Mouvement des Chômeurs - 1998 le début d'une aventure :
L'Assemblée Générale de Jussieu.

 

 

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DITS ET CONTREDITS A PROPOS DU TRAVAIL SALARIE ET DE SES NOMBREUX COROLLAIRES: CHÔMAGE, APPAUVRISSEMENT, ENNUI...

Si le phénomène du chômage fut, dès le début, associé et intégré au phénomène principal du travail salarié, ce furent surtout les débats du mardi 10 et lundi 23 février qui se concentrèrent sur la question de l'activité. Les nombreuses idées exprimées dessinent les contours de cette question sociale, qui est certainement la plus difficile à résoudre et qui est, d'abord' la plus difficile à appréhender. Dans leur appétit de saisir ce dont ils sont privés dans leur isolement, les individus qui composent l'assemblée ont pris, tout en même temps, des moyens matériels - lieux, outils et biens divers pour agrémenter leurs réunions, et des moyens pour comprendre le monde dans lequel ils vivent.
De longues discussions portèrent sur l'organisation de la discussion libre et préparèrent le champ dans lequel les idées peuvent éclore. Elles aboutirent à l'éviction des parasites du dialogue social, à l'artention portée par chacun à la liberté d'expression de l'autre, et à l'enhardissement de tous à prendre ce vrai bien qu'est la parole.
A partir de là purent se former et se rencontrer des opinions, conceptions et formulations nouvelles de ce qu'on croit bien connaître et de nombreuses remarques inattendues à propos du rtavail qui fabrique notre monde et de la définition dans lequel il est enserté. Ce fut là une activité authentique, menée par l'assemblée, choisie et contrôlée par chacun, et qui amena ce résultat tangible, possédé par tous: les définitions dominantes sont discutables et l'on peut se soustraire à leurs pressions. Le préjugé s'impose dans l'isolement et cherche toujours à accroître l'isolement en hurlant ses mots d'ordre et ses leurres dans les rues et les maisons. Tout son vacarme ne dit rien d'autre que: « tais-toi ! ».
Par les débats qu'elle permet, l'assemblée combat le préjugé; par les critiques qui naissent de ces débats, elle commence à s'en dégager.

