La dépression : état ou jeu de rôle ?

Ce texte est l'élaboration d'une communication prononcée au Colloque sur l'Hypnose, la Douleur et la Souffrance, organisée par Didier Michaux et le GEAMH à Paris les 6 et 7 octobre 2000.
Il sera publié dans les Actes de ce colloque à paraître prochainement.

Thierry Melchior,
psychologue, philosophe,
Service de Santé Mentale de l'Université Libre de Bruxelles
et Institut Milton H. Erickson de Belgique

On connaît le débat de fond qui traverse l'étude expérimentale de l'hypnose. Selon les uns, elle serait bel et bien un état différent de l'état de veille (et différent également du sommeil ou du sommeil paradoxal), selon les autres, elle ne serait qu'une sorte de jeu de rôle que le sujet jouerait en réponse à ce qu'il perçoit comme attentes explicites ou implicites de la part de l'hypnotiste et/ou de la situation. Ce débat ne fait somme toute que prolonger celui qui faisait rage à l'époque du magnétisme animal : selon les magnétiseurs, le fluide magnétique était responsable de la crise et de ses effets, selon les Commissaires royaux chargés d'étudier le phénomène, ce qui se passait au cours des séances de magnétisme n'était que l'effet de l'imagination des sujets.

Ce qui frappe dans ces débats, c'est la persistance de leur forme : soit le phénomène existe réellement, soit il n'est " que " autre chose, supposé mieux connu et donc plus banal et sans intérêt (imagination, jeu de rôle…). Le " ne… que… " récurrent au cours des siècles dans ces formulations signale clairement l'intention purificatrice et donc (dans le cas de sciences humaines) inévitablement disqualificatrice s'appuyant sur ce qu'Isabelle Stengers (2002) appelle une " notion fourre-tout " ne permettant en rien au savoir de progresser, mais seulement à un pseudo-savoir de ressasser répétitivement ses exclusions.

À étudier plus attentivement les notions utilisées actuellement (" état ", " jeu de rôle ") on peut s'apercevoir pourtant de ce qu'elles sont nettement moins mutuellement exclusives que la formulation pourrait donner à croire.

Cette réflexion peut mener à réévaluer le système dichotomique dans lequel s'est enfermée l'étude théorico-expérimentale de l'hypnose ; elle peut mener aussi à envisager des voies originales pour l'abord thérapeutique des problématiques dépressives.

État et rôle

Qu'est-ce qu'un " état " ? Commençons par une visite rapide de l'environnement sémantique de ce terme. Nous trouvons le mot " état " dans des expressions comme :
" état solide " ou état liquide "
" état de choses "
" état de péché "
" état d'esprit "
" état amoureux "
" état dépressif "
" état d'urgence "
" état de guerre "
" état civil "
" Etats-Unis d'Amérique ".

Le mot " état " vient du verbe latin " stare " qui signifie " être debout ". Ce verbe dérive d'une racine indo-européenne que l'on trouve également dans l'anglais " to stand " , l'allemand " stehen " , et elle a donné quantité de mots tels que " statique ", " station ", établir ", " constant ", " statue ", statut ", statuer ", " constater ", " ester ", " rester ", " stable "... Il est intéressant de noter que certaines formes du verbe être, qui est irrégulier, dérivent aussi de " stare " : ainsi à la troisième personne de l'indicatif présent (" il est ") ou à toutes les personnes de l'indicatif imparfait (" J'étais "...).

À partir de toute cette gamme d'emplois et de mots dérivés, il est possible d'esquisser certains aspects du champ sémantique environnant " état ".

1. Si l'on se tient debout, on n'est pas en train de bouger. " État " contient une idée d'immobilité.

2. Cette idée a mené à celle de sta bilité, de permanence, de con sta nce. C'est la raison pour laquelle on peut dire sans faire un oxymore " en état de mouvement ". Une telle expression signifie seulement que le mouvement en question, manifeste une certaine permanence. Ainsi, il y a " état " quand quelque choses re ste , (en anglais, " to stay " ),demeure (cf. " sta tique ").

3. Le mot se réfère donc à aspect plutôt permanent de quelque chose

4. Ainsi, il aide à distinguer entre différentes sortes d'aspects permanents (cf. " état solide " ou " état liquide "). Un état contient donc l'idée de différence avec d'autres états.

5. L'idée d'immobilité, de constance ou de permanence confèrent à " état " une connotation plutôt passive. Si quelque chose ou quelqu'un " est dans un certain état ", il ne manifeste pas cette qualité activement, il y est sujet (dans le même ordre d'idée, un des antonymes de " statique " est " dynamique ").

6. Un état peut être naturel, il peut simplement être observé, constaté ou il peut être déclaré. Quand un locataire emménage, on procède à un " état des lieux ". L' " état des lieux " désigne certes l'état réel, tel qu'on le constate, dans lequel se trouve l'habitation, mais il désigne aussi le résultat de cette opération, à savoir la liste d'items officiellement relevés sur une feuille de papier signée conjointement par ceux qui ont fait cet état des lieux. Il ne s'agit plus dès lors d'un état parfaitement naturel, objectif, tel que constaté. Il s'agit du résultat de cette constatation. Il ne s'agit plus de l'objet du constat, il s'agit du constat lui-même.

