Et
tous périront
La Couronne Rouge
La nuit est tombée, et le brouillard étire ses bras voluptueux sur les ruelles abandonnées. La lune a disparu du ciel pour cette nuit, et seul le bruit du vent se fait entendre aux abords du grand cimetière. Une ombre le parcourt, vêtue de noir, indiscernable depuis l'extérieur de l'enceinte. Ses pas ne font pas de bruit sur l'herbe qui entoure les tombes. Vêtue d'un chapeau à larges bords et d'une ample veste, la silhouette a un but précis : elle se dirige vers le mausolée des Grassoffen
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Ils étaient tous au rendez-vous. Le grand maître
avait réuni vingt-quatre disciples. Il s'était occupé de
l'objet du sacrifice, ou plutôt il avait demandé à des mercenaires
de s'en charger contre monnaie sonnante et trébuchante. La jeune fille
avait le regard paisible, maintenant qu'il lui avait administré une dose
de lotus blanc. Elle était comme il l'avait souhaité, jeune, vierge,
de longs cheveux blonds. Il en aurait bien profité si elle lui avait
été livrée un peu plus tôt, mais il n'avait pu différer
la cérémonie.
Les disciples se disposèrent en cercle autour
de l'autel de fortune formé par le sarcophage du patriarche Grassoffen,
s'asseyant à trois sur chacun des six bancs disposés en cercle,
alors que six d'entre eux restaient debout, entre chaque banc. Pendant ce temps,
le grand maître avait pris la main de la jeune femme et la guidait vers
le centre de la pièce. Il l'allongea sur le sarcophage, alors que le
regard de certains des hommes présents était captivé par
sa parfaite nudité.
A l'exception du grand maître, personne ne connaissait
l'identité véritable de ceux qui se cachaient derrière
le masque hideux au nez crochu que tous arboraient. Avides de frissons et de
pouvoir, ils avaient rejoint la Couronne Rouge il y a quelques mois, voire quelques
jours pour certains. Recommandés par des connaissances, invités
par de mystérieux courriers, ils avaient participé à quelques
réunions secrètes dans des caves de la cité, masqués
à chaque fois, ne s'appelant que par les titres de "frère",
"adepte" ou "maître".
Dans la semaine, ils avaient tous reçus un mot
les convoquant dans cette crypte, en cette nuit sans lune, pour un rituel qui
signerait leur véritable entrée dans l'ordre. L'excitation planait
dans l'air, augmentée encore lorsque la fille était apparue. L'assemblée,
qui n'était pas exclusivement masculine, entama des litanies dans une
langue qu'ils ne devaient même pas connaître.
Le grand maître, reconnaissable à son masque
écarlate, en opposition aux masques blancs des autres participants, quitta
l'assemblée pour rejoindre une pièce attenante du mausolée,
et revint rapidement, tenant solennellement dans ses mains une couronne écarlate
aux vingt-trois branches, caractéristique de l'ordre. Elle était
posée sur un coussin, par-dessus une dague que peu pouvaient apercevoir.
Les litanies reprirent de plus belle alors que le grand
maître s'approchait de sa future victime, toujours docile, sous l'effet
de la drogue. Il posa le coussin et saisit la couronne. L'assemblée se
tut, et tous les regards convergèrent vers le centre de la pièce.
"Mes frères, commença le grand maître,
cette nuit est celle où votre vie changera. En acceptant le sacrifice
de cette vierge, et en revêtant cette couronne, votre intégration
au sein de notre ordre sera enfin accomplie. Vous pourrez participer à
l'élaboration d'un ordre nouveau, dont nous prendrons la tête !
Que le Grand Conspirateur accepte notre offrande !"
L'excitation était encore montée d'un
cran à la mention du sacrifice, mais de l'appréhension commença
à poindre dans le regard d'une minorité lorsque le grand maître
reposa la couronne et se saisit de la dague. Il la leva bien haut au-dessus
de la gorge de sa victime, qui souriait béatement.
