A la croisée des
temps
Le
crépuscule tombe sur l'Empire Majoritaire
Les derniers rayons de soleil disparaissaient derrière les hauteurs du mont
Heckdoom, nimbant la cité d'une aura flamboyante. Le soir tombait : nombre des
chaumières qui se tenaient dans l'ombre des hautes Tours du Pouvoir
s'illuminaient déjà de la faible lueur des bougies ; et une foule compacte
s'agglutinait dans les rues de Raldhey, depuis le cœur fortifié de la ville
jusqu'aux faubourgs plus populaires à quelques lieues de là. Quelque part au
milieu des rues bondées, une silhouette familière, vêtue d'un manteau rouge
usé, allait d'un bon pas entre les passants ; comme indifférente à l'agitation
ambiante, elle fendait la foule avec assurance en direction d'un imposant
bâtiment administratif. La majestueuse bâtisse, taillée d'un seul bloc dans le
granit, était ornée de bas-reliefs sculptés à même la roche, inspirés par les
plus fameuses des légendes du monde de Lint ; et les lourdes portes de chêne
finement ouvragé s'ouvrirent à la volée, tandis qu'Amphitryon pénétrait
l'édifice d'un air préoccupé. Des quelques gardes qui se trouvaient en faction,
aucun ne fit mine de s'intéresser à lui ; pas plus que l'intendant, qui,
recroquevillé derrière son imposant bureau d'acajou, ne leva même pas la tête
pour saluer le nouveau venu. Le hall du Palais de Justice de Raldhey était un
hémicycle de marbre étincelant depuis lequel un escalier montait en colimaçon
vers une impressionnante mezzanine d'albâtre, laquelle, éclairée par la lumière
diffuse des chandeliers, surplombait les lieux avec majesté. Une silhouette se
découpa dans la pénombre, accoudée comme avec nonchalance à la balustrade de
cuivre forgé :
" - Alors, vieille crapule ! Tu sembles bien te porter, en dépit de tout.
Moi qui pensais que la prochaine fois où tu viendrais ici, ce serait sous bonne
garde et couvert de chaînes ! " La voix était fluette ; le ton, cassant,
exprimait l'ironie et la désinvolture tout à la fois.
" - Je n'ai pas le temps pour ce genre de jeux, Zoïdberg. " Fit Amphitryon,
la mine sévère. " Se souvenir du bon vieux temps ne m'est pas plus
agréable qu'à toi, alors j'aimerais aussi bien que tu me dises pourquoi tu m'as
fait venir. Je suppose que je ne suis pas ici seulement pour t'écouter débiter
tes âneries, n'est-ce pas ?
- Comme tu voudras. Et bien, suis-moi, veuxx-tu ? Je dois t'entretenir de
quelque affaire urgente, et nous serions plus à notre aise dans quelque endroit
plus…approprié. "
Le cabinet du professeur Zoïdberg se trouvait dans une aile reculée du palais
de justice, mais il aurait aussi bien pu se trouver dans un tout autre endroit,
tant il déparait du reste du bâtiment : la pièce exiguë, dont le mobilier se
limitait à un bureau vermoulu et une étagère du même acabit, baignait dans une
pénombre enfumée. L'atmosphère avait ici quelque chose de lourd, comme si le
poids de quelque savoir secret pesait sur les lieux. Les murs de pierre nue,
passée à la chaux, s'ornaient d'une carte de Kheleb : l'Empire Majoritaire et
Metropolis à l'ouest, puis la Fourche, le Hellden et l'archipel Khian-Dhû en
allant vers l'est, les steppes glacées au nord et l'île-prison de Harr-Agô à
l'extrême sud.
" - Un verre de Tartalos ? " Questionna Zoïdberg d'une voix suave,
tout en tendant une coupe aux reflets ambrés à Amphitryon, lequel n'avait pas
quitté son attitude revêche.
" - C'est bien ce que je déteste en discutant avec un télépathe : au bout
d'un moment, j'ai l'impression d'être de trop dans la conversation. "
Répondit Jones, en acceptant finalement le verre d'un air résigné.
Un instant, il étudia son interlocuteur du regard : sa silhouette frêle, qui
semblait à peine suffisante pour soutenir le poids de sa tête démesurée,
disparaissait presque derrière les monticules de documents qui s'amoncelaient
sur le bureau. Son crâné dégarni était couvert de tâches de vieillesse ;
pourtant il semblait difficile de lui donner un âge, comme si, en contrepartie
de ses exceptionnelles facultés mentales, son corps avait dépéri prématurément.
