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Tiddukla Tadelsant Tamazight di Ottawa - Hull
Association Culturelle Amazighe � Ottawa-Hull
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Kabylie Story : Voyage dans les singularit�s
Par Arezki Metref

http://www.lesoirdalgerie.com/

              �Qu�est-ce que la Kabylie ? Qu�est-ce que cette contr�e dont le nom a si souvent retenti dans la presse, comme autrefois dans nos discussions publiques ?� Ces questions ne sont pas nouvelles. Elles auraient pu, en effet, dater du Printemps noir. Mais non ! Elles ont �t� pos�es dans ces m�mes termes d�j� en 1856 par le g�n�ral Eug�ne Dumas (1802-1871), un officier qui a particip� � la conqu�te de l�Alg�rie.
           Dans une �tude intitul�e tout simplement La Kabylie, qui a servi de manuel aux officiers de la conqu�te, Dumas poursuivit un questionnement qui r�sonne comme une pr�occupation d�aujourd�hui. La Kabylie reste, sans doute, aux Alg�riens aussi m�connue, aussi bard�e de clich�s, de lieux communs, qu�elle ne l��tait aux Fran�ais. Dumas �crivait, � propos des questions qu�il pose en ouverture de son ouvrage : �Ces diverses questions empruntent un caract�re d�actualit� tout sp�cial � l�exp�dition qui vient d��tre dirig�e contre quelques tribus kabyles r�volt�es ; elles en acqui�rent un bien plus grand de compl�ter, au printemps, la conqu�te de ce vaste p�t� de montagnes sur lesquelles nul, jusqu�� ce jour, pas m�me les Romains, n�a pu asseoir sa domination�. Un si�cle et demi et plusieurs r�voltes plus tard, on en est presque au m�me point. Le caract�re frondeur, irr�ductible de la Kabylie, r�tive aux dominations, l�insoumission, un sens de la libert� forg� au cours des si�cles paraissent inacceptables, singuli�rement pour le pouvoir alg�rien issu d�un nationalisme in�puisable en r�serves de l�gitimit� jacobine et d�uniformisation aux forceps araboislamiques. Pourtant, il faut se faire � une �vidence aussi vieille que la Kabylie elle-m�me. Cette r�gion de ce qui s�appelle aujourd�hui l�Alg�rie poss�de un caract�re particulier. Ce particularisme n�est pas, comme le fait accroire ce qui ressort de la propagande, le fait de la France coloniale. Des chercheurs, que l�on ne peut soup�onner de subjectivisme, comme Gabriel Camps, ont montr� que le particularisme kabyle n�est pas, loin s�en faut, une cr�ation coloniale mais bien un trait de caract�re constant dans une histoire faite de heurts et de conflits, marqu�e par la violence des tentatives de domination � laquelle s�opposa invariablement la violence de la r�sistance.             L�argument, devenu le credo du baathisme d�cadent, selon lequel l�attachement de la Kabylie � ses racines historiques et culturelles d�coulerait d�une manipulation coloniale fond�e sur le fameux principe machiav�lique �diviser pour r�gner� ne tient bien s�r pas la route. S�il fallait une preuve, et une seule, pour d�monter cet argument sp�cieux, il n�est que de constater que la contestation du pouvoir autocratique d�aujourd�hui au nom des principes du pluralisme politique et culturel est affirm�e par des jeunes kabyles qui appartiennent � une g�n�ration pour qui le colonialisme rel�ve de la pr�histoire. Nous sommes loin de tout cela. Nous sommes dans des probl�matiques nouvelles, celles de la d�finition des Etatsnations issus des r�volutions du XIXe et XXe si�cles sous la pression de la mondialisation qui fait sauter les fronti�res du commerce et de la circulation des flux financiers. On ne va tout de m�me pas continuer � invoquer ind�finiment les m�mes clich�s pour justifier l�ostracisme subi par toute une r�gion qui, a bien s�r, des pans entiers d�histoire commune avec les autres r�gions d�Alg�rie mais qui a aussi ses particularit�s, voire un particularisme intrins�que qu�elle a raison d�arborer comme un honneur. Toutes les autres r�gions devraient en faire autant. Si il y a une chose que ces derni�res doivent l�gitimement prendre � la Kabylie, ou apprendre d�elle, c�est pr�cis�ment de s�honorer de sa singularit�. Celle de la Kabylie est indiscutable. Celles de la Kabylie sont incontestables. Singularit� linguistique, d�abord. En d�pit du rouleau compresseur de l�arabisation muscl�e, forcen�e, fon�ant dans le tas comme le taureau sur le morceau de chiffon rouge, la Kabylie est demeur�e l�une des derni�res r�gions berb�rophones � continuer � �tre imperm�able au diktat qui implique l�acquisition artificielle d�une langue et le reniement d�une autre, cette derni�re �tant non seulement une langue maternelle enracin�e, mais aussi une langue qui a surv�cu � deux mill�naires et demi de confrontation � des langues qui, � coups de l�gions, d�arm�es, ont essay� en vain de la r�duire � n�ant. La Kabylie est, en effet, aujourd�hui, la r�gion d�Alg�rie o� il y a le plus de berb�rophones monolingues. Ce constat devrait faire r�fl�chir ceux qui ont la conviction qu�un d�cret, appuy� par quelques coups de semonce, suffit � faire changer de langue maternelle. C�est un truisme que de souligner la propension quasi cong�nitale du nationalisme alg�rien � passer, par scotomisation, � c�t� de la complexit� dans l�appr�hension de la question des langues. On aurait pu croire que, � tout le moins, le pragmatisme dont il sait faire preuve dont la n�cessit� aiderait � d�ciller les yeux sur ceci : la seule loi concernant les langues, c�est l�usage. Singularit� culturelle : elle est sans doute connexe � la singularit� linguistique. En effet, le d�ni d�existence subi par tamazight de la part du pouvoir alg�rien a engendr� un combat pour la survie d�une langue qui a insuffl� une vitalit� culturelle d�une puissance �tonnante. La Kabylie est une r�gion o� la synth�se culturelle entre le local et l�universel est une r�ussite quasi quotidienne. Outre cette vitalit� remarquable dans la chanson, la litt�rature, le th��tre, un autre �l�ment non n�gligeable vient conforter l�originalit� kabyle : la culture se fait, depuis des lustres, envers, et souvent contre, les circuits officiels du pouvoir. Singularit� sociologique. Pour un certain nombre de raisons, dont l��migration, la Kabylie a su se forger une personnalit� dans laquelle s�harmonisent, sans pr�judice l�une de l�autre, la tradition et la modernit�. L�ouverture sur la diversit� du monde, r�elle, ne dissout pas le respect de la tradition, colonne vert�brale d�une personnalit� rompue � l�adversit� hostile, dans une modernit� g�latineuse. Le mouvement des a�rchs, quoi qu�on puisse en penser sur le plan politique, t�moigne de cette simplicit� avec laquelle la Kabylie se meut dans un va-et-vient f�cond entre tradition et modernit�. Singularit� politique, singularit�s politiques, plut�t, s�appuyant sur un r�el souci de pluralisme, un exercice de la d�mocratie primitive r�el et une forme de la�cit� caract�ris�e par la conduite des affaires publiques par les autorit�s morales civiles et non pas religieuses. Autre singularit� politique, l�irr�dentisme. La tradition de r�sistance consubstantielle � la situation historique et g�ographique de la Kabylie a profit� de l�acquisition des formes modernes de militantisme politique par la contrainte � l��migration.                   

              Les montagnards kabyles qui ont d�, d�s la fin du XIXe si�cle chercher du travail en France ont appris, dans les syndicats d�ouvriers, les formes de lutte politique moderne et les id�ologies de la lib�ration. Ce fonds symbolique de militantisme, qui a profit� grandement � la lutte ind�pendantiste, est transmis comme un h�ritage. Ces singularit�s existent en elles-m�mes mais la Kabylie est aussi singuli�re d�une autre mani�re : par le regard pos� sur elle par le pouvoir politique et, par ricochet, par le reste du pays. Il est rare, en dehors de la Kabylie, que l�on consid�re les Kabyles, donc la Kabylie, comme les autres Alg�riens et comme les autres r�gions d�Alg�rie. La banalisation de l�ostracisme est telle que l�on traite quelqu�un de Kabyle sans avoir la conscience de prof�rer une exclusion et de soup�onner de s�cessionisme grave le kabyle qui ose endosser la singularit� dont on l�accable. Ce travail de l�inconscient, dop� aux raccourcis de la propagande, produit des situations proprement �tonnantes. En disant �je suis oranais�, vous venez d�Oran. Si, par inadvertance, vous osez dire �je suis kabyle�, vous mettez en danger ipso facto l�unit� nationale. Cette unit� reste � d�finir dans l�int�gration, pas dans l�exclusion. Elle se fait dans fusion des singularit�s qui composent l�Alg�rie. D��vidence, tant qu�on s�ent�tera a m�conna�tre les singularit�s kabyles, le particularisme prouv�, �prouv� plus souvent qu�� son tour, de la Kabylie, on fera montre de cette volont� de ne pas voir les l�zardes qui sinuent dans les fondements de la nation alg�rienne. Pour autant, si ces singularit�s particularisent la Kabylie mais ce sont les manipulations qui l�isolent. On n�en a pas fini avec elle tant que l�attitude � son �gard se limite aux termes d�une �quation mortif�re : le m�pris et la manipulation. Mais ce baril de poudre, dont l�explosion tonne r�guli�rement dans l�actualit� alg�rienne, est aussi une r�gion o� des gens r�vent, aiment, cr�ent. Sur la ligne de cr�tes, il plane aussi cet air du temps qu�il n�est pas mauvais de humer. Mais en commen�ant par o�, au fait ?

