The southern trees





Amphitryon Jones

Un panache de fumée diffuse se lovait paresseusement dans l'air du matin, son odeur pénétrante couvrant les effluves du marais ; et Amphitryon Jones, accroupi au milieu de la petite clairière, serrait fermement un mouchoir de soie contre son visage afin de lutter contre la nausée qui l'envahissait peu à peu. A quelques pas devant lui s'élevait un petit autel de pierre, visiblement érigé avec précipitation et gravé du symbole de Noronwë ; la roche avait par endroits été noircie par le brasier, lequel avait été contenu seulement par l'humidité du marécage. Un peu plus loin sur la droite, les reliques du bûcher occupaient toute une partie de la clairière ; et, entremêlés aux restes calcinés de nombreux fagots de branches noueuses, on distinguait avec horreur trois cadavres que les flammes avaient dévorés toute la nuit durant. Amphitryon s'avança lentement, une expression recueillie sur son visage las ; il examina longuement les trois corps, que l'on avait apparemment disposés là sans ordre précis. On reconnaissait sans peine les silhouettes de deux adultes, dotés d'étranges tentacules dorsaux, lesquels les identifiaient sans nul doute comme des Elus ; un homme et une femme qu'accompagnait un adolescent, âgé d'une quinzaine d'années tout au plus et dont les ailes diaphanes, d'une envergure sans doute supérieure à trois mètres, étaient à présent noircies et craquelées. Mais pourquoi avoir brûlé les cadavres, alors que leurs mutations permettraient de découvrir leur identité sans difficulté ? Les questions se bousculaient toujours dans la tête d'Amphitryon lorsqu'un raclement de gorge sonore le ramena à la réalité. Le batelier, un vieillard vêtu de haillons informes et dont le visage ridé semblait en permanence tordu par un rictus méprisant, cracha bruyamment avant de s'essuyer la bouche du revers de sa manche.

" - C't'un coup des R-men, ou bien j'm'y connais pas ! " fit-il d'une voix rauque. " Paraît qu'ils ont un r'père dans ces fichus marais. Leur chef, Cyborgne, est un vrai monstre à c'qui paraît !" Ajouta le vieil homme avec une pointe de défi.

Amphitryon écoutait d'une oreille distraite, aussi le batelier, visiblement déçu de ne pas avoir réussi son petit effet, reprit d'une voix presque penaude :

" - Enfin, j'me comprends : ça a beau être un dur de dur, il a rien d'un monstre à côté de ceux-là ! " Cracha-t-il en désignant du doigt les cadavres calcinés. " J'y suis pour rien dans c'qui s'passe, mais je peux vous dire qu'on a pas besoin de cette engeance-là pour nous faire notre boulot ! Les gens normaux étaient assez bon pour ça dans l'temps, et j'vois pas pourquoi y nous faudrait des mutants pour nous dire comment faire ! "

La mine songeuse, Amphitryon examina longuement les lieux avant de finalement regagner la barque qui les attendait un peu plus loin ; et, tandis qu'il s'épongeait le front d'un air absent, les pensées continuaient de fuser dans son esprit. La faction Rhân, connue pour son opposition farouche aux Elus, tentait depuis des années de redonner le pouvoir aux humains normaux ; il était d'ailleurs de notoriété publique que son combat politique recevait le soutien de nombreux partisans à l'Est du Tazaire, où son emprise restait puissante malgré la répression. Jones retroussa les manches de sa chemise de lin blanc, avant de réajuster son veston pourpre d'un geste délicat ; les marais s'étendaient autour de lui à perte de vue, l'étouffant de leur atmosphère trouble et suffocante, perturbant la réflexion dans laquelle il était plongé. Il s'était toujours méfié de la politique, tout comme il trouvait suspect les groupements partisans : car sans doute était-il inéluctable, de son point de vue du moins, que l'on finisse, au détour d'un débat d'idée, par retrouver trois cadavres calcinés sur un bûcher mortuaire. Mais le racisme latent de ces régions n'expliquait de toute évidence pas certains points : pour quelle raison avoir ravivé le culte de Noronwë, le Créateur, que les dieux avaient pour leur part formellement interdit ? Fallait-il tenir les R-men pour une bande de hors-la-loi décidés à profiter du chaos ambiant, ou les considérer comme le bras armé de la faction Rhân ? Toutes ces questions le tourmentaient toujours lorsque le marécage céda soudain la place aux méandres bourbeux d'un fleuve, large d'une trentaine de mètres environ et dont les eaux filaient paresseusement jusqu'aux remparts de Mesa Verde. La cité impériale, juchée sur les flancs d'une large colline et cernée de toutes parts par les multiples confluents du Tazaire, n'avait à vrai dire pas très fière allure : bordée d'une enceinte irrégulière de bois à l'aspect hétéroclite, elle semblait bâtie de bric et de broc ; et même à cette distance, l'enchevêtrement complexe des ruelles tortueuses semblait dépourvu de toute logique. A l'aide de sa gaffe de frêne grossièrement taillé, le batelier engagea finalement sa barque sur l'un des nombreux canaux qui, tels les filaments d'une toile d'araignée scintillante, quadrillaient la ville de part en part ; puis, comme l'embarcation filait doucement à l'ombre des palissades de bois, Amphitryon sentit le trouble le gagner. Une atmosphère oppressante de danger couvrait la cité d'une chape de plomb, et sa main se porta d'instinct sur la crosse nacrée de son revolver, tandis qu'il balayait les alentours du regard à la recherche de quelque signe d'embuscade…