Comme tous les Elus des dieux, Zoïdberg avait vu ses dons naturels
s'accompagner de difformités physiques ; et c'est ainsi qu'à travers tout
l'Empire Majoritaire, étaient repérés les Llowedôn, ainsi qu'on les nommait
dans les régions du nord, ces êtres étranges que des mutations destinaient à
occuper les plus hautes places de la nation.
" - Tu te méfies toujours de nous, n'est-ce pas ?
- Oh, pour ça, rassures-toi : je n'aime guèère les Elus, mais il n'y a que toi
que je méprise à ce point. " Soudain, Amphitryon parut extrêmement las ;
et, tandis que son regard se perdait dans les teintes dorées du Tartalos, il
sembla un instant vieilli, comme si une ombre passait sur son visage. "
Alors, qu'est-ce que tu me veux finalement ?
- Et bien, cela concerne un des élus. "t; Lâcha finalement Zoïdberg. Une veine
battit sur son crâne tandis qu'il guettait la réaction de Jones. Il reprit :
" Nombre des nôtres en sont convaincus : un être d'un grand pouvoir est
arrivé sur Kheleb…Tous les présages sont formels. Il nous faut le retrouver
avant qu'il ne tombe entre de mauvaises mains, et de la réussite de notre
mission dépend peut-être l'avenir du monde connu.
- Je vois… " Visiblement, Amphitryon nn'était guère convaincu, et il marqua
une courte pause avant de continuer : " Ce que je comprends moins, c'est
mon rôle dans cette affaire. Après tout, vous avez sans doute de quoi le
localiser.
-C'est là qu'est tout le problème : nous l''avons localisé. Il se trouve à
Galmora.
Galmora. La cité maudite, qui autrefois avait été le cœur de l'Empire
Majoritaire. C'était avant que la colère des dieux ne fasse disparaître la
ville sous un tombereau de cendres et de lave ; Zoïdberg lui-même n'avait pu
retenir un frisson à l'évocation de ce lieu damné.
" - Cet élu… Comment le reconnaîtrai-je ?
-Nous savons que c'est encore un enfant, âggé de quelques années tout au plus.
Mais dès que tu le verras, tu le reconnaîtras, j'en suis certain. Un tel
pouvoir… " Zoïdberg, qui avait retrouvé un peu de sa contenance, semblait
à présent partagé entre crainte et fascination.
Amphitryon ne prononça pas un mot. Après tout, ça n'était pas nécessaire . Un bref instant de silence, et le télépathe esquissa un sourire satisfait ; l'entrevue avait donc été
fructueuse, et il était désormais temps de s'atteler aux préparatifs du départ.
Il
était une fois à Galmora
Tel un sinistre présage du destin, la nuit était tombée sur Kheleb avec toute
la soudaineté d'un poignard ; et l'obscurité de la cité maudite s'illuminait à
présent de la lueur hésitante d'innombrables torches, tandis qu'à travers les
rues de Galmora résonnait la sarabande infernale des chiens de guerre du
Commodore, dont les tambours emplissaient l'air d'une atmosphère bestiale et
effroyable. Amphitryon se laissa glisser le long d'un parapet à demi-écroulé,
avant d'atterrir d'une roulade gracieuse à même le sol ; alors qu'à quelques
mètres de là se découpaient dans la pénombre les silhouettes hirsutes de deux
maraudeurs, armés de lourd cimeterres à lames
crénelées. Le premier donna un puissant coup de taille, et son arme se ficha
dans le mur avec un bruit mat pendant que Jones, ayant habilement esquivé
l'attaque, envoyait le second au tapis d'un violent coup de pied au menton.
L'ombre écarlate évitait les moulinets de son adversaire avec une grâce féline,
et bientôt ce dernier roula à son tour dans la poussière, le nez fracassé d'un
soudain coup de coude. Mais déjà, les formes menaçantes d'innombrables
maraudeurs s'agitaient alentours, et une fraction de seconde plus tard les
premiers javelots fusaient en direction d'Amphitryon, lequel descendait à toute
blinde ce qui autrefois avait été l'une des artères principales de la cité, mi-courant mi-dérapant entre les ruines éparses. A une
poignée de mètres derrière lui, l'on distinguait avec peine la petite
silhouette d'une fillette, âgée de treize ou quatorze ans tout au plus et qui
disparaissait presque sous des couches de haillons informes ; elle avait jailli
de l'ombre à sa suite, et tentait tant bien que mal de ne pas se laisser
distancer, se faufilant au milieu des restes à demi-effondrés de bâtiments
autrefois glorieux, se fondant de son mieux dans l'obscurité. La traque avait
commencé quelques heures auparavant, et mené les deux fuyards loin dans les
entrailles de la cité ; depuis longtemps déjà Skwirt ne reconnaissait plus les
édifices alentours, ainsi qu'ils avaient quitté la sécurité familière du
territoire des Taupes Ardentes pour pénétrer le sinistre royaume du Commodore.
