Le Roi Phoenix
Chapitre 1 - Ascension
Dork posa la main sur l'épaule de son fils.
_ Il est temps Marian.
Celui-ci releva les yeux vers son père. On pouvait y lire une
faible appréhension. Marian regarda par-dessus son
épaule, tout le village était réuni pour son
Ascension. Il vit quelque peu en retrait Anissa avec qui il pourrait se
marier une fois redescendu de son expédition, qui le regardait
non sans inquiétude. Il y arriverait.
Il se tourna vers les montagnes. Sans prendre la peine de regarder
à nouveau derrière lui, Marian se lança en
direction des premiers rochers et commença à escalader.
Le dernier jour de ses quinze ans touchait à sa fin et le soleil
se couchait peu à peu donnant au ciel une teinte rosée.
Ses muscles jouaient sous son maillot de coton et quelques dizaines de
minutes plus tard, alors que la sueur commençait à
auréoler ses vêtements il ne pouvait plus voir son
village, caché par divers pics rocheux entourant le plateau.
Depuis tout petit il jouait dans ces rochers bordant les monts
dentelés mais jamais il n'avait eu le droit ni la force de
monter si haut. Il devrait passer par la forêt de Haïkak
puis remonter le long du col brumeux jusqu'au promontoire du phoenix.
Il lui faudrait la nuit pour monter jusqu'à l'avancée
rocheuse où il relèverait Bryen de sa garde et y
resterait à méditer sur sa vie d'adulte, gardant la plume
de phœnix.
Il releva la tête, le soleil dans son dos embrasait les montagnes
leur donnant une teinte orangée. Marquant une pause il se
retourna et put cueillir la vue qui s'offrait à lui. La
chaîne des Pics dentelés entourait sur des centaines de
lieux la baie des dragons. Au loin il en apercevait l'entrée,
noyée sous la masse de sapins constituant une forêt
s'étendant sur la majeure partie du plateau. Sur sa gauche et
sur sa droite la chaîne de montagne s'élevait
progressivement jusqu'au Pic du Phœnix vers lequel il se
dirigeait.
Normalement si un autre de ses camarades au pied de la montagne
souhaitait demander la main d'une fille du village, il l'aurait
remplacé. Mais Marian étant le dernier avant l'hiver, il
devrait attendre dans le froid les premières neiges et
l'extinction de la plume de phœnix. Alors il pourrait redescendre
et se marier avec Anissa. Au printemps la plume renaîtra de ses
cendres et la ronde des épousailles reprendra.
Il avait dû attendre d'avoir seize ans avant de demander la
main d'Anissa. Le conseil s'était réuni et avait
jugé que si Marian y tenait, il fallait lui laisser la
possibilité de monter au promontoire du Phœnix avant
l'hiver pour prouver sa valeur, même s'il était rare que
l'on accorde l'Ascension au dernier moment à quelqu'un.
La nuit était tombée depuis quelques heures à
présent et le froid commençait à se faire
ressentir. Il sorti de son sac de cuir un gilet de laine, s'en
équipa et reprit lentement son ascension. Il savait que dans une
dizaine de jours il ne serait plus le même aux yeux du village et
de ses parents. Habuk, le père d'Anissa, l'accepterait
sûrement comme son gendre et il pourrait construire sa maison
près de la forêt où il exercerait son métier
de chasseur. Auparavant il lui fallait prendre le relais près de
la plume de phœnix pendant quelques jours. Son corps serait mis
à rude épreuve dans le froid de la montagne, il devait se
débrouiller pour trouver à manger et se réchauffer
sans allumer de feu, ce qui leur était interdit pendant leur
veille. Cette tradition se perdait dans le fond des âges. La
plume en montagne protégeait les gens du village des esprits
malsains, de sa lueur visible la nuit. Comment, il ne le savait pas,
mais il savait que si quelqu'un la descendait dans la vallée,
seule la mort l'attendrait.
