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1980-2006 : d’un printemps à l’autre
Comment sortir des crises récurrentes
?
http://www.depechedekabylie.com/read.php?id=20051&ed=MTE3OQ==
Par Hacène Hirèche
10 mars 1980. Cela fait déjà plus d’un 1/4 de siècle,
ce qui correspond à une génération et quelques années ! Ce jour-là, un
paisible savant, Mouloud Mammeri, se dirigeait vers la toute nouvelle
université de Tizi Ouzou pour y faire une conférence sur les “Poèmes
kabyles anciens”, poèmes qu’il avait collectés avec amour, consignés,
traduits, commentés et publiés dans un ouvrage aux Editions Maspéro à
Paris.
Les étudiants et certains de leurs professeurs l’attendaient fébrilement.
Ils étaient naturellement grisés de bonheur, à l’idée de pouvoir écouter
celui qui était déjà à l’époque l’un de nos plus grands mentors.
Tout semblait aller au mieux quand la nouvelle de son interpellation tomba
!
Immédiatement, nous l’avions appris à Paris. C’est que, à l’époque, bon
nombre d’acteurs de la revendication identitaire étaient militants du FFS,
parti clandestin qui refaisait surface après une éclipse de 15 ans.
J’étais personnellement de ceux-là. La nouvelle était pour nous un
couperet. Nous étions sérieusement ébranlés. Nous avions terriblement peur
que nos militants se fassent “démasquer”, arrêter puis torturer. Nous
étions alors avertis des méthodes brutales utilisées par les différents
services de répression (police, SM, gendarmerie). Ali André Mecili, numéro
2 du FFS nous en a racontées des vertes et des pas mûres à ce sujet.
Après consultations aussi bien à Paris que sur le terrain, à Tizi Ouzou,
il a été décidé de réagir en organisant une manifestation pacifique devant
le siège de la wilaya de Tizi Ouzou. La suite des événements, tout le
monde la connaît. Arrestations, manifestations s’enchaînaient et le 20
avril El Hadi Khediri, alors patron de la DGSN, envoya les CNS pour
investir le campus universitaire. L’effet fut effroyable et la nouvelle se
répandit comme une traînée de poudre ! Toute la région kabyle (puis une
partie de l’algérois) se trouva impliquée et prit la rue d’assaut. Des
rumeurs des plus alarmantes circulaient. Quelques mois plus tard, 24
détenus sur des centaines d’autres étaient présentés devant la cour de
sûreté de l’Etat. Avec le recul, je reste convaincu que sans la
mobilisation de l’émigration qui a alerté l’opinion internationale et
notamment les médias européens, certains de ces prévenus auraient risqué
la peine capitale. L’assassinat des 126 jeunes du Printemps noir confirme,
si besoin est, cette crainte de l’époque. C’est que, en ces temps-là,
l’Algérie était encore sous l’influence du boumédianisme triomphant. Le
sombre colonel-président n’avait pas hésité à éliminer physiquement ses
adversaires : Mohamed Khider, Krim Belkacem (Medeghri ?), pour ne citer
que les plus célèbres.
Pour comprendre la portée des évènements du Printemps berbère, il est
nécessaire de se replacer dans le contexte de ces années là.
Le contexte de l’époque
Au plan politique, l’Algérie, indépendante depuis peu (18 ans), ne se
préoccupait pas de mettre en place un Etat de droit fondé sur des
élections libres et sur la reconnaissance de l’ensemble de ses réalités
culturelles et politiques. Le régime algérien s’inspirait largement du
nacérisme (socialo-arabisme) et du communisme version Pays de l’est. Sa
légitimité se résumait à de vagues références révolutionnaires. Il
ignorait le censensus populaire et son corrolaire, la cohésion sociale. La
censure permettait d’étouffer toute expression divergente et les hommes du
sérail s’estimaient seuls à avoir une idée exacte de “l’avenir radieux” du
peuple pour reprendre l’expression du célèbre écrivain dissident russe
Alexandre Zinouiev, expression devenue le titre d’un de ses ouvrages
majeurs.
Au plan culturel, beaucoup de pays dont la France jacobine également
modèle de nos élites dirigeantes, ne toléraient pas le pluralisme. Une
société sans divisions, sans spécificités régionales, un Etat
tout-puissant, omniprésent était la représentation unique que se faisaient
les tenants du système en place. La violence institutionnelle se drapait
du voile socialiste et révolutionnaire. Du coup, l’Algérie est
officiellement arabe, le Maghreb aussi et aucune autre référence n’était
tolérable. L’ethnocentrisme est le terme technique de la psychologie
sociale pour désigner cette vue des choses selon laquelle notre propre
groupe est le centre de tout, tous les autres groupes sont évalués par
rapport à lui. Chaque groupe nourrit sa propre vanité, se considère comme
supérieur, exalte immédiatement ses références et considère les autres
avec une bonne dose de mépris. Chaque groupe considère que sa propre
langue, ses propres coutumes sont les seules valables et toute autre
expression culturelle provoque sa méfiance. L’ethnocentrisme conduit un
peuple et surtout ses prétendus représentants à survaloriser tout ce qui,
dans sa culture, le différencie des autres. C’est donc une attitude qui
consiste à faire du groupe de son appartenance le prototype de la nation,
voire de l’humanité ! C’est ainsi qu’à l’époque du Printemps berbère,
l’arabo-centrisme érigé en idéologie du nouvel Etat algérien, confère au
concept de la culture arabo-islamique un caractère absolu, une norme
exclusive pour le pays. Dans une telle situation, l’attitude des
dirigeants consiste à “répudier purement et simplement les formes
culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques... (des autres),
considérées comme sauvages...”, comme le dit le célèbre anthropologue Levi
Strauss. Dans les années 1970-80, il y avait pour le régime algérien une
certaine impossibilité à admettre le fait même de la diversité culturelle,
soit tenue pour aussi valables.
Dans le contexte du printemps 1980, les tenants du régime se jetaient hors
de la culture tout ce qui ne se conformait pas à la norme arabo-musulmane
au sens politique étroit qu’ils lui donnaient. Le fait berbère était
frappé de vice de forme et ne pouvait alimenter le patriotisme verbal dont
se nourrissait le régime. Revendiquer la langue et la culture berbères,
c’était, pour les dirigeants d’alors, refuser d’adhérer au sentiment de
loyauté dont avait besoin la nation, nouvellement indépendante ! C’est se
situer dans l’out-group et refuser d’épouser les ambitions du FLN
parti-Etat entièrement dévouées à l’intérêt du peuple !
Ce qu’il faut comprendre à travers mon propos, ce n’est pas de justifier
l’attitude des dirigeants de l’époque en stipulant que l’ethnocentrisme
est une attitude universelle mais, 26 ans après le printemps berbère et 5
ans après le printemps noir, il est utile de mesurer l’ampleur de la
régression que peut provoquer l’arabo-centrisme pour le pays.
L’ethnocentrisme et tous les ethnocentrismes représentent la racine des
intolérances des nationalismes chauvins, des xénophobes et des racines.