"Grand Conspirateur, accepte notre offrande, et
fais-nous don de tes pouvoirs !" cria-t-il.
Les vingt-quatre disciples reprirent en chur,
bien qu'une légère pointe d'appréhension se faisait sentir
chez certains.
"Le Grand Conspirateur s'est couché ce soir
"
fit une voix masculine qui venait des escaliers menant au cimetière.
Un homme se trouvait là, partiellement dans l'ombre, un chapeau à
larges bords vissé sur le crâne, un manteau ample sur les épaules.
Le silence s'était établi dans la salle. Le couteau levé
au-dessus de la tête, le grand maître regardait avec incrédulité
l'étranger descendre les marches et s'avancer vers eux. Tous avaient
le regard posé sur lui.
"Qui est-tu ?" demanda-t-il à l'intrus,
une pointe de défi dans la voix.
"Pour vous, mon nom sera Mort
" répondit
calmement ce dernier.
Le grand maître restait sans voix. Comment cet
homme pouvait-il les provoquer ainsi, alors que le poids du nombre était
plus que largement en leur faveur ? Il désigna deux des hommes assemblés
autour de lui, et leur ordonna de s'occuper de cet intrus.
Les deux hommes se levèrent, et sortirent de
sous leur robe de cérémonie, une dague pour l'un, un couteau de
boucher pour l'autre. Ils s'avancèrent calmement vers l'inconnu, tentant
de le prendre en tenaille, lorsque celui-ci, d'un geste fulgurant, se saisit
de deux revolvers qu'il portait sous son manteau, et fit feu simultanément
sur ses deux cibles, les bras écartés car elles se trouvaient
toutes deux opposées. Les deux hommes s'effondrèrent, leur masque
brisé au niveau du front.
L'homme rangea calmement ses pistolets, et fit un pas
en avant. Son visage parvint à la lumière, et tous purent alors
découvrirent un masque représentant une face de squelette souriant,
dont la partie inférieure droite manquait, laissant apparaître
la bouche de son porteur. Celui-ci affichait un rictus de satisfaction. Ils
étaient tous à sa merci.
"C'est tout ce que vous avez à me proposer
?"
"Attrapez-le !!!" cria le grand maître
de façon quasi-hystérique.
Six personnes se levèrent rapidement, et sortirent
des armes diverses de sous leur tunique. Ils se dirigèrent vers cet homme
qui les provoquait, et qui se laissait prendre à revers. Les autres s'étaient
rassemblés entre l'autel et cette menace potentielle, pendant que le
grand maître restait près de sa victime, hurlant ses ordres frénétiquement.
Pendant qu'ils approchaient tranquillement de lui, l'inconnu
restait immobile, les bras ballants le long du corps, le regard rivé
sur le grand maître, à l'autre bout de la pièce. Il souriait
toujours, rendant mal à l'aise beaucoup de ses prochaines victimes. Deux
hommes l'avaient pris à revers, pendant qu'une femme et un homme maniant
chacun une épée courte le prenait en tenaille sur ses côtés.
Et deux hommes tenant des gourdins s'avançaient vers lui, attendant le
signal de leurs compagnons pour attaquer.
Telle une meute de loups affamés, ils se jetèrent
tous sur lui au même moment. Deux lames apparurent alors dans ses mains
comme par magie, et quelques secondes plus tard, il avait repris la même
pose, à l'exception des deux courtes lames sanguinolentes qu'il tenait,
et des six corps qui l'entouraient. Leurs dépouilles inertes portaient
de nombreuses marques de blessures, surtout au visage. Personne n'avait vraiment
réussi à saisir ce qu'il s'était passé, tant les
mouvements du tueur avaient été rapides. Lui-même ne portait
aucune séquelle, même son ample vêtement n'avait pas souffert
du combat.
La peur commençait à se lire dans le regard
de plusieurs sectateurs. Certaines armes tremblaient dans les mains de leur
propriétaire. Le rictus toujours visible sous son masque de mort, l'assassin
reprit la parole.