7. À partir de là, la déclaration d'état peut prendre plus d'ampleur. Ainsi, par exemple quand un " état de guerre " est déclaré, cela signifie que l'on n'est plus dans une vague querelle, dans une dispute ou une bagarre un peu floue de part et d'autre d'une frontière. On est réellement en guerre. Au point que même s'il n'y a pas d'actes de violence effectifs qui soient commis, comme pendant la " drôle de guerre ", en 1939, on est quand même réellement en guerre. Ainsi la notion d'état sert à réduire l'ambiguïté en délimitant des limites bien claires et bien nettes. C'est ainsi que l'on est soit en paix, soit en guerre ; soit célibataire, soit marié. Il n'est plus possible d'être entre les deux, que ce soit " un peu en guerre " ou " un peu marié ".

8. Pour qu'un état soit proclamé, il est fait usage d'un aspect extrêmement important du discours : sa fonction performative. C'est par un discours qui instaure, qui institue l'état, que celui-ci peut se mettre à exister.


Qu'en est-il à présent de la notion de " rôle " ? Ce mot appartient au vocabulaire du théâtre : il dérive du latin " rotulus " qui désignait le rouleau sur lequel était écrit le texte qui devait être joué par l'acteur. De l'idée de support matériel d'un texte qui devait être joué, le mot a évolué vers l'idée du jeu lui-même, par métonymie.

Dans un sens plus figuré, il désigne également par extension, selon le Robert, une " action, influence que l'on exerce, fonction que l'on remplit ".

Dans ce sens figuré, le dictionnaire Collins COBUILD explicite le mot anglais " role " de la façon suivante : " a position in a social situation which has particular functions and behavior associated with it. You take on a particular role because other people expect you to or because you think it is your duty " .

1. Jouer un rôle implique donc tout d'abord que la source de l'action est un script. L'acteur doit donc suivre le texte de son rôle.

2. Il découle de ce qui précède l'idée d'une source externe d'action. Jouer un certain rôle suppose que l'on fasse un certain nombre de choses de la façon dont nous croyons qu'elles sont attendues.

3. Jouer un rôle implique aussi l'idée que le comportement mis en oeuvre a quelque chose d'artificiel : l'acteur n'agit pas de manière totalement spontanée, mais en accord avec un script.

4. Quand quelqu'un joue un rôle, il n'est pas en train d'agir comme s'il était authentiquement lui-même. Il simule, il agit " comme si ". Ce qu'il fait extérieurement ne doit pas être totalement congruent à ce qu'il ressent réellement à l'intérieur de lui. Ainsi, cette notion appartient au champ sémantique de l'apparence (opposée à l'essence), du paraître (opposé à l'être). Un rôle se rapporte non à la réalité mais à une imitation de la réalité d'où l'idée que le rôle appartient au domaine de l'irréel, de l'illusoire.

5. Le mot " rôle " peut aussi véhiculer l'idée d'une contrainte : la personne qui joue un rôle doit exhiber un comportement qui correspond au script.

6. À partir de la sphère du théâtre, la notion de rôle s'est élargie pour désigner, par analogie, la façon dont, dans la vie de tous les jours, nous pouvons jouer un rôle, par exemple celui que nous impose notre profession ou notre fonction dans un groupe : " jouer son rôle d'arbitre ", " jouer son rôle de père ", " jouer son rôle de chef ". L'aspect fictionnel, feint, imité, artificiel du rôle ne peut dès lors que se trouvé minoré. Une personne qui est père de famille et qui " joue son rôle de père ", en quoi ferait-elle semblant ? Et si tout ce que nous faisons revient à jouer un rôle, ou une succession de rôles, par rapport à quoi ces rôles pourraient-ils être considérés comme du faire-semblant ? Parler de " rôles " pour chacune des conduites que nous mettons en oeuvre revient tout au plus à marquer leur relative hétérogénéité : jouer un rôle (celui de père, par exemple), c'est produire une certaine différence par rapport à d'autres rôles de notre vie (celui de consommateur, celui de contribuable, celui de conducteur d'automobile, celui de vendeur ou celui de syndiqué, par exemple ).

7. À partir du moment ou par analogie on généralise ainsi la notion de rôle, l'idée de contrainte qu'il véhicule ne s'opère évidemment plus par rapport à un texte, par rapport à un script, mais par rapport à ce que l'actant suppose être les attentes d'autrui ou les normes sociales.

8. À la contrainte externe qui détermine un rôle s'en ajoute une autre. On peut se mettre à croire à son rôle, s'y identifier, se prendre au jeu et s'en retrouver relativement prisonnier.


L'analyse de l'évolution étymologique et du champ sémantique des notions d'" état " et de " rôle " révèle que les différences entre ces notions sont probablement moindres qu'on pourrait le penser. Il y a dans l'idée d'état des connotations de réalité et de naturalité plus grandes que dans celle de rôle. Mais un état peut être créé par déclaration, proclamation performative (1) , opération parfaitement artificielle, même si elle procède simultanément au déni de son artificialité. Quant à l'idée de passivité que véhicule " état ", il trouve son pendant dans le fait que le rôle dépend d'une source externe, y est soumis, et qu'en outre il déploie sa propre logique, une logique dont l'actant peut se retrouver prisonnier. C'est également ce qui fait que si un état est quelque chose qui évoque une stabilité, une constance, le rôle, de son côté dure aussi : il dure tout le temps qu'il se déroule comme le rotulus qui lui servait de base. Enfin, l'idée de différence véhiculée par l'état ( état solide/état liquide ou état civil célibataire/état civil marié) se retrouve aussi dans la notion de rôle puisque jouer un rôle c'est soit ne pas être naturel (= faire semblant), soit ne pas jouer un autre rôle (à partir du moment où l'on a élargi par analogie la notion de rôle aux diverses activités de la vie).