Ils rendent compte des manifestations d’attitude, entre groupes
culturellement différents et particulièrement lorsqu’un groupe possède les
moyens politiques de domination, quand la survie d’un groupe est menacée,
un certain degré d’ethnocentrisme est quelques part “nécessaire” : La peur
de ne désagréger, de disparaître produit de sentiment de sarvalorisation
de sa propre culture, de ses propres valeurs et croyances. Ainsi, s’il
advenait que les Kabyles (les berbères en général) cessent de croire dans
les inestimables richesses de leur langue, de leurs culture, ils
cesseraient vite d’exister. C’est cette menace de désagration finale qui a
présidé à l’irruption du MCB et un peu plus de 20 ans plus tard, à
l’émergence des archs !
Aujourd’hui quelles solutions pour sortir de la
crise ?
Quand on observe les plate-formes de Yakourène (1980) et celle d’El Kseur
(printemps noir), un point central et général reste récurrent :
l’alternance au pouvoir comme mode idéal de gestion du destin de l’Algérie.
Si le contexte du Printemps berbère était celui du parti unique, celui du
Printemps noir et frappé du sceau du pluralisme politique quelle que soit
la faiblesse de celui-ci. L’alternance au pouvoir est tout simplement un
transfert de rôle menant de grands partis ou coalition majoritaires à
exercer tantôt le pouvoir tantôt le rôle d’opposition. Un tel système
est-il viable en Algérie ? L’arrêt du processus électoral en Algérie de
1992 montre bien que les dirigeants de l’époque ne croyaient pas encore à
la cohérence de ce système ici et maintenant. L’alternance doit garantir
aux groupes qui perdent le pouvoir la possibilité, légal, électorale, d’y
accéder à nouveau si tel est le choix du peuple. Cette garantie à surtout
besoin que la confiance s’instaure dans notre pays et c’est à la classe
dirigeante d’aujourd’hui de travailler dans ce sens. L’alternance
politique a besoin d’un consensus minimum entre les grandes forces
politiques sur les relations internationales, la politiques de défense la
pérennité de la République etc… C’est le minimum requis pour assurer la
continuité de l’Etat quelle que soit la couleur politique de l’alternance.
Là aussi, c’est à la classe dirigeante actuelle de mettre en place les
réformes nécessaires pour stabiliser les institutions. Cela suppose que
toute nouvelle majorité doit gérer la société en faisant des réformes qui
ne démontèlent pas de fond en comble les structures en place. Cela a été
possible en Turquie avec l’arrivée des “Islamistes”. Qu’en sera-t-il en
Palestine ?
Le respect de ces conditions passe nécessairement par le dialogue entre
toutes les forces politiques y compris lorsqu’elles ont des projets de
société diamétralement opposés. C’est au prix de ce dialogue qu’un nouveau
contact pour l’Algérie est possible.
A mes yeux c’est la peur des plates-formes des mouvements printaniers de
Kabylie.
Pour Tamazight quel compromis possible
Les mouvements de 1980 et 2001 sont certes des mouvements culturels. Mais
comme je viens de le souligner, ils portent en eux des aspects politiques
majeurs. La culture berbère est bien sûr envisagée comme un acquis socio-historique
à sauvegarder. Mais elle est aussi un élan créatif, une “recherche-action”,
un mouvement lié aux besoin de mutations des rapports sociaux. La culture
berbère, aussi ancienne soit-elle, forte en son sein (ne serait-ce que sa
différence), un processus dynamique novateur, une vision du monde, une
manière autre de décrypter les réalités du pays. Pour que les Algériens
puissent s’en servir il faut travailler à rendre officiel son véhicule :
la langue. Un des freins psychologiques, qui ont empêché le chef de l’Etat
de consacrer le berbère comme langue officielle, est celui de mettre cette
langue, toujours réprimée, au même niveau que l’arabe, langue impériale
pour lever ce frein qui continue de creuser la fossé entre la Kabylie et
les représentants de l’Etat. Je propose à ces derniers et aux militants
berbères un compromis possible. Faire du berbère une langue nationale et
officielle et de l’arabe une langue officielle internationale.
Débloquer de la sorte la situation permettait aux uns et aux autres de
sortir de la crise par la grande porte et laisser à la génération suivante
le soin d’ajuster une telle disposition selon l’évolution du dialogue
national. Alors, et seulement alors, l’Algérie pourra enfin construire le
présent à partir du futur et en associant l’ensemble de ses enfants.
Après tout, les rêves ont souvent débordés sur des réalités tangibles.
Alors rêvons !
H. H.
(Université de Paris 8)
(1) Ali André Mecili : ancien officier du MALG. A rejoint le maquis du FFS
(1963-65) alors qu’il était cadre de la SM. Il fut exécuté en plein Paris
le 7 avril 1987 par les services algériens.
Il y a cinq ans, Guermah Massinissa était assassiné
Le dernier printemps de la raison
http://www.depechedekabylie.com/read.php?id=20016&ed=MTE3OQ==
On est le 18 avril 2001. Une journée quelconque,
presque anodine, dans une Kabylie qui ne vit, depuis quelques jours, que
pour la 21e année de son Printemps berbère. Une Kabylie qui, sans qu’elle
le sache, ni qu’elle le veuille vraiment, vient de prendre un autre
rendez-vous avec l’histoire pour vivre (et commémorer par la suite) l’un
des printemps les plus sanglants de son histoire.
On ne saura peut-être jamais ce qui s’est réellement
passé dans les sous-sols de la brigade de gendarmerie de Béni Douala en
cette maudite journée, pour que le jeune Moumouh y perde la vie. Cinq ans
après les faits, les mystères qui ont entourés ce meurtre ne sont toujours
pas élucidés et, aujourd’hui encore, personne ne sait vraiment s’il s’agit
d’un acte délibéré, d’une manigance arrangée ou d’un simple concours de
circonstances. Ce qui est sûr, par contre, c’est que le tragique destin
qu’a connu le jeune Guermah Massinissa allait mettre Béni Douala, Tizi
Ouzou et bientôt toute la Kabylie est à feu et en flammes. A peine la
nouvelle de sa mort connue, les Ath Douala, offensés et scandalisés,
entreprennent d’assiéger la caserne des gendarmes pour tenter de venger
leur jeune innocent. Des escarmouches très intenses ont eu lieu dès la
journée du 19 avril. Au soir du même jour, la situation devient
inquiétante : Béni Douala s’enfonce définitivement dans la violence. Pire
encore, l’agitation s’est rapidement propagée vers d’autres localités de
la wilaya où les émeutes ont dangereusement gagné en intensité. Les
populations d’Azazga, Fréha, Ifigha, Bouzeguène, Larbaâ Nath Irathen et
bien d’autres se sont mises à reproduire, mécaniquement presque, le même
procédé que celui initié par les Béni Doualis. Les brigades de gendarmerie
sont, de ce fait, systématiquement prises d’assaut et attaquées à coup de
pierres et de cocktails molotov. Le 22 avril au soir, les affrontements
qui ont déjà atteint une quinzaine de communes, deviennent plus violents
que jamais. On recense les premiers blessés sérieux. Les jeunes
manifestants ne reculent plus devant rien. Devenus insensibles au gaz
lacrymogène et totalement indifférents aux tirs de sommation, ils laissent
exploser une telle fureur que certaines brigades, pourtant bâties en un
solide béton, commencent à subir d’importants dégâts. L’embrasement est
général !