Capitaine Jezabel

Une ambiance électrique régnait sur la petite salle de garde où une dizaine de soldats, visiblement gagnés par une même tension, se tenaient pour l'heure alignés en rangs serrés. Vêtus de l'uniforme réglementaire de la garde prétorienne de Mesa Verde, tous portaient une chemise de mailles étincelantes ainsi que de hautes cuissardes couleur terre de sienne ; seuls les Elus, deux gaillards dotés d'une même carapace chitineuse couvrant aussi bien leur torse que leurs avant-bras, s'étaient dispensés de toute autre protection. Ses cheveux bruns noués en une longue natte aux reflets cuivrés, le Capitaine Jezabel inspectait ses troupes d'un œil inquiet. La tunique obsidienne dont elle était revêtue, ainsi que ses pantalons bleu marine contrastaient avec sa peau de nacre ; et sa silhouette fragile semblait celle d'une enfant face à la carrure athlétique propre aux autres soldats. Chacun de ses hommes, dont la plupart la dépassaient d'une bonne tête, la toisait d'un air narquois, et toute sa volonté était nécessaire pour affronter le poids de ces regards lourds de ressentiment. Incapable de supporter plus longtemps la tension qui régnait sur les lieux, elle entreprit de récapituler une dernière fois leur plan d'action :

" - Comme vous le savez déjà, les R-men se sont attaqués ce matin à la réserve d'or de la ville, peu après l'ouverture. La chance a voulu qu'une de nos patrouilles les intercepte par hasard alors qu'ils étaient en train d'évacuer les lieux. Pour l'heure, les braqueurs se sont réfugiés à l'intérieur de la banque, avec quelques employés qu'ils ont pris en otage. "

Jezabel marqua une courte pause, comme pour s'assurer de l'attention de chacun, et un éclair mordoré passa dans ses grands yeux noisette tandis qu'elle reprenait :

" - Sergent Dikto, s'il vous plaît. " Fit-elle avec un bref geste de la main. Aussitôt, un des mutants s'avança d'un pas docile, et déplia une carte jaunie sur la petite table au centre de la pièce, bien en vue de tous. " Il y a trois issues différentes depuis l'intérieur de la banque : la première donne sur la place, la seconde alternative est de passer par les toits. La troisième sortie mène vers les canaux : c'est le rôle de notre escouade d'empêcher les R-men de s'enfuir par là. Compris ? "

Rapidement, elle répartit ses hommes en quatre groupes, chargés de quadriller les alentours de la réserve et de barrer la voie aux braqueurs ; quelques minutes à peine s'étaient écoulées, le temps que chacun assimile son rôle dans la mission, avant que la petite escouade ne quitte finalement l'atmosphère tendue de la caserne pour se mêler à l'agitation trépidante de la cité. Un sourire bienveillant passa sur le visage de Jezabel lorsqu'elle sentit les rayons du soleil la baigner de leur apaisante chaleur ; et, presque instantanément, sa peau prit l'aspect du plus pur des diamants tandis qu'elle laissait libre cours à sa mutation. Il était rare qu'elle ait l'occasion d'évoluer sous sa forme véritable, et elle désirait trop savourer ce moment pour prêter la moindre attention aux regards éberlués que la plupart des passants ne manquaient pas de lui jeter : elle était l'étoile étincelante du matin, scintillante et invulnérable tout à la fois, et en cet instant il lui semblait que rien n'eût pu l'atteindre. L'agitation fiévreuse qui régnait sur la place la ramena finalement à la réalité : une foule hétéroclite, constituée pour sa plus grande part de simples badauds, s'était réunie devant la banque dans l'espoir d'assister à un peu d'action ; et les forces de l'ordre déjà présentes semblaient avoir toutes les peines du monde à contenir l'enthousiasme de certains des spectateurs les plus agités.

" - Ce sont les R-men ! Ce sont eux qui sont dans la banque ! " Brailla avec enthousiasme quelqu'un dans la foule. " Ils sont extraordinaires !
- Ils n'ont rien de spécial ! " Lança un auttre, tout aussi ravi.

Jezabel donna rapidement ses consignes à ses hommes, qui chacun partirent bientôt dans des directions différentes ; puis, tentant d'ignorer autant que possible le vacarme et l'agitation ambiante, elle fendit la foule en direction de la silhouette familière du caporal Taggart. Ce dernier, un petit homme adipeux dont le visage porcin disparaissait presque sous une barbe hirsute, semblait d'ores et déjà au bord de l'explosion : d'épais cernes soulignaient ses yeux rougis par la fatigue tandis qu'il s'époumonait vainement au cœur même de l'attroupement. Il jeta un regard mauvais à Jezabel tandis que celle-ci s'approchait d'un pas rapide, et, avant même qu'elle n'ait pu prononcer le moindre mot :

" - Et bien, les renforts auront mis le temps, c'est le moins qu'on puisse dire. Avec tous vos pouvoirs 'supérieurs', vous aviez pas moyens de faire plus vite ? " Sa voix perçante vibrait de ressentiment tandis qu'il débitait sa courte harangue. " Heureusement que nous, les gens normaux, on oublie pas de faire notre boulot, on dirait. Si on n'avait pas été là pour coincer ces filous, voilà longtemps qu'ils se seraient fait la malle ! "
- Plutôt que de me louer vos mérites, à proppos desquels je n'ai d'ailleurs pas le moindre doute, je préfèrerais un compte-rendu précis de la situation, caporal. " Répliqua Jezabel, visiblement peu disposée à se laisser démonter. Puis, d'une voix aussi dure que le diamant dont elle était constituée : " Mais puisque vous me le faites remarquer, je note que vous et votre équipe êtes restés pendant un certain temps seuls en compagnie des suspects, avant que ni la foule ni les renforts n'aient fait leur apparition. Quant à votre intervention inopinée…
- Minute ! Si vous insinuez que j'ai quoi quue ce soit à voir avec…. "

