Le berb�re d�antan utilisa un mode de connaissance du temps faisant
r�f�rence au cycle r�gulier de la v�g�tation auquel plus tard, d�une
fa�on parall�le, il associa des rep�res c�lestes. Sa vie fut ainsi
rythm�e au mouvement des astres. Il l�a jalonn�e au point qu�on arrive �
d�tecter ais�ment l�existence de deux calendriers. L�un agraire qu�il
savait manier par la connaissance de la vie des v�g�taux (bourgeons,
fleurs, feuilles, etc.) ; l�autre astronomique qu�il a banalis� et
transmis par des pratiques culturelles populaires (dictons, contes,
rites, etc.). Leur fonctionnement nous enseigne de l�existence de deux
"portes" de l�ann�e. Celle qui fait d�marrer la p�riode agraire dont le
d�but (anebdu) fut fix� au 13 Ao�t du calendrier gr�gorien (1er Ao�t du
calendrier julien) dont le rep�re c�leste li� � cette date fut le lev�
h�liaque de Sirius (�toile de la constellation du grand chien) [*].
L�autre nomm�e � tabburt u segwas � (la porte de l�ann�e) dont le
premier jour � amenzu n yennayer � est c�l�br� annuellement par
l�ensemble de la nation berb�re.
Gen�se du mois de yennayer et l�incertitude de l�ann�e
julienne.
L�impact culturel de la domination romaine en Afrique du
nord n�est pas insignifiante (l�influence r�ciproque n�est pas aussi
sans effets). Les berb�res, peuple s�culaire de la r�gion voil� plus de
7000 ans, en d�pit de leur farouche r�sistance aux �trangers, ont su
adapt� � leurs valeurs de vie celles des autres peuples qui ont foul�
leur terre. Dans les temps �loign�s, l�ann�e civile chez les Romains
commen�ait le premier jour des calendes de Mars (1er Mars) et comportait
304 jours r�partis en quatre mois de 31 jours et six mois de 30. Elle
�tait en d�calage important par rapport au mouvement des saisons. Son
premier jour sillonnait "en marche arri�re" le cycle du soleil dont il
faisait le tour en cinq ann�es. Le premier jour de l�an tombait donc au
printemps tous les cinq ans.
Pallier le dysfonctionnement d�une telle ann�e, Numa Pompilius (entre
-715 et -762), alors Roi de Rome, introduisit par d�cret les deux mois
Januarius (Janvier ou Yennayer) et F�bruarius (F�vrier ou Furar).
D�sormais l�ann�e civile romaine compte douze mois. Elle fut divis�e en
quatre mois de 31 jours, sept de 29 et un de 28 qui est F�bruarius. En
revanche, Junuarius comporte 31 jours et fut d�di� au "Dieu des portes".
Par analogie, chez les berb�res, le d�but de l�ann�e fut baptis� "tabburt
u segwas" (appellation rencontr�e � pr�sent dans certaines contr�es de
Kabylie). Avec ses 355 jours, l�ann�e civile reste courte. Afin de
l�ajuster par rapport � l�ann�e des saisons (ann�e solaire), les Romains
lui rajoutaient un mois de 29 jours tous les deux ans.
Le calendrier connaissait, sans cesse, des vicissitudes. Il fut fix�, en
-45, par un d�cret de Jules C�sar. Celui-ci fit venir Sosig�ne
(astronome �gyptien d�origine grecque) pour r�aliser la r�forme du
calendrier. �tait ainsi donc n� le calendrier julien, l�anc�tre du
calendrier gr�gorien. Ne tenant plus compte du mouvement lunaire, il est
ajust� � l�ann�e solaire (ann�e astronomique) qui comporterait, selon
l�astronome, 365,25 jours. En fait, Sosig�ne reprit la valeur de l�ann�e
sothiaque (ann�e moyenne d�un lev� h�liaque de Sirius au suivant) qui
�tait en vigueur en �gypte. Cependant, Hipparque, un autre astronome,
attribua � l�ann�e solaire (ann�e tropique) une valeur de 365 jours 5
heures et 55 minutes qui �tait plus proche de la r�alit� (365 jours 5
heures et 49 minutes).
Un si faible �cart entre les deux r�f�rences parut n�gligeable et sans
aucune signification dans un calendrier. Par commodit�, l�ann�e civile
aura mieux un nombre entier de jours. Elle fut donc fix�e � 365 jours et
sera r�ajust�e au mouvement solaire par l�ajout d�un jour tous les
quatre ans. Ainsi �tait n�e l�ann�e bissextile. Le bissexte (le jour
additionnel) fut attribu� � F�vrier, jusqu�alors dernier mois de
l�ann�e. La culture romaine �tait tr�s encombr�e de superstitions. Tous
les mois �taient consacr�s aux dieux. Ceux au nombre paire de jours
�taient vou�s aux dieux infernaux et ceux au nombre impaire, consid�r�s
favorables, �taient consacr�s aux dieux sup�rieurs. Pour ne pas
bousculer ces croyances, le jour additionnel fut introduit en doublant
le 24e jour du mois de f�vrier. Ce dernier apparaissait avoir donc un
nombre pair de jours. Ce jour "mal�fique" marquera de son empreinte la
culture berb�re (on le verra plus loin dans le texte).