Côté politique, c’est la totale banqueroute. Les incessants appels au
calme lancés par les responsables politiques locaux demeurent lettre morte.
Les jeunes manifestants ne se reconnaissent plus dans les discours des
politiques. Ils s’entêtent à persévérer dans la violence. Cette même
défaillance est également décelée aux plus hautes sphères du pouvoir. Les
erreurs d’appréciation se suivent et se succèdent et les officiels (notamment
le ministre de l’Intérieur), tombent dans de graves — mais surtout
regrettables — inadvertances. Leurs attitudes provoquent un dangereux
regain de violence. Cette fois, c’est irrémédiable, les politiques et les
officiels s’affichent incapables d’endiguer la colère montante des jeunes
émeutiers kabyles. Entre temps, le corps de la gendarmerie organise sa
“riposte”. Celle-ci sera d’une brutalité inouïe puisque les Darkis n’ont
pas hésité à tirer sur les manifestants : c’était un véritable carnage.
Les premières victimes tombent le 27 avril 2001, le jour-même où la
localité de Seddouk à Béjaïa enterrait sa première victime, tombée le 25
du même mois. Les 28 et 29 avril ont été des journées particulièrement
sanglantes. Azazga, une ville où les émeutes se poursuivent à un rythme
effréné depuis plus d’une semaine, est le théâtre d’une terrible boucherie
: neuf jeunes manifestants y sont assassinés en une seule journée. La
situation a définitivement dégénéré. La Kabylie est à feu et à sang.
L’ascension des archs
La Kabylie sera livrée à la répression des gendarmes un mois durant. Vers
la mi-mai, les appels au calme reçoivent, enfin, un écho favorable. La
région connaît ses premiers moments de répit. Une structure, à la
dénomination archaïque, commence à faire parler d’elle. En ces quelques
jours de trêve, cette dernière entreprend de canaliser, même momentanément,
la colère des émeutiers. Le Mouvement citoyen des archs vient de naître.
Il sera officiellement baptisé le 18 mai 2001 lors d’une rencontre tenue à
Illoula. Trois rencontres préliminaires étaient, néanmoins, nécessaires
pour accorder les violents et discuter des dernières consignes
organisationnelles. Elles ont eu lieu à l’université de Tizi Ouzou, Ath
Djennad puis Béni Douala. Au sortir de la réunion d’Illoula (les réunions
finiront par changer d’appellation pour devenir conclaves), les
participants avaient accouché de la toute première plate-forme de
revendications de l’histoire des archs. Mieux, un appel solennel est même
lancé pour l’organisation d’une marche populaire à Tizi Ouzou-ville et ce,
pour la date du 21 mai 2001. Le Mouvement citoyen des archs entamera,
suite à cela, plusieurs campagnes de structuration, lesquelles seront
peaufinées et améliorées à la veille de la marche historique du 14 juin
2001, dont le principe était entériné trois jours auparavant (le 11 juin)
à El Kseur. Le code d’honneur et les principes directeurs des archs n’ont
pas tardé à voir le jour. La plate-forme d’El Kseur sera explicitée à
Larbaâ Nath Irathen en date du 31 octobre 2001.
De la colère naquit l’espoir
Durant les cinq années qui ont suivi les douloureux événements de 2001, la
Kabylie a connu (et a subi parfois) plusieurs événements qui y ont
latéralement bousculé l’ordre établi avant ce fameux 18 avril 2001. Les
archs se sont définitivement imposé sur l’échiquier politique local et
tenaient, à une cadence infernale, de multitudes de conclaves à l’effet de
gérer un contexte fort délicat. Il faut dire qu’à cette époque, la région,
toujours endeuillée et meurtrie, a quasiment fini par tomber sur ses deux
genoux sur le plan social et économique. L’inertie tous azimuts était le
lot incontesté de tous les Kabyles. Les émeutes deviennent plus espacées
et moins violentes. A l’appel des archs, la Kabylie a tourné le dos aux
législatives de mai 2002 et aux municipales d’octobre de la même année.
Les partis politiques, eux, ne font leur réapparition qu’à l’occasion des
partielles de 2005 qui, il faut le rappeler, ont eu lieu suite à la
condition préalable des archs, consistant à révoquer les “indus élus”
avant l’entame de tout processus de dialogue. Entre temps, la Kabylie
connaîtra trois consultations électorales et les délégués entament leurs
premiers rounds de pourparlers avec les représentants de l’Etat algérien.
La mise en œuvre de la plate-forme d’El Kseur peut enfin avoir lieu. Les
résultats définitifs de ces 28 mois de dialogue seront rendus publics le
25 avril prochain. Aujourd’hui, cinq ans après le Printemps noir, la
Kabylie semble comme vouloir aspirer à un lendemain meilleur. Une Kabylie
qui, il faut le noter, ne regrette absolument rien de ses pulsions
coléreuses envers ceux qui l’ont méprisée, puis endeuillée. Trop de larmes
et trop de sang. La région voudrait bien réapprendre à vivre... sans
amnésie envers les douleurs du passé.
Ahmed Benabi
La chanson kabyle et la lutte identitaire
Mots du terroir, paroles de la
subversion
http://www.depechedekabylie.com/read.php?id=20050&ed=MTE3OQ==
Les vers de Si Mohand U M’hand, les strophes de Youcef
U Kaci et les apologues de Cheikh Mohand U L’hocine accordés à la sapience
kabyle constituent des exemples édifiants d’une construction littéraire
née et promue au sein d’une société qui a eu à subir une vie tumultueuse
faite d’occupations, d’oppressions et de luttes sans fin. Ce qui est
appelé chanson kabyle est le prolongement de cette poésie exécuté ou
accompagné avec les instruments matériels que permet le monde moderne.
Par Amar Naït Messaoud
La poésie kabyle constitue l’un des rares produits
littéraires vivants, à côté du conte, que notre société ait hérités des
temps immémoriaux de l’art et de la culture berbères. Société à tradition
orale très puissante, mais sans ancrage graphique notable, le monde kabyle
a fait de cette tradition orale un instrument de perpétuation de la
culture et de l’imaginaire collectif, de résistance à l’oppression et de
revendication d’un mieux-être social, culturel et économique.
La chanson kabyle est la continuité logique d’une tradition de bardes et
d’aèdes. Tradition riche de la richesse de la vie sociale, avec ses heurs
et malheurs, ses lumières et ses ombres, ses cimes et ses abysses. ‘’Race
de véhéments qui ont faim et soif de justice’’, selon la formule de
Vincent Monteil, orientaliste français. A travers le temps et les épreuves
qu’il a charriées avec lui, les Kabyles ont utilisé la chanson comme moyen
de communication, de sensibilisation et de résitance.