Les Taupes Ardentes…Qu'est-ce qui l'avait poussée à quitter les siens, la seule
famille qu'elle ait jamais eue ? Perdue au milieu de
ses réflexions, elle ne se rendit pas immédiatement compte qu'elle avait cessé
d'avancer, et que, cible facile, elle se tenait immobile au beau milieu de la
rue ; et le regard affolé d'Amphitryon tandis qu'il se précipitait vers elle,
les détonations sourdes des revolvers, le cadavre de maraudeur qui s'affalait à
quelques mètres à peine, tout cela lui apparut comme dans un rêve, écho
lointain de quelque songe à demi-éveillé.
" - Amènes-toi, gamine ! Ils ne comptent pas nous lâcher de sitôt ! "
Lui cria Jones, dont la voix pourtant puissante dominait difficilement le
vacarme des tambours.
Lui saisissant le poignet, il repartit de plus belle ; et aussitôt elle revint
à la réalité, et s'élança à sa suite aussi vite que ses petites jambes le lui
permettaient. Une vingtaine de mètres en contrebas, les maraudeurs avaient
dressé une barricade de fortune derrière laquelle ils s'abritaient des balles
d'Amphitryon, brandissant avec autant de hardiesse qu'il leur était possible de
lourds hachoirs et des gourdins à l'aspect massif. Pourtant Jones ne ralentit
pas l'allure, pas plus qu'il ne fit mine de bifurquer ; il se contentait de
foncer droit sur ses ennemis, un sourire aux lèvres. Arrivé à leur niveau, il
pirouetta par-dessus l'amoncellement de planches éparses, et le premier barbare
s'effondra avant même qu'il n'ait touché le sol, sa tête réduite à l'état de
pulpe sanglante. Une mêlée incertaine s'engagea, d'où l'on ne distinguait
qu'avec difficulté les silhouettes des combattants. Presque inaudible au milieu
du grondement des tambours, une série de détonations crépita ; et les cadavres
de six maraudeurs se retrouvèrent éparpillés aux pieds d'Amphitryon, leur sang
s'écoulant de multiples blessures. Le septième et dernier barbare, une
expression de crainte mêlée de haine sur son visage, ne quittait pas Jones des
yeux ; et sa solide étreinte, aussi étouffante que son odeur nauséabonde, ne
laissait à Skwirt aucune chance de s'échapper. Sa peau mate disparaissait
presque sous la crasse, et une longue tignasse noir de jais, ornée d'ossements
et de colifichets divers, descendait négligemment le long de son torse nu ; il
tenait la fillette juste devant lui, son avant-bras fermement resserré autour
de son cou, faisant jouer la lame de son coutelas sur sa joue avec un sourire
mauvais.
" - Maintenant, pause tes armes en douceur, ou j'taille un second sourire
à la môme, si tu vois c'que j'veux dire. " Fit-il d'une voix rauque. Pour
faire bonne mesure, il éclata d'un rire sauvage, révélant une série de chicots
noirâtres.
Amphitryon, impassible, continuait de recharger son arme en silence.
" - Eh ! T'écoutes c'que j'te dis mec ? Jette tes flingues ou je la
dessoude !