La brume commença à se faire plus dense et Marian avait
hâte de se retrouver sur le promontoire pour que tout cela se
finisse au plus vite. Il n'avait jamais eu le même attrait que
ses amis pour ce rituel, tout ce qui l'intéressait était
de vivre sa vie près d'Anissa.
Il leva les yeux. Etait-ce la brume où les nuages, mais la Lune
n'était pas visible et les étoiles encore moins à
son approche de la forêt.
Il pénétra dans les sous bois obscurs de forêt de
sapins qui avaient quelque peu gardé la chaleur de la
journée. Malgré tout il ne se sentait pas vraiment
à l'aise, les branches des arbres lançant dans sa
direction leurs longs doigts hérissés d'aiguilles, la
brume commençant à se faufiler à travers les
premiers sapins. Son pas se faisait discret sur le tapis d'aiguilles et
seules quelques branches tombées craquaient sous ses pieds. Le
vent se leva par delà les arbres et le faible bruissement des
branches le fit frissonner.
Il crut un moment apercevoir une vague forme glisser entre les arbres,
une ombre de son imagination. Il jura en repensant aux histoires
d'esprits égarés racontées au près du feu
avec ses amis. Inconsciemment il allongeait le pas, ayant hâte de
sortir du bois et de parcourir les dernières hauteurs le
séparant de l'avancée rocheuse.
Il lui semblait sentir sur ses talons la présence de quelqu'un,
empruntant ses pas. Son esprit aux aguets, il n'osait se retourner
songeant aux tours que son imagination ne manquerait pas de lui faire.
Alors qu'il approchait de la lisière, la brume donnait des
allures fantomatiques au sous bois, ne laissant apparaître des
arbres que leur tronc ascétique. Il remercia silencieusement le
Phœnix que la forêt soit moins large à traverser
à cet endroit et accéléra un peu sur les derniers
mètres à parcourir à couvert.
La nuit était déjà bien avancée lorsqu'il
aperçut la tonnelle de pierre recouvrant une stelle
illuminée d'une lueur orangée. La chaleur de la
lumière lui réchauffa le cœur jusqu'au moment
où surgissant de nulle part un homme bondit sur le chemin en
criant à sa mort. Marian recula d'un pas, glissa sur une pierre
et se retrouva sur le dos contemplant Bryen éclatant de rire,
debout les mains sur les hanches, fier de sa blague. Le cœur de
Marian battait la chamade, il commençait seulement à
sourire lorsque son ami lui tendit la main pour l'aider à se
lever.
_ J'espère que tu ne t'es pas fait mal au moins, s'enquit celui-ci, non sans humour.
Marian grommela quelques mots avant de repousser son camarade d'une tape dans le dos.
_ Viens t'asseoir j'ai réussi à capturer deux lapins dans
mes collets et je sais que l'Ascension n'est pas très
réjouissante.
Marian massa ses muscles quelques peu endoloris par la montée.
Il avait l'habitude de la marche à travers la montagne
même si le flanc qu'il venait de monter était un des plus
abrupts de la chaîne. Personne n'avait le droit de s'en approcher
à moins de plusieurs lieues s'il ne comptait pas relever le
veilleur en place. La montagne continuait plus haut dans des saillies
de plus en plus raides vers les pics dentelés.
Marian tourna la tête et suivit son ami qui s'était
déjà éloigné vers un feu de bois à
couvert des rochers.
_ Tu sais pourtant que nous n'avons pas… il se tu.
Il était assez près à présent pour
distinguer l'origine de la lueur au dessus de l'autel. A quelques
centimètres de la pierre de granit taillée sur le sommet,
lévitait une plume de feu rayonnante. Il lui semblait qu'une
aura de puissance s'émanait des flammèches disparaissant
un peu plus au dessus. La plume n'était pas plus grande que son
avant bras et les minces filins jaunes orangés qui la
constituaient se terminaient en fines flammes brillantes.
Bryen lui tapa sur l'épaule.