Les vers de Si Mohand U M’hand, les strophes de Youcef U Kaci et les
apologues de Cheikh Mohand U L’hocine accordés à la sapience kabyle
constituent des exemples édifiants d’une construction littéraire née et
promue au sein d’une société qui a eu à subir une vie tumultueuse faite
d’occupations, d’oppressions et de luttes sans fin. Ce qui est appelé
chanson kabyle est le prolongement de cette poésie exécuté ou accompagné
avec les instruments matériels que permet le monde moderne.
Le caractère de résistance et de revendication était déjà suffisamment
perceptible dans les hymnes révolutionnaires réalisés dans les années 1940
par de jeunes lycéens à l’image de Idir Aït Amrane et Ali Laïmèche. Après
l’Indépendance du pays et sous le climat de terreur et d’inquisition ayant
frappé la Kabylie (1963-66), chanter en kabyle relevait d’une gageure, et
le seul fait de chanter dans cette langue était considéré comme un défi à
l’ordre politique négateur de l’identité berbère. C’est à cette époque
qu’émergèrent Taleb Rabah, Cherif Khessam et Slimane Azem après leurs
premières activités enregistrées à,la fin des années 1950. Après
l’interdiction de la chanson de Slimane Azem à la radio nationale,
celui-ci devint un symbole, symbole de la lutte contre l’arbitraire par le
seul moyen de la parole, proscrite des canaux officiels, où se trouvait
mêlée la morale kabyle, la fable de La Fontaine et la sagesse d’Ésope. Au
début des années 1970, la conscience identitaire s’aiguisait au fur et à
mesure que les jeunes rejoignaient l’université d’Alger où ils ont été en
contact avec d’autres personnes qui ont connu Mouloud Mammeri et ses
travaux sur la culture berbère. Apparut alors le groupe Imazighène Imula
dont la cheville ouvrière était Ferhat Mehenni. Les premiers 33 tours et
45 tours annonçaient déjà la couleur d’une immersion totale dans le combat
identitaire amazighe. L’on se souvient qu’à l’époque, pour exprimer
certaines vérités ou revendiquer les droits culturels, les auteurs de
chansons prennent certaines précautions de style en usant à volonté de
métaphores fort expressives tirées de notre patrimoine oral. Cela ne
pouvait pas se passer autrement sous une dictature oppressive où la
moindre contestation est assimilée à une rébellion.
En revisitant ce musée de la chanson des années 1970, Ferhat Imazighene
Imula paraît comme une véritable étoile scintillante même si son public
était majoritairement composé d’étudiants et de lycéens. ‘’Ighsène
n’lmegget ur nemmut’’ (les os d’un mort qui n’en est pas un) est une
éloquente allégorie à notre culture vivante, considérée comme morte par
les décideurs. Une autre chanson de Ferhat qui figure dans le disque 33
tours collectif (M’djahed Hamid, Sidi Ali Naït Kaci,…) “Tichemlit’’ appelé
reprend sensiblement le même sujet. C’était ‘’Aneftiyi ad chnugh’’
(laissez-moi chanter) :
"Ghef laâyun ttmeslayen
U nukni ur nezri dacu ;
Wissen ttimi negh dallen
Negh dayen nnidhen nettu.
Teggirnagh deg meslayene,
Yiwen ur izi anda t-tteddu.
Akwit awidek ittsen
Idles nnegh la irekku"
C’est un ensemble d’allégories se terminant par un appel solennel : "Réveillez-vous,
ô vous qui dormez, notre culture tombe en ruine".
Les nouvelles étoiles de la chanson kabyles ont utilisé des néologismes
issus du monde universitaire, comme Idles, Tilleli, Agdud. Ces termes ont
fait florès du fait qu’ils étaient modérément employés et qu’ils
s’inséraient dans un registre de langue somme toute adapté au contexte des
luttes de l’époque.
Racines de la terre et malaise identitaire
La dernière moitié des années 1970 fut sans doute la période la plus
riche, la plus palpitante et la plus décisive dans le combat identitaire
porté par le combat identitaire. Il est évident que c’était l’étape
cruciale du réveil de la conscience berbère dans notre pays. Beaucoup
d’éléments à la périphérie du mouvement culturel commençaient à constituer
une constellation de petits événements, peut-être plus ou moins anodins,
pris isolément, mais qui, pris dans leur ensemble en l’espace de quelques
mois ou quelques petites années, allaient servir de décor explosif que
prendra en charge, sur le plan littéraire et esthétique la chanson kabyle.
Ainsi, la guerre du Sahara Occidental dans laquelle était impliquée
l’Algérie (affaire d’Amgala) en 1975, l’affaire des poseurs de bombes à El
Moudjahid (1976), les incidents graves qui ont émaillé la Fête des cerises
à Fort-National et qui ont vu l’intervention de la caserne de l’ANP(1974),
les échauffourées permanentes entre les universitaires de la gauche
clandestine et les islamistes à Alger, la percée du boxeur kabyle Hamani
et la victoire de la JSK en coupe d’Algérie (1977), tous ces événements
ont constitué un véritable chaudron qui a inspiré les chanteurs kabyles.
Ces dernier ont ‘’contextualisé’’ les faits en leur conférant style et
poésie a fin d’en faire de véritables épopées et des textes de
dénonciation, de sensibilisation et de résistance.
La culture qui tire ses racines et sa substance du fond des âges, culture
faite de labeur, de lutte et d’efforts d’insoumission, est
merveilleusement portée par Idir, étoile montante des années 1970. Le
génie du poète Ben Mohamed trouve parfaitement son terrain d’expression
dans le texte ‘’Vava Inuba’’ chanté par Idir. Cette chanson fera le tour
de la planète et apportera au monde entier le message de la renaissance de
l’une des plus vieilles cultures de la mer Méditerranée. De même, l’hymne
‘’Ay Azwaw s umendil awragh’’, du même interprète, sera rapidement perçu
comme le symbole et la personnification de l’homme amazigh. Ferhat, lui, a
su marier l’authenticité berbère (Yemma asif iccayi) avec la revendication
d’identité et de justice (Tizi Bwassa). Il convient aussi de rendre un
hommage appuyé à un poète et dramaturge de talent tombé dans un quasi
anonymat ces dernières années. Il s’agit de Mohand Uyahia, disparu il y a
une année, et dont les textes ont été interprétés par les meilleurs
chanteurs de Kabylie (Takfarinas, Ferhat, Idit, Djurdjura, Brahim Izri,
Ideflawen,…).
Dans la même période, Lounis Aït Menguellet sort son album ‘’Amjahed’’ (33
tours) que, par un court texte, Mouloud Mammeri a ‘’préfacé’’ au verso.
