Corazon de Oro
 
Par Iggy Grunnson






La caravane appareille

Solidement harnaché à la selle de son Arach-singe, Amphitryon Jones contemplait d'un air absent les flocons de neige qui voletaient paresseusement dans l'air du matin, couvrant peu à peu le sol d'une couche immaculée. Une épaisse tignasse blond paille emmêlée, où apparaissaient déjà quelques mèches blanches, encadrait son visage poupin ; mais, bien que son nez arrondi donnât une impression de bonhomie naturelle, sa prestance n'en était pas moins majestueuse, comme si quelque chose dans son regard bleu acéré trahissait les trop nombreuses épreuves par lesquelles il avait dû passer. Tout autour de lui, une cinquantaine de personnes, et peut-être plus, s'affairaient indistinctement dans le chaos le plus total ; et l'aquatrain se chargeait rapidement de marchandises les plus diverses, des pierres précieuses et autres bijoux issus des mines de Keltalas, jusqu'aux étoffes rares importées de la lointaine Baëlwhyn. On eût dit que tout le Nord de l'Empire Majoritaire s'était donné rendez-vous pour l'appareillage de ce convoi : et c'était en réalité presque le cas, car il s'agissait du dernier départ avant les grands froids de l'hiver. Bientôt la glace rendrait le fleuve impraticable, et la vie ralentirait pour quelques mois dans ces régions isolées ; cette caravane, qui s'engageait pour un long périple sur le Tazaire jusqu'au sud lointain et la forêt de Qwerkridge, était l'ultime vestige d'animation auquel s'attachaient les autochtones avant la venue de la mauvaise saison.
Pour l'heure, Amphitryon, confortablement emmitouflé dans son grand manteau de cuir rouge usé, remontait lentement le long du quai ; sa tête dodelinant au rythme des six pattes de son Arach-singe, dont la face simiesque, identique à celle d'un chimpanzé, arborait un insolite rictus. Il était rare de trouver de telles bêtes si loin des montagnes ; pourtant l'animal, qui dépassait allègrement les deux mètres au garrot, semblait se mouvoir avec facilité au milieu des badauds, et son corps presque reptilien couvert de fourrure rousse fendait la foule sans un bruit. Ils longeaient l'interminable succession de wagons de bois et de métal, peints aux couleurs blanches et rouges de l'Empire Majoritaire, tandis que les machinistes, couverts de suie et de cambouis, apportaient les derniers réglages au cerveau-pilote mécanique avant le départ. Ils passèrent devant une rangée de marchandises, qui attendaient dans le froid du matin d'être montées à bord ; et croisèrent une poignée de gardes, vêtus de cottes de mailles étincelantes et dont le zèle les empêcha de les saluer. Un peu plus loin, une cabine spéciale avait été aménagée, et ses parois blindées renfermaient le véritable trésor de l'aquatrain : une jeune princesse à la beauté envoûtante, fille d'un haut dignitaire de Keltalas et promise à un noble de Raldhey. Un destin peu enviable, à la vérité : comme tous les Elus, les aristocrates de la capitale de l'Empire Majoritaire n'étaient pas réputés pour leur beauté physique, et Amphitryon savait par expérience que leur réputation était loin d'être usurpée. Perdu dans ses réflexions, il manqua de renverser un jeune homme, à peine plus qu'un adolescent, qui lambinait devant la cabine.

" - Fais attention, toi ! " Gronda-t-il, sa voix fluette trahissant sa jeunesse. " Tu as beau escorter cette caravane, rien ne t'autorise à écraser les passants selon ton bon vouloir ! " Fit-il avec plus de véhémence.
" - Pardonne ma maladresse " Répondit Amphitryon, visiblement gêné. Puis, comme pour se délester de sa responsabilité : " Si je ne me trompe, tu n'as rien à faire ici. Alors file avant que d'autres n'arrivent, car tous les gardes ne sont pas aussi patients que moi ! "

Et tandis que l'autre disparaissait dans la foule, mi-marchant, mi-trottinant, il flatta l'encolure de sa monture, la mine songeuse.