_ Viens, tu auras tout le temps de l'admirer… Je sais que nous
n'avons pas le droit de faire de feu, fit celui-ci en revenant vers ses
lapins embrochés, mais il faisait si froid… cela fait
déjà dix jours que je suis ici. Tu n'étais pas
censé monter avant le printemps ?! Le conseil a
été indulgent mais… Marian !
Il contemplait toujours la plume mais se retourna sous l'injonction de
son camarade. Il vint s'asseoir à ses côtés et fit
honneur au lapin. Celui-ci n'était pas très bien cuit
mais il avait si faim.
_ Il y a une source qui jaillit de la montagne à une centaine de
mètres plus à l'Ouest si tu as besoin d'eau, je peux
aussi te laisser mes collets si tu sais comment t'en servir.
Marian releva la tête.
_ Bien sûr que tu le sais… je voulais juste faire la conversation, ici c'est un peu morne le soir.
Marian opina du chef.
_ Toujours aussi peu causant à ce que je vois…
_ Anissa aime ce trait de caractère, fi-t-il doucement.
_ Ah… alors si Anissa aime.
Ils sourirent tous les deux.
_ Bien il va falloir que je descende maintenant avant que les brumes ne
cernent la montagne, je ne voudrais pas perdre le chemin du retour.
Marian hocha la tête, il savait pertinemment que Bryen ne s'y
perdrait pas, son sens de l'orientation étant
particulièrement aiguisé. Il avait sûrement
Hâte de retrouver Andrea, maintenant qu'il avait prouvé sa
valeur. Il se leva comme pour accompagner son camarade et le regarda
ranger ses affaires dans son sac.
_ Dis à Anissa que je la rejoindrais en première dès la chute de la plume…
Il vit Bryen sourire alors qu'il se relevait. Les flammes du feu les
séparant projetaient des ombres contre le rocher à leur
gauche. Marian regarda à sa droite vers la plume de feu quelques
mètres plus loin au bord du précipice, comme pour
éviter le regard moqueur de son ami.
_ Tes sentiments te joueront des tours un jour, Marian, si tu ne fais…
Il s'arrêta regardant son ami le désigner du doigt, la
bouche ouverte comme pour happer les moustiques alentours. Marian
n'arrivait pas à bouger ni à articuler un son. Une
silhouette encapuchonnée venait de surgir derrière Bryen,
ses traits dissimulés sous une capuche.
_ Arrête, tu n'arriveras pas à m'eff…
Ses mots restèrent en suspens, Bryen ouvrant grands les yeux
alors que la main de la silhouette se posait sur son épaule. Sa
tête partit doucement en arrière, ses genoux pliant avant
que son corps ne s'affaisse complètement près du feu, le
visage crispé dans une douleur silencieuse.
_ Bryeeeeen !
La silhouette recula d'un pas, disparaissant dans les brumes montantes.
Marian restait comme paralysé. Il esquissa un pas en
arrière et sentit alors la froide présence se
déplacer sur sa gauche, ses poils s'hérissant uns
à un le long de son bras. Son esprit était comme
bloqué, il ne pouvait penser à rien d'autre que cette
froide silhouette. Il suivit du regard la direction dans laquelle il
lui semblait voir apparaître la silhouette. Le feu à ses
pieds l'empêchait de voir à plus de quelques
mètres, la brume dissimulant le reste.
Il recula lentement vers une position plus chaude, instinctivement.
Dans son dos la plume de feu rayonnait de plus en plus à mesure
qu'il s'en approchait… il sentit un voile glacé parcourir
son visage alors que la silhouette encapuchonnée s'approchait de
lui comme flottante dans les airs. Ses pensées étaient
rivées sur sa vie, une terreur froide le tenaillait,
l'empêchant de résonner. Bryen… que… non sa
vie primait. A mesure qu'il reculait son dos se réchauffait de
la chaleur dispensée par la plume de feu… A mesure que
l'ombre drapée approchait il sentait ses mains en avant
refroidir…
Ses jambes tremblaient, refusant de le tenir debout, le froid gagnait
son ventre, ses tripes, remontant le long de ses poumons, gagnant la
gorge. La peur s'insinua par tous les pores de sa peau… il
sentait une sinistre brise lui caresser le visage tandis que dans son
dos la plume commençait à le brûler de sa vive
lumière. La silhouette avança alors plus rapidement comme
pour le rattraper avant que… Il trébucha contre une
marche menant à la stelle et tomba sur le dos… passant
à travers la plume de feu. Il sentit alors ses entrailles se
réchauffer brusquement, la plume comme plantée dans son
abdomen sans qu'aucune blessure ne soit visible.