Le souffle surpuissant de l'explosion couvrit ses paroles tandis qu'à une vingtaine de mètres de là, le rez-de-chaussée de la banque volait en éclat avec un fracas de fin du monde. Taggart lui-même fut jeté à terre alors que tout autour de lui, la foule éclatait en hurlements terrifiés ; le chaos le plus total régnait à présent sur la petite place, et, comme il se relevait péniblement, le milicien balaya les alentours du regard, à la recherche de la silhouette scintillante de Jezabel. Peine perdue : cette dernière, indifférente aux débris qui rebondissaient sans effet sur son épiderme de diamant, s'était déjà élancée à la poursuite de la silhouette fugitive de l'un des R-men, dont l'uniforme de cuir bleu nuit se fondait dans la pénombre de l'inextricable dédale de rues tortueuses. Déboulant sur une courte allée dont les pavés irréguliers étaient jonchés de détritus, elle marqua un temps d'hésitation avant de finalement prendre sur sa gauche : sa connaissance parfaite des lieux lui assurait un avantage décisif, et l'avance du fuyard se réduisait inéluctablement à mesure que les secondes filaient. Une dizaine de mètres seulement séparaient à présent Jezabel du braqueur lorsque soudainement, un cadavre comme tombé de nulle part vint s'empaler sur une grille de fer rouillé qui bordait la ruelle : sous le choc, la palissade s'effondra aux pieds même de la femme-diamant qui, prise par son élan, manqua de s'affaler à son tour dans la poussière. La silhouette du fuyard se faisait déjà lointaine, au moment où une voix claire s'éleva soudain, brisant l'oppressant silence de la scène :

" - Et bien, moi qui espérais pouvoir lui poser quelques questions, je suppose que c'est raté. " Souffla Amphitryon d'un ton à la fois maussade et curieusement enjoué. " Il faut croire que parmi les R-men se cachait aussi l'homme qui tombe à pic ! "


Le glouton

Seuls quelques sanglots, à demi étouffés par les bâillons, venaient sporadiquement troubler le silence du grand hall de la réserve d'or de Mesa Verde : les otages, au nombre d'une dizaine, étaient tous solidement ligotés à l'aide d'une épaisse corde de chanvre ; et leurs regards apeurés exprimaient la détresse et la peur tout à la fois. Dans un coin de la salle, les R-men, indifférents aux tourments de leurs victimes, poursuivaient leur conciliabule silencieux :

" - Chacun de nous emporte un sac avec lui, compris ? " Murmura Cyborgne, dont la musculature noueuse jouait sous le cuir de son uniforme au moindre de ses mouvements.

Un bandeau de tissu rouge, presque entièrement dissimulé par son épaisse tignasse brune, couvrait son œil droit ainsi qu'une partie de son front ; pourtant son regard n'en demeurait pas moins intense et pénétrant, et sa mâchoire volontaire ne faisait que renforcer l'impression d'autorité qui se dégageait de lui.

" - Toi, le gros, tu prends par les canaux " Fit-il en désignant la silhouette bedonnante de l'un de ses acolytes, un gaillard au visage rougeaud et qui semblait en permanence sur le point de déborder de son uniforme.

Il ne devrait pas me traiter comme ça, pensa le Glouton pendant que Cyborgne donnait ses consignes aux autres R-men. M'appeler le gros, me rabaisser à longueur de journée. Un jour, ils verront tous de quoi je suis vraiment fait, se disait-il lorsque la voix juvénile de Peticœur, le cadet de la bande, le tira soudain de sa rêverie :

" - Je sais que c'est un peu tard pour y penser, mais vous ne croyez pas que c'est plutôt risqué de s'attaquer à la réserve d'or ? Je veux dire, la milice, passe encore, mais il y a des chances que les gens nous apprécient nettement moins après ça, non ?
- Réfléchis un peu. " Souffla Cyborgne d'un ton paternaliste. " Imagine un instant la manne que va constituer ce butin. Imagine ce que cet argent peut apporter à la cause. Alors ?
- Effectivement " Admit Peticœur en rougissaant. " Ce serait une super manne, en effet.
- Ne t'en fais pas, tu n'as pas à t'occuper de tout ça. Va plutôt vérifier que les explosifs sont bien réglés, tu veux. " Conclut l'autre avec un sourire, avant de donner une tape réconfortante dans le dos du jeune R-man.