-Je suis sûr que tu aurais fini par t'en reendre compte toi-même. "
Commença Jones, un faible sourire aux lèvres. L'assurance du maraudeur avait
presque disparu, aussi il enchaîna : " Mais je tiens à te faire remarquer
que tu t'abrites derrière quelqu'un qui, au bas mot, fait une bonne trentaine
de centimètres de moins que toi. Alors, tu as une idée des inconvénients que ça
peut présenter ? "
Le barbare eut une moue d'incompréhension, puis un éclair de lucidité traversa
son regard tandis que la balle traversait sa poitrine, libérant un flot de sang
que la faible lueur de la lune teintait de noir. Sans un mot de plus,
Amphitryon reprit sa course à fond de train ; et Skwirt, visiblement peu émue
par la tournure des événements, se baissa simplement pour ramasser quelque
chose avant de s'élancer à son tour. Un peu plus loin, les deux fuyards
obliquèrent sur la droite, quittant l'espace dégagé de l'avenue pour un méandre
de ruelles inextricablement enchevêtrées ; et il sembla que le tumulte des
tambours diminuait en intensité tandis qu'ils cherchaient leur chemin dans cet
étrange labyrinthe de roc et de débris. Enfin ils arrivèrent devant un large
tunnel, un égout qui s'enfonçait dans l'obscurité sous la cité ; et Amphitryon,
toujours suivi de Skwirt, descendit une à une les larges marches de grès
grossièrement taillé. L'atmosphère semblait plus lourde en bas, et des relents
de moisissure mêlée de soufre empuantissaient l'air, montant depuis un caniveau
central le long duquel s'écoulait paresseusement un filet d'eau croupie.
" - Qu'est-ce que c'est ? " Questionna Amphitryon d'une voix douce,
comme il n'avait pu s'empêcher de remarquer que Skwirt tenait contre elle
quelque chose, un objet auquel la pénombre donnait un contour indistinct.
" - C'est pas une chose. C'est monsieur Lapinou. " Répondit la
fillette, dont la peau d'ébène paraissait presque bleutée sous la faible lueur
de la lune. Elle s'exprimait dans le langage commun de Kheleb, avec malgré tout
un fort accent de ceux des contrées de l'Ouest.
" -Oh…Je vois. " Conclut Jones, son regard s'attardant plus
longuement sur la gamine. Drôle de nom pour un ours en peluche, ne put-il
s'empêcher de penser.
Tout en s'avançant dans l'obscurité du tunnel, Skwirt releva un pan de son
épaisse redingote de laine, découvrant la minuscule silhouette d'un nouveau-né,
solidement harnaché tout contre sa poitrine. Une petite main potelée se saisit
de l'ourson, et un sentiment de paix envahit la fillette tandis que le
nourrisson retournait à un sommeil innocent. Son petit Under, qui était tout
pour elle ! Et dire que l'autre, le grand homme en rouge, avait cru que c'était
son petit frère ! Tous les adultes étaient-ils si naïfs ? Car voilà pourquoi
elle était partie finalement, pourquoi elle avait suivi l'étranger : l'espoir
d'offrir à son fils une vie meilleure, de le sortir de l'horreur des bas-fonds
de la cité, tout cela l'avait poussé à abandonner la sécurité relative que lui
offrait son ancienne tribu. Quelques mètres plus loin, la silhouette
d'Amphitryon disparaissait dans l'obscurité, et Skwirt sentit le trouble la
gagner. Pouvait-on vraiment avoir foi en cet inconnu ? Et fallait-il vraiment
croire ce qu'il disait, était-il possible qu'Under, son tout petit, soit le
futur sauveur de l'humanité ? Le cœur plus que jamais en proie au doute, elle
s'avança plus profondément dans les ténèbres sous la cité…
Où un
allié inattendu fait son apparition
Le roc se
fissure et la lave s'écoule
Et les ténèbres et la cendre engloutissent la cité
Tels sont les dieux, qui ne connaissent la pitié
Qui ignorent l'innocente au milieu de la foule
Amphitryon se réveilla avec un sursaut, et un frisson le parcourut tandis
qu'une goutte de sueur glacée roulait le long de son échine. Levant les yeux au
ciel, que les étoiles illuminaient de leur apaisante clarté, il esquissa un
faible sourire ; et, comme il passait délicatement la main dans l'abondante
chevelure crépue de Skwirt, une vague de chaleur vint le rasséréner. La
fillette, blottie contre son flanc, émergeait doucement d'un profond sommeil,
et, luttant contre la douleur qui envahissait ses membres engourdis, balaya les
alentours du regard : après ce qui lui avait semblé des éons de marche
silencieuse dans l'obscurité, le tunnel débouchait à ciel ouvert. Pourtant rien
n'aurait pu dire que les deux fuyards s'étaient d'une quelconque manière
rapprochés de leur but, comme les silhouettes squelettiques de bâtiments à demi
effondrés s'élevaient toujours à perte de vue.
" - Tout va bien ? " Demanda Amphitryon d'une voix douce.