C’était l’expression d’un désenchantement général par rapport aux espoirs
nourris par la guerre de Libération. Serments trahis, veuves oubliées et
idéaux de justices partis en fumée vont se mêler au sentiment
d’humiliation et de mépris généré par un comportement arrogant et
tyrannique des nouveaux gouvernants. "Si je pouvais dire toute la vérité,
la mule procréerait !", disait Lounis. Le même Aït Menguellet chantera la
JSK comme symbole de kabylité et de réussite. Dans son album ‘’Aâttar’’,
il a rêvé d’un " arbre doux qui se serait régénéré et d’une chaîne de fer
fermée par un fil de fer au milieu ". Le tapis au style ancestral (Aâlaw)
que le poète a confectionné a été sollicité par plusieurs visiteurs venus
de toutes les contrées. Lorsqu’ils lui ont proposé un prix fort pour
pouvoir l’acquérir, il répondra : " Je ne te le céderais pas/Fût-ce contre
des lingots d’or ". Le tapis en question est, bien sûr, une image, une
allégorie, de la dignité kabyle et de l’authenticité qui n’ont pas de
prix. Dans le même album, ‘’Semmeht-as’’ est un texte qui se termine par
une sentence d’une puissante éloquence par laquelle l’auteur déclare
l’immortalité du verbe :
"Ameslay ha ur t ineq, (La parole, personne ne peut la tuer)
Wammag laâbd ittmettet.(Mais,l’homme est bien mortel)
Ameslay ma d itterdeq,(Quand la parole vient à exploser)
L’djil i tibghen yufat. (La génération qui la cherche la trouvera)
Waqila xir lmantaq,(Mieux vaut sans doute parler)
Init-id qebl ak ifat" (Dis-le [le mot] avant qu’il ne soit trop tard).
Dire le mot, la vérité et le courroux avant qu’il ne soit trop tard !
C’est ce que continueront de faire les chanteurs de cette génération que
la société a chargés d’un ‘’fardeau’’ qui a fait d’eaux plus que des
poètes ou de simples chanteurs. Ils étaient vus et considérés comme des
démiurges, les faiseurs de destins, les hérauts et les héros d’une cause
historique. Les poèmes ‘’Ardjuyi’’, ‘’Ayagu’’, ‘’D-nubak frah’’, ‘’Amcum’’
d’Aït Menguellet, ‘’Tahya Pésident !’’, ‘’Tidi Ukheddam’’, ‘’Awidek
ighihkmen’’ de Ferhat et les premières chansons du jeune Matoub Lounès qui
sortiront à la fin des années 1970 constituent le levain ‘’intellectuel’’
du Printemps berbère de 1980.
Le chant général de la révolte
Contre l’injustice, l’arbitraire, le mépris et le déni historique de
l’identité berbère, ces animateurs de la conscience sociale kabyle
appellent à la résistance, à la fraternité et à la lutte pour réaliser les
espoirs déçus de la révolution et consacrer le destin de liberté,
d’authenticité et de modernité pour les nouvelles générations. Sur les
épaules frêles de nos poètes pèse une espèce de responsabilité historique
pour libérer la parole enchaînée et reconquérir les espaces perdus de
liberté. Peut-être n’est-ce là que la reproduction ou le prolongement
d’une réalité historique qui avait fait des poètes et aèdes de Kabylie des
‘’oracles’’, ou, du moins, des ‘’agents de la culture dans une situation
d’impasse’’, comme a eu à l’étudier dans une thèse Farida Aït Oufroukh
pour le cas de Cheikh Mohamd Oulhocine et Aït Menguellet. En tous cas,
sans que cela soit un code explicite, nos chanteurs et poètes ont bien
joué ce rôle, ce qui les a poussés, particulièrement pour certains d’entre
eux, à puiser puissamment dans le substrat de la culture orale kabyle et
dans le patrimoine universel de l’humanité pour exprimer la soif de
liberté, la volonté de casser les chaînes de la sujétion et l’idéal de
réhabiliter la justice et les valeurs humaines de solidarité et de
fraternité. Après les événements du Printemps berbère, les voix se
multiplièrent pour revivifier l’esprit de la lutte fût-ce par une certaine
autocritique par rapport à des attitudes ou à des comportements qui
auraient été jugés maladroits ou inconvenants venant des opprimés
eux-mêmes. En période de reflux et, sans doute, de désenchantement aussi,
ce genre de jugements est souvent de mise. ‘’Tivratine’’ d’Aït Menguellet,
toute une série de chansons de Matoub (‘’Ula d Benbella as iqqar nekk d
Amazigh’’,…) et des textes de nouveaux chanteurs exprimèrent, au début des
années 1980, des formes de ‘’désillusions’’ ou de déceptions suite à
l’action ‘’inaboutie’’ de la révolte d’avril 80. Cependant, la réflexion
deviendra plus sereine, le jugement plus mûr et les ambitions mieux
cernées. Malgré les esquisses d’une politisation ‘’organique’’ future du
mouvement berbère visibles dès 1985 (Ligue des Droits de l’homme,
Association des Enfants de chouhadas), la plupart des chanteurs kabyles
continueront à assurer leur mission première de ‘’diseurs’’ de verbe en
situant la lutte pour l’identité et la cultures amazighes dans le grand
combat pour l’instauration des libertés et de la démocratie. Aït
Menguellet et Matoub, malgré la différence de leurs styles, ont continué à
incarner la chanson kabyle en lutte pour l’identité et la liberté et ce,
jusqu’aux moments les plus noirs de l’histoire de l’Algérie indépendante,
c’est-à-dire la décennie de terrorisme. Ils n’étaient pas seuls, bien sûr.
D’autres chanteurs ont émergé et une grande partie d’entre eux ont fait
jouer à la chanson le rôle de vecteur de la conscience identitaire comme
l’ont fait les pionniers au début des années 1970. L’innovation se trouve
surtout au niveau de la musique, des arrangements et des mélodies. Dans
les limites de l’esquisse que nous avons donnée ici du rôle de la chanson
kabyle dans la lutte identitaire amazigh, nous ne pouvons aborder les
détails du sujet qui devraient nous conduire vers d’autres investigations
sur la forme et la structuration des messages, les échos enregistrés au
niveau du public ou de la population et le parcours ou l’évolution de
chacun des acteurs cités par rapport à la thématique traitée. L’on peut
dire, néanmoins, que la chanson kabyle a constitué l’ ‘’instance
intellectuelle’’ du mouvement de revendication identitaire en Kabylie.
Elle ne s’est pas contentée d’accompagner les mouvements de contestation.
Elle a plutôt servi de vivier, de tremplin et de source intellectuelle de
la révolte.
A. N. M.
Les évènements du Printemps noir ou la citoyenneté en
construction
Des sacrifices et des acquis
http://www.depechedekabylie.com/read.php?id=20022&ed=MTE3OQ==
La contestation citoyenne en Kabylie, relayée par les
événements du Printemps noir de 2001, a le mérite de mettre en avant une
question aussi importante que lancinante : le rôle des mouvements de masse
dans la dynamique sociale et la réalité socio- économique de la région de
Kabylie.