" - Et bien, mon vieux Takleberry, il semblerait que je m'habitue à cette toute nouvelle autorité. Pourvu que je ne finisse pas par devenir comme un de ces gardes bedonnants ! " Murmura-t-il avec un sourire.


Black Belt Joe

Black Belt Joe, l'air pensif, se tenait adossé contre un bloc de granit. Comme tous ceux de sa bande, il était vêtu d'un kimono noir et de simples bottes de cuir tanné ; mais les liserés d'or finement brodés sur ses vêtements, de même que les nombreux bracelets qui couvraient presque ses avant-bras le désignaient sans doute possible comme un meneur ; et ses traits fins, son physique presque mutin contrastaient avec la dureté de son regard. Assis en tailleur à même le sol, il ne semblait guère prêter attention à la vingtaine de pillards réunis autour de lui, dont l'attitude trahissait la gêne ; il se contentait de fixer une vieille photo aux couleurs jaunies, en proie à quelque mystérieuse mélancolie. Sentant qu'on approchait, il dissimula rapidement le cliché dans les plis de sa veste, presque avec maladresse, comme un enfant pris en train de faire une bêtise.

" - Il faudrait que vous parliez aux hommes. " Commença l'autre d'une voix sirupeuse. Il se fendit d'un sourire crispé, révélant ses dents jaunâtres. " Ils commencent à s'impatienter maintenant, et si vous n'intervenez pas, la situation risque de dégénérer. Vous savez comment ils sont… "

Oh oui, il savait bien de quelle trempe étaient ses hommes. Une rassemblement hétéroclite de traînards, de bons à riens et de crapules venus des quatre coins de Kheleb : la bande des Black Belt, sa seconde famille. Avec un faible sourire, il examina son interlocuteur. Rabougri, usé par de trop nombreux hivers passés dans le froid des montagnes, il se tenait voûté, presque plié en deux par les rhumatismes ; sur son crâne dégarni s'entremêlaient rides et cicatrices. Le regard de Joe se porta sur la lance que portait le vieux… à moins que ce ne soit l'inverse ? Jamais il n'arriverait à utiliser une arme aussi lourde, pensa-t-il avec tristesse.

" - Très bien, Cullen. " Murmura-t-il d'une voix lasse, en se passant négligemment la main dans son abondante chevelure couleur de terre. " Une fois de plus, je vais me fier à tes conseils. Je vais leur parler. "

Joe se remit debout, lentement, et chacun de ses gestes trahissait la tension qui l'animait ; et, soudain défait par une immense lassitude, il laissa vagabonder son regard autour de lui. Ses hommes avaient installé un bivouac de fortune un peu plus tôt, et, réunis en petits groupes épars, tentaient de distraire leur anxiété en prenant des airs bravaches et en riant de bon cœur, comme si la seule force de leurs voix tonnantes pouvait faire reculer leur malaise. A les contempler ainsi, transis de froid, Joe eut une grimace de dégoût : qui était-il pour jouer avec leurs vies ainsi qu'il le faisait ? Chassant sa faiblesse, il s'élança sur un rocher tout proche, puis, presque criant pour couvrir la cacophonie :

" - Approchez, mes amis. Aujourd'hui, aujourd'hui est un grand jour pour nous. " Tout autour de lui, ses hommes commencèrent à se relever, quelques uns d'abord, puis tous les autres comme s'ils répondaient à quelque impérieuse nécessité ; et leurs regards pleins d'espoirs étaient fixés sur lui. " Aujourd'hui, nous avons enfin une chance. Une chance de mettre un terme à notre mauvaise fortune, une chance de quitter la misère qui est nôtre et d'enfin goûter au bonheur. Et cette chance, nous allons la saisir ! "

Des acclamations fusèrent, et Joe contempla ces visages qui s'illuminaient peu à peu.