La 46e ann�e avant J.C fut chamboul�e. On d�cida que l��quinoxe de
printemps co�nciderait avec la date du 24 mars et le premier jour de
l�an serait le 1er janvier et non, comme � l�accoutum�, le 1er mars
(cette ann�e l� eut 455 jours). Le calendrier julien v�hiculera en son
sein une ann�e de douze mois ayant alternativement 31 et 30 jours durant
l�ann�e bissextile. F�vrier n�aura que 29 jours en ann�e normale. Une
fois de plus le calendrier sera bouscul�. Le 8e mois aura 31 jours et
fut baptis� Auguste, en d�dicace par Jules C�sar � son petit neveu. Par
souci d��galit� entre les deux hommes, le mois d�ao�t aura comme celui
de juillet (Julius en cons�cration � Jules C�sar) 31 jours. Le mois de
f�vrier aura en d�finitive 28 jours les ann�es normales et 29 en
bissextile.
Malgr� les importants ajustements qu�elle a subit, l�ann�e julienne
reste plus longue que l�ann�e astronomique (365,2422 jours). Si l��cart
(0,0078 jour) paraissait insignifiant � l��chelle d�une courte dur�e, il
devient s�rieusement perturbant � la longueur des si�cles. Passons du
si�cle au mill�naire, l�ann�e julienne r�v�le ses imperfections. Elle
sera incapable de jalonner durablement le temps et biaise le calendrier.
Les saisons ne seront plus aux dates pr�vues. La d�rive sera de plus en
plus importante. Les Pontifes alarm�s par le d�calage de la date de
p�ques qui d�pend de l��quinoxe de printemps, se pench�rent sur le
probl�me. Vers la fin du 16e si�cle, � l�initiative du Pape Gr�goire
XIII, une r�forme du calendrier julien fut r�alis�e.
Les sp�cialistes engag�s s�inspir�rent du travail fait, au pr�alable,
par le Concile de Nic�e en l�an 325. L�assembl�e eccl�siastique voulait
associer, selon ses r�gles, le dimanche de p�ques � la premi�re pleine
lune du printemps. L��quinoxe tomba le 21 mars contrairement � sa date
du 24 mars qui �tait celle du printemps en 45 avant J.C (d�but du
calendrier julien). Les Pontifes de l�assembl�e �taient persuad�s que
l��quinoxe observ� tomberait ind�finiment le 21 mars. Ils fix�rent donc
la date de p�ques au dimanche suivant le 14e jour de la pleine lune qui
tombe normalement le 21 mars.
L�objectif du Pape Gr�goire XIII �tait de r�ajuster l�ann�e civile par
rapport � celle du soleil � l�instar de la r�forme julienne et mettre en
place un calendrier d�finitif. En 1582, 1257 ans se sont �coul�s depuis
la correction faite par le Concile de Nic�e. L��quinoxe de printemps
tomba le 11 mars. La premi�re action de la r�forme gr�gorienne �tait de
ramener le d�but du printemps au 21 mars, date r�elle de l��quinoxe. Il
faudra donc retrancher dix jours � l�ann�e en cours pour la faire
co�ncider � celle du soleil difficilement ma�trisable. La seconde action
est d��viter la d�rive � l�ann�e civile et p�renniser le calendrier.
Il fut d�cid� que les ann�es s�culaires ne seront plus bissextiles sauf
celles dont le mill�sime est divisible par 4. L�ann�e gr�gorienne
(325,2425 jours) restera quand m�me l�g�rement plus grande que l�ann�e
solaire. L��cart (0,0003 jours) sera significatif dans une dizaine de
milliers d�ann�es. D�s lors, la quasi-totalit� des nations dans le monde
adopt�rent le calendrier gr�gorien, sauf celles soumises � l�orthodoxie
et � l�islam. Les berb�res quant � eux sont rest�s attach�s � l�ann�e
julienne d�origine tout en consid�rant la correction apport�e par le
Concile de Nic�e. C�est ainsi donc qu�ils c�l�brent leur � amenzu n
yennayer � approximativement le 13 janvier dans le calendrier gr�gorien
(le 1er janvier dans le calendrier julien) et choissent un soir dans les
trois jours autour de cette date.
Yennayer et ses rites.