Skwirt allait répondre, lorsqu'un sentiment de gêne l'envahit ; et ce n'est
qu'alors qu'elle se rendit compte qu'il ne parlait pas d'elle, mais seulement
d'Under. Ainsi, était-ce tout ce qui l'intéressait ? A nouveau, elle sentit le
doute la gagner. N'était-elle qu'un bagage, dont il comptait se débarrasser le
moment venu ? Après tout, s'il était venu pour trouver un sauveur, que
pouvait-il bien avoir à faire d'elle ? Comme elle avait été sotte de le croire
!
" - Il va nous falloir y aller, maintenant. Nous devons quitter la cité
tant que la nuit nous protège, car j'ai idée qu'une fois le jour levé, nous
n'aurons plus une chance de nous en sortir. "
Amphitryon parlait d'un ton léger, presque badin, tandis qu'il s'étirait
nonchalamment pour chasser son engourdissement ; et soudain Skwirt fut prise
d'une véritable fureur à le voir ainsi se pavaner. Non, décida-t-elle. Il
fallait qu'elle sache. Maintenant.
" - C'est pour Under que vous êtes là, pas vrai ? " Sa voix était
sèche, cassante ; et elle parlait avec toute la confiance et la morgue dont
seul peut faire preuve un enfant. " Oui, mais moi ? Vous n'avez pas besoin
de moi, alors, qu'est-ce qui va m'arriver ? "
Amphitryon, visiblement gêné, marqua un long silence. Puis, dans un murmure :
" - J'aimerais que tu me dises... Le commodore, que sais-tu de lui
exactement ?
- C'est un bandit qui est arrivé il y a unee dizaine d'années ici, du moins à ce
qu'on dit. Il a fait du centre ville son royaume, et des centaines de pillards
le servent aujourd'hui. Certains disent que c'est un Faërgoth ou quelque chose
comme ça, mais de toute façon on ne le voit jam… " Skwirt s'arrêta
brusquement. " Tu comptes m'abandonner, pas vrai ?
- Non, je ne ferais jamais une chose pareillle, je te le promets. " Fit
Amphitryon, dont la voix était nouée par l'émotion. " Mais pour être
honnête, je ne sais pas ce qu'il adviendra de toi. Ma mission était seulement
de récupérer le petit, en effet. Mais je ferai tout mon possible pour que vous
ne soyez pas séparés. C'est tout ce que je peux t'assurer. "
Visiblement peu convaincue, Skwirt fixait Amphitryon, la mine dubitative.
" - Et bien, tu m'as fait confiance jusque là, de toute façon. Et ça ne
t'a pas trop mal réussi, non ? " Fit Jones d'une voix qui se voulait
encourageante. " Ne t'inquiètes pas, tout ira bien. De toute manière, plus
question de faire machine arrière, alors autant y aller. "
Ils se remirent ainsi en route, cheminant péniblement parmi les ruines éparses
; ils progressaient avec lenteur, cherchant à tâtons leur chemin dans la
pesante obscurité, et la crainte furtive des pillards ne quittait pas leurs
esprits. Plus d'une fois, Skwirt se surprit à tendre l'oreille, l'estomac noué
par la peur d'entendre à nouveau les horribles tambours ; et malgré son calme
apparent, Amphitryon lui-même laissait de temps à autre paraître quelque
trouble. Une heure s'écoula, interminable ; et le dédale de roc continuait de
se dérouler, identique à lui-même, sous les pas des deux fuyards que la fatigue
gagnait peu à peu, lorsqu'à nouveau, Skwirt marqua une pause. Etait-ce son
esprit qui lui jouait des tours ? Il lui semblait entendre une voix, qui
s'élevait au cœur de l'obscurité comme le doux murmure d'une entraînante
mélodie ; pourtant, et même si elle sentait son cœur se réchauffer à cette
seule idée, elle ne pouvait croire que quelqu'un se risque ainsi à attirer
l'attention alors que rôdaient alentours barbares et sauvages. A mesure qu'elle
s'avançait parmi les ruines, la voix se fit plus distincte, et bien qu'elle fut
grave et rocailleuse, Skwirt la trouva apaisante et agréable ; les paroles
étaient celles d'un chant traditionnel de l'Empire Majoritaire, que même elle
n'eut pas de difficultés à reconnaître :
" - Ainsi voguent les navires,
Loin vers l'Ouest et le couchant,
Pour la gloire de l'Empire,
Pour la noblesse et par le sang.
Ainsi chevauchent les coursiers,
A travers l'Est et ses prairies,
Jusque loin dans les Steppes Glacées,
Pour le messager il n'est pas de répit.
