La Prophétesse

  

 

Par Lorindil

 

  

  Le vent est retombé sur le port désert. La mer, lentement, vient briser ses vagues fatiguées contre la jetée de marbre. Lentement, le roulis oppressant des flots remplace le sifflement de la brise.

 

  La ville semble déserte ; pas une seule lumière ne s’échappe des lugubres tours de basalte. Pas un seule rumeur ne trahit le moindre signe de vie. Rien que le bruit incessant de la mer, et le silence solennel des majestueux édifices pour lui répondre. Haut dans le ciel, brille une lune écarlate. Ses lugubres rayons viennent se refléter sur la mer, lui donnant une couleur rouge sang. Aucune étoile ne vient réclamer son dû à cet astre éblouissant, et la nuit d’un noir d’encre se plaît à la sertir d’un lourd écrin de ténèbres.

 

  Assise sur les créneaux de la plus haute tour, face à l’océan, une femme écoute. Mais il n’y a plus rien à entendre cette nuit :le vent est tombé, et les étoiles sont restées muettes. Agitant nerveusement ses jambes dans le vide, la jeune prophétesse n’en reste pas moins attentive : ce soir est celui de la Grande Conjonction, l’unique moment où la Lune et Némésis entrent en conjoncture, ouvrant la voie aux esprits des Dimensions Magiques…

 

  Pour rien au monde elle ne raterait cette nuit-là ; un tel événement ne pouvant avoir lieu plusieurs fois en un seul millénaire ! La consécration de centaines de générations de prophétesses, le dévouement de toute une civilisation lui permet ce soir d’assister à l’événement ! Non, pour rien au monde, elle ne laisserait passer pareil spectacle … Même si pour cela il lui avait fallu sacrifier son peuple entier …

 

  Des cours d’eau encore rougis du sang des siens parcourent les avenues désertes de la cité. Sur les grandes places s’empilent les corps nus et exsangues de milliers de citoyens, au regard livide et à la bouche baveuse. Le Rituel a duré deux jours entiers, rythmés par les lames frénétiques des Grands Prêtres de Némésis. Tous, hommes, femmes, enfants, esclaves, bêtes… Sacrifiés en l’honneur de la Déesse Invisible… Menés à l’abattoir sous les accords d’une musique démoniaque… Plus aucun être vivant ne subsiste en Naghhirayn l’ Ancienne, excepté le joyau de tout un peuple : une jeune femme frêle, à la peau blanche et au sein ferme, le regard livide perdu au milieu d’une tignasse blanche crépue…

 

  Mais le vent est tombé, et il n’y a plus rien à espérer de cette soirée. Tristement, la jeune prophétesse lève son regard vers les astres : la Lune, disque ocre suspendu au-dessus de la cité, ne laisse s’échapper  que le faible halo verdâtre d’une boule de feu incandescente : pour la première fois depuis tant de siècles, Némésis n’éclaire pas de ses rayons assassins les nuits terrestres. La Grande Conjoncture a eu lieu. Mais les Puissances impies qui parcouraient autrefois librement le Monde n’ont pourtant pas répondu à son appel. Et la jeune femme frissonne de tout son corps.

 

  Ainsi, tout ceci n’avait servi à rien… L’Empire de la Déesse Invisible, l’avènement de ces grands êtres blancs aux yeux verts que furent les Yvrach’Niths, et la fondation de Naghhirayn l’ Ancienne, cette vaste Cité aux Tours de Basalte ! Tout cela pour rien… La gloire de son peuple s’écoule désormais le long des ruelles désertes, jusqu’à l’océan écarlate.

 

  La prophétesse ne peut s’empêcher de sangloter. Elle l’aimait tant, sa cité victorieuse ! Lorsque les sombres trompettes d’airain résonnaient à l’approche des cohortes de la Légion, vastes colonnes de lanciers, archers et cavaliers en armures noires ! Elle respire encore dans ses narines les parfums d’encens brûlant dans le Temple, lorsque s’entassaient aux pieds de la statue de la Déesse les trésors des peuples asservis ! Elle se revoit encore, rayonnante parmi les siens, festoyant aux côtés de son promis…

 

  Mais seuls leurs corps meurtris s’entassent désormais devant les autels de la cité. Il n’y a plus personne pour la consoler, pour chasser ses angoisses, pour réchauffer son corps nu grelottant… Les prophéties antiques ont menti : Le vent n’a pas répondu. Les Puissances ne viendront pas bénir Naghhirayn l’ Ancienne ! Son peuple ne ressuscitera pas sous la forme de dieux invincibles ! …

 

  La prophétesse se dresse sur les créneaux de la tour.. Elle s’avance lentement jusqu’au précipice, vaste fosse noire. Seul le mugissement des vagues venant s’abattre contre les fondations de l’édifice lui parvient. Ainsi son peuple a été abandonné par la Déesse Invisible. Tel était donc son effroyable destin… S’il en est ainsi, sa présence même en ce triste monde n’est plus requise…  Un long sanglot la parcourt, avant qu’elle ne se précipite dans le gouffre…

 

 

 

  Un vent curieux s’est levé sur Naghhirayn l’ Ancienne : les vagues se sont pourtant calmées, et la mer écarlate est devenue d’huile. Un bruissement indistinct résonne entre les tours de basalte, comme l’échos d’une flûte invisible, aux accords démoniaques langoureux. La Grande Conjoncture a eu lieu, et les Puissances, en réponse à ce dernier sacrifice, sont enfin venues…

 

 

 

  A jamais, les ténèbres se sont abattues sur Naghhirayn l’ Orgueilleuse, et, à jamais, les âmes perdues de ses citoyens inhumains erreront à travers ses ruines colossales…

 

Hosted by www.Geocities.ws

1