" - Trop longtemps nous avons souffert dans le froid, et de trop nombreux hivers se sont passés où nous souffrions de la faim, où nous devions nous battre comme des bêtes sauvages pour assurer notre subsistance. " Quelques uns des hommes qui étaient présents opinèrent du chef. " Dans quelques heures, un aquatrain va passer ici. " Ajouta Joe, désignant de la main le fleuve qui serpentait en contrebas. " A l'intérieur, une montagne d'or, plus encore que vous ne pouvez en imaginer. Des richesses telles que vous n'en avez jamais vues, de quoi vivre comme des rois jusqu'à la fin de nos jours, et plus encore ! Et aujourd'hui, nous ferons notre ce trésor ! " S'exclama-t-il, et, dégainant son épée, la pointa vers le firmament.

Un tonnerre de vivats éclata soudainement, et tous les guerriers, sous l'emprise d'une sauvage exultation, brandirent leurs armes au-dessus de leurs têtes en braillant férocement.


Embuscade !

L'aquatrain, interminable chenille bigarrée, glissait sans bruit à la surface du fleuve ; et chacun de ses skis, de deux à quatre par wagonnet, laissait une cicatrice évanescente sur les flots cristallins. Quelques dizaines de mètres en aval, Amphitryon se tenait immobile, guettant le moindre mouvement depuis la rive. Autour de lui s'élevait un panorama tourmenté dont se dégageait une hostilité sauvage : les berges du fleuve, enchevêtrement chaotique de falaises dénudées et d'escarpements rocheux, étaient bordées de hauts sapins aux feuillages sombres. Une fine couche de neige s'accumulait peu à peu sur ses cheveux blonds en bataille ; et bien que ses pantalons de lin noir ne fussent sans doute pas d'une grande protection, il ne semblait guère souffrir du froid mordant qui balayait la contrée, non plus qu'il ne prêtait attention aux volutes de givre qui s'élevaient avec son souffle. Vêtu en outre d'une chemise pourpre et d'un veston noir, il portait en bandoulière deux revolvers dont les crosses en ivoire finement ouvragée étaient frappées, comme aurait pu s'en apercevoir un observateur attentif, de ses initiales. Sa main gantée posée sur la crosse de son fusil, il étudiait les alentours avec circonspection : son regard bleu acier allait et venait entre les fourrés sur sa droite, et l'autre berge où, sans visiblement se soucier de passer inaperçus, patrouillait une dizaine de gardes. Eperonnant son Arach-singe, il s'avança jusqu'à un promontoire rocheux depuis lequel on disposait d'un bon poste d'observation ; et l'attaque, fulgurante, commença.
Amphitryon s'y était attendu. Une demi-douzaine de bandits, tous vêtus identiquement de kimonos noirs et arborant de nombreux colifichets, jaillirent du couvert de la forêt ; de l'autre rive, où avaient surgi un nombre égal de pillards, montaient de farouches cris de guerres ; d'autres enfin s'élancèrent depuis la cime des arbres, à bord de planeurs ressemblants à ceux qu'emploient traditionnellement les guerriers de la Pointe : cerf-volants mortels aux couleurs chamarrées depuis lesquels les bandits, solidement harnachés, tiraient salve après salve de leurs carreaux d'arbalètes. Une détonation : un guerrier s'écroula avec un geyser de sang, sa tête réduite à l'état de pulpe écarlate. Amphitryon eut à peine le temps de recharger ; la balle de son fusil éclata dans le thorax de son adversaire alors que celui-ci n'était plus qu'à une poignée de mètres de lui. Une goutte de sueur glacée courut le long de l'échine de Jones. Un autre ennemi, un autre coup de feu ; la funèbre mélopée se poursuivait, et cinq corps inertes eurent bientôt roulé à terre, teintant la neige de vermillon. Le sixième pillard eut le temps de lancer un javelot, qui fusa dans les airs vers la tête d'Amphitryon ; mais celui-ci utilisa sa carabine pour détourner avec aisance la trajectoire du projectile. Désemparé, le pirate tenta de courir à couvert, une expression de terreur sur le visage, mais l'Arach-singe fut plus rapide et bondit avec grâce sur sa proie : ses babines écumantes, il la saisit entre deux de ses pattes surpuissantes, et lui broya les os de son étreinte d'acier avant de la rejeter au loin. Profitant de la soudaine accalmie, Amphitryon laissa vagabonder son regard vers l'aquatrain qui continuait de défiler paisiblement en contrebas. Sur l'autre rive, les pillards avait pris le dessus sur leurs adversaires : l'un d'eux, son épaisse barbe blonde poisseuse de sang, brandissait une tête tranchée en signe de défi, tandis que d'autres préparaient leurs câbles d'arrimage. Regroupés sur l'un des wagonnets, les gardes survivants, au nombre
de six, tentaient de faire face à la menace des hommes volants ; et deux de ces derniers avaient déjà réussi à prendre pied sur l'aquatrain, tandis que cinq autres planaient à basse altitude, projetant des ombres effrayantes et grotesques de charognards. Reportant son attention sur la berge opposée, Amphitryon étudia les pillards qui prenaient place à bord de leurs frêles embarcations : des canots individuels aux lignes effilées, décorés de peintures aux couleurs criardes destinées à conjurer le mauvais sort, auxquels étaient fixés des grappins, qui, une fois solidement arrimés à l'aquatrain, permettaient l'abordage. Le fleuve était large d'une soixantaine de mètres à cet endroit là, et les pirates, qui avançaient à la seule force de leurs bras, mettraient encore quelques minutes avant de poser pieds à bord.