Mais aussi loin qu'il puisse aller,
Distance, intempéries, malheur et désespoir
Jamais ne le font plier
Car de tout son cœur il aspire à revoir
Son véritable foyer, son home bien-aimé :
L'Empire Majoritaire et ses vertes vallées. "
Amphitryon plaqua sa main sur la bouche de Skwirt, avant même que celle-ci ait
eu le temps de dire quoi que ce fut ; et il désigna du doigt la lueur diffuse
d'une lanterne qui perçait l'obscurité, à une dizaine de mètres d'eux tout au
plus. Il s'approcha à pas de loups, sa main serrée avec fermeté sur la crosse
de son revolver ; et le chant mourut aussitôt que le canon de l'arme se posa
sur la nuque du vagabond.
" - Retournes-toi doucement… Et pas de faux mouvements ! " Souffla
Amphitryon.
Ses yeux étaient maintenant semblables à ceux d'un rapace, et Skwirt ne put
réprimer en frisson en songeant à l'expression chaleureuse qui avait été la
sienne une poignée de minutes à peine auparavant. Pourtant lorsque le vieil
homme se retourna enfin, son visage rougeaud arborait un sourire radieux où ne
perçait nulle inquiétude ; et la bienveillance qu'exprimait son regard, ainsi
que la chaleur qui se dégageait de ses traits fatigués parurent à la fillette
plus que jamais déplacés dans un tel endroit.
" - Pas de bile, fiston. Je cherche pas les
ennuis. En fait, ça fait même un petit moment que je vous attends. " Il
souleva sa casquette jaune canari à l'intention de Skwirt, révélant par la même
une tignasse clairsemée qui tirait sur le blanc ; puis, toujours avec cette
voix douce et profonde, il reprit : " Je suis qu'un envoyé, comme qui
dirait. L'Cabbie, c'est comme ça qu'on m'appelle par ici. "
Il désigna son cou, sur lequel était tatoué une étoile à l'intérieur d'un
croissant de lune ; et bien qu'elle soit restée à bonne distance, Skwirt
reconnut la marque de Bondek qui semblait scintiller à même la peau du
vagabond.
" - Iddwemer ? " Questionna Amphitryon, sans même attendre de
confirmation. " C'est bien la dernière chose à laquelle je me serais
attendu. Un messager des dieux ! C'est bien leur genre, à ceux là… Et il a
fallu qu'ils choisissent précisément cet endroit, que ça tombe sur moi ! "
Skwirt n'osait s'approcher, interdite. Les pensées se bousculaient dans son
esprit, et elle sentait le trouble la gagner rapidement : ce vieil homme
pouvait-il vraiment avoir été envoyé par les dieux ? Pour la sauver, elle ?
Non, pas elle. Under. C'était pour Under qu'il était venu, tout comme l'autre.
Elle reconsidéra le vagabond d'un air méfiant. Bien plus grand que la moyenne,
il dépassait Amphitryon d'une bonne tête ; et l'épaisse veste de cuir miteux
qu'il portait s'ouvrait sur une confortable bedaine.
" - Je suppose que 'Cabbie' n'est pas ton vrai nom, hein ? " Reprit
Jones, qui visiblement avait finalement réussi à retrouver son calme.
" - Ben, en fait, je m'appelle Jean. " Fit l'autre d'un ton penaud.
" - Jean Cab… " Commença Amphitryon, avant de s'étrangler à moitié.
" Voilà une chose qui change pas : les dieux ont toujours leur putain de
sens de l'humour, pas vrai ?
- Pour sûr, un putain de sens de l'humour...
- Je suppose que si tu es ici, c'estt pour une bonne raison. T'as un
moyen de nous tirer de là ?
- Ca se pourrait, ouais. " Le Cabbie sse passa la main dans les cheveux
d'un air pensif. " J'ai garé mon bolide un peu plus loin, histoire de le
mettre à l'abri. Allez, suivez-moi. Je vais vous montrer…
L'Elu
des Dieux
Le Cabbie se mit en route sans un mot, et Amphitryon attendit pour le suivre
que Skwirt soit arrivée à sa hauteur :
" - Je vais porter Under pour un moment. " Fit-il d'une voix mal
assurée. " Ca fait déjà longtemps que tu t'en occupes, et il nous reste
encore un bon peu de chemin à parcourir. Tu dois déjà être assez épuisée comme
ça, pas vrai ? "
Skwirt, dont les traits étaient pourtant tirés par la fatigue, ne put contenir
un mouvement de recul ; et son visage conserva une expression de méfiance
tandis qu'elle consentait finalement à confier son enfant à Amphitryon.