* * *

Ce mardi 10 février 1998, une page est distribuée aux participants de l'assemblée qui, tant bien que mal, se répartissent spontanément en cercle dans un lieu qui n'a pas été prévu pour le débat égalitaire: ce prétendu amphithéâtte dirige la passivité étudiante tout droit sur le tableau noir et son petit buteau. Ce texte propose que l'assemblée parvienne à exposer « les idées principales qui la fondent (refus du travail, recherche des moyens de se réapproprier l'existence)... ,'.
Le débat s'ouvre sur cette question des moyens. Quelqu'un est d'avis que, pour posséder son existence, il est indispensable de s'emparer des moyens de production; sans quoi ces moyens restent la propriété de ceux qui dépossèdent les travailleurs - les capitalistes. Mais, il est fait cette remarque que, si les moyens de production sont saisis tandis que les travailleurs n'ont toujours pas accès à la définition de la finalité de cette production, leur appropriation n'aurait aucun effet. Les ouvriers qui autogéraient l'usine LIP continuaient à produire des montres sans que la question de la nécessité d'en fabriquer ne se pose. On peut imaginer que la fabrication des
pointeuses, coupons de métro, machines à valider et uniformes de contrôleurs soit autogérée. La liberté acquise dans l'appropriation des seuls moyens aboutirait à perpétuer le contrôle social, l'Etat, la non-Iiberté.
A partir de cette question de l'appropriation des fins et des moyens, différentes opinions sont émises pour souligner l'importance de la manière de travailler: le travail est admissible s'il n'est pas contraint; il est difficile d'imaginer une activité dégagée de toutes contraintes, au mieux, de toutes tensions, la question du choix est essentielle, car, si les fins du travail sont attrayantes, on peut accepter d'accomplir des tâches rébarbatives, L'effort s'en trouve justifié; la suppression du travail réclamera énormément de travail, il ne faut pas oublier qu'il nous faudra détruire rien moins que: l'État, la police, les armées, etc.
En conséquence, le débat aborde la question de la satisfaction. Si le but du travail est connu et souhaité par chacun, alors chacun voudra bien dépenser ses forces en vue de cette satisfaction. Une précision importante est apportée: le travail, lui-même, doit être déjà une source de satisfaction. Seule une activité qui mobilise toutes les facultés des individus peut être qualifiée d'activité humaine. Ainsi, le travail n'est plus strictement séparé de son résultat, comme les moyens, des choix de production. Il anime l'homme total. Dans cette activité complète, chacun se réalise, se libère.
Ici, des points de vue très différents s'expriment. Selon certains, la production, comme le travail, ne sont que des valeurs abstraites. C'est perdre son temps que de s'y arrêter car, la seule critique du travail passe par l'accaparement des marchandises, et par cette consommation directe, chacun commence à mener une vie pleine, une
existence individuelle complète et créative. Une remarque oppose à ces conceptions que, bien que l' économie soit une idéologie, elle n'est pas pour autant une pure chimère: elle est effective.
Se mélangent à cette discussion des réflexions sur la nature des besoins que le travail cherche à satisfaire. Puisque ce sont les besoins qui justifient le travail, ce sont eux qu'il faut examiner en priorité: sont-ils les motifs suffisants du travail ? Si l'on regarde les motivations du travail actuel, on trouve que les tâches, dans leur très grande majorité, sont dirigées par des besoins artificiels, sinon, par des besoins très éloignés de l'intérêt de ceux qui travaillent à leur satisfaction. Des rencontres et des observations, faites au cours des balades dans Paris, appuient ce constat de l'inutilité de la plupart des travaux effectués. La machine à trier le courrier, découverte lors de la balade du 23 janvier, pouvait sembler utile en ce quelle épargnerait les efforts du triage manuel; mais, à y regarder de plus près, on s'aperçoit que son efficacité ne sert que le contrôle social: 95% des plis sont des ordres économiques et administratifs. Immédiatement et concrètement, cetre machine produit l'isolément et l'ennui de la personne qui est atrachée à son service; et l'on peut remonter rapidement la chaîne de l'inutile et du gaspillage, en pensant au papier qui sert à véhiculer ces ordres, au pillage des forêts équatoriales qui sert à fabriquer le papier, etc.
La précédente discussion, qui portait sur la consommation directe comme critique de la production fictive, reparaît. Il y est ajouté que, au lieu d'examiner l'utile et les besoins, il est préférable de se saisir, tout de suite, de l'abondance marchande, et dans cetre saisie, faire disparaître le caractère marchand et fétichiste des choses.
A quoi il est répondu quon ne récupère ainsi que l'abondance quantitative, et que, même détournées du circuit commercial, les marchandises restent des choses aussi appréciables que le maïs transgénique.
Après cetre intervention sur la qualité, un ensemble de propositions est exposé, quon peut résumer ainsi : « Nous posons ici la question de la richesse ,. nous constatons quelle n'est pas de nature marchande. Mais, si nous en restons à ce constat, nous risquons de nous transformer en communauté agraire, et de répéter les échecs que cette forme de critique a déjà rencontrés. Pour évoluer dans notre critique, nous devons poser des questions au reste de la société, pour ainsi dire, les porter sur la place publique. C'est pourquoi, nous devons d'abord nous concentrer sur les modes d'action et les modes d'expression: en trouver de nouveaux et en faire l'essai. Ainsi, dans les balades, il vaut mieux privilégier les textes de circonstance qui s'adressent directement aux gens que nous allons voir et qui leur posent des questions qui sont en rapport avec leur place dans la société.
Ces débats, salués sur le moment comme un progrès de l'assemblée, touchent à leur fin, tandis que sont rappelés les projets d'actions, évoqués au début et dans le cours des propos. L'assemblée, à son commencement, s'est chargée d'établir elle-même sa communication, elle a également marqué le souci de s'ouvrir à de nouveaux participants; il faudrait plus s'y appliquer. Une idée de pratique nouvelle a fleuri: celle de s'approprier un terrain dans la ville, pour le cultiver et marquer notre différence dans la conception de la production. L'idée de rendre public et compréhensible ce que l'on fait est revenue plusieurs fois: laisser des traces de notre passage dans le métro, le supermarché, avec une carte, comme le fait « AC! » ; se doter d'une apparence d'association de chômeurs pour rendre plus malaisé le délogement, rue de Charonne; essayer de faire comprendre le sens des réappropriations, par le moyen de saynètes jouées dans le supermarché qui poseraient la question de savoir qui sont les vrais voleurs. Enfin, une réunion de préparation est annoncée pour l'action simultanée du lendemain, qui réunira ceux de la Maison des Ensembles et notre assemblée.
C'est aussi à propos de cette action que des opinions avaient été échangées, au tout début, pour marquer une différence entre « réformistes » et « insurrectionnels » - aux premiers la revendication, aux second l'expropriation, et surtout celle des moyens de production - ou pour nier cette séparation trop absolue, et peu significative dans ses termes.