"Ceux qui le souhaitent peuvent s'en aller
MAINTENANT
!" cria-t-il en terminant sa phrase. Ce petit effet de scène fit
sursauter la majorité des séides du grand maître. Certains
n'hésitèrent pas et coururent rapidement rejoindre la sortie.
D'autres se firent plus hésitants, et rejoignirent la sortie plus lentement.
Le dernier qui s'en alla jeta plusieurs regards en arrière avant d'avancer
franchement vers les escaliers qui menaient au cimetière. Il jeta un
dernier regard à celui qui avait déjà tué huit de
ses anciens compagnons.
Pendant tout ce temps, le grand maître menaçait
des plus terribles malédictions ceux qui choisissaient la fuite. Il promettait
à ceux qui restaient le pouvoir et la puissance, la bénédiction
du Conspirateur. Mais peu l'avaient entendu. Alors que le dernier pleutre atteignait
les escaliers, le bretteur pivota sur lui-même et lança une de
ses lames vers le fuyard. La lame vint se ficher dans l'arrière du crâne
de ce dernier, qui n'avait rien vu venir.
"Je n'aime pas que l'on me regarde de travers
"
s'expliqua-t-il, le dos tourné à ses derniers opposants.
L'un d'eux saisit rapidement cette opportunité
et s'élança vers lui, masse en l'air. Au dernier moment, sans
se retourner, le tueur leva son bras gauche et son agresseur vint s'empaler
sur la lame, au niveau de la gorge. Cela arrêta net sa course, et, dans
un gargouillement incompréhensible, il expira une dernière fois.
Son sourire s'élargissant, il se retourna vers ses cinq derniers remparts
avant le grand maître, et retira son arme de la gorge de sa dernière
victime.
Tel un chat bondissant sur sa proie, il se rua alors
vers l'ennemi le plus proche de lui et le décapita d'un seul geste. Poursuivant
sa danse mortelle, il transperça la poitrine d'un deuxième et
embrocha le visage d'un troisième, avant que sa botte sur le quatrième
ne soit déviée habilement par l'épée de celui-ci.
Arrêtant ses mouvements, il sourit à son
adversaire, et se mit en posture défensive, comme pour l'inciter à
l'attaquer. A trois pas de lui, ses deux derniers adversaires ôtèrent
leur tunique et leur masque ridicules. C'était une femme qui avait dévié
son coup. Vêtue d'habits de voyage, elle semblait sûre d'elle et
de ses capacités. Son dernier compagnon était plus petit qu'elle,
mais tout en muscles. Il arborait une barbe rousse tressée, et maniait
une hache à double tranchant. Pendant ce temps,
le grand prêtre avait saisi sa victime, toujours heureuse dans son état
second. Il tenait son couteau dans sa main droite, et serrait la jeune fille
de son bras gauche. Il semblait apeuré, mais n'avait pas d'autre choix
que d'attendre, car le chemin vers la sortie était occupé par
trois combattants déterminés à en finir.
Ils avancèrent tous deux vers leur ennemi, qui
conservait paisiblement sa position défensive, lame relevée. L'homme
se décala sur la droite, alors que la femme avançait droit su
sa cible. Ils lancèrent tous deux leur assaut au même moment. L'assassin
dévia l'attaque de la femme et, réalisant un grand arc avec son
arme, vint frapper la hache qui allait s'abattre sur lui. La puissance qu'il
mit dans sa contre-attaque fit s'envoler cette dernière à quelques
mètres de là. Il ne put s'occuper tout de suite de l'homme car
la femme reprenait ses assauts.
Elle lança une botte au niveau de la poitrine,
qui fut contrée par une audacieuse contre-attaque qui lui lacéra
la cuisse. Reculant d'un pas, la main sur sa blessure, elle regardait fixement
son adversaire, qui n'avait pas abandonné son sourire, et n'attendait
qu'une nouvelle attaque. Derrière lui, l'autre guerrier avait récupéré
sa hache, et la lança vers son dos. Doté de réflexes surhumains,
l'homme masqué s'éleva dans les airs, et d'un salto arrière,
évita la hache tournoyante qui traça un sillon dans son manteau.