Kabylie Story : Bordj-Mena�l, th��tres

          �On se retrouve au Petit-Montagnard�, me dit Omar Fetmouche au t�l�phone. A travers les gr�sillements du portable, mon embarras est pass�. �Tu demandes. Tout le monde conna�t�. C�est donc �a, la rue principale de Bordj-Mena�l : un champ de ruines ? De part et d�autre de la chauss�e, la rue porte les stigmates du s�isme du 21 mai. �Vert en bas, rouge en haut�, d�plore Omar. Les commer�ants, en d�sespoir de cause, sont revenus occuper leurs �choppes sur lesquelles les experts ont appos� des signes � la peinture rouge classant les b�tisses comme candidates � la d�molition.
             Mais elles sont non seulement pas d�molies, mais il n�est m�me pas question, pour le moment, de reloger les commer�ants. Alors, sans demander rien � personne, ils sont revenus. Jusqu�� l�UGTA qui continue � squatter un b�timent � moiti� effondr�. Il y a quelque chose de tragiquement surr�aliste dans cette plaque informant de la localisation de l�UGTA, plac�e de guingois entre deux blocs de pierre d�tach�s de la fa�ade. Une balade dans le centre-ville, c�est une vir�e dans une ville-t�moin. En effet, on a l�impression que c�est toute une ville qui a �t� laiss�e � l��tat de d�bris comme par souci p�dagogique consistant � montrer de quelle force de destruction est capable un s�isme. Mais une loi naturelle est aujourd�hui bien connue : ce n�est pas le s�isme en soi qui est destructeur. C�est l�incomp�tence des hommes. Le Stella, cette salle mythique que Omar Fetmouche et sa bande de copains qui ont enracin� une tradition th��trale solide dans une ville des passages ont choisie comme lieu d��lection, n�a pas �t� �pargn�e. L�int�rieur est un amas de ruines, au milieu desquelles s�affairent les ouvriers. La fa�ade qui donne sur la rue tient debout, avec ses plaques, celle qui annonce l�inauguration du th��tre en 1999 et celle qui donne le nouveau nom du lieu : th��tre Sindjab (l��cureuil). Omar Fetmouche, dont le nom est d�sormais li� � la ville, est un homme qui a su marier ses deux passions : le th��tre et Bordj-Mena�l.
Th��tres de Fetmouche

                Mon p�re est �descendu� de Tafoughalt, en Grande-Kabylie, dans les ann�es 1940, comme beaucoup de familles mena�lias�, dit Omar pour appuyer que 80% de la population de la ville est kabyle, �surtout les commer�ants�. Coll�gien, Omar est enclin au th��tre. Ce penchant adolescent est boost� par des profs et, aussi, par le climat culturel de la ville en ce d�but des ann�es 1970. Le cin�-club R�volution diss�que les messages subliminaux des films de Jancso au cin�ma El Djamal. Dans la cave du Rond-Point, le caf� culturel du coin, l�orchestre r�p�te une synth�se de tous les genres musicaux alg�riens. Dans la m�me cave et, parfois, chez Papa, au Petit-Montagnard, des conf�rences suscitent des d�bats enflamm�s. On refait le monde, dans tous les sens. On dresse des plans sur toutes les com�tes. Le petit Omar baigne l�-dedans, dans ces eaux bouillonnantes de la cr�ation qui ne submergent pas une ville comme piqu�e par la mouche ts�-ts�. Le moment t�nu, interstitiel, qui verra Omar Fetmouche balancer dans le th��tre, c�der � cette passion qui le d�vore, c�est cette soir�e de 1972 o� Kateb Yacine et sa troupe sont venus donner Mohammed, prends sa valise. Il a vu la pi�ce, passe une soir�e avec Kateb et sa troupe, et, depuis lors, plus rien n�est comme avant. Pour Omar, d�abord, pour Bordj-Mena�l, ensuite. Il se lance dans le th��tre � corps perdu. Il rassemble des copains et, � partir de 1976, Bordj carbure au th��tre. Omar Fetmouche, heureux, marie donc ses deux passions. Il exporte de Bordj Mena�l une image de ville viss�e c�t� cour et c�t� jardin, ce qu�elle �tait loin d��tre avant lui, et fait venir dans la cit� un festival r�gional � saison fixe, sans compter tout ce qui peut se cr�er comme pi�ces dans le pays. Au point o�, comme le dit Mohamed Agueniou, son ancien instituteur et n�anmoins pivot de l��difice culturel menaili depuis l�ind�pendance, �Bordj et Fetmouche ne font qu�un dans la presse�. Pour une fois que ce n�est pas un joueur de foot mais un homme de th��tre qui incarne une ville, on ne va pas se plaindre. Le Petit-Montagnard Papa, le ma�tre de c�ans, tr�ne sur un pass� prestigieux et deux salles. Celle dans laquelle on p�n�tre est encombr�e de p�tisseries � la cr�me, qui font la joie des passants. Autrefois, tout ce que la ville recevait comme invit�s de marque venait d�guster le caf�, les p�tisseries et la sagesse de Papa. Hamani, le boxeur, et Alain Delon y ont fait une halte. Kateb Yacine aimait s�y attabler. Tahar Djaout ne venait jamais � Bordj-Mena�l sans y siroter son ness-ness. Mais au lieu de punaiser aux murs les photos de ses invit�s de marque comme dans les caf�s ordinaires, Papa les tapisse de proverbes et dictons manuscrits. �Toute m�chancet� vient de la faiblesse�, lit-on juste en levant le nez de sa tasse. On peut aussi m�diter sur ceci : �Le cri du pauvre monte jusqu�� Dieu mais n�arrive pas � l�oreille de l�homme�. Ou encore : �Le ma�tre qui tente d�instruire sans inspirer le go�t de l�instruction est un forgeron qui bat le fer � froid �. Commentaire de Mohamed Agueniou, qui a pass� sa vie dans l�enseignement : �C�est une belle chose l�, que je ne connaissais pas�. Mohammed Agueniou est une autre figure de la ville. Depuis l�ind�pendance, il est partout o� �a bouge. Il a particip� � l�orchestre local en tant que chanteur kabyle, au Cin�-Club. La troupe de Fetmouche et ses camarades l�a toujours trouv� � ses c�t�s, y compris lorsqu�il assumait des mandats �lectoraux � l�APC de Bordj-Mena�l. Il est joueur � la JSBM de 1963 � 1973. �C��tait une �poque o� on jouait pour le plaisir du foot, dit-il. D�ailleurs, on payait notre cotisation�. Autour de cette table du Petit-Montagnard, en compagnie de Omar et de Ahc�ne, un compagnon du th��tre de la premi�re heure, nous �voquons Bordj. Son histoire. Ses figures. Les rep�res qui lui donneraient une coh�sion. �Les rep�res sont presque tous tomb�s�, dit Omar. Mais il a trop de modestie pour ajouter qu�il y�en a encore deux, autour de cette table. Lui-m�me, Omar Fetmouche, et l�humble Mohamed Agueniou. Mais il est vrai que les rep�res physiques qui balisaient la ville sont � terre. La p�tisserie Ka�di, � laquelle s�arr�taient les passagers pour la Kabylie qui traversaient obligatoirement Mena�l avant que la voie rapide ne soit construite, est aujourd�hui un creux entre deux immeubles. La salle des f�tes � �la plus belle d�Alg�rie�, s�enorgueillit Fetmouche �, transform�e par je ne sais plus quel maire inspir� en Monoprix, a �t� achev�e par le s�isme. C�est aujourd�hui une plate-forme de b�ton, bord�e de ruines et d�ordures entre lesquelles des �tals de marchands ambulants ont l'air d'une survivance d'un monde qui fut dans ses rails. "La population est, ici, furieuse contre les journalistes", me dit Ahc�ne. Ces propos sont un commentaire de la col�re exprim�e par un commer�ant en me voyant prendre une photo. "Photographiez nos ordures et les ruines", crie-t-il. Avec pus de 300 morts, Bordj-Mena�l a �t�, semble-t- il, ignor�e par les m�dias, donc par les autorit�s. Voil� pourquoi, encore une fois, le journaliste sert de bouc �missaire.
Le banjo de Rabah
                   
A l'autre bout de la ville, le quartier s'appelle l'Oasis. La gargote de Rabah, c�est "Le Bon-Coin". La rue est encombr�e d'engins. La boue est telle qu'elle retient vos chaussures. "Je l'ai appel� juste comme �a, sourit Rabah. En r�alit�, c'est pas vraiment un bon coin." La cinquantaine joviale, Rabah est pr�sident de l'association Hadj Menouar "un gars qui �tait du coin". Rabah est un fou de ch�abi, canal historique. Il ne jure que par "Amar " (Ezzahi). Il raconte son voyage dans le ch�abi, ici. Il a de la nostalgie pour l'�poque b�nie o� on se produisait en pantalon noir, chemise blanche et n�ud papillon rouge, les cheveux gomin�s. C'�tait, se souvient-il, un temps o� les choses avaient un sens. Il raconte ses rencontres, et c'est toujours des histoires de musique. L'une des plus importantes, c'est Cherchem, qui donna des cours par ici. Puis, comme pour joindre la musique � la parole, Rabah va dans les cuisines de sa gargote et revient avec un banjo. Pendant un quart d'heure au go�t sublime d'�ternit�, il encha�ne les touchias. La cit� HLM, jouxtant "Le Bon-Coin", est une assiette vide. Il n'en reste plus rien. Les immeubles sont tomb�s sur les habitants. 90 morts, rien que l�. On remonte vers le lacis des ruelles de la ville. Qu'y a-t-il � visiter � Bordj-Mena�l? Qu'y a-t-il � en dire? A en dire, d'abord.
Ville de Kabylie
                     Je pose la question � Omar Fetmouche. "Est-ce que cela te choque que je d�marre un reportage sur la Kabylie � partir d'ici? Omar r�pond par une autre question : "Je voulais te demander justement pourquoi tu d�marres d'ici?". Il est incontestable que Bordj-Mena est une ville kabyle m�me si elle est un peu, aujourd'hui, une sorte de fronti�re linguistique avec le kabyle dans une rue et l'arabe dans l'autre. Mais qu�elle fut totale kabyle, c'est s�r. Il n'est que de voir les tableaux de Calvaux, expos�s � la salle des d�lib�rations de la mairie, montrant le march� de Bordj-Mena�l dans les ann�es 1930 : on est bien en pays kabyle. Que Bordj-Mena�l ait �t� organiquement amput�e de la wilaya de Grande Kabylie pour �tre rattach�e � la wilaya de Boumerd�s cr��e � la faveur d�un d�coupage destin� � morceler la Kabylie, est un fait qui parle de lui-m�me. C'est injustement que Bordj-Mena�l a �cop� de l'�tiquette 15,5, au lendemain du Printemps berb�re de 1980. Cela stigmatisait la ville dans son manque de solidarit� avec le mouvement de Kabylie. Mais autant Omar Fetmouche que Mohamed Agueniou tiennent � relativiser. Il y a une bonne partie de la population qui �tait pour le mouvement. Une autre, contre. Normal. Une action de solidarit� devait partir de la Maison de jeunes. Mais cette derni�re a �t� occup�e alors par les CNS. Fin. Mais, en 1981, interdite � Tizi-Ouzou, la troupe de th��tre Issoulas est venue donner ici l'adaptation faite par Mohya de L'exception et la r�gle de Brecht. C'est la revanche des planches.
Qu'y a-t-il � dire d'autre?