Politiquement, les origines de ce soulèvement restent énigmatiques et
entourées des non-dits. La seule raison qu’on s’autorise à "avouer" est
celle visant à déstabiliser le président de la République, consacré par
les urnes deux ans plus tôt, dans sa lancée vers la réalisation de son
ambitieux programme de relance économique.
A part cela, les événements de Kabylie étaient plus douloureux et plus
meurtriers que n’importe quel autre soulèvement populaire de l’Algérie
post-indépendante : 126 jeunes assassinés par un corps de sécurité
républicaine, les gendarmes en l’occurrence, durant la période de
2001/2003, des milliers de blessés et des centaines d’handicapés à vie.
La contestation kabyle, ou à la recherche de la
citoyenneté
Comme pour les événements de 1980, où l’Etat à anéanti toute forme
d’entreprenariat privé en Grande Kabylie, la période de 2001/2004 a été
aussi marquée par une inertie quasi totale de toutes les activités
économiques, sociales, politiques et culturelles.
La répression sanglante des manifestants en Kabylie durant trois
ans(2001,2002 et 2003), a donné lieu à l’émergence d’une structure, dont
le mode de fonctionnement est puisé du système ancestral de la gouvernance
locale, les Archs en l’occurrence. Alors que l’essence du soulèvement a
induit une mise en perspective les réalités sociales, économiques,
culturelles et politiques de la région, l’apparition des acteurs, ayant
formé la structure chargée de contenir la foule, a fini par remettre en
cause l’efficacité et l’utilité des partis politiques, acquis pourtant au
prix des sacrifices des enfants d’octobre 1988.
"Les réactions des partis politiques les plus ancrés dans les régions
kabyles n’ont pas pu se transformer en action politique relayant
valablement ce qui prend la forme d’un véritable soulèvement… le FFS et le
RCD, étaient en fait paralysés par l’ampleur et l’imprévisibilité du
mouvement", écrit le sociologue Mohamed Brahim Salhi dans son exposé : "Le
local en contestation, citoyenneté en construction. Le cas de la Kabylie".
Cinq ans après le début de la contestation et deux ans après l’arrêt des
hostilités entre les jeunes protestataires et le pouvoir central, les
délégués des Archs ont engagé le processus du dialogue avec le chef du
gouvernement depuis janvier 2004 en vue de satisfaire les revendications
sociales, politiques, culturelles et identitaires contenus dans la plate
forme d’El Kseur, ces mêmes partis peinent à retrouver leur aura d’antan.
L’illustration est venue des résultats des élections municipales
partielles du 24 novembre dernier, où seulement 30% des Kabyles de Tizi
Ouzou et 34% de Bejaia se sont rendus aux urnes.
Le recours à une organisation ancestrale pour gérer une crise à la
dimension de celle d’avril et mai 2001, devrait être interprété, selon les
sociologues, comme étant un besoin de changement du mode d’organisation
sociale. Il est vrai que dans le feu de l’action et l’urgence qui s’y sont
imposés, les citoyens, en manque d’idées peut-être, ont opté pour un mode
aussi ancien mais qui demeure efficace en temps et en espace. Les villages
de Kabylie continuent d’exercer ce modèle de "gouvernance" comme base
incontestable du maillon formant les institutions consultatives de la
République.
Le message était perçu différemment par la société civile nationale et
locale. Mais ce qui est apparu au fil des quatre années ayant suivi avril
2001 est que les Kabyles ont manifesté un besoin de changement. C’était,
estiment les sociologues, l’expression d’un peuple qui veut construire sa
citoyenneté. Et c’était le début d’une autre ère sociale en Algérie en
général et en Kabylie en particulier.
Ainsi, il n’est aucunement difficile de déduire de ces années de
contestation citoyenne et de la conduite, en somme imprévisible, des
délégués du Mouvement citoyen, que la société kabyle se démarque du modèle
centralisé de la gouvernance et remis en cause le système politique
existant. Ce qui impose, de fait, un autre regard sur le besoin de la
société civile de figurer, non en tant qu’entité à qui on impose des idées
et autres projets, mais en sa qualité d’acteur à part entière dans la
gestion de son quotidien.
L’adhésion massive des populations de Kabylie dans l’entreprise des Archs
au lendemain de leur structuration, renseigne amplement sur ce besoin
longtemps réprimé par le pouvoir central via des restrictions culturelles,
économiques, mais surtout en fermant les canaux d’expression libre. "L’autocratie
intellectuelle" érigée en appareils politiques ayant connu leur période
faste au lendemain de leur création, et qui étaient loin des pulsions et
nécessités réelles des citoyens, a fini par démontrer son incapacité de
poser d’alternative et mener les débats autour des projets de société
censés être nouveaux et créateurs d’idées et d’initiatives modernes.
Pour M. Salhi, le recours à la structure des Archs "accentue une situation
de vacuité politique et neutralise toute possibilité d’alternative pour le
prolongement d’un débat sur "le vivre ensemble", dans la diversité. Et ce,
avec un retour critique sur les modes d’organisation de la société et de
participation aux affaires publiques à partir de lieux locaux et dans la
proximité”.
Une dangereuse récession économique
Les événements d’avril 2001 ont eu, par ailleurs, des répercussions
économiques très dangereuses sur le processus du développement de la
Kabylie. Durant au moins trois ans, la machine économique, productrice,
commerciale et de service a failli être réduite au plus bas niveau de la
courbe.
Au moment où la région enregistre le plus haut taux de chômage à l’échelle
nationale (un tiers de la population locale à Tizi-ouzou contre 30% dans
l’ensemble du pays) et un sous-emploi de 75% de la population active, des
opérateurs privés qui s’y sont à peine installés, délocalisent leurs
entités économiques vers des cieux moins agités qu’en Kabylie.
Déjà embourbés par une fiscalité agressive et des lenteurs bureaucratiques
pour s’y installer, ces créateurs de PME ont trouvé durant ces événements
l’argument qui manquait pour délocaliser leurs projets et " remettre " des
centaines de travailleurs au bras des agences d’emploi.
Un phénomène qui était, non sans aggraver le climat social déjà délétère
et précaire engendré par la crise économique de 1985, la compression des
effectifs dans les entreprises publiques qui croulaient sous des dettes
extravagantes en 1997 en sus de la non-attractivité d’investisseurs que
connaît la région depuis toujours.
Si le soulèvement du printemps 2001 a contribué d’une façon directe au
changement des mœurs politiques, il n’en demeure pas moins que les
répercussions socio-économiques sont des plus dramatiques dans la mesure
où la région était devenue, non seulement incapable de créer des richesses
propres, accentué par le désinvestissement, mais elle devait également
faire face au poids aggravant de chômage.