La hache avait poursuivi son chemin et alla se ficher
dans la poitrine de la femme. Celle-ci tomba à la renverse, sans comprendre
ce qui s'était passé. Le guerrier qui venait de tuer son alliée
était abasourdi, ne comprenant pas comment son adversaire avait pu esquiver
son attaque. Celui-ci, qui était parfaitement retombé sur ses
pieds, s'approcha de l'homme et lui délivra un coup mortel en pleine
poitrine.
"Je n'aime pas que l'on m'attaque dans le dos !"
dit-il avant de ramasser son chapeau qui était tombé lors de son
acrobatie. Il le remit en place après l'avoir quelque peu épousseté,
puis se retourna vers le dernier survivant, le sourire toujours présent
sur son visage.
"N'avance plus où je la tue !" hurla
le grand maître alors qu'il pressait le couteau contre la gorge de la
fille. Celle-ci, sentant le froid de l'acier contre sa gorge, reprenait peu
à peu conscience.
"Tu ne la tueras pas
" commença
l'assassin en sortant un de ses pistolets, et en le rechargeant tranquillement.
"Je la tuerais si tu fais un pas de plus !"
"Je n'avance plus promis, mais si tu la tues, tu
ne seras plus protégé, et je pourrais alors te tuer en toute quiétude,
Markus
" répondit-il, alors qu'il terminait de recharger
sa première arme, et se saisissait de sa seconde.
"Cococomment connaissez-vous mon nom ?"
"Je sais tout de toi, je suis la Mort, ne te l'ai-je
pas déjà dit ? Je suis venu te chercher, rappelle-toi
"
"Foutaises !" hurla le grand maître
alors que la fille, les effets de la drogue la quittant, commençait à
réaliser qu'une lame était posée sur sa gorge, et qu'un
homme masqué armé se tenait face à elle.
"Je suis également là pour le livre
Markus, celui que vous avez dérobé à la Main Pourpre
"
"Je ne vois pas de quel livre vous voulez parler
"
"Alors, c'est que la Main Pourpre l'a en sa possession,
merci Markus, tu m'es inutile maintenant
"
Il pointa son arme sur le grand maître.
"Non, non, je pourrais vous servir, je peux être
vos yeux et vos oreilles et Aaahhhhh
"
Une détonation avait retenti. Markus continuait
de hurler alors que la fille s'échappait de son emprise, inerte, un trou
rouge entre les deux yeux.
"En effet, tu pourrais m'être utile, si tu
te lèves et que tu me suis
"
Markus, toujours effrayé, passablement étourdi
par la détonation, se releva et arracha en tremblant son masque. Il était
en sueur, mais parvint à suivre l'énigmatique tueur qui quittait
déjà le mausolée. Il jeta un dernier coup d'il derrière
lui, et vit le canon d'une arme braquée sur lui lorsqu'il se retourna.
Ce fut sa dernière vision.
"Markus, comme si j'avais besoin de quelqu'un
d'un traître à sa propre foi qui plus est
"
Sur ces mots, un sourire sadique gravé sur le
visage, il remonta vers le cimetière, où les brumes étaient
toujours présentes. La nuit était aussi noire que lorsqu'il l'avait
quitté. Il reprit le chemin qui l'avait mené ici, en sens inverse.
Après quelques minutes de marche dans la ville endormie, il s'arrêta
devant une lourde porte de bois.
"Le Sceptre de Jade, les Moines Noirs, la Faux
Ecarlate et la Main Pourpre
tous je les trouverai, et tous périront
"
Il retira son masque et l'enfouit sous son manteau,
puis frappa à la porte.
Gulix (alias Nicolas Ronvel) juin 2004