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DITS ET CONTREDITS A
PROPOS DU TRAVAIL SALARIE ET DE SES NOMBREUX COROLLAIRES: CHÔMAGE,
APPAUVRISSEMENT, ENNUI...
Si le phénomène du chômage fut, dès
le début, associé et intégré au phénomène
principal du travail salarié, ce furent surtout les débats
du mardi 10 et lundi 23 février qui se concentrèrent
sur la question de l'activité. Les nombreuses idées
exprimées dessinent les contours de cette question sociale,
qui est certainement la plus difficile à résoudre
et qui est, d'abord' la plus difficile à appréhender.
Dans leur appétit de saisir ce dont ils sont privés
dans leur isolement, les individus qui composent l'assemblée
ont pris, tout en même temps, des moyens matériels
- lieux, outils et biens divers pour agrémenter leurs réunions,
et des moyens pour comprendre le monde dans lequel ils vivent.
De longues discussions portèrent sur l'organisation de la
discussion libre et préparèrent le champ dans lequel
les idées peuvent éclore. Elles aboutirent à
l'éviction des parasites du dialogue social, à l'artention
portée par chacun à la liberté d'expression
de l'autre, et à l'enhardissement de tous à prendre
ce vrai bien qu'est la parole. A partir de là purent
se former et se rencontrer des opinions, conceptions et formulations
nouvelles de ce qu'on croit bien connaître et de nombreuses
remarques inattendues à propos du rtavail qui fabrique notre
monde et de la définition dans lequel il est enserté.
Ce fut là une activité authentique, menée par
l'assemblée, choisie et contrôlée par chacun,
et qui amena ce résultat tangible, possédé
par tous: les définitions dominantes sont discutables et
l'on peut se soustraire à leurs pressions. Le préjugé
s'impose dans l'isolement et cherche toujours à accroître
l'isolement en hurlant ses mots d'ordre et ses leurres dans les
rues et les maisons. Tout son vacarme ne dit rien d'autre que: «
tais-toi ! ». Par les débats qu'elle permet, l'assemblée
combat le préjugé; par les critiques qui naissent
de ces débats, elle commence à s'en dégager.
* * *
Ce mardi 10 février 1998, une page est distribuée
aux participants de l'assemblée qui, tant bien que mal, se
répartissent spontanément en cercle dans un lieu qui
n'a pas été prévu pour le débat égalitaire:
ce prétendu amphithéâtte dirige la passivité
étudiante tout droit sur le tableau noir et son petit buteau.
Ce texte propose que l'assemblée parvienne à exposer
« les idées principales qui la fondent (refus du travail,
recherche des moyens de se réapproprier l'existence)... ,'.
Le débat s'ouvre sur cette question des moyens. Quelqu'un
est d'avis que, pour posséder son existence, il est indispensable
de s'emparer des moyens de production; sans quoi ces moyens restent
la propriété de ceux qui dépossèdent
les travailleurs - les capitalistes. Mais, il est fait cette remarque
que, si les moyens de production sont saisis tandis que les travailleurs
n'ont toujours pas accès à la définition de
la finalité de cette production, leur appropriation n'aurait
aucun effet. Les ouvriers qui autogéraient l'usine LIP continuaient
à produire des montres sans que la question de la nécessité
d'en fabriquer ne se pose. On peut imaginer que la fabrication des
pointeuses, coupons de métro, machines à valider
et uniformes de contrôleurs soit autogérée.
La liberté acquise dans l'appropriation des seuls moyens
aboutirait à perpétuer le contrôle social, l'Etat,
la non-Iiberté. A partir de cette question de l'appropriation
des fins et des moyens, différentes opinions sont émises
pour souligner l'importance de la manière de travailler:
le travail est admissible s'il n'est pas contraint; il est difficile
d'imaginer une activité dégagée de toutes contraintes,
au mieux, de toutes tensions, la question du choix est essentielle,
car, si les fins du travail sont attrayantes, on peut accepter d'accomplir
des tâches rébarbatives, L'effort s'en trouve justifié;
la suppression du travail réclamera énormément
de travail, il ne faut pas oublier qu'il nous faudra détruire
rien moins que: l'État, la police, les armées, etc.