            Bordj-Mena�l, le Fort-des-Cavaliers : le nom m�me du comptoir renverrait � la Numidie. L'histoire s'est d�pos�e progressivement, au point de faire d'une route, d'un passage, une cit� dou�e de sa propre personnalit�. Le m�tissage l'a pr�muni, du moins en partie, du d�lire obscurantiste. "Ce qui est � Sid-Ali-Bounab et que tout le monde sait, n'est pas arriv� ici", constate Omar. Que visiter? La Maison de jeunes, me sugg�re Ahc�ne. Bien tomb�s : il y a une apr�s-midi culturelle et r�cr�ative. Une caravane de wilaya y fait �tape. La salle de spectacles est bond�e de jeunes enthousiastes. Une pi�ce d�marre dans le brouhaha. Ce sont les adh�rents de la maison de jeunes de Si-Mustapha qui jouent la Source, une pi�ce �crite pour eux par leur directeur, Azzedine Da�d. Le coryph�e entre en sc�ne, en fait le parquet dall� de la salle. Il est pieds nus. Il dit : "Nous sommes venus du r�el. C'est avec notre histoire que nous venons � vous". Le ch�ur reprend : "Nous sommes venus du r�el...". Les rideaux rouges de la salle donnent un air kitsch � l'ensemble. Quelques com�diennes portent le hidjab. Une chor�graphie s'esquisse parfois, sur fond de musique asiatique " qui �voque le ruissellement de l'eau", dit Azzedine. Place au hip-hop. Casquette de travers, surv�tement, les jeunes de Bordj-Mena�l dansent comme de beaux petits diables au grand ravissement de la salle. "Passez-moi une chaise", me demande une adolescente voil�e. Je m�ex�cute. Elle se juche dessus pour voir par-dessus les �paules des autres.
 

Kabylie Story : Azzazga, m�moire du sang

           Combinaison bleue de m�cano, casquette de golfeur enfonc�e dans les yeux, fine moustache sans un rai blanc, Boudjem�a Chellal n�est pas seulement le r�parateur de cycles de la ville. Soci�taire de la JSA (Jeunesse sportive d�Azazga) depuis 1946, il en est encore aujourd�hui, � 74 ans, pr�sident d�honneur de la section foot.
 

                      �Je tiens gr�ce au sport�, confie-t-il. La ville, reconnaissante, lui a octroy� ce commerce pour services rendus au sport. Du coup, le septuag�naire � la vie bien pleine, qui aurait d� jouir d�une retraite m�rit�e, plonge encore les mains dans le cambouis. Les cycles, il n�en vit pas seulement. Ils ont �t� la grande passion de sa vie. Cycliste professionnel, il commet une infid�lit� � sa ville de naissance et de c�ur, Azazga, pour caracoler, sous les couleurs du MCA (Mouloudia Club d�Alger), en peloton de t�te. C��tait en 1954 et ses camarades s�appellent alors Zaaf, les fr�res Chibane et d�autres, imp�rissables locataires du gotha alg�rien de la petite reine. Boudjem�a Chellal est aussi une m�moire d�Azazga. �Je me souviens de ce temps o� Slimane Azem est venu chanter � Azazga. Il y avait aussi Hanifa�. Cette �vocation suffit � planter le d�cor de la d�solation. Slimane Azem est mort dans la peau d�un paria, priv� de sa Kabylie. Hanifa, aussi. Les hasards de l�histoire familiale m�ont conduit, enfant, � s�journer � Azazga. Un jour, je me suis gliss� dans un cin�ma pour me laisser envo�ter par L�inconnu du nord express, ce chef-d��uvre noir tir� par Hitchcock du roman homonyme de la romanci�re am�ricaine Patricia Highsmith. Depuis lors, je n�ai jamais vu un film de Hitchcock, lu un roman de Highsmith, vu ou lu un polar, sans que ma m�moire exhume Azazga. Chacun porte son cin� Paradisio. Mais la m�moire joue des tours, c�est l��vidence. Je soutiens mordicus devant Rabah, ce natif d�Azazga qui a bien voulu me piloter, que le cin�ma �tait situ� face � l��glise, dans la rue du tribunal. Si c�est bien le cas, il y aurait donc deux cin�mas � Azazga. C�est pourquoi nous sommes all�s trouver Boudjem�a Chellal. Il tranche en faveur de Rabah, contre mon souvenir. Radio-Cin�, l�unique cin�ma d�Azazga, n�a jamais �t� dans la rue o� un souvenir d�enfant l�a rang�. Il jouxte pr�cis�ment l�atelier de Boudjem�a Chellal. La fa�ade grise donne sur la rue Tamgout, du nom de la for�t dont les premiers arbres, sur les pentes, surplombent la ville. En d�pit des effets de la fi�vre de la construction minute, pand�mie qui touche tout le pays sans distinction de singularit�s, Azazga est pr�serv�e de la d�figuration. Le centre-ville, un croisement d�avenues larges, est �gal � lui-m�me, avec ses trottoirs vastes et ses belv�d�res qui mettent les cimes du Djurdjura � port�e de main. On pourrait presque les toucher. Le cin�, malmen� par le cycle infernal de la nationalisation et de la d�nationalisation, est aujourd�hui une salle de sport. J�y p�n�tre, pr�c�d� de Rabah. Sur un mur du hall, les traces du guichet, arrach�, sont encore visibles. Tout cela para�t bien petit, � pr�sent. Dans la salle, des adolescents tapent dans des sacs de sable avec des gants de boxe. L�entra�neur, un jeune homme en surv�tement, les encourage � cogner plus fort. Dans la cabine, le projecteur 35 mm est intact. On remonte la rue. On tombe sur les quatre chemins, le centre d�Azazga. A main droite, derri�re la mairie, la place sur laquelle Arezki Nal Bachir, un bandit d�honneur d�At Bouhni, a �t� guillotin� en public par les bourreaux du colonat, ne comporte aucun signe comm�moratif. Pas la moindre plaque pour rappeler, au bon souvenir des jeunes d�aujourd�hui, que l�ind�pendance du pays est le fruit d�une longue cha�ne d�actes de libert�. Ce bandit d�honneur �tait, comme tous ceux qui ont pris le maquis en Kabylie � la fin du 19e et au d�but du 20e si�cle, d�abord un r�sistant. Youcef Adli vient de lui consacrer un livre. Libert� Des man�uvres creusent � coups de pioche, face � Azemour-Bounsar, la prison d�Azazga, sur la route de Bouzegu�ne. La pioche bute sur des racines d�arbres centenaires. Qu�y a-t-il donc � construire sur ce fin ruban de chauss�e en face de la taule ? Ce sont, me dit Rabah, les fameux 100 commerces, panac�e pour r�sorber le ch�mage des jeunes. Symbolique de la d�rision. Avec son histoire �maill�e d��lans vers la libert� souvent cher pay�e, Azazga ne se fait pas � la violence. Chaque fois, c�est comme si c��tait la premi�re fois. Toutes les strates de la m�moire de la ville sont supplant�es par le drame du printemps 2001. La carcasse de la brigade de gendarmerie, rageusement incendi�e par les jeunes avant qu�ils entreprennent de la d�molir � mains nues comme les Berlinois l�ont fait pour le mur de leur ville, t�moigne de la trag�die. Ferhat Mehenni, porte-parole du MAK (Mouvement pour l�autonomie de la Kabylie), chanteur connu et vieux routier du mouvement berb�re, raconte dans son livre Alg�rie : La question kabyle (Michalon, Paris) les circonstances de l�explosion � Azazga, o� il habite. La ville a �t� gagn�e par le coup de col�re du printemps 2001, comme toute la Kabylie. Rue de l�Ind�pendance, les jeunes ont commenc� � manifester. Les gendarmes avancent vers eux , sur les dents, comminatoires, bard�s d�armes de guerre. Ils tirent. �On pensait que c��taient des bombes lacrymog�nes qui sortaient de la gueule de leurs armes�, se souvient ce jeune, qui �tait dans la masse. �Et puis, on a vu des jeunes s��crouler, le sang se r�pandre. On a compris qu�ils tiraient � balles r�elles. Notre sang n�a fait qu�un tour�. Selon les t�moins, les gendarmes avaient la hargne de militaires qui combattaient d��gal � �gal. En face, il n�y avait que des jeunes, d�sarm�s, innocents, mus par le trop-plein de col�re accumul�e devant tant d�injustice, tant d�arbitraire. Des jeunes d�poss�d�s de tout avenir, de tout espoir d�avenir. Le bilan hante encore Azazga. Neuf morts et un traumatisme qui fait �merger cette terrible r�v�lation : comment peut-on compter sur un pouvoir qui tire sur les enfants qu�il est cens� prot�ger ? C�est sans doute la r�ponse � cette question qui fera sortir de l�impasse la crise de l�gitimit� pos�e au seul pouvoir mais dont toute l�Alg�rie, � son corps d�fendant, p�tit. L�irr�parable se produit le 27 avril 2001. Les gendarmes tirent. Irchene Kamel s�effondre, ensanglant�, contre le mur du caf� Royal Libert�, rue de l�Ind�pendance. Un de ses camarades l�aide � plonger la main dans son propre sang et de la plaquer sur le mur. Puis, il consacre son dernier souffle � �crire ce mot : Libert�. La puissance du symbole, cet acte d�sesp�r� pour la vie au seuil imm�diat de la mort, donne la chair de poule. Une plaque est appos�e sur le mur du caf�. Le comportement f�roce des gendarmes a insuffl� la force de �Spartacus aux jeunes� lorsque ils ont commenc� � s�en prendre � la brigade, d�sert�e par ses occupants au milieu de la nuit. Que fait-on � Azazga quand on est jeune et encore sous le traumatisme de tout ce sang dont la m�moire est macul�e ? Accoud� au comptoir d�un caf�, ce b�n�vole de la Maison de jeunes me regarde comme si je posais des questions de Martien. Eh bien, lui, il ne travaille pas. Il a bricol� un peu � Alger, fait des photos dans les mariages et consacre ses journ�es au militantisme culturel. L�ennui, c�est qu�il n�a pas la moindre id�e sur ce que peut lui r�server l�avenir. L�avenir, c�est maintenant, dit-il. A. M.