" - Les canots ! Occupez-vous des câbles d'arrimage ! " Hurla Amphitryon à l'intention des gardes, tout en désignant de la main les silhouettes menaçantes des embarcations qui approchaient inexorablement de l'aquatrain.

Peine perdue : à cette distance, le bruit couvrait ses paroles ; et quand bien même les vigiles auraient été en mesure d'entendre, les hommes-volants ne leur auraient pas laissé la moindre possibilité de passer à l'action et de trancher les filins. Essuyant du revers de la main la sueur qui malgré le froid ruisselait sur son visage, Amphitryon épaula son fusil et mit en joue un des pillards qui bondissait avec souplesse d'un wagonnet à l'autre, hors de vue des gardes. Il prit une profonde inspiration, et, sentant le calme qui l'envahissait peu à peu, visa soigneusement sa cible. Un infime tressautement accompagna la détonation, et un instant plus tard Jones vit avec soulagement la silhouette basculer lentement de l'aquatrain, tomber à la renverse et disparaître sous les flots, un nuage écarlate comme seule trace de son méfait. Guettant une autre cible du regard, Amphitryon perçut une ombre à la périphérie de son champ de vision : avant qu'il n'ait pu esquisser le moindre geste, un homme-volant le percuta et, sous la violence inouïe du choc, il bascula de sa selle avec un gémissement de douleur. Reprenant peu à peu ses esprits, il tenta de se redresser ; mais son harnais le maintenait désormais prisonnier, sa tête à quelques centimètres du sol, et les mouvements erratiques de son Arach-singe, visiblement désorienté, lui ôtèrent tout espoir de se libérer. Fébrilement, il balaya du regard les alentours : apparemment, son adversaire s'était mal reçu, et il gisait à terre, à demi-inconscient, son planeur en lambeaux. Son fusil était à moins d'un mètre de lui, il tendit la main pour l'atteindre mais une vive douleur lui vrilla le crâne, le coutelas du pillard s'était enfoncé profondément dans son épaule, et il était impossible de distinguer le sang sur le cuir rouge de sa veste, qui s'écoulait, poisseux, il tenta d'ignorer la souffrance, ses doigts se crispèrent sur la crosse de son arme, mais il ne pouvait s'en saisir, et l'autre qui revenait à lui… Dans un ultime effort de volonté, il arracha le couteau de sa propre épaule : était-ce lui qui poussait le hurlement qui déchirait ses tympans ? Les yeux à demi-clos, il lança son arme en direction du pillard, et il eut conscience de voir son adversaire s'effondrer avant que les limbes ne s'emparent de lui.
Une éternité de tourments s'écoula, et finalement la lumière perça douloureusement à travers ses paupières closes. Péniblement, il ouvrit les yeux : son corps entier semblait n'être qu'une plaie béante, et la douleur seule le maintenait éveillé. Visiblement, son Arach-singe semblait s'être calmé, et, au prix de douloureux efforts, Amphitryon put finalement se remettre en selle, chancelant ; il récupéra son fusil lorsqu'un coup de feu retentit, dont le son était étouffé par la distance. Il s'élança alors le long de la berge, rapide comme le vent, dans l'espoir de rattraper l'aquatrain : apparemment, il n'était pas resté inconscient bien longtemps puisque la caravane apparut quelques minutes plus tard, à la faveur d'un détour du fleuve. Mais la situation n'avait pas évolué comme il l'avait espéré, loin de là, et une demi-douzaine de pillards remontaient à présent les wagons comme autant de libellules laborieuses, progressant avec prudence, par bonds répétés. Quelques détonations sporadiques indiquaient toutefois qu'au moins un des gardiens était encore en vie, et Amphitryon dut se résoudre à agir sans plus attendre : prenant quelques mètres d'élan, il lança son Arach-singe à pleine vitesse. La bête bondit de toute la force de ses puissantes pattes, et Jones sentit l'excitation le gagner tandis qu'il s'élevait dans les airs : le vent gonflait son manteau, et se fut comme si le temps avait suspendu son cours pour une poignée de secondes d'éternité extatique :