La nature de l'hypnose

Ces considérations devraient, pensons-nous, mener à sérieusement remettre en question la dichotomie classique sur laquelle se mènent pas mal de recherches expérimentales sur l'hypnose. L'hypnose n'est pas soit un état, soit un (jeu de) rôle : elle est les deux, elle est (au moins) à l'intersection des deux. La dichotomisation excessive de l'état et du rôle tient probablement à ce que l'on continue à sous-estimer considérablement à quel point jouer un certain rôle revient à se mettre dans un certain état et réciproquement. Nos actes ne sont pas que la conséquence de nos vécus (nos états internes, liés à nos croyances, nos attentes, nos sentiments, nos émotions conscients et inconscients), mais ils rétroagissent sur eux (Melchior, l998, p. 119 sq., p. 339 sq.). À travers mes actes, en effet, je me signifie à moi-même implicitement la validité des motifs et de l'état d'esprit qui les animent, ce qui revient à légitimer ceux-ci, à les ratifier, à les entériner et donc à les renforcer. C'est ainsi, par exemple, que plus j'ai peur de quelque chose, plus je l'éviterai, mais plus je l'éviterai, plus je légitimerai ma peur (et la croyance qui y est sous-jacente), et plus je la renforcerai. Plus je construirai comme objectivement, intrinsèquement dangereuse la réalité à propos de laquelle j'éprouve de la peur.

Il en va de même en hypnose : plus j'entre dans l'expérience hypnotique, plus mon comportement se modifie (et peu importe que ce soit plus consciemment ou plus inconsciemment, plus volontairement ou plus involontairement (2) ). Et plus ces modifications se produisent, plus elles me signifient à moi-même implicitement (ainsi qu'à mon hypnotiste et à autrui en général) que je suis effectivement en train d'entrer dans autre chose, dans une autre expérience, dans une autre manière d'être, dans une autre façon de me rapporter à moi-même, à mon corps, à autrui et au monde, dans un autre état. C'est ainsi qu'il y a de la théâtralité dans toute hypnose (pas seulement dans l'hypnose de spectacle). Plus généralement, c'est ainsi qu'il y a de la théâtralité, à un degré ou à un autre dans tout comportement humain dans la mesure ou se comporter revient toujours à être à la fois l'actant et l'observateur, l'acteur et le spectateur du comportement que l'on met en oeuvre. Se comporter c'est toujours aussi se signifier à soi-même, et donc se modifier soi-même, comme l'avait bien compris Pascal (3) .

Parler d'" état " ou de " jeu de rôle ", s'agissant de l'hypnose, revient donc essentiellement à accentuer les choses différemment : quand on parle de " jeu de rôle " on met l'accent sur ce que l'on fait, consciemment ou moins consciemment, pour se signifier à soi-même (et par la même occasion à autrui, que ce soit l'hypnotiste ou n'importe qui d'autre, présent ou absent) que l'on entre en hypnose. Quand on parle d'" état " on parle plutôt de ce qui est ainsi signifié à soi et du résultat de cette opération, autrement dit de ce qui est vécu en retour par cette opération ainsi que de la relative cohérence interne, de la relative stabilité qui ainsi se développe. " Rôle " et " état " sont donc davantage à comprendre comme les deux arcs de cercle d'une boucle de rétroaction (et comme la relative permanence de celle-ci dans le temps) que comme une dichotomie de deux termes mutuellement exclusifs, dichotomie qui ne se soutient que par un oubli d'une dimension essentielle de l'homme : qu'il est d'emblée, irréductiblement rapport à soi et à autrui, et qu'il n'y a pas, sous-jacent à lui, d'homme qui serait " à l'état brut ", totalement naturel (vierge, pur, non social, non culturel, non relationnel) (4) .

La " maladie " dépressive

La médicalisation galopante des difficultés de vie a mené à faire de bien des troubles " psy " et notamment de la dépression une maladie. Être malade, c'est être dans un certain état, différent de l'état de santé, c'est pourquoi on parle régulièrement d' " état dépressif ".

Nombre de médecins insistent pour qu'une telle vision de la dépression se répande et soit communiquée à ceux qui en sont atteints. Ils en escomptent une diminution du sentiment de culpabilité affectant le malade. Si je " tombe malade ", ce n'est pas de ma faute (5) .

Il est bien exact que beaucoup de dépressifs se sentent coupables de l'être et le fait qu'ils s'en veuillent ainsi de leur état n'arrange évidemment rien, bien au contraire. Voir la dépression comme une maladie, comme un état, comme une " condition " , comme disent les Anglo-saxons, peut donc avoir une certaine utilité.