C'est ça, vas-y, joue les protecteurs, se dit encore le Glouton, grognant sous l'effort tandis qu'il soulevait un lourd balluchon, depuis lequel montait régulièrement le doux tintement d'innombrables pièces d'or. Il sentit un accès de fureur incompressible monter en lui alors que la silhouette dégingandée de Peticœur s'éloignait à pas nonchalants à l'autre bout de la salle ; et, incapable de supporter plus longtemps sa propre amertume, il fila directement en direction de l'imposant comptoir d'acajou, derrière lequel une porte vermoulue menait vers les canaux. Une fois dehors, et rasséréné par l'air vivifiant de la cité, il s'éloigna rapidement de la banque, lissant d'un geste machinal son épaisse moustache aux reflets argentés. Une trentaine de secondes seulement s'était écoulée lorsque, assourdi par la distance, le sourd fracas de l'explosion monta à ses oreilles. Accélérant encore l'allure, il remonta une courte ruelle au pas de course avant de déboucher sur les canaux : une expression stupéfaite se figea sur son visage rougeaud lorsque, en lieu et place de la barque destinée à assurer sa fuite, il se trouva nez à nez avec une petite embarcation à bord de laquelle Amphitryon, tout aussi étonné, se tenait l'arme au poing.
L'espace d'un instant, les deux hommes se dévisagèrent fixement ; puis soudain une paire de détonations crépita, sonnant le début de la traque : des fragments de mortier volèrent en éclats là où un dixième de seconde auparavant s'était trouvée la tête du Glouton, lequel faisait déjà machine arrière à toute blinde en direction de la sécurité relative du méandre de rues enchevêtrées. Amphitryon se lança à sa suite, bondissant depuis son bateau sur la rive ; un revolver dans chaque main, il filait au cœur du dédale, guidé par le claquement régulier des bottes ferrées du braqueur contre le pavé humide ; une nouvelle détonation retentit lorsque l'imposante silhouette de ce dernier apparut à nouveau à la faveur d'un croisement, et le Glouton ne dut son salut qu'au solide matelas de pièces d'or qui arrêta la balle, à quelques centimètres seulement de la chair du R-man. Ce dernier, qui suait à grosses gouttes dans son uniforme de cuir marine - Quelle idée d'avoir adopté ce genre de tenue, pensa-t-il tandis qu'il remontait une nouvelle allée. Et avec un R doré marqué sur la poitrine, en plus : quelle belle cible pour les justiciers de tous bords ! J'en dirais deux mots à ce morlock de Cyborgne, vous pouvez me faire confiance ! - consentit finalement à abandonner son butin, dont le poids considérable lui ôtait tout espoir de semer son poursuivant. Une rue, puis encore une autre : les pas du Glouton le ramenaient toujours plus près de la banque, et chaque seconde voyait le risque de se retrouver face à face avec la milice augmenter ; n'y tenant plus, le R-man avisa un bâtiment à l'aspect vétuste, et, mettant à profit chacune des aspérités du mur, entreprit de grimper sur le toit. Craignant de voir à tout instant Amphitryon surgir de la pénombre, il poursuivit sa laborieuse ascension la peur au ventre : sa main couverte de sueur glissa sur une pierre saillante, et il manqua de basculer dans le vide ; une poignée d'interminables secondes encore, avant qu'enfin il ne soit en mesure d'enjamber le parapet. Sauvé ! Essuyant son visage baigné de sueur du revers de son avant-bras, il se releva péniblement et, sans s'accorder plus de repos, reprit sa fuite. Il passa finalement sur un toit d'ardoise, progressant avec précaution sur la surface en pente douce ; son pas se faisait peu à peu plus assuré lorsque soudainement une nouvelle détonation vint déchirer le silence : la balle lui pénétra le mollet, lacérant la chair et brisant l'os avec un horrible craquement. Inexorablement, le Glouton commença à basculer dans le vide : comme au ralenti, il glissa le long du toit et entama finalement sa chute libre. Tandis qu'à une vitesse vertigineuse, il se précipitait sur une grille de fer rouillé une dizaine de mètres en contrebas, une pensée lui traversa soudain l'esprit : cette fois, ils vont vraiment voir de quoi je suis fait…


Caporal Taggart

Se frayant un passage au cœur du chaos généralisé qui régnait à présent sur la petite place, le caporal Taggart se lança à son tour dans le labyrinthe des ruelles autour de la réserve d'or : sa courte épée à la main, il trottinait fébrilement, prêt à faire face à toute éventualité. Une poignée de minutes s'écoula avant que, le souffle court et plus empourpré par l'effort qu'il ne l'aurait souhaité, il ne débouche sur la petite allée où se tenait Jezabel. Celle-ci, ayant finalement repris son apparence humaine, était pour l'heure en grande discussion avec Amphitryon ; et le regard du milicien se fit incrédule lorsqu'il remarqua enfin le cadavre du Glouton, étalé contre une grille de fer désormais couverte de sang et dont les entrailles dépassaient de la plaie béante qu'il portait au ventre. Comment l'un des R-men avait-il pu être vaincu ? Conscient des regards dorénavant posés sur lui, et impuissant à dissimuler plus longtemps son trouble, Taggart s'avança d'un pas rapide vers Jones ; saisissant d'une main ferme le revers de son veston, il se lança dans une diatribe enflammée :

" - C'est vous le responsable de tout ce bazar? " Gronda-t-il en désignant du doigt le cadavre du R-man. " Et bien laissez-moi vous dire une chose : vous n'êtes pas sorti du pétrin, vous pouvez me croire !
- Reprenez immédiatement votre calme, caporaal. " Le coupa Jezabel, aussitôt embarrassée d'avoir été si prompte à prendre la défense d'Amphitryon. " Les choses ne se sont certes pas passées comme nous l'avions prévu, mais l'intervention inopinée de cet homme nous a au moins permis de porter un rude coup aux R-men en nous débarrassant de l'un d'eux. "

Jones se dégagea doucement, puis, sans même un regard pour Taggart, s'accroupit lentement devant le cadavre du Glouton. Il y eut un bref murmure, comme une sourde litanie, avant que le caporal ne reprenne :

" - Et puis d'abord, qu'est-ce que vous faites là, hein ? " Sa voix, toujours véhémente, laissait à présent percer le doute. " C'est à la police que revient ce genre de travail, n'est-ce pas, mon capitaine ?
- Effectivement " Acquiesça Jezabel. " J'aimmerais bien que vous m'expliquiez votre rôle dans cette affaire, moi aussi. Et pourquoi vous vous sentez autorisé à envoyer des malfrats s'écraser sur des agents des forces de l'ordre.
- Oh mais rassurez-vous, je n'envoie des mallfrats s'écraser sur des agents de police que lorsque ces derniers sont aussi séduisants que vous. " Répondit Amphitryon, qui se retourna vers la mutante avec un sourire nonchalant. " A vrai dire, j'ai pensé que des fleurs feraient un peu vieux jeu. Sinon, pour vous répondre, c'est un ami qui m'a demandé d'enquêter sur le meurtre des Elus, là-bas dans les marais. Cette personne, qui tient, autant vous le dire tout de suite, à rester anonyme, n'est apparemment pas très confiante dans la justice locale, et m'a chargé de découvrir la vérité. Quant à celui-là, si je puis me permettre un mauvais jeu de mots, je lui suis tombé dessus tout à fait par hasard.
- Les Elus… " Souffla Jezabel, la voix soudaain tremblante d'émotion.
" - Des amis à vous ? " La voix d'Amphitryon exprimait une sincère compassion. " J'en suis navré, croyez-moi. Personne ne devrait mourir pour des idées, et encore moins comme ça.
- Les Oddelwö étaient un couple d'amis, touss deux travaillaient à la banque. Leur fils, Duncan, devait entrer à la fin de l'été dans la garde, avec le grade de lieutenant.
- Lieutenant ? Si jeune ?
- Vous comprenez, il avait des ailes… C'est une mutation tellement rare ! Oh, par tous les dieux, il était si plein de vie ! "