En conséquence, le débat aborde la question de la
satisfaction. Si le but du travail est connu et souhaité
par chacun, alors chacun voudra bien dépenser ses forces
en vue de cette satisfaction. Une précision importante est
apportée: le travail, lui-même, doit être déjà
une source de satisfaction. Seule une activité qui mobilise
toutes les facultés des individus peut être qualifiée
d'activité humaine. Ainsi, le travail n'est plus strictement
séparé de son résultat, comme les moyens, des
choix de production. Il anime l'homme total. Dans cette activité
complète, chacun se réalise, se libère.
Ici, des points de vue très différents s'expriment.
Selon certains, la production, comme le travail, ne sont que des
valeurs abstraites. C'est perdre son temps que de s'y arrêter
car, la seule critique du travail passe par l'accaparement des marchandises,
et par cette consommation directe, chacun commence à mener
une vie pleine, une existence individuelle complète
et créative. Une remarque oppose à ces conceptions
que, bien que l' économie soit une idéologie, elle
n'est pas pour autant une pure chimère: elle est effective.
Se mélangent à cette discussion des réflexions
sur la nature des besoins que le travail cherche à satisfaire.
Puisque ce sont les besoins qui justifient le travail, ce sont eux
qu'il faut examiner en priorité: sont-ils les motifs suffisants
du travail ? Si l'on regarde les motivations du travail actuel,
on trouve que les tâches, dans leur très grande majorité,
sont dirigées par des besoins artificiels, sinon, par des
besoins très éloignés de l'intérêt
de ceux qui travaillent à leur satisfaction. Des rencontres
et des observations, faites au cours des balades dans Paris, appuient
ce constat de l'inutilité de la plupart des travaux effectués.
La machine à trier le courrier, découverte lors de
la balade du 23 janvier, pouvait sembler utile en ce quelle épargnerait
les efforts du triage manuel; mais, à y regarder de plus
près, on s'aperçoit que son efficacité ne sert
que le contrôle social: 95% des plis sont des ordres économiques
et administratifs. Immédiatement et concrètement,
cetre machine produit l'isolément et l'ennui de la personne
qui est atrachée à son service; et l'on peut remonter
rapidement la chaîne de l'inutile et du gaspillage, en pensant
au papier qui sert à véhiculer ces ordres, au pillage
des forêts équatoriales qui sert à fabriquer
le papier, etc. La précédente discussion, qui
portait sur la consommation directe comme critique de la production
fictive, reparaît. Il y est ajouté que, au lieu d'examiner
l'utile et les besoins, il est préférable de se saisir,
tout de suite, de l'abondance marchande, et dans cetre saisie, faire
disparaître le caractère marchand et fétichiste
des choses. A quoi il est répondu quon ne récupère
ainsi que l'abondance quantitative, et que, même détournées
du circuit commercial, les marchandises restent des choses aussi
appréciables que le maïs transgénique. Après
cetre intervention sur la qualité, un ensemble de propositions
est exposé, quon peut résumer ainsi : « Nous
posons ici la question de la richesse ,. nous constatons quelle
n'est pas de nature marchande. Mais, si nous en restons à
ce constat, nous risquons de nous transformer en communauté
agraire, et de répéter les échecs que cette
forme de critique a déjà rencontrés. Pour évoluer
dans notre critique, nous devons poser des questions au reste de
la société, pour ainsi dire, les porter sur la place
publique. C'est pourquoi, nous devons d'abord nous concentrer sur
les modes d'action et les modes d'expression: en trouver de nouveaux
et en faire l'essai. Ainsi, dans les balades, il vaut mieux privilégier
les textes de circonstance qui s'adressent directement aux gens
que nous allons voir et qui leur posent des questions qui sont en
rapport avec leur place dans la société. Ces débats,
salués sur le moment comme un progrès de l'assemblée,
touchent à leur fin, tandis que sont rappelés les
projets d'actions, évoqués au début et dans
le cours des propos. L'assemblée, à son commencement,
s'est chargée d'établir elle-même sa communication,
elle a également marqué le souci de s'ouvrir à
de nouveaux participants; il faudrait plus s'y appliquer. Une idée
de pratique nouvelle a fleuri: celle de s'approprier un terrain
dans la ville, pour le cultiver et marquer notre différence
dans la conception de la production. L'idée de rendre public
et compréhensible ce que l'on fait est revenue plusieurs
fois: laisser des traces de notre passage dans le métro,
le supermarché, avec une carte, comme le fait « AC!