L’ensemble des projets dits de grande envergure, à l’image des
infrastructures publiques de base, a été figé au stade de maquettes. Deux
lectures étaient alors véhiculées par l’opinion publique : l’une qui dit
que l’inertie de ces projets est due à la politique de l’Etat qui
cherchait à immobiliser toutes les initiatives du développement pour
étouffer la protestation citoyenne, l’autre qui s’autorise l’idée de
l’isolement totale de la région sur tous les plans. Quant aux détenteurs
de capitaux et de projets d’investissement, le climat d’instabilité
politique que connaît la Kabylie n’est pas du tout propice à
l’investissement.
Les échanges commerciaux n’ont pas échappé, non plus, aux conséquences de
la protestation citoyenne de Kabylie. Il est vrai que les volumes
d’échanges sont réduits aux simples opérations de l’écoulement de
marchandise par des petits grossistes, - sans toutefois réussir à avoir
l’envergure de grands distributeurs -, et des détaillants achetant les
différents produits de consommation des autres régions du pays. Ces mêmes
activités ont subit des effets néfastes poussant certains à baisser rideau.
Sans omettre, bien évidemment, le cumul des dettes fiscales qu’ils doivent
au Trésor public ayant contraint des dizaines, si ce n’est des centaines
de commerçants, soit à fermer boutique soit à délocaliser leurs activités.
Cette situation est restée pendante jusqu’en décembre 2005 avant que les
pouvoirs publics ne décident l’effacement des dettes fiscales pour
certains commerçants et l’allégement d’impôts pour les autres. C’était le
résultat de consultations marathoniennes entamées avec les délégués des
Archs dés la signature de l’accord cadre avec Ouyahia, en sa qualité de
chef du gouvernement et interlocuteur direct du Mouvement citoyen dans le
processus du dialogue, avec les représentants des administrations
intervenants dans le commerce et la fiscalité.
M.A.Temmar
Le 20 Avril 1980 vu par les jeunes générations
“Qu’en reste-t-il ?”
http://www.depechedekabylie.com/read.php?id=20023&ed=MTE3OQ==
Ils sont anonymes, jeunes, et surtout Kabyles. On les a
choisis ainsi exprès. Dans la rue, au pif. On a voulu un peu sonder, au
hasard, quelques unes de ces voix qui font celle de la masse juvénile
plutôt dans le vent d’autres quêtes.
On ne s’attendait pas à de véritables conférences,
encore moins à des communications plus au moins appuyées sur cet évènement
sur lequel tout le monde n’est pas forcement initié. Quand bien même,
cette date devrait constituer un véritable pont de leur histoire, celle de
leurs aïeux, et de leurs progénitures. Ce n’est malheureusement pas
souvent le cas. Ont-ils tort ? Sont-ils à blâmer ? Ont-ils le droit de
tout charger sur un système qui a tout fait pour réduire ce combat à une
insignifiante commémoration festive dépossédée de sa substance ? Peut-être.
Mais Matoub avait pourtant tout prédit : "Arrach n’themagnine fechlene,
wigi idyetenkarene…" Pas tous heureusement ! La majorité en est consciente
mais…
Khali Aziz, 30 ans, commerçant
"Il n’y a plus la confiance et la fraternité
d’avant"
"Le 20 Avril, c’est un anniversaire qu’on hérite des anciens. Nous étions
petits à l’époque des évènements mais on essaye toujours de suivre ce
chemin. A l’époque j’avais six ans, je me rappelle quand même de quelques
images des policiers qui venaient jusqu’à notre quartier, au 5-Juillet, il
y avait les CRS pourchassant les gens qui manifestaient. Ils ripostaient,
il y avait des affrontements. J’étais jeune, mais j’ai cherché à savoir
pourquoi toutes ces batailles. J’ai posé des questions à la maison, et on
m’avait expliqué que l’armée avait pénétré dans l’université, des
étudiants ont été tabassés, d’autres ont été arrêtés, j’ai même un membre
de ma famille qui avait été embarqué. Voilà en gros, depuis, c’est resté
un évènement, un anniversaire qu’on fête chaque année, c’est tout. Car ça
a changé avec les années, ce n’est plus comme avant. Parce que maintenant,
chacun suit ses intérêts, ce n’est plus comme avant, on n’a plus confiance
en personne. C’est malheureux mais on a plus tendance au souci de la poche
qu’à celui du cœur, du nif, de nos racines".
Bourima Kamel, 26 ans, licencié en anglais, et
maître d’hôtel
“On danse sur…notre dos !”
"Je suis né justement en 1980, donc je ne pouvais vivre l’évènement ni
savoir de quoi ça retournait à ce moment-là. Ce n’est que plus tard,
lorsque j’ai eu mon bac, et l’occasion d’accéder à l’université en 2000,
que j’ai eu à découvrir un peu ce milieu d’où a démarré la contestation.
Auparavant, du temps du lycée, j’entendais parler du printemps berbère,
mais pour moi ce n’était pas plus qu’une journée de grève… On disait que
c’était suite à une interdiction d’une conférence de Mammeri mais sans
plus. J’étais par exemple loin de savoir qu’il était quasiment interdit de
parler Tamazight à la faculté d’Alger. Même mon père ne m’en avait pas
parlé dans le temps. Peut-être que c’était à cause des atrocités des
évènements, peut-être qu’il me voyait assez jeune pour m’expliquer ces
choses-là, lui, qui est un enseignant plutôt psychopédagogue. Il
appréhendait peut-être un choc pour moi. Aujourd’hui, je réalise qu’on a
cassé si j’ose dire, une petite dictature qui nous était imposé à l’époque.
Le 20 Avril c’est le grand éclatement de la cause berbère.
C’est son jour de naissance, elle existait certes avant, mais elle a connu
le grand essor à partir de cette date-là, elle a pris de l’ampleur sur la
scène publique. L’évènement a beaucoup contribué aussi dans le soulèvement
populaire de 88 qui nous a permis d’aspirer à la démocratie même limitée
d’aujourd’hui. Maintenant, pour ce qui est advenu de cette référence, la
situation n’est à mon avis pas réjouissante. Dans notre village à
Iheddaden à Mâatka, par exemple, je crois qu’ils ont prévu un Disc Jockey
pour danser, c’est malheureux. Quel message voulez-vous que les jeunes en
tirent alors… L’évènement a, vraiment, besoin d’être, plus au moins,
ressuscité de manière plus intellectuelle avec la tenue de conférences
débat, des communications… L’élite et les institutions comme l’école
doivent absolument penser à faire passer le message en dehors de la parade
folklorique. A défaut, on se retrouve à organiser des galas, à danser sur…nos
dos. C’est gros la triste réalité".
Djerah Nouredine, 23 ans, 2e année juriste
“Les choses ont changé”
"Je ne sais pas si je peux vraiment parler de cette date du 20 Avril 1980.