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La discussion du lundi 27 février, qui sera qualifiée de musique de jazz par opposition aux partitions classiques, emprunte trois thèmes qui, dans leurs détours et leurs entrecroisements, tissent entre eux une pensée, critique du travail et de la marchandise. Il est d'abord question de la place du dialogue dans l'assemblée. Un texte circule qui remarque, « avec agacement », le manque d'approfondissement de l'analyse et de la réfutation du travail, au profit de l'organisation d'actions nombreuses et peu réfléchies. Le second chemin de discussion traverse l'économie politique, pour déceler les raisons de ses manoeuvres actuelles, notamment celles de la « loi contre l'exclusion », et pour tenter de les contrer. Enfin, la contestation de l'ordre marchand de la société sera régulièrement ramenée à son expression immédiate: le mouvement des chômeurs, vivace après plus de deux mois, quon cherche à mieux comprendre, pour quil se comprenne mieux lui-même. Écoutons de nouveau la musique qui était jouée ce soir, dans ce lieu incongru, environné de la brutalité des bétonnières et de la « sono du spectacle ».

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L'avis quil conviendrait d'enrichir le dialogue de l'assemblée est exprimé par plusieurs. Cela permettrait, par exemple, de définir « ce qui appartient de droit à l'homme comme individu », ce que conseillait d'entreprendre Simone Weil en 1934, pour s'armer contre « l'oppression sociale ». Ce dialogue permettrait, également, que nous aboutissions à une position claire, pour débrouiller les plus récents mensonges du gouvernement, et à un discours mieux affirmé, pour servir à notre opposition pratique au travail salarié. Enfin, il est précisé que le dialogue n'est pas le côté abstrait et passif de nos menées; il lutte directement contre les mots d'ordre économiques qui occupent concrètement les consciences et les existences. En temps normal, les mots travaillent, et l'on sait quils travaillent pour le compte de l'organisation dominante. A cela est opposé que c'est le mouvement des chômeurs qui a offert un cadre à notre dialogue. En réponse, il est dit que, si l'action a précédé les débats, cela ne doit pas empêcher que l'analyse se renforce, ne serait-ce que pour comprendre le mouvement qui la porte, et pour choisir l'action appropriée aux circonstances.
En suivant, le dialogue commun choisit la question du travail pour contenu, en étudiant particulièrement les positions quont adoptées les assemblées rencontrées au cours de nos voyages, et les mesures spécifiques du pouvoir qui viennent consolider son arsenal de « politiques publiques de l'emploi ».
Dans le mouvement des chômeurs, la singularité de notre assemblée est soulignée. Les autres assemblées ont choisi une base différente pour leurs débats. Elles se disent, généralement, « pragmatiques », et ne veulent pas aborder de front l'actuelle négociation politique sur le temps des individus, c'est-à-dire: cette nouvelle ingérence de l'économie dans la vie. Tandis quici, on aborde la question de ta construction d'un monde sans travail.
Quelquun rétorque quil faut réserver cetre question, jusquau jour où toute une population, en rupture radicale avec l'ordre social, se saisira de la question et pourra lui apporter des réponses. Mais cette vision, qui attend tout des résolutions prises par les futurs conseils, revient pour l'immédiat à un renoncement à la critique
constructive. Il ne s'agit, certes pas, de dresser un programme; mais, ici, on pense que le mouvement des chômeurs a ouvert un interstice dans le bloc de la raison dominante, un biais par rapport aux directions politiques et syndicales. Des gens se sentent fondés à réclamer de l'argent à l'Etat, sans pour autant se sentir obligés de travailler en échange: voilà la nouveauté quont apportée les chômeurs en lutte, voilà comment nous l'interprétons ici. Quant aux prétentions de critique constructives, elles sont aussi nouvelles. Auparavant, on se contentait généralement du « on verra bien », qui délègue au prolétaire révolutionnaire du futur la charge de toute la réponse. Or, nous pouvons déjà entreprendre de découvrir la société dans son unité, et non plus découpée en pièces, en fonctions sociales, en figures de métiers. La nouvelle démarche consiste à aller voir et poser des questions - comme cela s'est fait à Agen, dans la rencontre avec les paysans - de telle sorte que nous parvenions à considérer l'activité totale de ta société. Pour conforter cetre vue, une nette différence est marquée entre la réponse efficace - celle qui épuise la question en lui apportant une entière satisfaction, ce qui est, bien entendu, hors de notre portée - et la réponse qui consiste à commencer de s'exprimer sur la question. En effet, toutes les questions sont posées par l'ennemi du dialogue social, et toute progression vers la réponse honnête passe nécessairement par la reformulation de la question, en éliminant les erreurs incluses en elle par l'idéologie.

