BÉNIES SOIENT-ELLES

                                                    BÉNIES SOIENT-ELLES

 

                                                                   

                                                                         ©2000

 

 

            Aujourd’hui c’est le printemps, 21 mars 2000. Il y a eu 5 mois de chimiothérapie, choc septique, diarrhée, lésions au foie, arrêt rénal, perte d’audition, soins intensifs, neutropénie et,  finalement, une remontée vers la santé. J’écris ce texte alors que j’attends le dernier chapitre : l’accroissement du décompte de neutrophiles qui révèlera le fonctionnement normal de la moelle épinière et la guérison d’une leucémie promyélocyte aiguë. Le chemin a été dur. C‘est la qualité de soins des infirmières qui l’a rendue supportable.                       

Les infirmières prennent nos signes vitaux, changent nos pansements, nous donnent des injections et suspendent des fioles d’antibiotiques et des sacs chimiothérapiques au-dessus de nos têtes. Elles nous apportent de la nourriture, passent nos bouillottes au micro-onde, massent nos membres, nous donnent des bains et apaisent notre détresse.

Mais cet étage de l’hôpital, le "7e médical ", est différent de tous les autres. Il ne s’agit pas ici de soins palliatifs où tous sont résignés au passage des patients vers l’au-delà, ni de transplantations où l’espoir prend des allures d’infini, ni de chirurgie où la réparation semble garantie, ni d’obstétrique où règne la joie. Cet étage ne ressemble à aucun autre, nous sommes des patients différents qui ne ressemblent à aucun autre ; choisir d’être infirmière ici est un choix unique en son genre.

Nous sommes les nécessiteux, les apeurés, ceux qui affrontent des maladies mortelles. Nous devenons spontanément émotifs; nous pleurons et nous lamentons, agissons impulsivement en espérant que nos infirmières liront nos pensées. Nous sommes souvent irrationnels, exigeants et carrément paranoïdes les jours et les nuits où surgissent les démons  chimio-thérapeutiques. Nous régressons et attaquons ceux qui se trouvent devant nous; et qui est habituellement là sinon nos infirmières? Si nous ne comptons pas pour celles qui s’occupent de nous, alors pour qui comptons-nous?

Ici nous vivons et mourons, nous combattons pour sauver nos vies et une partie du combat consistent à nous rapprocher de nos infirmières car, sans cette intimité, nous serions perdus. Quelques-uns d’entre nous meurent et quand nous mourons, elles sont en peine : pour ceux d’entre nous qui mourions c’est tout ce qui compte, la conviction que nous sommes importants pour un autre être humain. Et là est la lourdeur du travail infirmier sur cet étage : la conscience constante de la fragilité et de la finitude de chaque vie, de savoir que la médecine moderne à laquelle elles se consacrent peut fonctionner, mais pas pour tous, que malgré les miracles une crise peut surgir sans crier gare; alors la mort frappe. Nos infirmières portent en elles-mêmes les visages de tous leurs patients et je me demande comment elles gèrent cette constance dans l’attachement et la perte; et il s’agit toujours de perte, que le patient soit guéri et parte ou qu’il meure sous traitement. Comment parviennent-elles à vivre une vie normale dans leur foyer? Quelle force leur permet d’amener des enfants en ce monde? Comment peuvent-elles prodiguer des soins sans être submergées par notre anxiété ? Ou bien on embrasse pleinement la vie ou bien on sombre dans la folie, il me semble. Pas de place en oncologie pour qui ne résout pas ce dilemme.

Les regards qu’elles soutiennent sont pleins de peur, souvent stupéfaits de terreur, cherchant la consolation. Seuls dans notre lit, isolés dans notre âme, nous dépendons du support émotionnel des infirmières, de leur compréhension, ne serait-ce que pour apaiser notre culpabilité pour nos piques envers notre conjointe ou pour le mot d’impatience que nous avons lâché à nos enfants. À l’occasion  de chaque spasme, douleur, sensation de brûlure nous chialons, gémissons, questionnons désespérément nos infirmières, pour savoir s’il s’agit de l’imminence d’une crise ou d’une simple mauvaise passe.  En de tels moments un mot mal placé a sur nous un effet dévastateur, alors que la réponse appropriée nous donne le courage de persévérer.

Durant la nuit et les week-ends, elles sont nos bouées de sauvetage. Nous espérons, prions  pour qu’elles trouvent les réponses adéquates car les médecins se font rares. Alors notre dépendance est flagrante, nos demandes insistantes. Quand on vide la chambre voisine nous savons ce que nous ne voulons pas savoir, que l’un de nous est parti et qu’aucune cohorte d’anges ou de génies médicaux ne le ramènera. Et nous tremblons et pleurons jusqu’au tréfonds.

Comment naviguer dans ce monde fou du cancer où “ la leucémie promyélocyte est la meilleure maladie qu’on puisse avoir “, où “la diarrhée est la preuve que la chimiothérapie fonctionne’’? Comment font-ils? Comment nos infirmières conservent-elles leur équilibre, sans se noyer dans notre peine ni devenir insensible à notre sort, ni sacrifier leur famille à leur profession?

Bénies soient les infirmières qui nous redonnent notre intégrité, les infirmières qui nous approchent avec  le sourire et le rire, les infirmières qui perçoivent les craintes derrière notre front si brave, les infirmières qui nous tiennent la main durant les biopsies de la moelle épinière.

            Bénies soient les infirmières qui descendent les escaliers en courant pour chercher du sang et nos plaquettes ou bien traversent le terrain de l’hôpital pour livrer une culture au laboratoire, les infirmières qui répondent à nos appels même si elles ne sont pas assignées à notre service, celles qui prennent leur temps pour nous donner une injection  et placent avec douceur le thermomètre dans notre bouche. 

Bénies soient les infirmières qui respectent notre intelligence, qui rappellent à l’ordre leurs collègues, et celles qui nous révèlent la dure vérité lorsque nécessaire. Bénies soient les infirmières qui sont simplement venues me dire bonjour, qui ont détourné le regard quand j’ai fait placer un frigo dans ma chambre, les infirmières qui ont dansé avec moi la salsa et le merengue aux petites heures de la nuit, et celles qui m’ont répété inlassablement les mêmes questions à chaque ronde parce que  cela me rassurait.

            Bénies soient celles qui apaisent nos craintes, nous donnent l’espoir et nous soignent tout au long de ce cauchemar.

 

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