" - Taaaaally-haaaaah !! " Exulta férocement Amphitryon, un rictus sauvage déformant son visage alors que le projectile vivant fendait l'air à toute allure, amorçant une vertigineuse descente en direction du convoi.

La violence inouïe de l'atterrissage le ramena brusquement à la réalité, et la douleur lancinante qui envahissait son épaule se rappela à lui un instant; l'aquatrain tangua dangereusement au-dessus des flots tandis que l'Arach-singe se cramponnait fermement au toit du wagonnet, usant de sa phénoménale poigne pour ne pas basculer dans le vide. D'un coup d'éperons, Amphitryon lança sa monture en avant, et la progression le long de la caravane commença ; la bête avançait à l'aide de ses six pattes, lentement d'abord, puis avec plus d'assurance tandis que les silhouettes des pillards se faisaient plus nettes. Du coin de l'œil, Jones remarqua la forme indistincte d'un des bandits qui gesticulait une vingtaine de mètres en avant : son atterrissage n'avait de toute évidence pas été parfait et il se trouvait à présent prisonnier de sa voile, incapable de se dégager. Prudemment, Amphitryon l'étudia quelques instants ; et il sentait une gêne inexplicable le gagner peu à peu. Bien que quelque chose le troublât au plus profond de son être, il était incapable d'en dire la raison ; et la perplexité se lisait sur son visage. Soudainement, la vérité se fit jour. Bien sûr : l'appareillage! Il s'agissait du jeune vaurien qu'il avait manqué de renverser sur les quais quelques heures plutôt, au moment du départ de l'aquatrain, et qui se trouvait à présent dans une posture bien délicate. Il y eut une seconde de flottement et l'autre disparut subitement : l'étoffe avait finalement cédé, et le bandit s'était faufilé en un éclair derrière un empilement de ballots de paille. Amphitryon s'élança à sa suite, lorsqu'une lance jaillit comme de nulle part, et s'enfonça dans la poitrine de l'Arach-singe, qui émit un effroyable grognement. Un vieillard grimaçant, ses doigts fermement agrippés au fût de l'arme, se tenait entre deux wagonnets, son crâne dégarni à la hauteur des pattes de la bête ; il eut un rictus dément lorsque celle-ci bascula en arrière, entraînant avec elle son cavalier au fond des flots glacés dans un gigantesque tumulte d'eau teintée de sang.