Il serait toutefois regrettable de ne pas en voir les inconvénients. Le principal, à nos yeux, tient à ce que, si l'on est malade, on est dans une réalité dont l'expert est quelqu'un d'autre, à savoir le médecin. On se retrouve ainsi assez largement dépossédé d'une compétence sur soi-même. Cela peut donc inciter à une grande passivité : je suis malade, que puis-je faire d'autre qu'attendre la guérison, en espérant que les bons soins du médecin l'accélèrent ?

Cet inconvénient ne sera sans doute pas trop grave pour un certain nombre de patients qui sont ainsi incités à se reposer, à se ménager et qui, après un temps suffisant de repos, se mettent effectivement à aller mieux, éventuellement avec l'aide de l'un ou l'autre antidépresseur. Le fait est, toutefois, que bien d'autres ne vont pas mieux, ou récidivent assez rapidement une fois que le traitement par antidépresseurs est arrêté (6) .

C'est pourquoi il nous paraît intéressant de jouer sur la même polarité que celle qui joue dans l'étude expérimentale de l'hypnose, et d'envisager la dépression davantage sur le versant du rôle (ou du " jeu de rôle "). Dans la lecture ici proposée, la dépression serait un état, certes, mais aussi un rôle, un rôle dont le dépressif se retrouverait prisonnier. Ce rôle dépressif, nous proposons de le voir comme s'articulant principalement sur trois scripts, celui de la grève , celui de la bouderie et celui du mémorial de la souffrance . Ces trois scripts présentent certaines relations entre eux ; ils forment comme les trois sommets d'un triangle. Selon le cas, la thérapie pourra davantage naviguer à proximité de l'un de ces sommets, entre deux d'entre eux ou entre les trois.

La grève

Le dépressif souffre. Il voudrait aller mieux. Il voudrait, dit-il, reprendre goût à la vie. C'est pour cela qu'il vient consulter. Pourtant malgré tous ses efforts, il n'y parvient pas, comme si une terrible force d'inertie l'empêchait d'aller mieux.

Cette force, on peut bien sûr l'imputer à son état, cet état dans lequel il est " tombé ". On peut aussi faire le choix de l'imputer à une partie non consciente ou moins consciente de l'individu. Cette manière de voir les choses peut prendre tout son sens quand on a affaire à des personnes qui manifestement ont passé un temps assez long, avant que la dépression ne survienne, à faire des efforts considérables pour arriver à, parvenir à. À quoi ? Cela peut varier d'un cas à un autre. Très souvent il s'agira de personnes qui ont fait d'intenses efforts pour présenter une image de soi positive à autrui (c'est-à-dire à elles-mêmes puisqu'il ne s'agit jamais de l'image réelle qu'autrui peut se faire de nous, mais de celle que nous imaginons qu'il peut se faire). Cette image de soi, ce moi social, est d'ailleurs très souvent vécue sur un mode négatif, ce qui rend les choses encore pires (7) . : faire des efforts pour ne pas décevoir, pour ne pas risquer de ne pas être à la hauteur... Les domaines dans lesquels cela peut importer diffèreront selon les individus. Pour les uns il s'agira d'une question d'apparence, de look : ne pas risquer de paraître laid(e), trop gros(se), trop moche, trop peu attirant(e). Pour d'autres, ce qui est en jeu est d'ordre plus moral : se montrer suffisamment gentil(le), attentionné(e), serviable, ne surtout pas risquer de paraître indifférent ou égoïste. Pour d'autres encore, il s'agira de se montrer suffisamment intelligent, compétent, cultivé, " à la hauteur ". Mais quel que soit le domaine dans lequel la question de l'image de soi témoigne d'une sensibilité particulière, le fait est que plus la personne fait des efforts pour essayer de satisfaire aux critères de son image de soi, plus elle se fait violence, en s'obligeant à faire quantité de choses qu'elle n'a pas envie de faire ou en s'interdisant de faire quantité de choses qu'elle aimerait faire. Elle se retrouve ainsi à repousser sans cesse ses besoins, ses désirs, ses envies, ses préférences, au point, assez souvent, de ne plus être à même de les ressentir, comme si elle avait coulé une dalle de béton entre elle et ses pulsions (" pulsions " étant pris ici dans un sens général non technique).

Il est donc assez compréhensible qu'une partie de la personne, une partie sans doute plus " branchée " sur son pôle pulsionnel finissent par en avoir plus qu'assez et déclenche une grève, un peu comme des ouvriers qui, à force d'être exploités et tyrannisés par un patron obsédé de rendement et de productivité, finissent, un beau jour, par se croiser les bras.

La bouderie

Une autre façon de métaphoriser la dépression est de la rapprocher de la bouderie.

Tous autant que nous sommes, lorsque nous étions enfants, il nous est arrivé de bouder. Nous boudions quand nous estimions, à tort ou à raison, mais de notre propre point de vue, sûrement à raison, que la manière dont les choses se passaient, l'attitude que l'on avait vis à vis de nous était injuste, imméritée, abusive, illégitime. Et il serait sans doute erroné de croire que ce pattern infantile de bouderie aurait totalement disparu de notre répertoire à l'état adulte, même s'il se manifeste souvent de façon moins ouverte (parce que l'on a appris entre-temps que " ce n'est pas bien de bouder ").