La chaleur… le feu… il cria comme pour dissiper la
douleur lui brûlant les tripes. La plume se mit alors à
tournoyer lentement sur elle-même. Marian aurait dû tomber
plus bas, le dos contre la pierre mais il semblait comme stoppé
dans son élan. La plume s'illumina, éclairant d'une
lumière aveuglante les alentours. Il lui sembla pendant un
instant apercevoir un visage sous la capuche, maigre, froid,
étiré par la douleur. Des mains bleuies sortirent des
manches, tentant de protéger la présence glaciale. Puis
la silhouette se retourna et disparut rapidement à travers la
brume.
La plume de phœnix tomba en cendres, marquant la peau de Marian
au fer rouge. Finalement il finit sa chute contre la pierre avant
de rouler sur le sol, les ombres gagnant la pointe rocheuse.
Le jeune homme s'éveilla. Ses muscles lui semblaient être
de gros glaçons. Il se releva en se tenant à la stelle de
granit. Son dos lui faisait affreusement mal et ses jambes tremblaient
comme s'il était vidé de ses forces. L'aube n'allait pas
tarder… il regarda l'endroit où devait se trouver la
plume. Son estomac se serra. Qu'avait-il fait ! La plume n'était
plus là et il était très improbable qu'elle ait
perdu consistance cette nuit, l'hiver ne venant que dans une lune. Un
sentiment de culpabilité naquit en lui. Quand le village
saurait… bizarre se dit-il, la nuit était passée,
la plume avait disparue mais personne n'était monté pour
savoir ce qui se passait. Il réfléchit… que
s'était-il passé ?
La nuit était bien avancée à ce moment là,
il en était sûr, ce qui expliquerait pourquoi les
villageois endormis n'auraient pas remarqué l'absence de la
lueur du phoenix. Tout se bousculait dans son esprit, les idées
s'enchevêtraient l'empêchant de savoir ce qu'il avait
réellement besoin de savoir.
Bryen !
Il se souvenait à présent, l'image de son ami
couché par terre… que ? Il partit tout d'abord en
marchant rapidement puis courut jusqu'aux cendres du feu de bois. Son
camarade gisait par terre, tout du moins ce qu'il pensait être
Bryen. La personne à sa place devait avoir un demi siècle
de plus, la peau comme collée sur les os, la chair
aspirée de son corps… ces traits étirés,
bleuis lui rappelaient quelque chose mais il n'arrivait pas à
mettre d'image dessus. Il fit quelques pas en arrière, un
sentiment d'horreur lui parcourant la nuque. Une brise glaciale le
cueillit et il resserra son gilet de laine sur ses épaules.
Le ciel se teintait à présent de rose au-delà des
pics qui lui faisaient face. Dans son dos, la baie des dragons et la
forêt n'étaient encore que peu éclairés.
Il devait descendre au village pour…
Le soleil se leva et ses rayons entrelacèrent les pics
dentelés au sommet de la montagne, lui caressant doucement le
visage. Il sentit ses forces remonter en lui rapidement, ses pieds se
revigorer. Ses pieds ! Il sentait ses jambes vouloir avancer vers le
sommet, vers la douce tiédeur de l'astre. Une chaleur remonta de
ses mains le long de ses bras, gagnant ses épaules.
Que se passe-t-il
Il faut aller vers le soleil.
Pourquoi ?
Parce que c'est là que je suis bien.
Mais le village…
Non. La chaleur.
Le soleil apparut et lui aveugla les yeux un moment, Marian se laissa porter par cette douce torpeur quelques temps…