Mouvement des Chômeurs - 1998 le début d'une aventure :
L'Assemblée Générale de Jussieu.

 

 

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Récit de la balade du vendredi 13 mars 1998

Comme d’habitude, le parvis de Jussieu n’est guère accueillant : béton gris et ciel plombé, mais les sourires du groupe qui s’étoffe nous réchauffent, et nous voici bientôt 40-50 (Source : INSEE). Comme il avait été suggéré la veille à l’assemblée, nous accaparons une salle pour discuter du déroulement des réjouissances. Des copains exposent leurs propositions pour cette journée de balade, celles-ci sont débattues par les complices du jour. Pour prolonger l’intervention de mardi au congrès « convergences Entreprises-Étudiants » qui s’est tenue à Jussieu, nous décidons d’aller signifier aux boites d’intérim (Manpower en tête) la colère que suscitent ces charognards de la misère, qui exploitent effrontément les pauvres sur la rengaine : « du travail à tout prix ! ». Un tract préparé à cet effet est lu, et en attendant, nous nous dirigeons vers la cantine de l’INSEE pour nous restaurer, munis d’un autre tract spécialement écrit à l’attention des statisticiens. Direction le métro, que nous empruntons - comme à l’accoutumée - sans bourse délier. Même physiquement, l’INSEE est d’aspect lugubre : une austère tour de béton en bordure du périph’, qui couvre également l’école dressant les futurs statisticiens, l’ENSAE. Nous franchissons sans encombres le sas d’entrée, mais notre arrivée ne passe pas inaperçue : le vigile de service nous demande sur l’ordre de qui nous agissons ! Ce que c’est que d’être aux ordres ! L’idée qu’on puisse se déterminer par nous-même ne l’a même pas effleuré... Pendant que cinq d’entre nous vont dans les étages pour photocopier les tracts aux habitués du lieu, nous pénétrons dans le restau. Les employés nous servent d’abord sans rechigner ; C’est aux caisses qu’ils comprennent notre refus des rapports marchands - mais devant le fait accompli et notre détermination souriante, le responsable de la restauration intervient pour nous laisser passer. Par rapport aux autres cantines où nous nous sommes invités, ce qu’il nous est donné de manger n’est pas trop mauvais - Du coup, certains d’entre nous songent à décerner les étoiles du Chômelin. De l’avis général, la cantine du Monde vient en tête, suivie de celle de l’INSEE. Trois tracts sont largement distribués : « La société dont vous êtes le héro... » (déjà diffusé lors de l’action de mardi), « Avis à tous » (appel de fonds pour le CAMI) et surtout « les chômeurs vous parlent », qui s’adresse directement aux employés de l’INSEE : il expose les raisons de notre présence dans cette administration et chair et en os, et non plus sous forme de chiffres. Les conversations s’engagent tant bien que mal avec nos commensaux du moment. Dans l’ensemble, les réactions au texte sont assez outragées, mais il est vrai qu’il s’en prend abruptement à la fonction sociale que remplissent « en toute innocence » les salariés de la statistique. Les premiers à monter au créneau sont les syndicalistes. Comme d’hab, ils noient le poisson sous des considérations tactiques et politicardes : « vous vous coupez des gens avec de tels papiers, ici nous on veille au grain », etc. Un salarié affirme à ses collègues : « Ca ne peut être que des chômeurs d’extrême droite ! Avec certains étudiants, la conversation est moins inepte. Ayant lu tract, l’un d’eux déclare, l’air emmerdé : « c’est un peu dur, mais c’est juste. Mais si je suis d’accord avec ça, alors je n’ai plus de raison d’être ici ! ». Puis il rejoint ses congénères. Quelques uns, qui ne se destinent pas à faire carrière dans la maison, pensent que les statistiques ne sont pas forcément quelque chose de mauvais en soi. Ce à quoi on leur répond que pour l’heure ce domaine est entre les mains de l’Etat et des patrons, qu’il n’est jamais neutre, qu’il sert toujours le même but, et que nous en faisons personnellement les frais, nous et des millions d’autres. Ce seront les thèmes récurrents de la plupart des discutions engagées au restau, qui se poursuivent à la cafétéria, où nous nous retrouvons tous à siroter des cafés offerts par des serveuses fort prévenantes. Là encore, les gens avec qui nous bavardons s’indignent qu’on puisse remettre en cause le rôle social qu’ils assument dans leur activité particulière. Beaucoup ne peuvent concevoir que cette activité est propre au monde qui se fait sur notre dos - et sur le leur par la même occasion -, et sa nécessité leur semble évidente, alors qu’elle nous paraît éminemment discutable. Un cadre veut bien admettre que des abus existent, mais il se targue de ne pas laisser passer de « mauvais chiffre », de les corriger et d’intervenir pour que ça ne se reproduise pas. On fait remarquer que malgré sa bonne volonté et quelque soit son poste, il obéit à la hiérarchie, et en fin de compte à une logique sociale dont il est partie prenante. ! Nous tentons de lui faire comprendre que c’est cette logique là qui détermine l’existence en nombre des chômeurs et du travail salarié. Sans suite... Ailleurs, une salariée fait preuve de curiosité : elle nous demande si nous entendons changer le monde, et combien nous sommes. On lui explique que pour l’instant nous sommes entre 60 et 250 à nous réunir quotidiennement dans un amphi de Jussieu pour discuter de tout, ou presque. « Ça » ne va pas avec ses goûts, dit-elle, et elle ajoute : « mais ça me renverse ! » Rien d’étonnant, quand on songe à quoi les destine leur formation... Bon, les palabres tournent en rond, il est temps de prendre congé de nos « hôtes » et d’aller porter ailleurs notre sens de la contradiction. *** ***