Analysons cette réaction de bouderie un peu plus avant.

La bouderie constitue une sorte de grève de la relation, de la communication : " puisque tu ne me donnes pas ce à quoi j'estime avoir droit, je te prive de contacts avec moi, à la limite, tu cesses d'exister pour moi ", tel pourrait en être le message implicite. Je cesse de te regarder, je cesse de te parler et je contracte les muscles de mon visage pour qu'il perde sa mobilité expressive naturelle : plus question, bien sûr, de sourire, je fige mon visage dans une expression de mécontentement, d'insatisfaction ou au minimum, de profonde indifférence. ((Se) renfrogner : " Manifester son mécontentement, sa mauvaise humeur en contractant le visage " , dit le Larousse).

La bouderie implique aussi une sorte de grève du plaisir. Si la Maman, consciente de la bouderie de son enfant vient vers lui en lui disant " Voyons Toto, fais risette, tiens mange ce bonbon " , Toto lui répondra éventuellement : " Non ! j'en veux pas, na ! Ce que je veux c'est regarder la télé " . On n'a pas eu le plaisir auquel on estimait avoir droit, plus question d'en accepter un autre. Et à la limite si celui que l'on souhaitait finit quand même par être accordé, il peut venir " trop tard " : " Maintenant, je n'en veux plus, na ! " . Le refus du plaisir propre à la bouderie peut bien sûr être rapproché de l'anhédonisme du dépressif.

Par ailleurs, puisqu'elle implique l'immobilité, la contracture, le repli sur soi, la bouderie est, en somme, une inhibition généralisée, une grève de la spontanéité, une grève de la vie. " Puisqu'on ne respecte pas (ce que j'estime être) les règles du jeu de la vie, je refuse de continuer à y jouer : je fais le mort, je cesse de vivre ". C'est ce en quoi la métaphore de la bouderie peut être rapprochée de celle de la grève, les deux renvoyant à l'apragmatisme (8) du dépressif.

S'il n'est pas trop difficile de commencer à bouder, c'est en revanche infiniment plus difficile d'arrêter, c'est là un phénomène dont nous avons tous fait l'expérience. Pourquoi ? Probablement parce que, arrêter de bouder pourrait risquer d'équivaloir, à mes propres yeux de boudeur, à me déjuger. Cela pourrait signifier qu'après tout, il n'y avait pas vraiment de raisons pour bouder, cela reviendrait donc à me désavouer. En outre, le comportement moteur qui est le mien, lorsque je boude ne peut pas ne pas rétroagir sur mon vécu : que l'on fasse l'expérience de faire semblant de bouder pendant dix minutes ou un quart d'heure, le vécu (fait d'un mélange de tristesse, de colère, d'amertume et de rancœur) qui y correspond fera bien vite son apparition. Ce vécu suscite le comportement de repli, de retrait, d'inhibition, de mutisme et celui-ci renforce ce vécu.

Le comportement de bouderie s'auto-renforce aussi d'une autre façon : car tandis que, installé à l'écart, en retrait, je boude, les autres continuent à échanger, éventuellement à s'amuser, à vivre. Je me retrouve donc de plus en plus à l'écart, ce qui me rend de plus en plus triste, de plus en plus frustré et donc de plus en plus en colère. Cela me donne donc encore moins envie d'aller vers les autres, à qui j'en veux toujours davantage, et ainsi, ma bouderie ne cesse de s 'intensifier et de prendre consistance.

Arrêter de bouder, cela risquerait aussi, aux yeux du boudeur, de banaliser les événements ayant motivé la bouderie. Cela pourrait revenir à dire qu'après tout, ce n'était pas si grave, pas si important, que l'offense subie était bénigne, voire même qu'il n'y avait pas offense du tout. Cela pourrait donc revenir à acquitter, à absoudre celui ou ceux que l'on tient pour responsables de cette offense : et cela il n'en est pas question (" Na ! ")

Relevons aussi que dans la bouderie, le temps se fige. Celui qui boude reste collé à l'événement déclencheur, il le ressasse, il le rumine. Le présent cesse de fluer, le futur n'existe plus, seul le passé a le droit d'exister. Et dans la mesure où il s'agit de rester collé au passé, le boudeur se coupe de sa sensorialité. Il s'anesthésie, il se coupe de son corps, tant au point de vue moteur qu'au point de vue sensible (les deux vont d'ailleurs de pair) il reste dans sa tête, dans une sorte d'autohypnose négative. La bouderie est une grève du corps.

La bouderie évoque donc la grève, que ce soit celle des ouvriers qui estiment ne pas être traités suffisamment correctement par leur patron, ou que ce soit la grève de la faim du prisonnier d'opinion. Au point que la grève comme phénomène social trouve probablement une de ses racines psychologiques dans la bouderie de l'enfant (ce qui, faut-il le dire, ne la disqualifie nullement, à nos yeux, comme mode d'expression et de lutte).