» ; se doter d'une apparence d'association de chômeurs
pour rendre plus malaisé le délogement, rue de Charonne;
essayer de faire comprendre le sens des réappropriations,
par le moyen de saynètes jouées dans le supermarché
qui poseraient la question de savoir qui sont les vrais voleurs.
Enfin, une réunion de préparation est annoncée
pour l'action simultanée du lendemain, qui réunira
ceux de la Maison des Ensembles et notre assemblée.
C'est aussi à propos de cette action que des opinions avaient
été échangées, au tout début,
pour marquer une différence entre « réformistes
» et « insurrectionnels » - aux premiers la revendication,
aux second l'expropriation, et surtout celle des moyens de production
- ou pour nier cette séparation trop absolue, et peu significative
dans ses termes.
* * *
La discussion du lundi 27 février, qui sera qualifiée
de musique de jazz par opposition aux partitions classiques, emprunte
trois thèmes qui, dans leurs détours et leurs entrecroisements,
tissent entre eux une pensée, critique du travail et de la
marchandise. Il est d'abord question de la place du dialogue dans
l'assemblée. Un texte circule qui remarque, « avec
agacement », le manque d'approfondissement de l'analyse et
de la réfutation du travail, au profit de l'organisation
d'actions nombreuses et peu réfléchies. Le second
chemin de discussion traverse l'économie politique, pour
déceler les raisons de ses manoeuvres actuelles, notamment
celles de la « loi contre l'exclusion », et pour tenter
de les contrer. Enfin, la contestation de l'ordre marchand de la
société sera régulièrement ramenée
à son expression immédiate: le mouvement des chômeurs,
vivace après plus de deux mois, quon cherche à mieux
comprendre, pour quil se comprenne mieux lui-même. Écoutons
de nouveau la musique qui était jouée ce soir, dans
ce lieu incongru, environné de la brutalité des bétonnières
et de la « sono du spectacle ».
*
L'avis quil conviendrait d'enrichir le dialogue de l'assemblée
est exprimé par plusieurs. Cela permettrait, par exemple,
de définir « ce qui appartient de droit à l'homme
comme individu », ce que conseillait d'entreprendre Simone
Weil en 1934, pour s'armer contre « l'oppression sociale ».
Ce dialogue permettrait, également, que nous aboutissions
à une position claire, pour débrouiller les plus récents
mensonges du gouvernement, et à un discours mieux affirmé,
pour servir à notre opposition pratique au travail salarié.
Enfin, il est précisé que le dialogue n'est pas le
côté abstrait et passif de nos menées; il lutte
directement contre les mots d'ordre économiques qui occupent
concrètement les consciences et les existences. En temps
normal, les mots travaillent, et l'on sait quils travaillent pour
le compte de l'organisation dominante. A cela est opposé
que c'est le mouvement des chômeurs qui a offert un cadre
à notre dialogue. En réponse, il est dit que, si l'action
a précédé les débats, cela ne doit pas
empêcher que l'analyse se renforce, ne serait-ce que pour
comprendre le mouvement qui la porte, et pour choisir l'action appropriée
aux circonstances. En suivant, le dialogue commun choisit la
question du travail pour contenu, en étudiant particulièrement
les positions quont adoptées les assemblées rencontrées
au cours de nos voyages, et les mesures spécifiques du pouvoir
qui viennent consolider son arsenal de « politiques publiques
de l'emploi ». Dans le mouvement des chômeurs, la
singularité de notre assemblée est soulignée.