Il nous faut à présent rassembler les immondices nécessaires à la constitution du trophée que nous avons choisi de décerner lors de l’étape suivante. Quelques un partent s’approvisionner sur le marché de Belleville, tandis que nous rejoignons le métro, attentifs à la présence d’éventuelles poubelles. Paris est décidément une ville « propre » : toute trace de vie y est à ce point honnie que même les détritus sont dissimulés au regard et au nez du passant, et ce au prix d’un fonctionnement à flux tendus des services de la voirie. Chemin faisant, nous tombons cependant sur quelques poubelles oubliées, d’ailleurs assez adaptées à notre objectif puisqu’ils s’agit des rebus des « Restaus du cœur », donc les déchets de la lie de la société de consommation. Ainsi pourvus de substantielles munitions, et assurés de faire œuvre humanitaire, nous nous acheminons vers « les beaux quartiers ». Nous retrouvons au M° Malesherbes les copains qui rapportent de Belleville des monceaux de victuailles putrides. Ils nous racontent qu’en cette fin de marché, une Créole s’était d’abord étonnée de les voir ne ramasser que les produits les plus avariés, mais qu’elle par s’ exclamer, rigolarde : « Ah, je vois : vous allez faire du bruit chez le ministre ! » Nous nous répartissons les sacs d’ordures, et voici qu’à travers les rues aseptisées de ce quartier, s’ébranle en file indienne une trentaine d’individus chargés d’immondices exhalant des miasmes nauséabonds Le regard abasourdi des rares êtres humains que nous croisons ne laisse planer aucun doute sur le caractère malséant du joyeux cortège qui circule ces immeubles de rapports voués aux transactions feutrées. Notre irruption dans le siège social de Manpower s’effectue sans anicroche : nous déboulons en horde dans le hall, où le gardien interloqué n’en mène pas large. Un torrent de légumes pourris, d’œuf, de détritus divers, est déversé dans ces lieux sinistres. Alerté par nos vociférations, un cadre a la malencontreuse idée d’entre bailler la porte de son bureau ; il est aussitôt pris pour cible et effectue une retraite précipitée. L’action est très brève : à peine 1 mn pour joncher d’ordures le hall de Manpower, ces négriers des temps modernes. Il est un peu plus de 16h : nous gagnons la place de la République. Répartis en deux groupes, un de chaque côté du Bd de Magenta, nous allons rendre visite aux nombreuses agences d’intérim qui s’y trouvent, pour rendre publique notre action contre Manpower. Nous commençons par distribuer sagement le tract « Intérim, tu nous brime, intérim, on te crime » aux travailleurs venus chercher la paye de la semaine. Puis, au fil des agences, nous improvisons nos interventions : prise à partie des employés ou du gérant, destruction de panneaux d’offres d’emploi, auxquels nous substituons dans les vitrines tracts et affiches tout chauds photocopiés à la barbe des secrétaires. L’une des nôtres est entraînée « de force » dans une de ces officines de vente de chair à travail par deux ou trois, qui lancent aux employés : « faites la travailler pour des clopinettes, cette feignante ! C’est ma sœur... On a rien trouvé de mieux pour la punir ! » Elle se débat en hurlant : « Non ! Non ! Je ne veux pas travailler ! » Tout cela au milieu des intérimaires médusés et ravis. Plus loin, l’un de ces maquereaux cherche à défendre son commerce en jouant au petit coq, mais à trente contre un, l’incident tourne court. Après une trentaine d’incartades, nous finissons par une agence Manpower, dans laquelle nous éteignons toutes les lumières et commentons à baisser le store, en disant : « On ferme, c’est la fin du travail. » C’est maintenant l’heure de retourner à Jussieu pour l’assemblée ; d’ailleurs

NOUS CONVIONS CHACUN A SE JOINDRE A L’ASSEMBLEE QUI SE TIENT TOUS LES JOURS (sauf samedi et dimanche) A LA TOMBEE DE LA NUIT DANS UN AMPHITHEATRE (indiqué à l’entrée) DE L’UNIVERSITE DE JUSSIEU.

Manuscrit à l’origine. 1998.

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