Le mémorial de la souffrance

La dépression peut parfois commencer sans événement déclencheur marquant (si ce n'est éventuellement la " petite goutte qui fait déborder le vase "), simplement parce que la façon dont on se traite (et/ou dont on se laisse traiter) est ou semble insupportable. Mais il arrive aussi qu'elle survienne après une rupture sentimentale, un licenciement, une maladie organique invalidante, un cambriolage, un accident... C'est le genre d'événement qui peut bien sûr expliquer que l'on se sente triste, déçu et/ou en colère pendant un certain temps. Mais si cette réaction persiste et se fige sur un mode dépressif, il se peut que cela révèle une réaction qui entrave le rétablissement d'un état psychologique plus serein. C'est une réaction très fréquente surtout dans une culture qui comme la nôtre est marquée par deux mille ans de modèle chrétien valorisant la souffrance. On pourrait la décrire comme suit : " Je suis triste et en colère parce qu'il m'a quitté, lui que j'aimais tant, lui pour qui j'ai tant fait, lui à qui j'avais tout sacrifié. Comment a-t-il pu me faire cela ? Quel salaud ! C'est trop injuste ! Voyez dans quel état je suis, à cause de lui ! Plus jamais je ne pourrai être heureuse ! Plus jamais je ne pourrai faire confiance et aimer à nouveau ! Voyez les blessures qu'il m'a faites ! Elles sont le témoignage vivant de la douleur qu'il m'a injustement infligée. Aller mieux ? Retrouver le sourire ? Pas question ! Ce qu'il m'a fait est trop grave, trop impardonnable ! Au point que personne ne peut m'aider ! Aller mieux reviendrait à banaliser le mal qu'il m'a fait. Cela reviendrait à dire qu'après tout ça n'était pas si grave ! Or c'est grave ! Cela reviendrait à l'acquitter, à l'absoudre ! Cela, il n'en n'est pas question ! Ma colère s'y oppose ! Ma dignité s'y oppose ! Il s'est moqué de moi sans vergogne et toute ma souffrance est là pour attester de la gravité de cette offense, pas question d'aller mieux ! " .

On voit en quoi cette variante comporte également des ressemblances avec la grève (la grève du plaisir, la grève du bien-être, en particulier), mais avec une nuance importante : le sujet tente ici de restaurer son image de soi, son moi social, son ego, en jouissant des charmes - ô combien délétères - du statut de victime dont l'image du christ sur la croix nous offre depuis près de deux mille ans le modèle. On peut penser que dans une culture qui valoriserait infiniment moins le statut de victime que dans la nôtre, ce genre de charmes délétères serait absent.

Conclusion

Il n'est pas fondé de considérer que l'hypnose serait purement, objectivement un état plutôt qu'un jeu de rôle, elle est les deux. De même, il n'y a pas de raison non plus de considérer que la dépression serait objectivement une sorte de jeu de rôle plutôt qu'un état. Mais parler de jeu de rôle implique une connotation plus active. Cette connotation plus active ne joue probablement pas un rôle très positif dans le cas de l'hypnose : la notion de jeu de rôle tend en effet à y fonctionner souvent comme notion fourre-tout visant à mettre largement en question la réalité hypnotique, à n'en faire qu'une sorte d'illusion, ce qui n'est certes pas de nature à faciliter son induction (Comment pourrait-on induire quelque chose qui n'existerait pas ?). En revanche, elle peut jouer un certain rôle positif dans le traitement des patients (9) dépressifs. En leur expliquant, avec empathie et respect, dans quel rôle ils semblent pris, on peut, pourvu que cette manière de recadrer les choses leur parle suffisamment, les aider à quitter ce rôle, sans mettre en question le moins du monde sa légitimité, mais en leur en représentant tous les inconvénients (10) . Cela peut même se faire sur un mode quelque peu paradoxal allant jusqu'à la prescription du symptôme.

Quand le patient considère la dépression comme pur " état ", comme " maladie ", et qu'il se vit comme étant " tombé " dans un " état dépressif ", il n'y a pas grand chose qu'il puisse faire pour en sortir, c'est surtout l'affaire du médecin..

Si on l'aide à voir sa dépression plutôt comme " rôle ", il lui devient possible d'apprendre à construire la réalité moins en termes de légitimité (celle-ci n'est pas en cause, on peut la respecter) qu'en termes d'effets. Il peut certes être légitime de faire la grève, de bouder ou de s'ériger en mémorial des souffrances qui ont été infligées. Mais le patient peut apprendre à reconnaître qu'aussi légitime que cela soit, c'est d'abord et avant tout une source de souffrances pour lui. Ce qui peut lui offrir une bonne motivation pour commencer à sortir de ce rôle, en donnant sens au réel autrement, c'est à dire d'une façon qui ne sera pas plus vraie ou plus légitime, mais susceptible d'effets bien moins désagréables.

Aider le patient à quitter les rôles dépressifs impliquera bien sûr aussi (et c'est parfois un vaste programme) de l'aider à apprendre à donner moins d'importance à son ego, aux désirs narcissiques qui entretiennent la focalisation excessive sur celui-ci, plus d'importance à la satisfaction de ses besoins, ses désirs naturels, en l'aidant à se focaliser suffisamment sur le présent et le futur proche plutôt que sur le passé. L'hypnose combinée à des tâches thérapeutiques peut jouer un rôle utile pour mener à bien ces changements.

Par ailleurs une question de déontologie se pose au thérapeute à propos de la dépression comme d'ailleurs à propos de bien d'autres difficultés de vie qu'il a à traiter.

