nombreux siècles encore. Elle devint la directrice de son collège de magie, en Saphery, et prêta encore main forte au seigneur Eltharion lors de nombreuses campagnes. Jamais aucun sorcier maléfique ne parvint à anéantir sa magie blanche.

  Quant à moi, noble lecteur, il m’arrive encore de rêver à ce glorieux passé, à ces jours épiques, où le courage des mes pairs sut triompher du sombre orage s’amoncelant au-dessus d’Ulthuan …

  Parfois, je me surprends à regretter ces moments intenses partagés avec mes compagnons ; lorsque nous luttions pour le salut d’Avelorn, et le souvenir même du doux visage de Mawraël hante encore souvent mes rêves …

  Mais alors me revient la douleur du Choix, et de mon combat contre le spectre de ma regrettée Laetheniä … Alors j’enlace tendrement ma compagne, Luthilenal, et dans notre étreinte, j’entends encore vibrer jusqu’à mes oreilles les échos d’une douce mélodie, chant inachevé porté au-delà des océans par une brise naissante …

 

Lorindil, le 9 septembre 2003

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