Kabylie Story : A�t-Hichem, pure laine

                  Nous quittons Tizi, en d�but d'apr�s-midi. Direction : la montagne. Dans la lumi�re du soleil froid, la montagne flotte, d�tour�e par les limbes de brume, comme un mirage sur la margelle du regard. La route grimpe, succession de lacets en �quilibre au bord de ravins � la descente abrupte. Les virages brefs offrent un panorama aux changements rapides. La vall�e aux terres dessin�es � la r�gle comme un damier ocre est soudain remise au second plan par le moutonnement des cr�tes � l�assaut du massif.
                   Lala-Khadidja arbore d�j� une calotte de neige. D�ici, on distingue les villages anciens, ensemble compact de masures agglutin�es autour des pitons, des nouvelles constructions �tal�es comme les fleurons d�un catalogue de mauvais go�t. La route contourne Adeni, flanc de coteau. On continue � monter, par paliers. Plus nous prenons de l�altitude, plus le ph�nom�ne d�optique qui �loigne et rapproche la montagne comme s�il s�agissait d�une image soumise au mouvement d�un zoom devient fr�quent. Au loin, comme chevauchant la colonne vert�brale d�un dinosaure, Ath Yenni r�pand ses villages sur les flancs d�une ligne de cr�tes. Voil�, maintenant, Icherridene. Le monument du soldat inconnu, dress� dans une �chancrure, est une ruine. L�arm�e coloniale l�avait ��rig� comme le t�moin d�une victoire sur la plus grande r�sistance rencontr�e, dans son entreprise d�occupation, depuis le d�barquement en 1830. Icherrid�ne, o� l�arm�e de Randon a mordu la poussi�re, est la confirmation tragique de cet esprit de libert� constant dans l�histoire du pays kabyle. Mais la force d�occupation a vaincu celle de la r�sistance. Il aurait d� appartenir aux Kabyles de dresser ici un monument qui rappelle que nul ne peut violer impun�ment la citadelle. Mais la civilisation berb�re, dont la Kabylie incarne la persistance dans toutes les adversit�s, est connue davantage pour �tre celle de la r�sistance que de la conqu�te. C�est pourquoi, on ne construit pas plus de palais ou de monuments que d�empire. La grandeur berb�re n�est attest�e par rien de mat�riel. Elle survit par transmission orale. On passe alors en contrebas d�Icherrid�ne sans savoir que c�est un haut lieu de la r�sistance kabyle � la conqu�te fran�aise. Cette r�sistance farouche et d�sesp�r�e, sur laquelle ont but� les l�gions romaines au point de ne surnommer le Djurdjura �la montagne de fer� � pas seulement pour la composition ferrugineuse de la roche�, est un trait d�finitoire de la contr�e. Lorsque, vaincus par le nombre et la puissance de feu, les Kabyles ont d� se soumettre � l�h�g�monie de l�occupant, ils ont continu� la r�sistance sous d�autres formes. Aussit�t apr�s avoir d�fait les troupes kabyles � la bataille d�Icherrid�ne, l�arm�e coloniale d�p�che des officiers d��tat civil. On contr�le mieux une population dont on d�tient l��tat civil. Mais les Kabyles d�cident de poursuivre la r�sistance en refusant de livrer leurs patronymes. Les officiers d��tat civil se munissent alors de listes de noms faits de bric et de broc et les attribuent arbitrairement. C�est pourquoi les noms inscrits � l��tat civil ne correspondent pas, en Kabylie, aux noms traditionnels. Madjid, un gars de Tizi qui m�accompagne, me dit que le virage que nous prenons est connu pour �tre une station de faux barrages. Il me montre l�arbre sous lequel des militaires ont �t� tu�s. La route donne sur un ravin qui descend � pic sur Varakmouch, nom donn� � ce tron�on d�assif oua Sakha, affluent du Sebaou. �Quand ils sentent un danger, les terro se laissent glisser sur la pente. Ils disparaissent illico�, m�explique Madjid, qui sillonne depuis des lustres les routes de Kabylie. Un dernier virage et nous tombons sur Larba�-Nath- Iraten, ex-Fort-National, ex- Fort-Napol�on. Nous sommes au c�ur du massif d�Igawawen qui a donn� ces noms bizarres : zouaves, zouaouas... Un bourg poussi�reux, �pousant la courbe d�un virage : voil� Larba�-Nath-Irathen aujourd�hui. La poussi�re se soul�ve sous les roues de la voiture. Une mosqu�e massive domine de son minaret les carcasses qui se dressent de plus en plus haut. Au milieu d�une place, une statue de Abbane Ramdane, originaire de Azouza, � quelques kilom�tres d�ici, fait ressembler l�animateur du congr�s de la Soummam � Ben Tobal. M. Remond, administrateur de commune mixte dans les ann�es 1930, d�nuait, dans un ouvrage de cette �poque, la visite de la Kabylie de tout int�r�t sans Michelet et Fort- National qu�il d�crit comme un joyau dans un �crin d��meraude. Il ne reste visiblement pas grand-chose de cet �clat, exotique. Larba�-Nath-Iraten est format�e par le chaos urbanistique qui est la marque de l�Alg�rie d�aujourd�hui. On p�n�tre dans A�n-el- Hammam par la bande. �T�inqui�te, me dit ce jeune, ici, tout le monde dit Michelet�. On poursuit. A Sidi-Yahya, le cyber s�appelle Titanic et l�usine o� les costars �Pierre Cardin� sont taill�s sur le patron des jeunes cadres dynamiques et des patrons du priv� non exploiteur, a plut�t l�air modeste. Une b�tisse banale, qui b�ille d�ennui sur un mamelon. A�t-Hichem, c�est le tapis traditionnel kabyle. �Il y a un m�tier � tisser dans chaque maison�, me dit Hassan. On aborde le raidillon qui m�ne au c�ur du village. Un buste surgit d�une st�le. C�est la statue de Bela�d A�t Madri, un militant du FFS, tu� lorsqu�il a pris le maquis en 1963. Il est originaire d�ici. Un adolescent du cru, crois� sur place, raconte : �Les gendarmes ont emp�ch� les �lus FFS d�inaugurer la statue�. C��tait avant qu�ils aient �t� oblig�s de partir. Ils faisaient preuve d�une hargne inexplicable. Les �lus FFS ont d� battre en retraite. Il a fallu revenir apr�s leur d�part pour rendre cet hommage � l�enfant du pays. On n�est pas loin de Koukou, capitale d�un royaume au XVIe si�cle. Les A�t Hichem en �taient. Le royaume avait des relations d��gal � �gal avec la r�gence d�Alger. Taos nous emm�ne visiter son atelier de tissage. C�est un garage o� une dizaine de m�tiers sont align�s. Sur l�un d�entre eux, une aile narqam, un �dredon de haute laine aux motifs g�om�riques, prend forme. Taos et son �poux ont ouvert leur atelier en 1994. C�cilia, leur petite-fille, avait cinq ans. Lorsque une fois ils ont �t� � chercher un nom pour leur toute nouvelle entreprise de tissage, il s�est impos� de lui-m�me. Aujourd�hui, l�atelier emploie jusqu�� vingt tisserandes mais Taos n�a pas quitt� l�enseignement. �J�aimerais pouvoir en vivre�, dit-elle. Ce n�est pas le cas m�me si le carnet de commande prend un peu d��paisseur.