Incapable de maîtriser plus longtemps sa peine, Jezabel s'effondra soudain en larmes dans les bras d'Amphitryon, lequel se tenait à nouveau debout ; la gêne et la sollicitude se mêlaient sur son visage, et il rendit finalement au capitaine son étreinte, troublé par l'étrange douceur qui se dégageait de la scène. Totalement décontenancé par la tournure des événements, Taggart était à présent plongé dans un mutisme penaud ; il ne retrouva de sa réserve que lorsqu'un nouveau venu, comme répondant à ses prières muettes, fit son apparition. Il s'agissait d'un vieil homme à la mine sévère, et tout de noir vêtu : une jaquette de satin portée par-dessus une chemise de coton, ainsi que des pantalons parfaitement taillés composaient sa mise, sobre mais élégante.

" - J'aimerais, si vous n'y voyez pas d'inconvénients, être informé de la situation. " Derrière une courtoisie de pure façade, la voix du nouveau venu transpirait l'assurance et l'autorité.
- Monsieur Maleviach ! " Souffla Taggart d'uun ton respectueux. " C'est cet homme, vous voyez, c'est lui qui est responsable de ce désastre ! Mais les coupables ne resteront pas impunis, je peux vous l'assurer ! Nous allons nous…
- Amphitryon Jones, pour vous servir. " Le ccoupa celui-ci, tendant une main amicale.
- Hermann Maleviach " Répondit le vieillard avec un bref mouvement de recul. D'une poche de son veston, il sortit une petite carte qu'il passa à son interlocuteur ; puis, après une courte pause : " Il se trouve que la banque qui vient de partir en fumée est la mienne, ainsi que tout l'or qu'elle contenait. " Fit-il d'une voix glaciale. " Aussi j'aimerais être tenu au courant des investigations qui se rapportent à ce braquage, et j'espère voir les coupables rapidement sous les verrous, ou, mieux encore, pendus au bout d'une corde de chanvre.
- Et bien, je compatis sincèrement, mais pouur ma part, j'enquête sur une tout autre affaire. En fait, j'étais en train d'expliquer à ces agents que je m'intéresse au meurtre des Elus qui a eu lieu dans les marais. Les Oddelwö, vous deviez les connaître, non ? Tous deux travaillaient à la banque, n'est-ce pas ?
- Oui, effectivement. " La peine de Maleviacch paraissait sincère. " Ils étaient de bons amis à moi, et de fidèles collaborateurs. J'espère de tout cœur qu vous mettrez la main sur les meurtriers : si je peux me rendre utile, n'hésitez pas à me contacter. "

Du coin de l'œil, Amphitryon guetta la réaction de Jezabel, qui sur l'instant sembla décontenancée par les mots de Maleviach ; un éclair de colère froide passa dans son regard avant qu'elle ne prenne la parole à son tour :

" - Et bien, monsieur Jones, je crois que pour l'heure nos routes se séparent ici. " Fit-elle d'une voix neutre. " Vous êtes libre de partir, mais il se peut que j'aie encore à vous poser quelques questions. De toute manière, vous ne comptez pas quitter notre belle cité pour l'instant, n'est-ce pas ?
- Effectivement, je n'ai pas pour habitude dde laisser tomber une affaire en cours. Et puis, je ne crois pas que je pourrais résister au plaisir de vous revoir. " Répondit Amphitryon avec un faible sourire.

Sur cette ultime pirouette, il fit volte-face et s'éloigna d'un pas assuré : il s'enfonça une nouvelle fois dans les méandres de la cité, bien décidé malgré un sentiment de trouble croissant à faire tout la lumière sur cette affaire.


Amphitryon Jones

" - Je viens de briser le petit doigt de ce gentleman. " La voix d'Amphitryon, qui ne semblait trahir aucune émotion, résonna dans le pesant silence de la taverne. " Alors, je vous le demande une nouvelle fois : qui est responsable de l'exécution de la famille Oddelwö ? "

La petite salle, baignée d'une atmosphère enfumée, était semblable à d'innombrables gargotes à travers tout l'Empire Majoritaire : une douzaine de tables à l'aspect usé étaient disposées sans ordre précis, et l'une des parois de torchis était longée d'un comptoir de chêne vermoulu, derrière lequel toutes sortes de liqueurs étaient entreposées. La taverne du Kobold Grimaçant passait, ainsi qu'Amphitryon l'avait appris, pour l'un des bouges les plus mal fréquentés de la ville, et un repère notoire de malfrats ; pour l'heure cependant, personne parmi la dizaine d'habitués qui se trouvaient là ne semblait capable de sortir de sa réserve prudente. Les mines, d'ordinaire patibulaires, exprimaient désormais la crainte, et aucun des clients, pour la plupart de solides gaillards, ne paraissait prêt à s'opposer à Amphitryon. Ce dernier balaya l'assistance du regard, et un sentiment de dégoût teinté de fureur naquit au plus profond de lui-même à la vue de cette pathétique engeance, dont la bêtise et l'avidité étaient le cancer qui rongeait ce pays : car chacun de ces énergumènes tirait d'une manière ou d'une autre profit du racisme et de la haine qui paralysait la région, et ne prospérait qu'à travers la destruction et le meurtre. Une nouvelle fois, Amphitryon se remémora la vision du bûcher ; il y eut un nouveau craquement, accompagné d'un cri de douleur, et l'homme agenouillé à ses pieds se tordit une fois de plus de douleur.