Dans quelle mesure s'agit-il pour lui d'entrer en collusion avec l'idéologie apparemment apolitique selon laquelle la dépression ne serait qu'une maladie imputable aux seuls aléas de l'histoire individuelle, strictement personnelle, du patient, comme si elle n'avait rien à voir avec le social ? S'abstenir, au nom d'une prétendue neutralité, de toute prise de position politique dans ce domaine revient encore à adopter une position politique (mais qui se dénie comme telle), en exonérant le système de la responsabilité qui est la sienne dans ce qui survient.

Le thérapeute doit pouvoir accepter de reconnaître qu'il ne peut pas ne pas être engagé, que cela lui plaise ou non, et qu'il ne peut pas ne pas choisir son camp C'est pourquoi il doit choisir entre promouvoir ou dénoncer, par exemple, au niveau des médias (écrits, audiovisuels) une vision dépolitisée, neutralisée, aseptisée de la dépression comme simple " maladie ".

Il a à choisir, dans son cabinet de consultations ou dans l'institution où il travaille, entre une manière de travailler qui rabat la dépression sur l'histoire strictement individuelle du patient ou qui mettra aussi l'accent, le cas échéant, sur ce en quoi la dépression peut être directement ou indirectement liée à la façon dont, par exemple, le patient est pris dans des exigences quasi impossibles à satisfaire, éventuellement dans le domaine professionnel ou dans d'autres. Il ne s'agira surtout pas pour autant d'en faire une simple " victime ". Mais il s'agira de l'aider à comprendre en quoi des mécanismes sociétaux auxquels nous participons tous et dans lesquels nous sommes tous pris peuvent être source de dépression, afin de pouvoir mieux se défendre là où il le peut.

Si la dépression, qui atteint tant de personnes de nos jours, est très souvent une forme de grève qui ne dit pas son nom, c'est peut-être parce qu'il y peut y avoir bel et bien lieu de faire une grève qui dit clairement son nom ou d'entamer d'autres formes de résistance, de lutte et de transformation de la société, non pas pour atteindre des buts totalement idéalisés et impossibles à satisfaire, comme pourrait à raison le craindre Bruckner, mais tout simplement pour qu'elle soit (notamment) un peu moins anxiogène et dépressogène.

Notes

(1) Le philosophe britannique John L. Austin distingue les expressions " constatatives ", qui ne feraient que refléter, constater le réel et les expressions " performatives " qui l'institueraient, le créeraient. Si un locuteur dit " Je marche " , il décrit son comportement (d'une manière qui peut, selon le cas, être vraie ou fausse) ; c'est un constatatif au sens où ce n'est pas parce qu'il dit qu'il marche qu'il est effectivement en train de marcher. En revanche, si un locuteur dit " Je promets de venir ", il est effectivement en train de faire une promesse, que cette promesse soit sincère ou non, qu'elle soit ultérieurement tenue ou non, et c'est parce qu'il a dit " Je promets " qu'il a effectivement fait cette promesse. D'autres exemples de performatifs pourraient être : " Je vous présente mes excuses ", " Je vous félicite ", " Je vous déclare unis par les liens du mariage ", " Je déclare l'accusé coupable ", " La séance est levée ", " L'état d'urgence est instauré ". On sait qu'Austin a par la suite abandonné la distinction constatatif/performatif au profit du concept d'acte " illocutoire " (ce que l'on fait en disant). Sans entrer dans les détails de cette analyse, bornons nous à relever qu'il y aurait peut-être lieu de conserver l'opposition constatatif/performatif mais en les considérant plutôt comme les deux pôles d'un continuum. Il n'y a en effet jamais de " pure " constatation, de pure re-présentation : mettre en mots, c'est inévitablement choisir un certain angle de construction de la réalité, c'est insérer cette réalité dans un système de significations ensembliste-identitaire (Castoriadis, 1975), c'est donc en partie l'instituer, la produire. On ne peut pas simplement se rapporter à ce qui est, y ré-férer, on se retrouve toujours inévitablement à le " pro-férer " (Melchior, 1998), à le " décrire-construire " (Méheust,1999 ) à un degré ou à un autre. C'est évidemment particulièrement frappant dans la construction des réalités " sociales " (comme les valeurs morales, politiques, philosophiques, religieuses, psychologiques, économiques, l es réalités institutionnelles...), mais toute réalité à laquelle nous nous rapportons à travers le langage n'est-elle pas aussi , fondamentalement, une réalité sociale, une construction sociale ? ( Le reconnaître n'implique pas évidemment de dire qu'elle ne serait que cela). Retour au texte

(2) C'est l'occasion de rappeler avec force que la " volonté " n'est en rien une réalité purement naturelle : c'est largement une construction sociale occidentale (ce qui ne veut pas dire qu'elle ne soit que cela), ainsi qu'en atteste, par exemple, le fait que la pensée chinoise en ignore le concept jusqu'au dix-neuvième siècle, époque à laquelle il fut nécessaire de créer un néologisme pour traduire en chinois ce que nous entendons par volonté (François Jullien, 1998). (On peut également noter qu'en grec, le verbe boúlomai (" Je veux ") se conjugue à la voix moyenne (dont dérive la voix passive) et non à la voix active. Il fut donc un temps où, semble-t-il, les Grecs avaient une vision moins activiste que nous du sujet volontaire). L'alternative volontaire/involontaire, qui s'aligne sur actif-agissant/passif-subissant et, dans une certaine mesure, l'alternative conscient/inconscient qui y est liée, sont donc loin d'aller totalement de soi. Retour au texte