Kabylie Story : Ouadhias, conversation entre amis

                      En face de la polyclinique des Ouadhias, il y a cette caf�t�ria dite de la Sant� o� le th� est servi en infusion et Matoub plein pot. Ali et Mohammed m�y pr�c�dent. Ali est chirurgien-dentiste. Il habite � Agouni Guaghrane et travaille aux Ouadhias. Mohammed, lui, fait tous les jours le chemin inverse. Il occupe un appartement aux Ouadhias et enseigne � l��cole primaire d�Agouni Guaghrane, celle qu�a fr�quent�e, il y a une soixantaine d�ann�es, Slimane Azem.
                 Ali et Mohamed se connaissent depuis la fac � Tizi-Ouzou, au milieu des ann�es 1980, � la belle �poque du militantisme berb�re. Dans le temps, ils avaient les m�mes r�ves et ils essayaient de les concr�tiser ensemble, avec d�autres amis, aujourd�hui dispers�s aux quatre vents, parfois contraires. Ils faisaient partie de la m�me troupe de th��tre, Imsavridhen, � Hasnaoua. Ali tient le r�le de Jadi Vrahim dans Takhvaylith, l�adaptation par Mohya de La Jarre de Pirandello. Il se produit la toute premi�re fois � l�occasion de Yenayer 1989. Il a gagn�, depuis lors, ce surnom ind�collable de Jadi Vrahim. Puis, il tient un r�le dans une autre pi�ce, Les sinistr�s, adapt�e par Mohya d�un texte anonyme du Moyen-Age fran�ais. Azzedine Meddour lui confie un r�le dans La montagne de Baya. L�av�nement du multipartisme fait comme une l�zarde dans les r�ves communs d�Ali et Mohamed. �Mohammed �tait plut�t FFS et moi plut�t RCD�, dit Ali. Les raisons qui les s�parent finissent par les rapprocher de nouveau. Leur amiti� est fond�e sur un socle que ne peuvent �branler les variations de la m�t�o partisane. Ali est n� � Chlef o� son p�re, originaire des Ouacifs, s�est install� comme commer�ant. S�il baigne dans la colonie des commer�ants kabyles majoritairement originaires du m�me village au point de parler kabyle comme un natif du bled, il est immerg� tout autant dans la culture locale. �Je ne subissais pas d�ostracisme du fait de ma kabylit�, contrairement � d�autres. Sauf quand la JSK venait jouer � Chlef. Je n�avais alors plus aucun copain. Pendant les 90 minutes que durait le match, je ne reconnaissais plus les amis�. A la maison, tout le monde parle kabyle. Les femmes ne parlent que kabyle, du reste. �Fervent militant�, le grand fr�re donne le tempo et l�exemple. Il se lance dans le militantisme culturaliste et identitaire. Ali, le futur Jadi Vrahim, sait d�j� que ce combat-l�, �je l�ai dans le sang�. Il est berc� par Slimane Azem, El Hasnaoui, A�t Menguellat. Chaque fois que possible, la famille venait se ressourcer au village. Le petit Ali y passe les vacances scolaires. �Ce cordon ombilical n�a jamais �t� coup�, dit-il. Le Printemps berb�re de 1980 le surprend dans le grand �cart : la t�te � Tizi et le corps � Chlef. Dans cette derni�re ville, il vit de �fa�on assez dure� les �chos qui viennent de l�autre galaxie, la Kabylie protestataire. �On a �t� assez maltrait�s. Les gens n�avaient pas compris ce qui se passait. Ils s�informaient par la t�l�vision et El Moudjahid �. Apr�s le bac, il s�inscrit � la fac d�Alger puis � celle de Tizi. �L�institut de �chir-dent� venait d�ouvrir�. Il aurait pu rester � Alger mais il pr�f�re Tizi car �apr�s le Printemps berb�re, je voulais �tre dans le bain�. En janvier 2003, Ali fait un saut en France pour terminer un dipl�me universitaire. Il en profite pour monter un one man show en kabyle. Puis, pris par le vertige, il patine, ne sachant plus quoi faire, tent� de rester en France un coup, et de rentrer le coup d�apr�s. Il rentre. Et le voil� dans son milieu naturel, dans cette Kabylie r�elle et encore id�alis�e. Mohammed, lui, a un parcours plus lin�aire mais tout aussi passionn�. Il descend d�A�t-Zekki, ce village frontalier entre les deux Kabylie, grande et petite, haute et basse. A Tizi, o� il �tudie la biologie � Hasnaoua, il milite avec ce punch qui est encore intact. Puis, il int�gre l�enseignement, dans un village qui est le c�ur battant de ce � quoi il a d�cid� de vouer ses efforts : la culture kabyle. Ces croisements d�itin�raires, ces fragments de vie d�bit�s par � coups dans cette caf�t�ria des Ouadhias convergent vers cette question : comment est v�cue la singularit� kabyle au quotidien ? Mohammed, qui vit aux Ouadhias depuis dix ans, me dit avec cette passion qui nourrit en lui comme un feu sacr�, qu�ici, nous sommes � �quidistance de Taguemount-El-Djedid, le village natal de Mohand-Arab Bessaoud, fondateur de l�Acad�mie berb�re, et d�Ighil- Imoula, le hameau o� Ali Zamoum a fait ron�oter la proclamation du 1er Novembre 1954. Synth�se f�conde de r�f�rences. Agouni-Gueghrane, le village natal de Slimane Azem, devenu un lieu de p�lerinage pour une tombe vide puisque le po�tefabuliste est enterr� � Moissac, en France, c�est ce village balan�ant comme un hamac entre deux rochers. �Hassan Hir�che est d�ici, dit Mohammed. Redjala aussi�. Ce sont des intellectuels qui continuent � inscrire la singularit� kabyle dans les autres singularit�s. Mohammed a v�cu la trag�die du Printemps noir, ici, aux Ouadhias. Il raconte : �J�ai assist� � une sc�ne terrible, �loquente �. Les gendarmes tirent sur un jeune. Il est emmen� � la polyclinique, en face. �Sa m�re arrive, affol�e. Ses copains, impavides, la rassurent. Ils �taient admirables de courage et de lucidit�. Le jeune succombe � ses blessures.� Ils s�en retournent � leur cause. �Mais le drame dans tout cela, ce que les jeunes �taient, seuls, abandonn�s, non encadr�s. C�est cela notre faillite, finalement.� Mohammed m�a pr�venu qu�il d�veloppait une analyse iconoclaste du Printemps noir. Comme s�il y avait une analyse standard � l�aune de laquelle toutes les autres s��valuaient. �Nos chers d�put�s ont laiss� tomber les jeunes. Pas un d�entre eux n�est venu � Tizi pendant les remous. L��lite intellectuelle et la bourgeoisie, ici, ont laiss� les jeunes tout seuls. Les parents rigolaient de l�insolite de certaines situations pendant que leurs enfants essuyaient une v�ritable guerre�. Dans la caf�t�ria, peu de monde en ce d�but d�apr�s-midi. Deux jeunes, emmitoufl�s dans la takachavith brune des montagnards, sirotent en silence un jus de fruit Ifri. Le poste joue un autre morceau, mais c�est toujours du Matoub. Mohammed m�explique cette singularit� kabyle qui consiste � �tre sensible aux libert�s. En d�pit du conservatisme, ciment de la soci�t� kabyle, la tol�rance est une r�alit�. �Je connais un p�re qui n�a jamais �t� � l��cole, qui vit dans la tradition comme il y a des d�cennies. mais qui accompagne quand m�me sa fille � la fac�. Je demande � Ali ce qu�il pense des propos de son ami Mohammed. Il se contente de zapper ma question. �En g�n�ral, dit-il, j�ai un regard n�gatif sur la soci�t� kabyle. J�exprime des critiques � tout bout de champ. On y est devenu trop mat�rialiste �. Mohammed : �Mon enfance, c�est un gourbi dans lequel se bousculaient trois g�n�rations, et m�me des animaux. Il est clair que le niveau de vie s�est �lev� en Kabylie depuis le temps o� Feraoun d�crivait Le fils du pauvre. Je m�en r�jouis.� La Kabylie sauvage, ces grappes de villages coup�s de tout, insulaires � force d�isolement, c�est fini, selon Mohammed. Pendant son s�jour en France, Ali a interpr�t� Muh Terri, adaptation de Lu Xun, une pi�ce chinoise du d�but du XXe si�cle par Mohya. C�est une critique indirecte du Printemps berb�re de 1980. C�est cela aussi la singularit� : aimer bien et chantier bien.
 

Kabylie Story : Agouni Gueghrane, le fant�me de Slimane Azem

             Des gamins tapent dans un ballon de foot sur un terrain vague � flanc de pr�cipice, les joues rouges de froid, la t�te enfonc�e dans des bonnets de laine. �Est-ce que tu sais qui est Slimane Azem ?�, demande-t-on au gardien de but. �Dh� khali, C'est mon oncle �, r�pond-il. Les autres arrivent. On discute balle au centre.
 