Le long du fleuve

Son kimono noir couvert de paille, Black Belt Joe se releva péniblement. Fichue voile ! Il s'en était fallu d'un cheveu que l'autre ne puisse l'abattre. Il s'épousseta rapidement, et, la mine crispée par l'effort, reprit sa progression : apparemment, les derniers gardes avaient dû succomber maintenant, car les derniers échos de la fusillade se dissipaient à ses oreilles ; aussi se mit-il en route d'un bon pas, passant d'un wagon à l'autre avec agilité. Quelques minutes s'étaient déjà écoulées, lorsque subitement, il se figea, la main serrée sur la garde de son épée ; son regard ne se détachait pas de l'embrasure de la voiture suivante, d'où montaient des effluves âcres de sang et de poudre. Il s'avança à pas lents, questionnant du regard la pénombre qui s'étendait devant lui ; et l'odeur de mort le prit à gorge alors qu'il entrait dans le wagonnet, menaçant de le suffoquer. Les gardes avaient vendu chèrement leurs vies : deux d'entre eux gisaient à terre, du sang s'écoulant de leurs multiples blessures ; et les corps de trois pillards, criblés de balles, jonchaient le sol de la petite pièce. Un souffle rauque perça à travers le lourd silence, et une silhouette vacillante, dont le kimono noir était entaché de pourpre s'approcha lentement de Joe.

" - L'or… Où est-il ? " Fit le pillard dans un souffle. " Il ne reste plus que nous... Mais où se trouve l'or dont tu nous as parlé ? ". Il fut pris d'une violente quinte de toux, et l'autre dut le retenir tandis qu'il essuyait du revers de la main le filet de sang qui perlait au coin de sa bouche. " Quelques bijoux, quelques étoffes… Mais où est l'or ?
- Je… Je suis si désolé… " Répondit Joe, la voix chevrotante.

Son regard tremblait d'émotion, et une larme roula sur sa joue tandis qu'il enfonçait la lame de son épée dans la poitrine de son acolyte. Celui-ci resta quelques secondes immobile, une expression d'incrédulité sur le visage, avant d'accepter son propre trépas et de s'effondrer finalement avec un bruit sourd. Joe resta quelques instants à contempler d'un air absent son arme, d'où s'écoulaient des filets poisseux de sang vermillon ; puis il reprit sa progression, toujours plus rapide, virevoltant d'un wagon à l'autre avec agilité ; ses yeux étaient rougis par les larmes, mais il ne semblait guère y prêter attention, de même qu'il ignorait la douleur qui montait dans ses poumons à mesure que la fatigue le gagnait.
A nouveau, il marqua une pause, et il sentait l'appréhension le gagner peu à peu tandis que devant lui se dressait un wagon lourdement blindé, dont la porte d'acier avait été à moitié enfoncée. La gorge nouée, il s'avança lentement : l'intérieur de la pièce avait été aménagé avec goût, et d'innombrables tentures aux couleurs chamarrées tapissaient les parois de métal ; et le mobilier d'acajou finement travaillé était décoré de pierres précieuses incrustées à même le bois. Une jeune femme, âgée d'une vingtaine d'années tout au plus, se tenait dans un coin : elle portait une robe écarlate dont les manches bouffantes étaient rehaussées d'étoffes dorées ; une cape vert émeraude flottait derrière elle comme avec négligence. Sa chevelure auburn cascadait sur ses épaules, nimbant son visage d'une flamme cuivrée ; et si ses traits parfaits exprimaient la grâce et la douceur, son attitude n'en était pas moins déterminée. Lentement, Joe s'approcha d'elle, et, avec douceur, la prit dans ses bras ; et, tandis qu'il passait sa main dans ses cheveux, elle laissa tomber au sol la dague finement ouvragée qu'elle dissimulait dans sa manche.