(3) Dans les Pensées (451 et 467 à 472) , Pascal montre à quel point la foi, et plus généralement nos croyances, dérivent de nos actes, à quel point " l'extérieur " (ce que nous faisons) modifie " l'intérieur " (ce que nous ressentons, ce que nous croyons). Retour au texte

(4) Autrement dit, le présupposé implicite qui anime la recherche expérimentale sur l'hypnose est qu'il existerait un homme purement monadique qui ne serait pas rapport à lui-même ni à autrui, un homme qui ressemblerait peut-être à celui du sauvage isolé d'avant le contrat social (Cf. Rousseau ou déjà Hobbes) qui sert de mythe fondateur au système démocratique marchand. Ce qui revient à dire à quel point ce présupposé expérimentaliste s'inscrit clairement dans le cadre du culte de l'individu sur lequel s'est bâtie la culture occidentale depuis au moins la Renaissance et en tous cas depuis les Lumières. Retour au texte

(5) Par ailleurs dans une culture volontariste-individualiste cultivant la performance, la seule façon de pouvoir échapper un tant soit peu à la tyrannie productiviste est d'être déclaré malade par l'autorité médicale : à ce titre le diagnostic de dépression (et les jours de congé de maladie qui vont de pair avec ce diagnostic) constituent une porte de sortie que le système se voit obligé de mettre en place pour sauvegarder le mythe de l'individu autonome doué de volonté et de libre-arbitre, aspirant à la réalisation de soi. Retour au texte

(6) Un autre inconvénient est d'ordre plus politique : parler de la dépression comme d'une maladie risque de contribuer à occulter la part des facteurs économico-sociaux qui interviennent régulièrement à un degré ou à un autre dans sa production, alors que quand on voit à quel point les conditions de travail peuvent se dégrader, dans certaines entreprises, à quel point la précarité augmente et à quel point la qualité de vie diminue dans nombre de villes, on est amené à reconnaître que la dépression est aussi, peut-être même surtout, une question de société.
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(7) Par exemple, plus je ne veux surtout pas être colérique, plus je présuppose que, spontanément, je risque fort de l'être. Autrement dit, un objectif négatif quant à sa syntaxe (essayer de ne pas..., s'efforcer d'éviter de...) comporte davantage d'inconvénients qu'un objectif à syntaxe positive dans la mesure où il ne cesse de présupposer, de proférer, d'auto-suggérer et donc de renforcer la négativité contre laquelle il entend combattre. Freud affirmait que l'inconscient ignore la négation, mais c'est plus généralement toute une part de notre fonctionnement qui l'ignore dans la mesure où référer, c'est toujours aussi proférer (Melchior, 1998) Retour au texte

(8) " Anhédonisme ", " apragmatisme ", il y aurait beaucoup à dire sur tous ces mots que la psychiatrie aime forger à partir du grec et utiliser. Ils participent entre autres à une chosification des conduites et des vécus les privant de toute signification. Ils sont solidaires d'une vision techniciste se parant des prétentions et du prestige de la science et contribuent à dépolitiser (au sens très large de mettre hors débat de société) ce qu'ils entendent décrire. Retour au texte

(9) Je continue à parler de " traitement ", de " patients " et de " thérapie " par commodité : mais il est clair que ce lexique est loin d'être neutre. Il est solidaire de l' idéologie médicaliste et psychologiste qui est précisément ce qui pose question. Retour au texte

(10) Nous passons notre vie à être hallucinés par la vraisemblance et/ou la légitimité de nos croyances, sans assez percevoir leurs effets : une manière de définir la thérapie serait de dire qu'elle sert à pouvoir mieux apercevoir à quel point bien des pensées plus ou moins vraisemblables (" Il se pourrait que je n'arrive pas à être à la hauteur de telle situation ") , plus ou moins légitimes (" C'est quand même normal que je ne puisse pas me sentir bien après ce qui m'est arrivé ") nous nuisent et nuisent à nos relations avec autrui. Retour au texte

Références bibliographiques

AUSTIN, John L., Quand dire, c'est faire , Le Seuil, Paris, 1970

BRUCKNER Pascal, La tentation de l'innocence , Grasset, Paris, 1995

CASTORIADIS Cornélius, L'institution imaginaire de la société , Le Seuil, Paris, 1975

FREUD Sigmund, Introduction à la psychanalyse , Payot, Paris, 1951

JULLIEN François, Un sage est sans idée ou l'autre de la philosophie , Le Seuil, Paris, 1998

MÉHEUST Bertrand, Somnambulisme et médiumnité , Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 1999

MELCHIOR Thierry, Créer le réel, hypnose et thérapie , Le Seuil, Paris, 1998

PASCAL Blaise, Oeuvres complètes , Gallimard, Paris, 1954

STENGERS Isabelle, L'hypnose entre magie et science , Les Empêcheurs de penser en rond/Seuil, Paris, 2002

 

 

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