Celui-ci se saisit du nouveau-né avec délicatesse, lui adressant un sourire
bienveillant ; puis, sans un mot de plus, se remit en route à la suite du
Cabbie, dont la lanterne éclairait les alentours d'une lueur réconfortante. De
longues minutes de marche silencieuse s'écoulèrent ainsi, seulement rythmées
par le pas hésitant des fuyards ; de longues minutes au terme desquelles Jones
s'arrêta soudainement, titubant presque imperceptiblement sur place sans que
Skwirt ne puisse en deviner la raison : et la confusion naquit dans l'esprit de
la fillette tandis que son regard passait alternativement de la lanterne
toujours plus lointaine du Cabbie à la silhouette incertaine d'Amphitryon. Ce
dernier fixait à présent Under, une expression chaleureuse passant fugitivement
sur son visage fatigué ; et, d'une main tremblante, il entreprit de nettoyer le
sang qui maculait la figure souriante du nouveau-né. Doucement, il caressa le
carreau d'arbalète profondément enfoncé dans son propre bras ; et il ne put
réprimer un rictus de souffrance comme il brisait la hampe de la flèche, son
regard impassible toujours posé sur Under.
" - Fuyez !! Courez, allez aussi vite que vous le pouvez, et ne vous
retournez pas ! Il sont là ! Fuyez! Ils sont là !
" Hurla-t-il soudainement, d'une voix que la douleur rendait rauque.
Aussitôt, le vacarme des tambours de guerre déchira le silence de la nuit,
tandis qu'au même moment Under éclatait en sanglots stridents ; et Skwirt, dont
les entrailles étaient comme enserrées par une innommable terreur, s'élança en
avant de toute la vitesse de ses petites jambes. Lancée à toute allure, elle
passa comme une trombe devant Amphitryon, lequel brandissait à nouveau un de
ses revolvers ; l'air s'emplit de l'odeur âcre de la poudre tandis que les
premiers maraudeurs étaient fauchés comme les blés par les mortelles volées de
plomb. Pourtant les barbares continuaient d'affluer de toutes parts, surgissant
de l'obscurité comme autant de farouches démons ; et lorsqu'une demi-douzaine
d'entre eux eurent roulé à terre sous les balles d'Amphitryon, celui-ci, à
court de munitions, fut contraint de prendre à son tour la fuite : javelots et
flèches empennées de noir fendaient l'air par dizaines tandis qu'il s'élançait
à la suite de Skwirt. Mais aussi vite qu'il puisse aller, la lueur de la
lanterne du Cabbie paraissait toujours plus lointaine, et s'étiolait peu à peu
dans les ténèbres de la cité maudite : elle vacilla une dernière fois avant de
disparaître tout à fait ; et au même moment la pointe effilée d'une lance transperça
le flanc de Jones, qui roula dans la poussière avec un grognement de douleur.
Alors même que la nuit semblait prête à l'engloutir entièrement, une voix, à
peine plus qu'un murmure, se mit à résonner à l'intérieur même de son crâne :
" Pour la gloire de l'Empire…Pour la noblesse et par le sang…
". Il ne s'agissait plus du chant grave et chaleureux du Cabbie, mais
plutôt d'une complainte, comme psalmodiée telle la pulsation sourde d'un mantra
; et aussitôt Amphitryon sentit une énergie nouvelle affluer dans ses membres
épuisés, lui donner la force nécessaire pour repartir une dernière fois. "…
Jamais ne le font plier… " Il se releva lentement et ôta la lame de sa
blessure, son regard vide de toute émotion comme les chairs se refermaient
instantanément ; et il reprit sa course, oublieux de la lassitude et de la
douleur, semblable à un automate enfin, courant comme si désormais plus rien
n'avait de prise sur lui. Une rue, puis une autre encore ; sûr de la direction
à prendre, il ne prêtait plus attention aux flèches qui se fichaient dans son
dos tandis qu'il allait, bondissant au milieu des ruines et des débris : "
…Son véritable foyer…L'Empire Majoritaire… ". Un peu plus loin, le
fracas des tambours diminua peu à peu et il déboucha finalement sur une cour à
ciel ouvert, jonchée de détritus et au milieu de laquelle se trouvait…
" - …Un pousse-pousse ? " Fit Amphitryon, incrédule.
