Son pas se fit plus sur, sa respiration moins saccadée. Au fur et a
mesure qu'il gravit la colline, se frayant un passage a travers la
végétation séche, d'anciennes images lui reviennent.
D'abord imprécises et floues, elles sont de plus en plus nettes. Le chemin
qu'il parcourait gamin n'a pas changé. Le viel olivier sous lequel il but
son premier verre de vin se dresse toujours au même endroit. Fier et
impassible, le géant ne se soucit guère des êtres éphémères qui se succèdent
sous ses rameaux.
Des personnages se forment. Une jeune fille. Blonde, des taches de rousseur
sur les pommettes, des yeux bouteille pétillants. C'est sa cousine. Elle le
guide à travers les broussailles. D'autres visages. Des camarades, des gens
du village, sa tante, son grand-père et ... son père.
Lointain, comme à chaque fois qu'il le voit, il es impécable dans son
impersonnel uniforme d'officier. Rigide. Aucun détails ne se laisse saisir.
Les gants immaculés, les dorures brillantes, son insigne de capitaine
miroitant sous les rayons lumineux, on le croirait prêt à la parade.
Une image vernie mais terne.
Dix ans. Précisément l'âge de son fils. Dix ans qu'il n'était pas revenu
sur l'île. Il y retrouve les formes, les couleurs, les sons et les odeurs
immuables de son enfance. Le goût âpre du sel dans la gorge, les cheveux
raides dréssé par le vent marin, le sifflement aigü dans les cimes, la terre
rouge brûlée au soleil.
Il est un jour pourtant qui revient encore. Invariablement, ce souvenir
finit par se frayer un chemin jusqu'à ses pensées. Si les silhouettes autour
de lui sont effacées, le centre de la scène demeure sans ombres. Accroupi
sur la motte, le dos courbé, son grand-père place le plan dans le
sol. Conformément à la volonté du capitaine.
Car ce jour est celui où l'on mis en terre l'illustre soldat. Et comme il
l'avait souhaité, un jeune chêne avait été planté au dessus de son corps.
Il lui avait fallu vieillir de quelques années, et de nombreux entretiens
avec son grand-pêre pour enfin saisir le sens de cette dernière volonté.
Tout comme son aïeul, son père, avant d'être un soldat, avait été un homme
humble et très proche de la nature. Aussi loin que remontent ses souvenirs,
du temps avant la guerre, où les jours se succédaient au rythme du bonheur
enfantin, il ne s'écoulait pas une journée sans que le capitaine, alors
instituteur, ne se retire au sommet de cette colline. Cette colline où il
git désormais. Il y venait seul et passait des heures à y écouter la
nature, plongé dans d'intenses réfléxions.
Par le chêne, qui planté sur sa tombe, puisera dans sa dépouille
charnelle la vitalité de croître au grand jour, l'homme souhaitait
symboliser l'eternel recommencement de la vie. Lorsque certaines choses
disparaissent, d'autres apparaissent.
Il n'y a pas à être triste ou révolté, chaque vide laissé permet une
nouvelle naissance, qui à son tour, lorsque son temps sera venu; cédera sa
place.
C'est ainsi.
Et lui n'était qu'un imfime fragment de ce processus. Si sa vision partagée
pouvait apaiser le chagrin des siens, il serait heureux et en paix.
En guise d'adieux, il leur avait laissé ces quelques mots, griffonnés au
dos d'une carte et remis à son second, dans le cas où il viendrait à
disparaître :
" Lorsque las, vous contemplerez cet arbre, qui plein de vie, étendra
ses vertes branches sous le ciel d'or et d'azur;
lorsque de vos doigts engourdis, vous caresserez son tronc rugeux et
tiède, réchauffé par le dur soleil du sud;
lorsque vous sentirez la douce brise marine, qui rafraîchira votre
front humide, et qui, agitant les frêles rameaux, fera danser l'ombre et la
lumière à vos pieds fatigués;
alors vous saurez que je ne vous ai pas quitté, que je demeurerai
toujours à vos côtés, et, je l'espère, vous trouverez le réconfort."
Plus il progresse vers le sommet et plus ces phrases retentissent dans sa
tête. Aujourd'hui, il vient chercher ce réconfort, que vingt-quatre ans plus
tôt, il n'avait pas eut le courage de receuillir. Et plus la distance
s'amoindrit, plus la anture autour de lui semble l'envellopper. Il ressent
alors ce que vivait son père des années avant lui, seul à l'écoute du monde.
Vent et soleil alternent frissons et chaleur sur sa peau dénudée. La
cigale accompagne sa progression de son chant mécanique. Les herbes
dessechées craquent sous son pas qui se précipite.
Le voilà qui court. ses yeux sont humides, mais pas seulement à cause de
la poussière qu'il soulève maintenant en nuages brillants.
Bientôt, il parviendra sur le promontoire, et ses yeux aperçevront, juste
devant lui, cette arbre de l'espoir.
Encore quelques mètres.
Plus que quelques pas.
Ca y est, voil...
L'homme se fige, frappé de plein fouet. Un e force invisible lui écrase
le ventre. sa gorge se noue et sa vision se brouille devant l'image de
désolation.
Là où il attendait un fier chêne vert, il découvre une ossature tordue en
une infâme expression, noire comme après la caresse des flammes. Un tronc
désséché penche dangereusement vers le sol, et des branches difformes
devenues friables pendent lamentablement sur les ronciers, auquels elles se
mélangent dans un chaos indescriptible.
Pas le moindre signe de vie, pas la moindre petite pousse.
L'arbre est mort. Il fut beau, sans aucun doute, de belle stature. Mais
maintenant dépéri, il est d'un spectacle accablant de l'homme, qui tombe à
genoux. Il heurte durement la caillasse, et , les deux poings dans la terre,
la tête basse, il se laisse aller à sa peine.
Le coeur lourd deverse son amertume par flots luisants. ses joues brillent à
la lumière du petit jour.
Ce n'est que lorsque ses yeux s'assèchent quelques peu qu'il la remarque.
juste sous lui, là où tomba sa dernière larme, une splendide fleur bleue
s'élève vers les nues. A la fois si délicate et si forte au bout de sa
longue tige, elle perce le terrain hostile pour s'épanouir au soleil.
Trois pétales de bonheur qui défient la tempête, le roc et la canicule;
Trois pétales de douceur qui soudain délivrent une âme en désespoir...