A l’époque je n’étais même pas encore né. Les premiers souvenirs qui me
remontent à l’esprit c’est qu’à l’époque, jeune, à chaque fois que la date
revenait, il y’avait des fêtes un peu partout, alors on y allait en groupe
pour se défouler sans vraiment se rendre compte de l’importance de
l’évènement. On était encore loin de réaliser ce que cela signifait, on
était petits. Maintenant qu’on est adulte, on mesure mieux la portée de
cette date. Ca nous fait penser à Mouloud Mammeri, on essaye de revivre ou
plutôt imaginer les années 80 dans un contexte plus sérieux même si on ne
peut prétendre avoir la vraie passion vécue par ceux-là même qui ont été à
l’origine de l’évènement. A partir de là, on saisit mieux la portée de
cette coutume à célébrer cette date historique. Mais pour dire est-ce que
le cap a été maintenu ou pas, une chose est néanmoins sûre, on n’y va pas
avec le même rythme. Les choses ont changé. C’est comme si aujourd’hui on
se retrouve avec à chacun son 20 Avril".
N’Aït Abderahmane Ahmed, 31 ans, disquaire
“Le 20 Avril s’effrite avec les MCB”
"Le 20 Avril, c’est le Printemps berbère. Je n’ai pas connaissance des
détails, comment tout cela s’est passé mais j’ai appris qu’en 1980, il y’a
eu de violentes manifestations entre les Kabyles et les policiers. ça a
commencé à l’université, puis la violence s’est propagée pour atteindre
plusieurs localités de la wilaya de Tizi-ouzou, et même au-delà, je pense.
Il y’a eu beaucoup de blessés, des arrestations. C’était pour Tamazight.
Mais au vu de ce qu’on nous a raconté après coup, et comment se sont
présentées les choses de nos jours, le 20 Avril a perdu de son charme,
depuis au moins les trois dernières années. Y’a rien de concret qui soit
entretenu. Tamazight à la télévision, ce n’est qu’un leur. Les MCB se sont
multipliés pour mieux s’effriter dans la nature, et le 20 Avril avec…
Franchement qui peut mobiliser aujourd’hui la Kabylie ? Personne ! Je
crois que le dernier espoir est parti avec la disparition de Matoub.
C’était la seule école qui aurait pu transmettre le message qu’il faut aux
nouvelles générations".
Louiza Koudache, 34 ans
"La routine tue la passion"
"Disons-le tout de suite, le 20 Avril, c’est les évènements de 1980. Donc
c’est déjà un repère. J’avais neuf ans à l’époque, et je ne savais pas ce
qui se passait réellement alors. Car les informations étaient plus pour
les adultes mais j’ai quand même quelques souvenirs : J’habite à Aït
Toudert à Ouacif et je me rappelle quand même qu’à ce moment-là, il
y’avait mon frère qui était étudiant, nous ramenait à la maison la
cassette de Aït Menguelet, "A El Moussiw". Il me disait qu’à l’université,
il leur était interdit de l’écouter. Même à la maison, je me rappelle
qu’on l’allumait à voix basse… Mais la grande découverte de l’évènement
ce fut pour moi à mon admission au CEM, et au lycée Ousmaïl Kaci. J’ai en
mémoire les réunions de comité qu’on tenait en cachette. On collait des
tracts dans les toilettes pour dire que le 20 Avril on fera grève. Mais je
ne pense pas que l’on fait encore ça. L’ambiance d’antan n’est plus celle
d’aujourd’hui, ça a diminué, il n’y a plus la même passion, je pense que
la routine a fini par avoir raison de l’engouement. Peut-être je ne sais
pas si les gens se contentent de ce à quoi ils sont parvenus, peut-être
que la relève n’est pas encore mûre pour reprendre ce qu’elle a à
reprendre…je ne sais pas. Mais c’est évident qu’il y a un ralentissement.
Avant, la marche ou le gala de Oued Aissi étaient des repères pour tous.
Sur scène, il n’y avait que les leaders, c’est plus qu’un gala. Ca avait
une autre portée. On les sentait engagés. Rien à voir avec ceux
d’aujourd’hui. Pour ce qui est de demain, je pense que malgré tout, cette
date restera, elle gardera sa symbolique. Mais sa prise en charge dépend
de ceux qui la prendront en main".
Propos recueillis
par Djaffar Chilab.
Il y a 26 ans, le Printemps berbère
Dans un réflexe de lucidité, la Kabylie s’emploie à se
réapproprier les repères de sa mémoire militante. Une mémoire façonnée par
des générations de militants qui ont eu le génie d’inventer le combat
pacifique à une époque où la répression politique était une constante du
pouvoir. Avril 1980, ce n’est pas seulement une revendication
identitaire, puisqu’il avait donné naissance à l’acte fondateur du combat
démocratique public. C’est également un projet politique. Les artisans du
Printemps berbère avaient su, en effet, coupler la revendication
culturelle aux libertés démocratiques. C’est pourquoi le mouvement
revendicatif et de protestation avait pris de l’épaisseur avec une
adhésion populaire sans faille. Et pour cause, la grève générale du 16
avril 1980, massivement suivie alors par toute la population, ne pouvait
que rassurer une jeune élite d’après-guerre qui a su traduire les
préoccupations de la région en alternative politique fiable. La générosité
de ces militants issus de la génération d’après-guerre n’avait d’égale que
la répression du régime du parti unique. L’arrestation le 20 avril 1980
des militants Saïd Sadi, Mouloud Lounaouci, Mustapha Bacha, Saïd Khelil,
Djamel Zenati (ils étaient en tout 24 détenus) avait suscité un large
mouvement de solidarité populaire. Cet élan de solidarité et la
mobilisation continue des citoyens ont abouti à la libération, le 26 juin
1980, des 24 animateurs du MCB (Mouvement culturel berbère). Les geôles du
pouvoir de Chadli n’ont pas anéanti la détermination et la conviction des
détenus à continuer le combat pour tamazight et les libertés démocratiques.
Mais quel bilan peut-on faire, après ce long cheminement de l’Histoire ?
Si d’un point de vue purement revendicatif, l’objectif stratégique,
l’officialisation de la langue amazigh notamment, n’est toujours pas
atteint, en dépit de certaines avancées, il reste que sur le plan des
luttes politiques, la génération d’Avril 1980 (“Arrac n’80”, pour
paraphraser Matoub) a ouvert de larges horizons pour la perspective
démocratique nationale. C’est l’héritage légué par les pionniers du
mouvement national que les artisans d’Avril 80 ont pu transformer en
alternative politique crédible, avant de passer le témoin à la génération
d’aujourd’hui, celle formatée aux standards universels. Et cette jeunesse,
notamment les étudiants qui sont un élément structurant de la dynamique
revendicative positive, s’emploie à continuer le combat de ses aînés. La
marche de ce jeudi organisée à l’initiative du MCB et de la communauté
estudiantine en est un exemple concret de la reprise du flambeau des
“anciens” par une jeunesse qui a échappé aux chants des sirènes du pouvoir.
C’est là l’un des messages de Tafsut imazighen, dont l’anniversaire,
aujourd’hui, constitue une halte pour toute militance de la région pour
restaurer les valeurs d’Avril 80 et réhabiliter, par le débat public
prospectif, l’action politique en Kabylie, qui commence à renouer avec les
repères qui ont fondé son combat depuis des générations.
Yahia Arkat
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