Les autres assemblées ont choisi une base différente
pour leurs débats. Elles se disent, généralement,
« pragmatiques », et ne veulent pas aborder de front
l'actuelle négociation politique sur le temps des individus,
c'est-à-dire: cette nouvelle ingérence de l'économie
dans la vie. Tandis quici, on aborde la question de ta construction
d'un monde sans travail. Quelquun rétorque quil faut
réserver cetre question, jusquau jour où toute une
population, en rupture radicale avec l'ordre social, se saisira
de la question et pourra lui apporter des réponses. Mais
cette vision, qui attend tout des résolutions prises par
les futurs conseils, revient pour l'immédiat à un
renoncement à la critique constructive. Il ne s'agit,
certes pas, de dresser un programme; mais, ici, on pense que le
mouvement des chômeurs a ouvert un interstice dans le bloc
de la raison dominante, un biais par rapport aux directions politiques
et syndicales. Des gens se sentent fondés à réclamer
de l'argent à l'Etat, sans pour autant se sentir obligés
de travailler en échange: voilà la nouveauté
quont apportée les chômeurs en lutte, voilà
comment nous l'interprétons ici. Quant aux prétentions
de critique constructives, elles sont aussi nouvelles. Auparavant,
on se contentait généralement du « on verra
bien », qui délègue au prolétaire révolutionnaire
du futur la charge de toute la réponse. Or, nous pouvons
déjà entreprendre de découvrir la société
dans son unité, et non plus découpée en pièces,
en fonctions sociales, en figures de métiers. La nouvelle
démarche consiste à aller voir et poser des questions
- comme cela s'est fait à Agen, dans la rencontre avec les
paysans - de telle sorte que nous parvenions à considérer
l'activité totale de ta société. Pour conforter
cetre vue, une nette différence est marquée entre
la réponse efficace - celle qui épuise la question
en lui apportant une entière satisfaction, ce qui est, bien
entendu, hors de notre portée - et la réponse qui
consiste à commencer de s'exprimer sur la question. En effet,
toutes les questions sont posées par l'ennemi du dialogue
social, et toute progression vers la réponse honnête
passe nécessairement par la reformulation de la question,
en éliminant les erreurs incluses en elle par l'idéologie.
Par ailleurs, l'hétérogénéité
des assemblées entre elles explique quelles se posent des
questions différentes. A Nantes, on a rencontré dans
les assemblée et collectifs des personnes dans l'urgence,
des conditions d'existences revenues à la misère du
XIX' siècle, des gens pris à la gorge. Notre assemblée
en compte quelques-uns, mais qui ont bénéficié
de l'esprit et du mode de vie solidaire quelle a instaurés.
La nouvelle loi en préparation les concerne. Cette mesure
de traitement social de l'exclusion se présente comme une
solution pour les six ou sept millions de personnes en voie d'appauvrissement
extrême. Il s'agit de les intégrer par les «
emplois de services ". La logique voudrait que du travail soit
créé pour répondre à un besoin déterminé,
mais le travail est créé actuellement pour récupérer
les expulsés du système social. Les emplois de sur-pion
et de demi-flics des dispositifs actuels rappellent le travail inutile
imposé aux deux millions d'Irlandais expulsés en Amérique.
Cette loi « contre l'exclusion » tend, en pratique,
à généraliser l'obligation de s'insérer
(comme y sont contraints les RMIstes) à tous les allocataires
de l'assurance chômage. La manifestation du 7 mars est organisée
pour soutenir cette loi et l'image social-démocrate du gouvernement:
comment nous y rendrons-nous ? Quelqu'un suggère quon
se munisse d'une plate-forme. Celle-ci reprendrait les propositions
d'un économiste qui chiffre le coût du chômage
à 1000 milliards de francs, et qui estime que cette somme
pourrait être allouée à tous, ce qui, finalement,
permettrait l'expansion des activités « non marchandes
» et « associatives », dans lesquelles les chômeurs
trouveraient à occuper leur temps. Nous pourrions mêler
cette position « réformiste » à nos aspirations
« révolutionnaires ". A quoi il est vivement répliqué
que ces mots de « réformiste" et de « révolutionnaire
» sont inappropriés et ridicules, quils ont traînés
partout, et qu'ils évoquent aujourd'hui des cadavres. Ni
l'un ni l'autre ne peut servir à décrire notre assemblée,
où des individus essayent de se connaître et de progresser
ensemble.