" - Tu es venu… " Sa voix tremblait d'émotion ; elle sentait la chaleur de son souffle contre sa nuque, mais, alors même qu'il se blottissait contre elle dans une étreinte passionnée, elle n'osait croire à la réalité de sa douceur. " Tu as fait tout ça…Tu as fait tout ça pour moi ?
-Est-ce que j'aurais pu faire autre chosee ? " Rétorqua abruptement Joe, comme incertain de la conduite à tenir. Puis, ce rendant compte que, son visage enfoui contre sa poitrine, elle était en pleurs, il murmura : " Je t'aime, Lorna. Jamais je n'aurais pu t'abandonner, jamais je ne les aurais laissés t'amener loin de moi, dans une horrible cité de roc et d'acier, aux mains d'un Llowedôn. Les nobles ont leurs privilèges, mais notre amour n'appartient qu'à nous…
-Oh Joe… Je t'aime tellement… " Sa voix nn'était plus qu'un murmure à présent ; et lorsqu'elle tourna son visage vers lui, ses larmes avaient séché, et elle arborait un sourire radieux, et il lui rendit son sourire tandis qu'un sentiment d'allégresse emplissait leurs deux cœurs.

Un imperceptible cliquetis : la silhouette de Cullen se dessina dans l'embrasure de la porte, comme incertaine. Le vieillard, un faible sourire aux lèvres s'avança d'un pas hésitant à l'intérieur du wagon, et, avant que quiconque n'ait pu esquisser le moindre geste, s'effondra comme une masse au milieu de la pièce. Sortant de sa soudaine torpeur, Joe s'approcha du cadavre, suivi de Lorna ; de là où ils se trouvaient, ils distinguaient nettement la tache de sang qui s'agrandissait lentement dans le dos du pillard.
L'ombre écarlate fendit l'air avec une effrayante détonation ; Joe, se jetant de côté, évita la balle qui lui était destinée, et, comme au ralenti, effectua un roulé-boulé vers son adversaire, avant d'être stoppé net par le canon d'un revolver braqué contre son front. Chancelant, Amphitryon se tenait face à lui, sa main fébrilement serrée sur la crosse d'ivoire de l'arme ; et ses vêtements, autrefois luxueux et finement brodés, n'étaient plus qu'un amoncellement de lambeaux détrempés, maculés de boue et de sang. Un instant, les deux hommes se firent face en silence ; un instant d'éternité de ceux au cours desquels l'univers semble contenir un délicieux frisson d'effroi, où le destin se voit contraint de choisir lequel sacrifier parmi deux de ses fils favoris. Lentement, Jones se laissa choir au sol, comme privé de volonté ; et son regard n'était plus rivé sur Black Belt Joe à présent, mais sur Lorna, qui se tenait toujours immobile, son beau visage à présent baigné de sueur glacée. A une poignée de centimètres de sa tête, la balle avait éclaté l'acajou d'une commode, fissurant le bois sur toute sa longueur.

" - Vous pouvez partir maintenant. " Fit Amphitryon d'une voix défaite. " Allez vers l'est, aussi vite que vous le pourrez : car vous êtes désormais des fugitifs, et ils n'auront de cesse de vous retrouver, vous pouvez me croire. Il n'y a qu'en allant vers la Fourche que vous trouverez la sécurité, et une chance de recommencer vos deux vies. C'est un long périple, et qui n'est pas sans danger ; aussi j'espère que la bénédiction de Bondek sera avec vous. Bonne chance ! " Ajouta-t-il avec un faible sourire.

Une goutte de sang perla sur la joue de Lorna, qu'une écharde avait égratignée ; et Joe, acquiesçant silencieusement, lui prit la main et la fit se relever. Alors, Amphitryon se retrouva seul dans l'aquatrain, assis à même le sol, au milieu des morts et du sang ; et pourtant son sourire ne le quittait pas. Le long du Tazaire, la caravane continuait de défiler, indifférente aux hommes et à leurs turpitudes.


Fin
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