" - Il reste encore huit doigts à cet individu. Alors, qui a exécuté les Oddelwö ? " Sa propre voix parut lointaine à Amphitryon, comme si un autre avait prononcé ces derniers mots ; et une lueur d'effroi passa dans ses yeux gris acier lorsqu'il croisa le regard de sa victime, laquelle n'exprimait rien d'autre qu'une muette terreur.

L'un des voyous, après s'être discrètement glissé derrière Jones, mit à profit ce bref instant de faiblesse pour passer à l'action : se jetant de tout son poids sur lui, il l'envoya rouler dans la poussière ; et en quelques secondes seulement, une mêlée confuse s'engagea au beau milieu de la taverne. Un violent coup de pied vint cueillir Amphitryon aux côtes ; celui-ci, mettant à profit la violence de l'impact, effectua un rapide roulé-boulé avant de tenter de dégainer l'un de ses revolvers, en vain : les assauts incessants de ses adversaires ne lui laissaient nul répit, et toute sa concentration lui était nécessaire pour parer la pluie d'attaques qui s'abattait en permanence. D'un revers de la main, il détourna un poing qui visait son propre visage, avant d'asséner de son autre bras un puissant coup de coude à son assaillant, lequel s'effondra en gémissant ; instantanément, Amphitryon se baissa pour effectuer un balayage, envoyant un autre de ses adversaires au tapis. Un des loubards, se saisissant d'une chaise, l'abattit là où un instant auparavant s'était trouvé Jones ; mais celui-ci, esquivant d'une pirouette, prit appui sur son adversaire pour le frapper d'un coup de genou en pleine face. Une douleur fulgurante le submergea lorsque le poing de l'un de ses adversaires vint trouver sa pommette, le projetant contre une table non loin, laquelle s'effondra sous son poids ; à demi inconscient, il ne put éviter le pied qui le cueillit au menton avec un bruit sinistre de craquement. Saisissant cette chance, ceux des voyous qui le pouvaient encore se ruèrent sur lui comme un seul homme ; bientôt une féroce nuée de coups s'abattit, implacable, sur son corps recroquevillé. Réunissant ses dernières forces, Amphitryon se jeta dans un ultime sursaut en avant afin de déséquilibrer ses adversaires : deux loubards roulèrent à leur tour dans la poussière, et, quelques instants plus tard, il n'y avait plus au centre de la taverne qu'un enchevêtrement de corps indistincts, dont les mouvements incohérents étaient accompagnés de
plaintes rauques. Une détonation, suivie d'une autre : d'un geste las, Amphitryon repoussa les cadavres de ses ennemis, et, tandis que les survivants du carnage s'éloignaient sans demander leur reste, il resta étendu au beau milieu de ce tableau de désolation, une expression d'apaisement profond sur son visage tuméfié. Tout autour de lui, le mobilier avait été comme broyé par le tumulte du combat, et réduit à l'état de scories éparses ; les tessons d'innombrables bouteilles, dont les contenus imbibaient à présent le parquet vermoulu, jonchaient le sol telle une pluie scintillante de diamants ensanglantés. Une demi-douzaine de corps, dont certains s'agitaient encore de spasmes sporadiques, étaient étalés aux quatre coins de la salle, leur sang venant se mêler à même le sol, s'infiltrant dans les nervures du bois ainsi qu'un funeste réseau de ténèbres écarlates.
Une seconde ? Quelques heures ? Amphitryon lui-même n'aurait su dire combien de temps s'était écoulé avant qu'il n'ouvre à nouveau les yeux, esseulé au cœur de ce tumulte silencieux : le tenancier de la taverne lui-même avait visiblement mis ce bref répit à profit pour quitter les lieux le plus vite possible. Se relevant péniblement, Jones tenta brièvement de rajuster sa mise, avant d'aviser une chaise, la dernière encore en état ; il s'affaissa d'un geste emplint de lassitude, et, récupérant le mouchoir de soie dans la poche de son veston, entreprit de nettoyer le sang séché qui maculait son visage en croûtes ocres et brunâtres. C'est à ce moment-là que son regard fut attiré par un infime détail, presque indécelable à travers la brume pourpre qui flottait devant ses yeux : il se baissa lentement et ramassa le petit rectangle de carton qui traînait à ses pieds, tandis qu'une expression fugitive de souffrance passait sur son visage. Ses gestes se firent fébriles lorsqu'il identifia la carte de Maleviach, laquelle avait dû glisser de sa veste au cours de la rixe ; et les pensées se bousculèrent soudain dans son esprit, chaque élément trouvant sa place l'un après l'autre dans l'effroyable mécanique qui se dessinait peu à peu : soudain, Amphitryon se figea et l'excitation se mêla à l'effroi dans son cœur tandis que la vérité s'imposait à lui dans toute sa limpide noirceur. Oublieux de la fatigue et de la douleur, il se leva d'un bond, et s'élança vers l'extérieur ; toutefois, comme il se tenait sur le pas de la porte, il avisa une vieille lampe à huile dont il se saisit avec une étrange déférence. Sans un regard en arrière, il projeta à l'intérieur du tripot la lanterne, et, tandis que dans la nuit s'élevaient les flammes crépitantes, il s'enfonça une ultime fois dans les ténèbres de la cité. Le dénouement était désormais plus proche que jamais…


Hermann Maleviach

Hermann Maleviach contemplait d'un air pénétré la toge cérémonielle, tout en soie pourpre et en liserés mauves, lorsque les portes de son bureau s'ouvrirent avec fracas. Il plia soigneusement l'étoffe, puis, la déposant dans une malle d'ébène qui occupait un coin de la pièce :

" - En fait, je pensais que vous auriez deviné beaucoup plus tôt que cela. " Fit-il d'une voix mielleuse, sans même se donner la peine de lever la tête en direction du nouvel arrivant.