*
Le troisième thème, qui donne avec les précédents
sa tonalité et son sens à ce débat, porte sur
l'interprétation du mouvement social dans lequel nous nous
trouvons. Une polémique s'est engagée, dès
le début, sur les raisons des chômeurs en lutte depuis
décembre 1997. Il est d'abord rappelé que l'assemblée,
dans ses réflexions et ses communications, ne cherche pas
à donner de leçons, mais s'efforce de rendre explicite
ce qui existe déjà dans le mouvement, sans que ses
protagonistes le conçoivent encore. C'est à partir
de cet éclaircissement, ou « explicitation »,
que des rencontres peuvent se faire et un dialogue se former. L'implicite,
en l'occurrence, est une critique du travail, critique lourde de
conséquences, car elle implique toutes les autres. Cette
opinion est contredite par une interprétation des actions
déjà menées par les chômeurs comme critique
en acte du travail et de la passivité, soit comme critique
déjà explicite. Puis ces deux précédentes
opinions sont contredites par l'avis exprimé qu'il n'existe,
en place de critique implicite ou explicite, que la seule auto-illusion
des membres de cette assemblée sur un mouvement social qui
n'existe pas; il n'y a rien dans l'air du temps, sinon la continuation
de la catastrophe. A quoi succède ce contredit: le simple
fait que notre assemblée existe, avec un nombre significatif
de participants, sur une durée de temps remarquable, prouve
qu'il existe une rupture avec les conditions habituelles, aussi
minime soit elle. L'isolement est rompu ici. En outre, on a vu des
riverains planquer des camarades traqués, on entend régulièrement
des paroles de soutien, jusque dans la bouche des contrôleurs.
Que les chômeurs aient agi comme ils l'ont fait dans les supermarchés
manifeste, implicitement, un refus du salariat; en mots, cela signifie:
« je prends la marchandise, bien que je ne travaille pas ".
Ces gestes posent les premières roues d'un engrenage du refus.
Le mouvement pose aussi la question de la gratuité, qu'on
peut pousser jusqu'à la critique de l'argent - car zéro
franc est encore un prix. Des résistances expriment la contestation
du rapport de force imposé par le pouvoir et un refus de
se résigner à son sort.
Un accord s'est ainsi constitué sur l'existence d'un mouvement,
dans la société figée par ses circulations
marchandes. Il reste à qualifier ce mouvement et à
indiquer son évolution. Nous n'avons pas dressé de
chronologie, mais on remarque la floraison de petits groupes, par
exemple dans le Sud-Ouest, et ce mouvement est tenace, car il a
résisté au blocus de la presse et aux tentatives d'étouffement
menées par les bureaucraties syndicales et associatives.
Comme en décembre 1995, de nouvelles questions sont posées,
et des solidarités réelles se manifestent un peu partout,
par le moyen d'actions atypiques: ces occupations et réappropriations
qui portent concrètement la critique du travail, et qui empêchent
que cetre dernière soit tenue pour « utopique »,
dans le sens de dérisoire. De la reconnaissance d'un refus
social, le débat passe à la question de sa portée:
La société présente peut-elle assimiler toutes
les revendications ? Ou bien, certaines réclamations économiques,
assez exorbitantes pour que le pouvoir ne puisse pas les gérer,
peuvent-elles faire basculer le refus particulier dans la remise
en cause globale de la société dirigée par
l'économie ? Pour défendre cette dernière hypothèse,
il est avancé que, si la revendication ne conteste rien en
elle-même, par contre, le contexte dans lequel elle est exprimée
peut lui donner un contenu subversif. Certaines revendications,
au fond, exigent un revenu sans travail. On a vu que le gouvernement
avait été contraint de retirer le bénéfice
du RMI aux chômeurs de la Réunion: c'est bien que,
là-bas, ce revenu mettrait en cause l'obligation de travailler.
En outre, on a pu récemment remarquer, que les occupants
du Centre d'action sociale, boulevard Diderot, partant de la revendication
d'augmentation de 3000 francs des minima, en étaient rapidement
venus à se poser des questions générales et
commençaient à les communiquer. Là comme ailleurs,
la revendication peut servir de point de départ au développement
de l'opposition au travail; le rapport de négociation se
transforme en rapport de force. Est-ce que les milliards du «
revenu universel » en projet pourraient provoquer sur une
grande échelle ce même déplacement, de la demande
économique vers la volonté de changement social ?
Le pouvoir économique semble bien incapable d'intégrer
une telle mesure. Si un revenu dispensé de l'obligation de
travailler était institué, qui voudrait encore travailler
? On peut dire, au contraire, que ces milliards restent cohérents
avec l'économie, qu'ils participent de sa logique et donc,
qu'ils ne peuvent pas la déstabiliser. Cette raison suffit
pour écarter le « revenu universel » en tant
que solution intermédiaire. On sait que le chômage
rapporte de l'argent au pouvoir; cette nouvelle mesure contre le
chômage s'avérerait tout autant profitable. Mais ces
arguments ne convainquent pas les défenseurs de la revendication.