               �On est fier de lui, ici�, dit un des joueurs. �On devrait �tudier ses textes�, r�torque un autre en d�signant la direction de cette �cole m�me o� Slimane a us� ses fonds de culotte. On se souvient, ici comme ailleurs, que Slimane Azem a �t� et reste l'un des rares chanteurs kabyles qu'on peut �couter en famille. �a lui conf�re d�j� une place particuli�re. A la sortie du village vers la montagne, un cube campe lourdement sur la roche. Sur la fa�ade peinte en vert, une inscription verticale : �Coiffure�. En contrebas, un autre b�timent est nich� au c�ur des oliviers. C'est la demeure des Azem. Slimane est n� dans une masure au toit en terre. C'�tait la fa�on de faire de l'�poque. Une architecture ing�nieuse et in�dite : de la terre, du schiste et des rondins de bois d'olivier et de fr�ne. Dans les ann�es 1940, les premi�res maisons en dur apparaissent, tranchant avec l'architecture de survie aussi vieille que ce village qui semble tendre une embuscade � la Kouiret, cette montagne du massif du Djurdjura sur laquelle les maisons ont l'air d'avoir pouss� plut�t que construites. Sous la maison des Azem qui d�limite le village vers Taguemount Na�t Ergane, des olives s�chent en tas noirs et juteux sur le bord de la route. C'est la saison de la cueillette. On peut le savoir en observant les nu�es d'�tourneaux qui planaient au-dessus des oliviers. Etal�e en amont entre deux rochers, Agouni Gueghrane est hors du temps. Le nom de ce village qui tutoie les nuages signifie �La plaine aux quilles� mais nul ne saurait en donner une explication d�finitive. On y joua, dans les limbes, au jeu de quilles. Il s'y tenait des concours de lancers de javelots. Trois traits distinguent Agouni Gueghrane. La premi�re est ancienne, c'est la place du village. Elle fut pendant longtemps, dit-on sans quelque fiert�, la plus grande de Kabylie. La deuxi�me est, elle, toute r�cente, c'est la d�charge sauvage qui menacerait l'�cosyst�me si elle n'est pas stopp�e nette et vite. La troisi�me, enfin, intemporelle, c'est d'�tre le hameau natal de Slimane Azem. Arab Akli a 86 ans. Enfin, il est pr�sum� les avoir. Si les yeux lui jouent des tours, l'esprit, lui, est intact. Il se souvient de ce camarade d'enfance des Nat Waali. A l'�cole d'Agouni Gueghrane construite en 1913, ils ont fr�quent� tour � tour la classe de M. Halet, puis celle de M. Casavous et, enfin, celle de M. Si Ahmed. Ils ont fait le berger c�te � c�te. Ce n'est pas une l�gende forg�e apr�s coup : son camarade taillait des fl�tes dans le roseau et aimait leur arracher ces sons qui ressemblent � l'�cho des pierres qui roulent du haut de la montagne. Un son �pre, lancinant, comme tenu en apesanteur. Un son qui ressemble � l'entrechoquement de ces pierrailles qui descendent � pic du Corbeau et du Piton, ces rochers dress�s comme deux menhirs entre lesquels Agouni Gueghrane est post� en embuscade. Apr�s l'�cole, Slimane descend vers la plaine pour chercher du travail. Il d�gotte un boulot dans une exploitation agricole de Staou�li. Quand il revient � Agouni Gueghrane, une guitare dans ses bagages, il est d�j� cet artiste audacieux qui s'appr�te � moderniser la po�sie kabyle et � d�clencher la r�surrection de l'identit� berb�re dont il est aujourd'hui un des p�res fondateurs. Rares les artistes qui ne se r�clament pas de lui. Comme on en trouve d�sormais presque partout en Kabylie gagn�e par la fi�vre de la repr�sentation, trois grands portraits sont suspendus sur la place du village. Un repr�sente Matoub, l'autre Abchiche B�la�d, musicien et choriste de Slimane Azem qui a fini, par chanter de ses propres ailes, et Slimane lui-m�me. Sur le mur gondol� du caf� de la place, deux photos sont punais�es. L'une repr�sente les joueurs de la JSK, sagement align�s comme des �coliers pour une pose de fin d'ann�e. L'autre est un portrait de Slimane Azem d�coup� dans un calendrier, lui-m�me repiqu� d'une pochette de disque. Le caf� est une illustration de l'univers nostalgique de la po�sie de Slimane Azem funambulant sur le fil d'un tesson de verre entre l'ancestralit� incarn�e par l'ouate de la vie � Agouni Gueghrane et l'exil, symbolis� par la transhumance � travers les caf�s, lieu d'attente, d'expectative, stations �tranges pour �trangers. Agglutin�s autour de tables noy�es dans la fum�e, joueurs et spectateurs s'adonnent avec une passion bruyante aux dominos, gestes confondus. Au moins trois g�n�rations de joueurs de dominos s'affrontent en tournois. Slimane �tait, nous confie Akli Arab qui tenait � nous offrir le caf� dans le c�ur battant du village, un �enfant bien �lev� et un � bon �l�ve �. Sa�d Aliche, un septuag�naire retrait� au verbe ch�ti�, se souvient de cette ann�e - ce devait �tre en 1946 - o�, enfant en guenilles, il a vu arriver Slimane �avec Jacqueline et sa traction avant� brillant comme un soleil de cette c�l�brit� qu'il commen�ait � avoir en France. Akli Arab compl�te : �Il avait fait entrer alors la premi�re tamachint alaghna, (machine � chanson, tourne-disques)� et il a chant� � Afir � moins que ce ne soit au caf� de Bouhnik � A 44 ans, Larbi Na�t Wali a deux raisons majeures de ch�rir Slimane Azem. Il est de la m�me famille que lui et, comme son illustre ain�, il fait dans la chanson. Mais il sait qu'il lui reste � gagner un pr�nom. C'est dur de partager le patronyme d'un g�ant. �Slice est le patrimoine de toute la Kabylie�, relativise-t-il. Que Agouni Gueghrane lui doive sa renomm�e, c'est �vident. Trois fourgons sur cinq qui font la navette avec les Ouadhias �coutent du Slimane en boucle. Depuis sa mort en exil, Slimane Azem est c�l�br� quasiment comme un marabout. Une v�ritable Slimania s'est empar�e du monde artistique et militant kabyle, qui souvent ne fait qu'un. Ce culte vou� � Slimane Azem est justifi� au moins par son g�nie novateur de musicien qui a su �lever au rang de genre musical les frustes accords de nos montagnes. Il est justifi� aussi par sa grande qualit� de po�te aux images de fabuliste, pionnier dans la contestation. Il est justifi� enfin par la r�appropriation par le mouvement berb�re des figures de son patrimoine. Slimane est parti. Il a p�r�grin�, guitare et nostalgie de tamurthiw, Agouni Gueghrane, en bandouli�re, de ville en ville, dans l'exil. Il est mort en France. Il est enterr� en France sans jamais �tre revenu dans ce village comme fig� entre ciel et terre, entre avant et apr�s, qui �tait pour lui le refuge ultime. Il n'est pas revenu, priv� du bercail pour de sombres histoires d'interpr�tation de ses actes et de ses chansons. Peut-�tre qu'un jour il faut mettre un terme � ce malentendu et rendre � la terre qui l'a vu na�tre, un homme qui l'a tellement aim�e que, m�me s'il en est loin, elle se confond avec lui.

Kabylie Story : Tizi-Hibel, les fils du pauvre

Sur la place d�en bas, des hommes, le visage congestionn� par le froid et travaill� par la compassion, attendent, appuy�s les uns � un muret, les autres aux voitures. D�autres encore sont, un peu plus loin, adoss�s aux arbres. Le soleil est p�trifi� dans l�immobilit� loquace d�une st�le fun�raire. �Dal janaza�, r�pond un adolescent au look rasta� les couleurs vert et jaune, tant j�y pense, sont communes � la Kabylie et au reggae� � mon regard interrogateur.
 