Par ailleurs, l'hétérogénéité des assemblées entre elles explique quelles se posent des questions différentes. A Nantes, on a rencontré dans les assemblée et collectifs des personnes dans l'urgence, des conditions d'existences revenues à la misère du XIX' siècle, des gens pris à la gorge. Notre assemblée en compte quelques-uns, mais qui
ont bénéficié de l'esprit et du mode de vie solidaire quelle a instaurés. La nouvelle loi en préparation les concerne. Cette mesure de traitement social de l'exclusion se présente comme une solution pour les six ou sept millions de personnes en voie d'appauvrissement extrême. Il s'agit de les intégrer par les « emplois de services ". La logique voudrait que du travail soit créé pour répondre à un besoin déterminé, mais le travail est créé actuellement pour récupérer les expulsés du système social. Les emplois de sur-pion et de demi-flics des dispositifs actuels rappellent le travail inutile imposé aux deux millions d'Irlandais expulsés en Amérique. Cette loi « contre l'exclusion » tend, en pratique, à généraliser l'obligation de s'insérer (comme y sont contraints les RMIstes) à tous les allocataires de l'assurance chômage. La manifestation du 7 mars est organisée pour soutenir cette loi et l'image social-démocrate du gouvernement: comment nous y rendrons-nous ?
Quelqu'un suggère quon se munisse d'une plate-forme. Celle-ci reprendrait les propositions d'un économiste qui chiffre le coût du chômage à 1000 milliards de francs, et qui estime que cette somme pourrait être allouée à tous, ce qui, finalement, permettrait l'expansion des activités « non marchandes » et « associatives », dans lesquelles les chômeurs trouveraient à occuper leur temps. Nous pourrions mêler cette position « réformiste » à nos aspirations « révolutionnaires ". A quoi il est vivement répliqué que ces mots de « réformiste" et de « révolutionnaire » sont inappropriés et ridicules, quils ont traînés partout, et qu'ils évoquent aujourd'hui des cadavres. Ni l'un ni l'autre ne peut servir à décrire notre assemblée, où des individus essayent de se connaître et de progresser ensemble.