Le gouvernement peut être contraint par ses propres engagements,
et l'adoption du principe d'un ,( revenu universel » serait,
à terme, contraignant, et fort susceptible de poser la question
sociale. Il aiderait au passage de la revendication du travail à
celle de l'argent réclamé sans contrepartie, il serait
quelque chose à opposer au modèle anglo-saxon de politique
de l'emploi qui se répand - développement du temps
partiel et du sous-emploi, forte régression de l'indemnisation
du chômage. Quoi qu'il en soit, on ne peut écarter
le risque, pour notre assemblée, de laisser l'examen d'une
mesure occuper tout le champ de notre réflexion, et de nous
égarer. Ces avis échangés sur le développement
de notre critique, sur l'analyse de la situation sociale et sur
les modes d'affirmation des chômeurs en lutte, permettent
à la discussion commune d'investir la question du travail:
ses formes modernes, sa nature et sa place dans la société;
ses déterminations dans l'histoire, ses rapports avec la
domination étatique... Rapidement, les opinions contradictoires
se rencontrent: Cette société a, de fait, aboli le
travail pour dix millions de personnes. Mais le travail clandestin
et la « recherche active d'emploi" les ramènent
dans la sphère du travail. Les nouvelles formes de travail
comme" agent d'ambiance ", ne sont plus du travail car
elles ne contiennent plus les éléments de peine et
de souffrance qui caractérisent le travail de tous les temps.
Ces nouvelles forment marquent plutôt le retour de la
domesticité - passeur de bagages au portillon du métro,
nouveaux loufiats et valets... On peut également dire que
ces emplois reprennent la forme ancienne du travail celle de l'esclavage,
ou bien que ce travail forcé n'est pas supprimé mais
déplacé à la périphérie du monde
industriel. Le fait marquant est plutôt l'abolition des métiers,
et avec eux, la disparition des seules activités productrices
de valeur, de choses dont l'homme peur faire usage au profit de
son humanité. Il est aussi remarquable que la société,
au contraire de ce que prétendent certaines analyses assez
officielles, n'a jamais cessé de créer du travail
poussée par la nécessité de dégager
de plus en plus de profit. Dans le sens de la première opinion,
il est dit que le travail en tant quensemble de personnes occupées
à la production, n'est plus la base de la société,
mais directement et confondues en une seule chose: la finance, la
communication économique et la vitesse de circulation des
marchandises. En s'accumulant, ce qui était extrait du travail
lui a ravi sa place fondamentale. Si, en Californie, les hommes
sont rattrapés par le travail jusquen prison, d'autres, de
plus en plus nombreux, sont exclus de la sphère du travail
et sont jetés aux poubelles des ghettos. Un ensemble
de réflexions, qui relativisent la place prépondérante
de la production, est apporté. Le monde n'est pas exclusivement
livré aux lois de l'économie. Il n'existe plus de
régulation de l'économie par elle-même, des
corrections doivent lui être apportées de l'extérieur.
Un monde seulement économique serait aujourd'hui anéanti.
C'est le pouvoir politique et bureaucratique qui règle la
marche de l'économie. Le lierre envahit l'arbre, mais il
faut un arbre vivant pour porter ce lierre; de même, le pouvoir
est soumis à la nécessité de protéger
la société contre l'étouffement économique,
pour que l'économie puisse poursuivre sa croissance. Des
idées s'opposent à propos du but du capitalisme: est-ce
la plus-value, ou la puissance ? D'un côté, on insiste
sur le fait que le travail est devenu, principalement, un moyen
de maintien de l'ordre. Il sert à tenir les pauvres sous
surveillance. On peut imaginer une régression vers ce qui
a été fait de pire pour contrôler la pauvreté:
les work houses de l'absurde, les chantiers de pyramides et de cathédrales
chargés d'absorber les surplus de main-d'oeuvre. Déjà,
les" nouveaux métiers » font fructifier le marché
de l'inutile. On peut en conclure que ce qui est rentable n'est
pas forcément productif. Le temps des gens fait aussi, et
principalement, l'objet de l'exploitation. S'ils n'étaient
pas occupés à perdre leur temps, les gens pourraient
se révolter contre la spoliation de leur temps. La rentabilité
est sociale. En outre, il est flagrant que la gestion non économique
de la société est en expansion dans le monde. Les
camps de concentration actuels, surtout nombreux en Afrique, ne
sont pas des camps de travail - comme le goulag ou les prisons californiennes.