Un jeune homme a succomb�, la veille, aux suites d�un cancer. Triste. Comme depuis toujours, le rite est observ� en d�pit des bouleversements sociologiques qui tendent � rendre m�connaissable Tadart : tous les hommes accompagnent le d�funt � sa derni�re demeure. Hamid Ghezali, cadre dans une soci�t� � Alger, drap� dans un burnous blanc �cette cape typique de la Kabylie� a 39 ans. Il passe quelques jours de vacances au village, comme pour rattraper les longues ann�es �coul�es dans un autre village. �a fait quatre ans qu�il est revenu s�installer � Tizi-Hibel et chaque fois qu�il le peut, il vient arpenter les venelles de ce hameau que le talent d�un instituteur a dress� en microcosme de la soci�t� kabyle traditionnelle. Mohammed me parlant, quelques jours auparavant dans une caf�t�ria des Ouadhias, de la Kabylie des masures en torchis d�avant la dictature du R+2, ne disait-il pas �la Kabylie de Feraoun� ? L�autobiographie � peine romanc�e de Mouloud Nat Chavane est aujourd�hui plus qu�une �uvre litt�raire. C�est un document qui t�moigne d�une s�quence cruciale de l�histoire de la Kabylie, ce temps d�l�t�re coinc� entre deux guerres, la dr�le et la grande, qui ont concern�, � son corps d�fendant, la Kabylie sans l�int�resser vraiment. Hamid, qui ne comprend pas tr�s bien ce que je cherche � voir � Tizi-Hibel, accepte, malgr� tout, de me chaperonner. On commence par partir � l�assaut de ce raidillon que l�on croirait con�u pour d�partager des sportifs de haut niveau aux performances �gales. Il faut avoir le souffle d�un premier de cord�e pour suivre Hamid. Au bout, les premi�res b�tisses de Taguemount-Azouz s�agrippent d�j� les unes aux autres comme des enfants qui, apeur�s par quelque ogre, se serrent. Tizi-Hibel est rest�e au pied de la mont�e. Le cimeti�re est � flanc de ravin. Quelques tombes �pousent l�escarpement. L�une d�entre elles est entour�e d�une cl�ture. Une couronne, visiblement r�cente, a �t� d�pos�e �en m�moire � Mouloud Feraoun�. Sur la plaque en marbre, un m�daillon de l��crivain : il a ce regard de r�veur des id�alistes qui savent r�sister aux d�sillusions. Les lunettes rondes d�intellectuel soulignent la simplicit� de son univers, le monde d�un homme qui faisait corps avec sa terre et avec les l�gendes de cette derni�re au point d�en �tre compt�. Sur la tombe, l��pitaphe, en lettres capitales, est un extrait de Les chemins qui montent, roman dont le titre est un condens� de ce dicton des alpinistes malgr� eux qui attaquent les pentes du Djurdjura. �Pour aller � Larb�a-Nath- Irathen, quel que soit le chemin que tu prends, c�est un chemin qui monte�. L�hommage grav� dans le marbre est le suivant : �N�est pas oubli� qui �tait bon et g�n�reux, lui qui souffrait de la mis�re des autres, lui qui �tait pr�t � mourir pour les autres et qui est mort si stupidement�.
Si stupidement. Et si cruellement
Dominant le barrage de Taksbet qui fait comme une amibe g�ante scintillant dans la brume des vallons, un b�timent se dresse derri�re de hauts murs. C�est un centre de formation. Ce fut le couvent des s�urs blanches qui avaient recueilli une orpheline de Taourirt- Moussa, un hameau en contrebas d�sormais li� � Matoub Loun�s qui en est natif, du nom de Fadhma Nath Mansour, la future m�re de la c�l�bre maisonn�e Amrouche. On frappe au portail pour visiter. Des gamins, baragouinant un kabyle de fast-food, ouvrent. Ils sont de Baghlia, plus bas dans la plaine. Ils vont demander � un adulte, affair� quelque part dans les frondaisons des arbres. Au grognement qui s��chappe du fourr�, on comprend de nous-m�mes. Circule�Rien � voir. File. Il est capable de te menacer d�un r�f�rendum : �Etes-vous d�accord qu�un paisible fonctionnaire entant l�arbre pour le bien de la for�t soit perturb� au beau milieu de sa noble initiative par des curieux suspects, � moins que ce ne soit pas des suspects curieux, pr�tendant vouloir visiter non point le centre de formation mais l�ancien couvent.� Tu vois le schisme, la trahison, la tra�trise m�me. Mate un peu la f�lonie� On passe derri�re, � tout hasard. Le panaroma est d�figur� en bonne et due forme par une de ces carcasses, dont on ne sait si elles sont un projet ou d�j� une ruine, qu�on devrait songer � �lever au rang d�embl�me d�une nation qui ne casse rien certes !, mais qui a acquis une inimitable maestria dans l�art de construire � moiti�. Des demi-b�tisses rouillant en leurs jointures dress�es � mi-mandat par des �diles � peine arriv�s que d�j� en partance, c�est notre artictecture de l�alternance. J�ai repens� � la qui�te description de ce lieu donn�e par Fadhma Nath Mansour dans son Histoire de ma vie. Et j�ai repens� aussi � cette vie, telle qu�elle la raconta, telle qu�elle se d�roula. La vie d�une orpheline d�un patelin pauvre de Kabylie, abandonn�e de tous, recueillie par les s�urs blanches. Elle se convertit au christianisme. Elle porte cependant sa kabylit� comme le noyau de son �tre. Outre ce qu�elle en dit, elle l�a transmise � ses enfants, � Jean-El Mouhouv et � Taos, qui en ont fait ce qu�on sait : un joyau de la culture m�diterran�enne. On redescend vers Tizi-Hibel, le Tizi de Mouloud Ferouan, village r�el mais personnage mythique, � l�instar du Macondo de Gabriel-Garcia Marquez. Il y a quelques ann�es, un �crivain de ma connaissance, prompt � sortir le revolver d�s qu�il entendait le mot kabyle, p�jorait Feraoun dans cette sentence sans appel : �Finalement, c�est un �crivain r�gional�. Entendre : il n�a pas d�envergure nationale. C�est vrai. Feraoun est un �crivain r�gional, comme Faulkner. Hamid me fait observer que Tizi- Hibel est la seule pro�minence de Kabylie d�o� l�on peut voir la cha�ne du Djurdjura dans son ensemble et non pas comme d�ailleurs seulement des segments. La neige sur les cimes et les flancs est comme de la poudre blanche coll�e au papier d�une image. C�est une carte postale dans toute sa splendeur. On emprunte une de ces ruelles tortueuses creus�es de rigoles. Un jeune homme nous indique que la cl� de la maison de Feraoun est chez ses neveux. On frappe. Hamid se pr�sente. Un autre jeune nous rejoints, avec la cl�. Il me pr�cise que, d�habitude, ils ne font pas visiter la maison de l��crivain. Ils ont accept� de le faire pour Hamid. Un portail vert ferme l�impasse. Dans la cour, comme une sentinelle, un n�flier m�dite dans un jardin. La maison est vide, silencieuse. Nous sortons par une porte coch�re. Nous traversons un autre jardin, plus petit que le premier. La cl� est grosse. La porte en bois c�de. �C�est la maison o� a grandi Mouloud�, dit notre guide improvis�, un petit neveu de l��crivain. Bien que manifestement abandonn�e, la pi�ce est propre. Mouloud Feraoun a si bien d�crit cette pi�ce que j�ai l�impression qu�elle va s�animer, l�, tout de suite, que les objets vont se mettre soudain � tenir de nouveau leurs fonctions imm�moriales. Le gros b�ton suspendu � des chevrons par ses deux bouts balance dans le vide. On y suspendait la literie pendant le jour. Les piliers trapus supportent la soupente. Les ikoufanes� resserres � provisions� sont align�s dans un coin. Dehors, le soleil est revenu, derri�re un rideau de nuages. On grimpe vers Agouni-Arous. Partout, des jeunes, format�s au standard universel, surv�tementsbaskets, exp�rimentent cette cr�ation originale du hittisme sans murs. R�duits au ch�mage, livr�s � l�oisivet�, ils regardent la ligne bleue du Djurdjura en d�codant les signes des temps. Ils savent que, dans la crise g�n�rale qui d�glingue l�Alg�rie, le sort r�serv� � la Kabylie est singulier. Le chemin muletier contourne le village, se transforme en venelle en le traversant. L��chancrure livre la plaine. La tombe a l�ampleur d�un monument et le monument celle de la trag�die. Ci-g�t Massinissa Guermah. Hamid me montre le quartier d�Agouni-Arous, en face. C�est celui des Guermah. La descente vers Tizi-Hibel nous fait passer devant l��cole de Fouroulou, un pr�fabriqu� de l��poque, sorte de container aux formes baroques. Une maison blanche surgit d�un talus. C�est celle de la chanteuse Malika Domrane. L�ancienne mairie est un coquet b�timent en pierre de taille. Une plaque nous apprend qu�il abrite l�association Mouloud Feraoun. A l�int�rieur, des flippers vibrent dans la semi-obscurit�. Le caf� du village a encore cet aspect rustique de jadis. Le comptoir est haut. Au mur, un poster de Matoub en casquette de marin, grosse cha�ne au cou, la main serrant richa pos�e sur les cordes de son instrument. Une photo, plus petite, sur l�autre mur, montre un visage �maci� et rigoureux. Au-dessus de la photo, ces mots : Hommage � Boudiaf. En dessous, des vers de la chanson de Matoub pour Boudiaf. Le serveur regarde une photo puis l�autre. Puis il parle de Feraoun et de Massinissa. Et il dit que lui, son r�ve, c�est de rester ici car c�est chez lui et que c�est mieux, pour lui, que chez les autres. C�est la premi�re fois que je rencontre un jeune dont le r�ve est de rester chez soi. �Ainsi, tu ne vivras pas sans soucis, mais tu mourras sans remords et tu seras bien re�u dans l�Au-d�l��. Ainsi finit Le fils du pauvre.

Kabylie Story : A�t-Zekki, hittisme en altitude

A dix heures vingt, le copain, originaire d�A�t-Zekki o� il ne vit plus, n�est pas au rendez-vous dans ce parking face au campus de Hasnaoua. Avec Merzouk, nous d�cidons de nous y rendre quand m�me. Mais je n�ai pas l�esprit tranquille. Le t�l�phone ne r�pond pas. �Les intemp�ries�, en conclut Merzouk. Il pleut, en effet, sans discontinuer. Le Sebaou bout de flots �cumants qui en occupent tout le lit.
 