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Le troisième thème, qui donne avec les précédents sa tonalité et son sens à ce débat, porte sur l'interprétation du mouvement social dans lequel nous nous trouvons. Une polémique s'est engagée, dès le début, sur les raisons des chômeurs en lutte depuis décembre 1997. Il est d'abord rappelé que l'assemblée, dans ses réflexions et ses communications, ne cherche pas à donner de leçons, mais s'efforce de rendre explicite ce qui existe déjà dans le mouvement, sans que ses protagonistes le conçoivent encore. C'est à partir de cet éclaircissement, ou « explicitation », que des rencontres peuvent se faire et un dialogue se former. L'implicite, en l'occurrence, est une critique du travail, critique lourde de conséquences, car elle implique toutes les autres. Cette opinion est contredite par une interprétation des actions déjà menées par les chômeurs comme critique en acte du travail et de la passivité, soit comme critique déjà explicite. Puis ces deux précédentes opinions sont contredites par l'avis exprimé qu'il n'existe, en place de critique implicite ou explicite, que la seule auto-illusion des membres de cette assemblée sur un mouvement social qui n'existe pas; il n'y a rien dans l'air du temps, sinon la continuation de la catastrophe. A quoi succède ce contredit: le simple fait que notre assemblée existe, avec un nombre significatif de participants, sur une durée de temps remarquable, prouve qu'il existe une rupture avec les conditions habituelles, aussi minime soit elle. L'isolement est rompu ici. En outre, on a vu des riverains planquer des camarades traqués, on entend régulièrement des paroles de soutien, jusque dans la bouche des contrôleurs. Que les chômeurs aient agi comme ils l'ont fait dans les supermarchés manifeste, implicitement, un refus du salariat; en mots, cela signifie: « je prends la marchandise, bien que je ne travaille pas ". Ces gestes posent les premières roues d'un engrenage du refus. Le mouvement pose aussi la question de la gratuité, qu'on peut pousser jusqu'à la critique de l'argent - car zéro franc est encore un prix. Des résistances expriment la contestation du rapport de force imposé par le pouvoir et un refus de se résigner à son sort.