Les hommes y sont parqués, avec plus ou moins de quoi survivre;
en cela, les banlieues des villes occidentales ressemblent à
ces camps. A l'encontre de ces réflexions, il est souligné
que le travail reste encore le seul moyen d'écouler les marchandises.
De plus, on voit que l'argent est toujours étroitement associé
au pouvoir de domination. L'ordre social ne se maintient quen refusant
impérativement que de l'argent soit donné aux pauvres.
Remontant le fil des déterminations, on en vient à
s'interroger sur la nature de ta domination. Cette vaste question
s'est imposée à notre débat, même si
le dialogue n'est pas assez armé pour l'approfondir, mais
déjà, de nombreux aspects sont indiqués qui
rendent la question moins lointaine. Le monde n'est pas expliqué
par la raison économique, il est donc historique. Cependant,
l'histoire moderne est celle de l'économie : toutes choses
et tous gestes ont acquis des prix. Certes, l'économie est
le domaine de l'irrationalité, mais d'un irrationnel qui
s'est réalisé et continue de se réaliser sur
toute la planète. Le pouvoir se heurte à l'irrationalité
de ses moyens de domination. C'est pourquoi on le voit s'évertuer
à réintroduire le rationnel dans son monde, mais toujours
par le biais de l'économie. Ce projet désespéré
a pour nom: « écologie ". Il y avait des carottes.
Elles ont été remplacées par une chose industrielle
du même nom. Pour retrouver l'aliment, il s'agit maintenant
de désindustrialiser les cultures, mais les « carottes
bio » sont encore une marchandise, par laquelle l'économie
progresse, et avec elle ses effets dévastateurs sur la terre,
l'eau, les semences... Ces remarques, qui pourraient paraître
abstraites, nous ramènent cependant aux questions plus immédiates
dont nous traitions un peu avant. En effet, il est certain que l'ordre
économique pourrait être réintroduit dans tout
mouvement social qui ne le contesterait quen partie. Le" revenu
universel" pourrait être utilisé pour arrêter
une éventuelle contestation généralisée.
En outre, son adoption ne changerait rien à l'ordre des choses:
l'économie rémunérerait l'activité par
ce nouveau moyen, s'adapterait, et en sortirait finalement renforcée.
A ce propos, on rappelle que l'économie a déjà
envahi et intégré des domaines de l'existence sociale
qui semblaient lui être étrangers et irréductibles:
les loisirs, la culture, les voyages d'agrément appartenaient
en propre au commerce des nobles entre eux, et s'opposaient au vil
commerce des choses utiles, assuré par les roturiers.
* Parvena
nt à son terme, ce débat nous a dévoilé
surtout le champ de réflexion quil nous reste à investir,
dans toute son étendue. Mais nous en retenons déjà
cet entichissement : le dialogue commun, animé par le besoin
de comprendre le travail salarié sous toutes ses formes -
dont celle du chômage - augmente notre liscernement.
Le goût de la connaissance, qui renseigne notre pratique sur
ce que nous sommes et sur ce que nous pouvons entreprendre, favorise
(comme est favorisé par) le goût du jeu, qui donne
un contenu vivant à nos espoirs. Au milieu des dits et contredits
de l'assemblée de ce soir, une parole sur notre avenir s'est
faite entendre: " Quelle sera la forme suivante de cette
assemblée ? Peu importe. C'est bien une entreprise à
long terme qui s'est engagée ici. Des liens se sont tissés
qui se maintiendront, malgré les opinions différentes.
» Pour l'heure, on donne, à demi-plaisamment, cette
réponse à la question de savoir ce que nous ferions
si nous ne travaillions plus: - nous irions au jardin, nous entreprenons
déjà de le cultiver. Toujours à la recherche
de l'action éloquente, il a été décidé
de danser, pour protester contre l'incarcération de nos camarades.
Un bal sera donné dans les rues, près du Palais de
justice, et au local du xx' arrondissement dont disposent tous les
chômeurs heureux. Une intervention dans un centre commercial
est également annoncée, pour manifester notre opposition
à la définition dominante du vol.
Le dialogue de l'assemblée se défait, mais il essaime
dans les conversations nocturnes des bars, des promenades et des
rencontres.
Paris, compte rendu d'assemblées de Jussieu à propos
du travail, rédigé par un participant
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