Amphitryon s'avança lentement dans le cabinet, la carte de Maleviach toujours fermement serrée au creux de sa main. La pièce, bien que richement décorée, était à l'image de son propriétaire : les boiseries de noyer et de chêne parfaitement agencées disparaissaient presque dans la pénombre, tandis que l'imposant bureau qui en occupait le centre était couvert de liasses de documents soigneusement classés, à l'exception d'un coin où se trouvaient les restes d'un copieux encas, visiblement à moitié intact.

" - Oh, mais je vois que vous avez passé une bien mauvaise journée. " Commenta Maleviach lorsqu'il daigna enfin se tourner vers le visage tuméfié d'Amphitryon. Découpant d'un geste méticuleux une part du gâteau posé juste devant lui, il le tendit cérémonieusement à son invité : " Tenez, mangez ça, je suis sûr que ça vous fera du bien… Mais dites-moi plutôt, qu'est-ce qui vous a mis sur la voie ?
- Pourquoi… " La voix d'Amphitryon était rauuque, tandis qu'il se saisissait de la petite assiette d'un air absent.
" - Oui, vous avez raison. Je suppose que c'est à moi de répondre à vos interrogations le premier. Pourquoi ? " Répéta Maleviach avec emphase. " L'argent, bien sûr. Après tout, celui de la banque n'est pas vraiment à moi, n'est-ce pas ? Et puis, dans le rôle de la victime, je suis de facto innocenté, tandis que cette petite fortune ira servir mes intérêts autant que ceux de la cause. Enfin, mettre en échec vos amis de la milice n'est pas pour me déplaire, je dois dire…
- Pourquoi…
- Mais il me semble que c'est à vous de répoondre, maintenant. " Contesta Maleviach d'un ton badin. " Alors, comment avez-vous deviné ?
- Le prénom. " Murmura Amphitryon. Puis, devvant la mine apparemment décontenancée de son interlocuteur, il poursuivit : " Après tout, qui mieux que vous pouvait être le leader, et le premier des R-men ?
- Je vois… Je suppose que nous autres hommess de pouvoir avons tous cette tentation de céder à l'égocentrisme, n'est-ce pas ? Je suppose que j'aurais dû choisir un autre nom pour l'équipe, effectivement. " Répliqua l'autre, presque léger. " Que voulez-vous, je n'ai jamais su résister à un bon calembour !
- Pourquoi avoir tué les Oddelwö ? " Le couppa Jones.
" - Laissez-moi vous raconter une histoire " Fit Maleviach, soudain sur la défensive. " Je suis persuadé que vous la connaissez déjà, mais j'aime tellement à la raconter… Elle remonte à l'aube des temps, avant même que les hommes ne foulent le continent de Kheleb. A cette époque, Noronwë, le premier, venait de créer le monde pour l'offrir à Illestel, sa promise, en tant que cadeau nuptial. Il arpentait sa création, savourant la plénitude de son bonheur, lorsque sa bien-aimée mit au monde le fruit de leur union… Ceux qui sont aujourd'hui les dieux devant lesquels nous nous prosternons. "

Maleviach marqua une pause, savourant à présent chaque seconde qui s'écoulait. Il arpenta la pièce, passant la main dans sa chevelure clairsemée comme à la recherche de ses souvenirs, bien qu'en réalité Amphitryon le soupçonnât de connaître l'intégralité de son récit au mot près. Enfin, il reprit :

" - A peine s'étaient-ils extraits de la matrice originelle que les dieux s'attaquèrent à leur mère sans défense, et la dévorèrent sans pitié, se gorgeant de sa force. " Tonna-t-il d'une voix forte. " Ceux qui avaient eu la meilleure part de ce macabre festin asservirent leurs frères, qui devinrent les iddwemers… Seule la fureur de Noronwë, lorsqu'il découvrit cette effroyable barbarie, fut à même d'emprisonner les dieux dans la stase, les condamnant à vivre le reste de leur existence sur le monde de Lint, cette création que leur défunte mère avait tant chérie… Alors dites-moi, que devons nous retenir de cette triste histoire ?
- Que ceux que nous plaçons au pinacle ne soont que des requins qui ne le méritent guère ?
- Je vois que vous me comprenez. " Claironnaa Maleviach d'un air suffisant.
" - C'est vous qui ne me comprenez pas. " Répliqua Amphitryon, la mine sombre. " Les dieux et leurs Elus ont fait de la naissance la clé de la réussite individuelle… Vous prétendez œuvrer pour l'égalité, mais en réalité vous ne faites que substituer une injustice à une autre. En plaçant l'argent et l'avidité au cœur de votre système de valeurs, vous ne faites que détourner la situation à votre avantage, et peu vous importe au fond que les plus démunis continuent de souffrir sans plus d'espoir d'échapper à leur condition. Vous êtes pire que ces pauvres diables que la haine a consumés : vous ne faites qu'utiliser leur ignorance pour servir vos intérêts !
- Vous êtes bien audacieux de me faire la leeçon de la sorte. " Contesta Maleviach, vibrant d'une fureur à peine contenue. " Je vous connais, Amphitryon Jones. Ne voyez-vous pas la vérité ? Vous prétendez vous faire le défenseur de la justice et de l'innocence, mais votre tâche même vous éloigne de l'humanité que vous chérissez tant ! Au plus profond de votre âme, vous savez ce qu'il en est : en tant que justicier, vous ne pouvez qu'être exclu du troupeau de ceux que vous protégez. Vous êtes l'un des nôtres, Jones ; une bête sauvage et sanguinaire, guère différente des crapules que vous traquez ! "