" - J'ai bien cru que vous n'arriveriez jamais " Répondit le Cabbie
comme si de rien n'était. " J'vois aussi que vous devez une fière
chandelle au gamin, pas vrai ? " Ajouta-t-il d'un air entendu, comme son
regard se portait sur les hampes qui dépassaient encore du manteau de Jones.
Ce dernier s'accroupit doucement, et se fendit d'un sourire chaleureux en
apercevant Skwirt qui consentait enfin à sortir de sa cachette dans l'ombre ;
et son expression bienveillante ne quitta pas son visage tandis que le Cabbie
ôtait une à une les flèches de son dos, sans qu'une seule goutte de sang ne
s'écoule des blessures.
" - Sans vouloir être impoli, je crois qu'on va devoir y aller. "
Souffla le Cabbie, une fois qu'il eût achevé sa tâche. " Maintenant.
" Ajouta-t-il, comme le tumulte des tambours gagnait à nouveau en
intensité.
Toujours silencieuse, Skwirt monta dans la carriole, dont la peinture jaune
écaillée s'ornait d'un motif à damiers blanc et noir ; et dès qu'il eut
installé Under dans un landau posé contre la banquette de cuir usé, Amphitryon
pris place à côté d'elle avec un nouveau sourire affectueux. Le Cabbie prit
place à l'avant du pousse-pousse, et passa ses bras dans les gaines prévues à
cet effet ; il fit quelques pas comme pour se dégourdir, tandis que la carriole
avançait presque de mauvaise grâce, grinçant plus qu'à son tour. Quelques
mètres de plus, et ils débouchèrent sur longue avenue qui s'étirait en ligne
droite jusque loin dans l'obscurité ; on pouvait deviner les silhouettes
innombrables des maraudeurs, alignés en rangs serrés et dont les lames
reflétaient l'éclat glacé de la lune : et Skwirt, à la vue de cette macabre
procession, se blottit tout contre Amphitryon, qui pour sa part brandissait à
nouveau ses deux revolvers.
" - Jamais on ne pourra passer… " Murmura la fillette d'une voix
tremblante.
Pourtant le Cabbie avançait tranquillement, droit sur la multitude des barbares
; et Jones sentit ses phalanges se crisper sur la crosse de ses armes comme ils
approchaient plus près, toujours plus près ; une centaine de mètres tout au
plus les séparait des maraudeurs lorsque le pousse-pousse commença à prendre de
la vitesse. Tout se déroula au ralenti, comme dans un rêve : la vision
d'Amphitryon devint floue tandis que le Cabbie accélérait encore, laissant loin
derrière le flot des barbares : et les quatre fuyards semblaient enfin hors de
portée lorsqu'une pierre, lancée de dépit par l'un des maraudeurs, atteint
Skwirt à la tête, la faisant basculer dans le vide ; et elle roula dans la
poussière, suivie de près par Amphitryon, lequel avait bondi à sa suite, l'arme
au poing. Le pousse-pousse supersonique quitta bientôt le champ de vision de la
fillette, comme la masse des maraudeurs fondait droit sur elle ; et les
détonations désormais si familières sonnèrent à ses oreilles comme autant de
carillons la remplissant d'allégresse :
" - Pour moi… Il s'est battu pour moi… " Murmura-t-elle avec un
sourire, avant de sombrer dans les limbes de l'inconscience.
Epilogue
Skwirt ouvrit péniblement les yeux. Quelques minutes, le temps pour que sa vue
s'adapte à la lumière diffuse qui baignait les alentours ; une brume laiteuse
les enveloppait de son manteau cotonneux, et un instant elle crût arpenter les
sombres chemins du royaume des morts. Pourtant, elle sentait son propre souffle
contre la nuque d'Amphitryon, ainsi que l'odeur métallique du sang séché qui
collait ses cheveux blonds en grosses plaques couleur ocre ; et, ses deux
petits bras passés autour de son cou, elle tanguait doucement au rythme de ses
pas, tandis qu'il la portait dans son dos. Le manteau rouge de Jones avait
disparu, et sa chemise blanche finement brodée était crasseuse et couverte de
sang ; et il ne put retenir un sourire comme une goutte vermillon s'écoulait
d'une entaille sur sa joue, glissant lentement le long de son menton. Skwirt
aperçut la silhouette du Cabbie, qui, à quelque distance de là, leur adressait
des signes de la main ; et elle distinguait la forme indistincte d'Under qu'il
tenait dans ses bras, une expression bienveillante éclairant son visage
rougeaud. La fillette esquissa à son tour un sourire, et replongea dans les
limbes accueillantes d'un sommeil réparateur.
Fin