Le vocable yennayer s�apparente au terme latin enneyer
(janvier). Il est le plus utilis� dans l�univers culturel berb�re, m�me
si le Kabyle a tendance � employer parfois � ixf u segwas � (le d�but de
l�ann�e) ou encore � tabburt u segwas �. Les At Waziten (les berb�res de
Libye) pr�f�rent � anezwar n u segwas � (introduction de l�ann�e). Ce
mois marque les d�buts du solstice d�hiver. Le soleil entame sa
remont�e. Les jours encore tr�s froids se rallongent et instaurent
l�espoir d�une meilleure ann�e. Il est ritualis� d�une mani�re assez
significative.
Imensi
u menzu n yennayer (le d�ner du 1er jour de janvier).
Le repas, pr�par� pour la circonstance, est assez copieux et diff�rent
du quotidien. Les rites � yennay�riques � sont effectu�es d�une fa�on
symbolique. Ils sont destin�s � �carter la famine, augurer l�avenir,
consacrer le changement et accueillir chaleureusement les forces
invisibles auxquelles croyait le berb�re. Pour la pr�paration de � imensi
n yennayer �, le Kabyle utilise la viande de la b�te sacrifi�e (asfel),
souvent de la volaille, m�lang�e parfois � la viande s�ch�e (acedluh)
pour agr�menter le couscous, �l�ment fondamental de l�art culinaire
berb�re. Le plus ais� affichent sa diff�rence. Il sacrifie une volaille
par membre de la famille. Le coq est pour l�homme (sexe masculin) et la
poule pour la femme (sexe f�minin). Un coq et une poule sont attribu�s �
la femme enceinte dont l�espoir qu�elle n�accouche pas d�une fille qui
�tait h�las souvent mal accueillie dans le patriarcat.
En revanche, le premier yennayer suivant la naissance d�un gar�on �tait
d�une grande importance. Le p�re effectue la premi�re coupe de cheveux
au nouveau n� et marque l��v�nement par l�achat d�une t�te de boeuf . Ce
rite augure de l�enfant le futur responsable du village. il est r�p�t�
lors de la premi�re sortie du gar�on au march�. Il est transpos�, dans
les m�mes conditions, � la f�te musulmane chiite de l�achoura, dans
certaines localit�s berb�rophones.
� Imensi n yennayer � se poursuit tard dans la nuit et
la sati�t� est de rigueur. C�est m�me d�sobligeant pour la ma�tresse de
la maison (tamgart n u axxam) de ne pas se rassasier. Il est aussi un
repas de communion. Il se prend en famille. On r�serve la part des
filles mari�es absentes � la f�te. On dispose autour du plat commun des
cuill�res pour signaler leur pr�sence. A travers les g�nies gardiens,
les forces invisibles participent au festin par des petites quantit�s
d�pos�es aux endroits pr�cis, le seuil de la porte, le moulin de pierre
aux grains, le pied du tronc du vieux olivier, etc. et la place du
m�tier � tisser qui doit �tre imp�rativement enlev� � l�arriv�e de
yennayer. Sinon les forces invisibles risqueraient de s�emm�ler dans les
fils et se f�cheraient. Ce qui est mauvais pour les pr�sages.
Pour le Kabyle � amenzu n yennayer � d�termine la fin des labours et
marque le milieu du cycle humide. Les aliments utilis�s durant ce mois
sont les m�mes que ceux de la p�riode des labours. La nourriture prise
est bouillie, cuite � la vapeur ou lev�e. Les aliments augmentant de
volume � la cuisson sont de bonne augure. La r�colte pr�sag�e sera d�une
grande quantit�. Les diff�rentes sortes de couscous, de cr�pes, de
bouillies, etc., et les l�gumes secs les agr�mentant apparaissent. Les
desserts servis seront les fruits secs (figues s�ches, abricots secs,
noix, etc.), de la r�colte pass�e, amass�s dans de grandes et grosses
cruches en terre pourvues d�un nombril servant � retirer le contenu (ikufane).
Le mois de yennayer est marqu� par le retour sur terre des morts
porteurs de la force de f�condit�. Durant la f�te, les femmes kabyles ne
doivent pas porter de ceinture, symbole de f�condit�. Celles
transgressant la r�gle subiraient le sortil�ge de la st�rilit�. � Imensi
n yennayer � n�cessite des pr�paratifs pr�alables. Chez les Chaouis et
les Kabylies, la veille, la maison est m�ticuleusement nettoy�e et
embaum�e � l�aide de diverses herbes et branches d�arbres (pin, etc.).
Elle ne le sera plus, durant les trois jours suivants sinon le balai de
bruy�re, confectionn� pour la circonstance par les femmes lors de leur
sortie � la rencontre du printemps (amagar n tefsut), blesserait les
�mes errantes. On proc�de au changement des pierres du kanun (inyen n
l�kanun).