Un accord s'est ainsi constitué sur l'existence d'un mouvement, dans la société figée par ses circulations marchandes. Il reste à qualifier ce mouvement et à indiquer son évolution. Nous n'avons pas dressé de chronologie, mais on remarque la floraison de petits groupes, par exemple dans le Sud-Ouest, et ce mouvement est tenace, car il a résisté au blocus de la presse et aux tentatives d'étouffement menées par les bureaucraties syndicales et associatives. Comme en décembre 1995, de nouvelles questions sont posées, et des solidarités réelles se manifestent un peu partout, par le moyen d'actions atypiques: ces occupations et réappropriations qui portent concrètement la critique du travail, et qui empêchent que cetre dernière soit tenue pour « utopique », dans le sens de dérisoire. De la reconnaissance d'un refus social, le débat passe à la question de sa portée: La société présente peut-elle assimiler toutes les revendications ? Ou bien, certaines réclamations économiques, assez exorbitantes pour que le pouvoir ne puisse pas les gérer, peuvent-elles faire basculer le refus particulier dans la remise en cause globale de la société dirigée par l'économie ? Pour défendre cette dernière hypothèse, il est avancé que, si la revendication ne conteste rien en elle-même, par contre, le contexte dans lequel elle est exprimée peut lui donner un contenu subversif. Certaines revendications, au fond, exigent un revenu sans travail. On a vu que le gouvernement avait été contraint de retirer le bénéfice du RMI aux chômeurs de la Réunion: c'est bien que, là-bas, ce revenu mettrait en cause l'obligation de travailler. En outre, on a pu récemment remarquer, que les occupants du Centre d'action sociale, boulevard Diderot, partant de la revendication d'augmentation de 3000 francs des minima, en étaient rapidement venus à se poser des questions générales et commençaient à les communiquer. Là comme ailleurs, la revendication peut servir de point de départ au développement de l'opposition au travail; le rapport de négociation se transforme en rapport de force. Est-ce que les milliards du « revenu universel » en projet pourraient provoquer sur une grande échelle ce même déplacement, de la demande économique vers la volonté de changement social ? Le pouvoir économique semble bien incapable d'intégrer une telle mesure. Si un revenu dispensé de l'obligation de travailler était institué, qui voudrait encore travailler ? On peut dire, au contraire, que ces milliards restent cohérents avec l'économie, qu'ils participent de sa logique et donc, qu'ils ne peuvent pas la déstabiliser. Cette raison suffit pour écarter le « revenu universel » en tant que solution intermédiaire. On sait que le chômage rapporte de l'argent au pouvoir; cette nouvelle mesure contre le chômage s'avérerait tout autant profitable. Mais ces arguments ne convainquent pas les défenseurs de la revendication. Le gouvernement peut être contraint par ses propres engagements, et l'adoption du principe d'un ,( revenu universel » serait, à terme, contraignant, et fort susceptible de poser la question sociale. Il aiderait au passage de la revendication du travail à celle de l'argent réclamé sans contrepartie, il serait quelque chose à opposer au modèle anglo-saxon de politique de l'emploi qui se répand - développement du temps partiel et du sous-emploi, forte régression de l'indemnisation du chômage. Quoi qu'il en soit, on ne peut écarter le risque, pour notre assemblée, de laisser l'examen d'une mesure occuper tout le champ de notre réflexion, et de nous égarer.
Ces avis échangés sur le développement de notre critique, sur l'analyse de la situation sociale et sur les modes d'affirmation des chômeurs en lutte, permettent à la discussion commune d'investir la question du travail: ses formes modernes, sa nature et sa place dans la société; ses déterminations dans l'histoire, ses rapports avec la domination étatique... Rapidement, les opinions contradictoires se rencontrent: Cette société a, de fait, aboli le travail pour dix millions de personnes. Mais le travail clandestin et la « recherche active d'emploi" les ramènent dans la sphère du travail. Les nouvelles formes de travail comme" agent d'ambiance ", ne sont plus du travail car elles ne contiennent plus les éléments de peine et de souffrance qui caractérisent le travail de tous les temps.
Ces nouvelles forment marquent plutôt le retour de la domesticité - passeur de bagages au portillon du métro, nouveaux loufiats et valets... On peut également dire que ces emplois reprennent la forme ancienne du travail celle de l'esclavage, ou bien que ce travail forcé n'est pas supprimé mais déplacé à la périphérie du monde industriel. Le fait marquant est plutôt l'abolition des métiers, et avec eux, la disparition des seules activités productrices de valeur, de choses dont l'homme peur faire usage au profit de son humanité. Il est aussi remarquable que la société, au contraire de ce que prétendent certaines analyses assez officielles, n'a jamais cessé de créer du travail poussée par la nécessité de dégager de plus en plus de profit. Dans le sens de la première opinion, il est dit que le travail en tant quensemble de personnes occupées à la production, n'est plus la base de la société, mais directement et confondues en une seule chose: la finance, la communication économique et la vitesse de circulation des marchandises. En s'accumulant, ce qui était extrait du travail lui a ravi sa place fondamentale. Si, en Californie, les hommes sont rattrapés par le travail jusquen prison, d'autres, de plus en plus nombreux, sont exclus de la sphère du travail et sont jetés aux poubelles des ghettos.
Un ensemble de réflexions, qui relativisent la place prépondérante de la production, est apporté. Le monde n'est pas exclusivement livré aux lois de l'économie. Il n'existe plus de régulation de l'économie par elle-même, des corrections doivent lui être apportées de l'extérieur. Un monde seulement économique serait aujourd'hui anéanti. C'est le pouvoir politique et bureaucratique qui règle la marche de l'économie. Le lierre envahit l'arbre, mais il faut un arbre vivant pour porter ce lierre; de même, le pouvoir est soumis à la nécessité de protéger la société contre l'étouffement économique, pour que l'économie puisse poursuivre sa croissance. Des idées s'opposent à propos du but du capitalisme: est-ce la plus-value, ou la puissance ? D'un côté, on insiste sur le fait que le travail est devenu, principalement, un moyen de maintien de l'ordre. Il sert à tenir les pauvres sous surveillance. On peut imaginer une régression vers ce qui a été fait de pire pour contrôler la pauvreté: les work houses de l'absurde, les chantiers de pyramides et de cathédrales chargés d'absorber les surplus de main-d'oeuvre.
Déjà, les" nouveaux métiers » font fructifier le marché de l'inutile. On peut en conclure que ce qui est rentable n'est pas forcément productif. Le temps des gens fait aussi, et principalement, l'objet de l'exploitation. S'ils n'étaient pas occupés à perdre leur temps, les gens pourraient se révolter contre la spoliation de leur temps. La rentabilité est sociale. En outre, il est flagrant que la gestion non économique de la société est en expansion dans le monde. Les camps de concentration actuels, surtout nombreux en Afrique, ne sont pas des camps de travail - comme le goulag ou les prisons californiennes. Les hommes y sont parqués, avec plus ou moins de quoi survivre; en cela, les banlieues des villes occidentales ressemblent à ces camps.
A l'encontre de ces réflexions, il est souligné que le travail reste encore le seul moyen d'écouler les marchandises. De plus, on voit que l'argent est toujours étroitement associé au pouvoir de domination. L'ordre social ne se maintient quen refusant impérativement que de l'argent soit donné aux pauvres.
Remontant le fil des déterminations, on en vient à s'interroger sur la nature de ta domination. Cette vaste question s'est imposée à notre débat, même si le dialogue n'est pas assez armé pour l'approfondir, mais déjà, de nombreux aspects sont indiqués qui rendent la question moins lointaine. Le monde n'est pas expliqué par la raison économique, il est donc historique. Cependant, l'histoire moderne est celle de l'économie : toutes choses et tous gestes ont acquis des prix. Certes, l'économie est le domaine de l'irrationalité, mais d'un irrationnel qui s'est réalisé et continue de se réaliser sur toute la planète. Le pouvoir se heurte à l'irrationalité de ses moyens de domination. C'est pourquoi on le voit s'évertuer à réintroduire le rationnel dans son monde, mais toujours par le biais de l'économie. Ce projet désespéré a pour nom: « écologie ". Il y avait des carottes. Elles ont été remplacées par une chose industrielle du même nom. Pour retrouver l'aliment, il s'agit maintenant de désindustrialiser les cultures, mais les « carottes bio » sont encore une marchandise, par laquelle l'économie progresse, et avec elle ses effets dévastateurs sur la terre, l'eau, les semences...
Ces remarques, qui pourraient paraître abstraites, nous ramènent cependant aux questions plus immédiates dont nous traitions un peu avant. En effet, il est certain que l'ordre économique pourrait être réintroduit dans tout mouvement social qui ne le contesterait quen partie. Le" revenu universel" pourrait être utilisé pour arrêter une éventuelle contestation généralisée. En outre, son adoption ne changerait rien à l'ordre des choses: l'économie rémunérerait l'activité par ce nouveau moyen, s'adapterait, et en sortirait finalement renforcée. A ce propos, on rappelle que l'économie a déjà envahi et intégré des domaines de l'existence sociale qui semblaient lui
être étrangers et irréductibles: les loisirs, la culture, les voyages d'agrément appartenaient en propre au commerce des nobles entre eux, et s'opposaient au vil commerce des choses utiles, assuré par les roturiers.
*
Parvena