Amphitryon recula d'un pas, titubant comme sous la violence d'un coup de poing. Tremblant - de rage ? D'effroi ? Lui-même n'aurait su le dire à ce moment précis - il laissa la petite assiette s'écraser à terre, tandis que son autre main serrait fermement le manche de la cuillère d'argent finement ciselé. Sans lui laisser plus de répit, Maleviach reprit d'une voix puissante :

" - Vous dites que je suis un parasite, qui utilise les passions des autres pour parvenir à ses fins ? Mais vous-même ne valez pas mieux que moi. Et vos amourettes avec cette mutante n'ont d'autre objet que de vous donner l'illusion d'exister, et de ressentir quelque chose ! " La voix de Maleviach était désormais hystérique, et son débit se faisait saccadé à mesure qu'il parlait. " Vous êtes le véritable parasite, qui vampirise les émotions de ceux-là même qu'il est censé protéger, dans le seul et unique but de mimer une humanité à laquelle il ne peut plus prétendre ! Vous… "


Capitaine Jezabel

Jezabel dépassa d'un pas rapide le portail du domaine Maleviach et, sans prêter la moindre attention à la silhouette du garde, qui, à moitié assommé, était recroquevillé dans la pénombre, fila le long de la grande allée de gravillons qui menait au manoir. Une expression d'inquiétude pouvait se lire sur son visage tandis qu'elle s'avançait parmi les ormes massifs du jardin, que seule venait éclairer la pâle lueur de la lune voilée. Son cœur se mit à battre la chamade lorsqu'elle pénétra l'imposante bâtisse, et elle remonta les interminables corridors aux parois lambrissées sous l'emprise d'une hâte sans cesse croissante, sentant une angoisse irrépressible monter dans sa poitrine ; jusqu'à ce que, sans même en prendre conscience, elle se mette à courir en direction du bureau. Enfin, elle arriva devant la lourde porte de chêne finement ouvragé : son sang se figea lorsqu'elle pénétra finalement la petite pièce, à présent plongée dans une semi-obscurité oppressante.
La moquette était teintée de pourpre là où reposait la tête de Maleviach, et l'on distinguait avec effroi le manche de la cuillère d'argent qui dépassait de l'orbite vide du cadavre, dont l'expression, à la fois sévère et hautaine, était figée dans la mort. Agenouillé à côté du corps, Amphitryon sanglotait silencieusement, sa main fermement crispée sur celle de sa victime ; son visage baigné de larmes n'était que tristesse et lassitude, et Jezabel sentit son cœur se serrer devant le sentiment terrible de gâchis qui se dégageait de la scène.

" - Je suis désolée… " Murmura-t-elle d'une voix tremblante. " J'aurais tant aimé arriver plus tôt ! " Puis, d'une voix déchirante d'émotion : " Vous devez partir maintenant. Partez vite, avant que d'autres ne vous trouvent ici !
- Il avait raison, vous savez. " Répondit Ammphitryon. Il y eut un long silence, avant qu'il ne reprenne finalement : " Peut-être que je ne peux plus ressentir de véritable sentiment. Peut-être est-ce le prix à payer pour ce que je suis devenu… Quelle vanité, oui ! En vérité, j'ai voulu devenir plus qu'un simple humain, et maintenant me voilà dépossédé de toute humanité véritable ! "

Jezabel s'agenouilla à son tour, tout contre Amphitryon. Elle passa lentement la main dans ses cheveux blonds, puis caressa son visage avec douceur, effleurant les croûtes et essuyant les larmes, tandis qu'une expression de compassion pouvait se lire sur son beau visage. Enfin, elle s'approcha de lui délicatement, et l'embrassa avec tendresse ; tandis qu'il goûtait à ce merveilleux baiser, elle reprit imperceptiblement sa forme de diamant. Il s'était attendu à une impression de froid intense ; au contraire jamais lèvres ne lui avaient paru plus douces et pleines de vie, et, durant ces quelques secondes d'éternité exquise, il lui semblât que la peur et la culpabilité l'avaient enfin quitté, et il sentit finalement le goût salé des larmes qui coulaient jusqu'à leurs lèvres mêlées comme il pleurait à nouveau. Jezabel desserra doucement son étreinte, et son regard tremblait d'émotion lorsqu'elle reprit la parole :

" - Il y a encore de l'espoir… " Dit-elle dans un murmure. " Vous valez peut-être mieux que ce que vous pensez, en réalité… Cessez de vous torturer, et acceptez vos sentiments pour ce qu'ils sont. "

Amphitryon, toujours silencieux, passa maladroitement sa main dans les cheveux de Jezabel, et un faible sourire naquit sur ses lèvres. Pendant un long moment il resta ainsi, immobile, à contempler ce beau visage aux traits presque elfiques, tandis que la bâtisse résonnait à présent du tumulte de pas innombrables et précipités.

" - Vous devez partir... " Reprit Jezabel, comme une cacophonie de voix montait depuis les corridors. " Les autres miliciens vont arriver. Fuyez ! Si vous ne le faites pas pour vous, au moins, faites-le pour moi ! "

Sans même la quitter un instant du regard, Amphitryon se releva doucement, et avança à pas lents en direction de la porte ; et bientôt il s'éclipsa dans les ténèbres avec un dernier sourire, tandis que Jezabel, désormais seule à l'intérieur du bureau, se laissait envahir par une allégresse étrangement teintée de mélancolie. Le tumulte des pas continuait d'augmenter régulièrement à l'intérieur du manoir, tandis qu'elle se tenait là, sans esquisser le moindre geste, sans même tenter d'essuyer les larmes qui baignaient son visage de leur éclat cristallin.


Fin
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