Tous les gestes accomplis pendant la f�te se font avec
g�n�rosit� et abondance. Les � yennay�ristes � s�estiment recevoir, par
leurs actions, la b�n�diction des forces invisibles circonscrivant chez
le berb�re son univers de croyance.
Les
jeux.
Les masques symbolisent le retour des invisibles sur terre. En p�riode
du mois de yennayer, les enfants kabyles se d�guisaient (chacun
confectionne son propre masque) et parcouraient les ruelles du village.
Passant de maison en maison, ils qu�mandaient des beignets (sfendj) ou
des feuillet�s de semoule cuits (lemsemmen) pour qui les gens s�obligent
de donner. Par ce geste d�offrande, le berb�re de Kabylie tisse, avec
les forces invisibles, un contrat d�alliance qui place la nouvelle ann�e
sous d�heureux auspices.
Ce rite, comme celui de la premi�re coupe de cheveux du nouveau n�, est
transpos� � l�Achoura et repris lors de la p�riode des labours. Le
paysan distribuait d�humbles offrandes aux passants crois�s sur son
chemin et d�posa de petites quantit�s de nourritures dans des lieux
saints, en se rendant dans ses champs. "Amenzu n yennayer" marqua toutes
les r�gions berb�rophones par des jeux li�s aux morts de retour sur
terre : carnaval de Tlemcen, jeux de "tagisit" (os) des femmes de
Ghadames (Libye), ...
Le
mythe de la vieille.
Dans l�univers culturel berb�re, un drame mythique marqua, de sa forte
empreinte, yennayer. Des histoires l�gendaires sont diff�remment cont�es
au sujet d�une vieille femme. Chaque contr�e et localit� ont leur
version. Les Kabyles disaient qu�une vieille femme, croyant l�hiver
pass�, sortit un jour de soleil dans les champs et se moquait de lui.
Yennayer m�content emprunta deux jours � furar et d�clencha, pour se
venger, un grand orage qui emporta, dans ses �normes flots, la vieille.
Chez les At-Yenni, la femme fut emport�e en barattant du lait. Chez les
At-Fliq, il emprunta seulement un jour et d�clencha un grand orage qui
transforma la vieille en statue de pierre et emporta sa ch�vre. Ce jour
particulier est appel� l�emprunt (Amerdil ). Le Kabyle le c�l�bra chaque
ann�e par un d�ner de cr�pes. Le d�ner de l�emprunt (Imensi u merdil)
fut destin� � �loigner les forces mauvaises.
A Azazga et � Bgayet, la p�riode de la vieille (timgarin) duraient sept
jours. Le mythe de la vieille exer�ait une si grande frayeur sur le
paysan berb�re au point que celui-ci est contraint � ne pas sortir ses
animaux durant tout le mois de yennayer. Le pragmatisme a fait que les
jours mal�fiques furent adapt�s par le Kabyle � l�organisation
hebdomadaire des march�s dans les villages. Cette r�partition du temps
de la semaine est encore d�actualit�. Chaque commune de Kabylie poss�de
son jour de march�. Pour l�esprit rationnel le tabou de ne pas sortir
les animaux s�explique plut�t par l�utilisation de la b�te comme source
de chaleur pour la famille durant le mois le plus froid de l�ann�e.
L�architecture int�rieure de la maison traditionnelle �taye au demeurant
cette argumentation.
Le mythe de la vieille marqua, d�ouest en est, les
r�gions berb�rophones. A F�s (au Maroc), lors du repas de yennayer, les
parents brandissaient la menace de la vieille si leurs enfants ne
mangeaient pas � sati�t� : � la vieille de yennayer viendra vous ouvrir
le ventre pour le remplir de paille �. A Ghadames (en Libye), � Imma
Meru � �tait une vieille femme, laide, redout�e malfaisante. Elle
viendra griffer le ventre des enfants qui ne mangeaient pas des l�gumes
verts durant la nuit du dernier jour de l�ann�e, disaient les parents.
Pour permettre aux jeunes pousses d�aller � maturit�, l�interdit de les
arracher s�applique par � Imma Meru a urin� dessus �. �tant cont�
diff�remment, dans la quasi-totalit� des r�gions berb�rophones, le drame
l�gendaire de la vieille de yennayer a le m�me support culturel.
Des traditions berb�res li�es au changement de l�ann�e se retrouvent
dans plusieurs r�gions d�Afrique, voire du bassin m�diterran�en. Elles
s�apparentent parfois � de la superstition n�anmoins elles participent �
la socialisation des personnes, harmonisent et renforcent le tissu
culturel. Des peuples d�identit�s diff�rentes, consid�rent les divers
rites de yennayer faisant partie int�grante de leur patrimoine culturel.
Madjid Boum�kla
Animateur associatif
lundi 12 janvier 2004.