nt à son terme, ce débat nous a dévoilé surtout le champ de réflexion quil nous reste à investir, dans toute son étendue. Mais nous en retenons déjà cet entichissement : le dialogue commun, animé par le besoin de comprendre le travail salarié sous toutes ses formes - dont celle du chômage - augmente notre liscernement.
Le goût de la connaissance, qui renseigne notre pratique sur ce que nous sommes et sur ce que nous pouvons entreprendre, favorise (comme est favorisé par) le goût du jeu, qui donne un contenu vivant à nos espoirs. Au milieu des dits et contredits de l'assemblée de ce soir, une parole sur notre avenir s'est faite entendre: " Quelle
sera la forme suivante de cette assemblée ? Peu importe. C'est bien une entreprise à long terme qui s'est engagée ici. Des liens se sont tissés qui se maintiendront, malgré les opinions différentes. » Pour l'heure, on donne, à demi-plaisamment, cette réponse à la question de savoir ce que nous ferions si nous ne travaillions plus: - nous irions au jardin, nous entreprenons déjà de le cultiver.
Toujours à la recherche de l'action éloquente, il a été décidé de danser, pour protester contre l'incarcération de nos camarades. Un bal sera donné dans les rues, près du Palais de justice, et au local du xx' arrondissement dont disposent tous les chômeurs heureux. Une intervention dans un centre commercial est également annoncée, pour manifester notre opposition à la définition dominante du vol.

Le dialogue de l'assemblée se défait, mais il essaime dans les conversations nocturnes des bars, des promenades et des rencontres.

Paris, compte rendu d'assemblées de Jussieu à propos du travail, rédigé par un participant

 

 

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