Nous partons sans savoir pourquoi notre ami n�est pas au rendez-vous. Compter sur le t�l�phone portable ? Capricieux� Trop� Merzouk roule prudemment. Il parle, en �vitant les dangers divers parsem�s sur la route, de cette Kabylie qu�il conna�t si bien pour l�avoir tant aim�e et si longtemps sillonn�e. Pas une takhlidjt (hameau), dont il ne cite le nom et dont il ne dit, parfois, l�histoire. Le brouillard est � couper au couteau. La chauss�e est glissante, les virages nombreux. Tous les ingr�dients pour le d�rapage programm� sont r�unis. Des chauffeurs de fourgon jouent les kamikazes dans les virages en �pingle � cheveux. Une heure et des poussi�res apr�s que nous ayons quitt� Hasnaoua, nous entrons dans Bouzegu�ne. La rue principale, qui traverse la route sur le flanc bas, est une greffe. On croirait une rue de Marseille ou de Tourcoing. Bouzegu�ne s�est construite, dit-on sans complexe, avec l�argent de l��migration. Pas une famille d�ici qui n�ait quelqu'un de l�autre c�t�. A Marseille, le quartier Bougainvill�es a gagn�, par la forte pr�sence des gens d�ici, le nom de Bouzeguene-ville. Apr�s les lacets qui donnent le tournis depuis Chorfa Bahloul, l�arriv�e � Bouzegu�ne ressemble � l�atterrissage d�un vaisseau spatial qui vient de traverser le vide sid�ral. Une route d�serte dominant des crevasses, puis cette ville qui appara�t soudain au dernier ressort d�une s�rie de virages, c�est comme l�oasis qui surgit de l�aridit�. Les maisons riveraines ont l�air de pavillons de banlieue. A vue d��il, l�ensemble pr�sente une certaine coh�rence. A croire qu�il existe, ici, cette chose introuvable ailleurs, en tout cas sur le terrain : un plan d�urbanisme, des contraintes de coh�sion� Bouzegu�ne tourne � dix mille volts. Le dynamisme de la ville, du moins de son commerce, est une �vidence qui appara�t au premier contact. La grand-rue est une succession de boutiques. Un cybercaf� est mitoyen d�un surplus am�ricain. A l�entr�e de l�un et de l�autre, des jeunes en goguette, des jeunes filles fashion, des femmes � l�aise dans l�habit traditionnel, la robe kabyle en son degr� z�ro et timahramt, pi�ce de tissu nou�e autour de la taille, tout cela naturellement port�. A Bouzegu�ne, derni�re grande agglom�ration si haut perch�e dans la montagne avant le col qui d�gringole l�autre versant vers la vall�e de la Soummam, le sentiment kabyle est r�put� puissant. Normal que �a ait chauff� pendant le Printemps noir ! Aussit�t que Bouzegu�ne passe dans le r�troviseur, le paysage lunaire envahit de nouveau le pare-brise. La neige que l�on voyait d�en-bas comme un mirage, quelque chose de lointain et d��vanescent, crisse � pr�sent sous les roues de la voiture. Houra, un village �tal� � n�en plus finir � travers les collines, est blotti sous la couverture blanche que la neige ne cesse d��paissir. Les voitures sont rares. Sur les quelques-unes qu�on croise, beaucoup portent des plaques min�ralogiques fran�aises. Confirmation, parmi d�autres, de la vocation migratoire de la r�gion. Lorsque A�t-Zekki, notre destination, appara�t apr�s un virage, on sent l�altitude. L�air est tellement pur qu�on a mal au cr�ne. A gauche, la carri�re o� on concassait la roche de la montagne pour en faire du sable, est � l�abandon. Le village est un d�grad� de maisons �tag�es en fonction de la d�nivellation du terrain. Elles s�offrent au regard dans un �crin de neige. Merzouk me fait remarquer que pas un panache de fum�e ne s��l�ve d�une chemin�e. La place du village, c�est l�intersection de deux routes, l�une au-dessus de l�autre. La plus importante continue, apr�s des virages � n�en plus finir qui vous rapprochent de plus en plus du col, vers la vall�e. Akbou, au bord de la Soummam, est � moins de trente kilom�tres. Mais ce n�est pas notre but d�aujourd�hui et, quand bien m�me voudrions-nous nous y rendre, la route est coup�e � cause de la neige. Un caf� sur la place, un kiosque o� des journaux caillent � en jaunir des pages, et des jeunes debout, comme adoss�s � un mur imaginaire, les mains enfonc�es dans les poches et les bonnets dans la t�te : le hittisme en altitude, c�est �a, cette posture au bord du vide. J�ai tenu � venir � A�t-Zekki parce que, lors d�une discussion quelques jours plus t�t avec un ami � Azazga, nous sommes convenus qu��tant une sorte de fronti�re entre la grande et la petite Kabylie, A�t- Zekki devait en �tre une synth�se. Quelques heures plus tard, je pose cette question : �Vous sentez-vous appartenir en m�me temps aux deux Kabylie ?�. Un jeune me r�pond : �Nous nous sentons si enclav�s que nous n�appartenons � aucune�. Des corbeaux piquent sur une d�charge et leur plumage d��b�ne dessine les lettres d�un alphabet �trange sur la page blanche de la neige. A un moment, la voiture patine. �On peut passer�, s�enquiert Merzouk aupr�s de jeunes en faction au milieu de nulle part. �Non�, dit simplement un adolescent. Pour une fois, la discussion sur le temps me para�t avoir un sens. �Il fait bien froid�, dit Merzouk. �C�est la saison, et nous sommes habitu�s�, r�pond l�adolescent. �Comment se chauffe-t-on dans les maisons ?� �Nous br�lons du bois�, fait l�adolescent. Je m�insinue dans l��change. � Tu vas � l��cole ?�. �Je fr�quente le lyc�e � Bouzegu�ne mais nous sommes en vacances�, dit l�adolescent. La phrase a mis une �ternit� � sortir de sa bouche. L�altitude et le silence vont ensemble. Que voudrais-tu faire plus tard ?� Je lance la question � tout hasard. L�adolescent consulte ses copains des yeux et me regarde en guise de r�ponse. Je sens qu�il ne dira rien. Il n�en sait rien, peut-�tre. Je r�cidive : �Tu voudrais partir ?� Silence plus long que ceux qui ont ponctu� jusque-l� cette discussion. Puis il l�che : �Ici, chaque famille a son �migr�. Il tourne les talons, suivi de ses copains. Nous redescendons vers le c�ur du village. F., le fr�re de Mohammed qui n��tait pas au rendez- vous ce matin � Hasnaoua, serait au caf�. Mais � l�autre caf�, un peu plus bas. Un homme, couvert de laine, lance des boulettes de mie de pain � des pigeons qui les picorent en rase-mottes. Le caf� ressemble � tous ceux que nous avons vus dans les villages. Des jeunes derri�re le comptoir. Des jeunes qui servent. Des jeunes, enfin, qui donnent la r�plique aux dominos � des retrait�s, souvent de France. Sauf que, eux, les jeunes, ils n�ont pas encore eu le temps d��tre retrait�s. La t�l�, juch�e sur des tr�teaux, est bloqu�e sur M6. Matoub supplante de sa voix chaude le vacarme des joueurs de dominos. Une photo de la JSK est scotch�e � la glace, derri�re le comptoir. Sur un pilier, la photo d�une jeune femme en hidjab a l�air de souffrir d�un sacr� d�paysement. F. �tait en train d�abattre un double-six sur le tapis lorsque le serveur lui tape sur l��paule. Il quitte la partie et nous rejoint au comptoir. F. s��tonne que les jeunes soient si r�calcitrants � toute forme d�organisation. �Nous avons essay� de monter des associations, rien � faire�, d�plore-t-il. Ils ne veulent pas venir. Le ch�mage est le lot naturel de quiconque reste sur place. Ceux qui s�en vont, ils tentent le destin. Les autres ont le choix entre prendre son tour de garde sur la place ou taper les dominos au caf�. Pas de salle de cin�. De jeu. Des f�tes. Rien. Ils veulent bien faire une vir�e � Bouzegu�ne, la ville, mais il faut avoir de l�argent de poche. 25 DA aller et 25 retour pour le fourgon, plus le prix du caf�, et voil� qu�ils laissent un Smig dans des futilit�s. On comprend pourquoi les jeunes r�vent de partir. Le surplace � voir les corbeaux tournoyer au-dessus des d�charges � moiti� ensevelies sous la neige, �a fait planer comment ? F. lui, a tir� son �pingle du jeu. Il a mont� une petite entreprise de travaux publics. Aide-toi, le ciel� Comme il n�y a pas de gendarmerie, les jeunes descendaient � Bouzegu�ne pour en d�coudre pendant le Printemps noir. Ils �taient tellement r�volt�s du comportement des repr�sentants de l�autorit� qu�ils ne pouvaient pas rester clo�tr�s dans cette sorte d�insularit�, entour�s d�air pur de toutes parts mais seulement d�air pur. On laisse le caf� dans les volutes des fumeurs. Derri�re le rideau, les visages de l�impatience des jeunes prennent les traits de la duret�. Dehors, il neige encore�

Kabylie Story : A�t-Yenni, pause nostalgie

                        C�est avec un pincement au c�ur que j�observe des ouvriers s�acharner contre l��cole d�Agouni-Ahmed. Ils la d�truisent, sans piti�, sans remords, avec la conscience apais�e d�hommes affair�s � de grandes choses. Un monde s��croule dans un bruit de d�solation. Ces deux classes aux murs droits et aux tuiles bien rouges, qui se distinguaient des autres constructions de tadart par leur respect de la g�om�trie, ont �t� �difi�es vers 1889.
                      C�est un monument qu�on supprime de l�espace, un rep�re qu�on fait dispara�tre dans le fracas des fourches. On imagine le nombre d��l�ves, de g�n�rations d��l�ves, qui ont ouvert les yeux sur un monde lointain, � peine palpable, � partir d�ici. Merzouk, qui m�accompagne dans ce reportage particulier pour lui autant que pour moi, a fr�quent� cette �cole. Mon propre grand-p�re y a �t� �l�ve � la fin du 19e si�cle avant de faire l�Ecole normale et de s�en aller semer l�instruction aux quatre coins de l�Alg�rie, de T�bessa � Bordj-Bou- Arr�ridj. Depuis quelques ann�es, le village se vide. L�exode autant que la d�natalit� ont fait qu�il n�y avait quasiment plus d�enfants � scolariser. Dans un premier temps, on a d�cid� de fermer l��cole puis de lui substituer un centre de formation. Mais au lieu de construire ailleurs et de vouer les deux classes antiques � un autre usage, on a pr�f�r� faire simple. On casse. Dans les d�combres de ce qui fut, et qui ne sont pas les pierres de ce qui sera, on lit l�incertitude du temps. Des hommes emmitoufl�s dans des burnous blancs, sans distinction d��ge, font les sentinelles de l�ancestralit�. Aussi loin que je m�en souvienne, il en a �t� ainsi. Il fait trop froid pour l�immobilit�. A d�faut de s�accroupir sous le fr�ne d�Agouni � exceller dans l�art de l��loquence, ils marchent c�te � c�te, indiff�rents � la dictature de la montre qui tourne, remontant les pans de leurs burnous en accompagnant ce geste pr�cis de la r�plique qui fait mouche, convaincus que le monde n�est rien de plus qu�une parole de sagesse. Et convaincus aussi qu�il n�est rien de moins qu�une parole  de sagesse. Je les regarde et c�est toute l�histoire d�une lign�e, � laquelle j�appartiens, que je vois se mouvoir d�un arbre � l�autre, parcourant dans cette distance congrue des si�cles de vigilance et des lieues d��merveillement. Salim, la taille aussi haute que le verbe, a quitt� Alger � o� il a grandi � pour Agouni-Ahmed par attachement � ses racines. C��tait il y a trente ans. Maintenant, il se confond avec le village. Il en incarnerait presque les pulsations. On peut s�y absenter pendant des lustres et lorsqu�on revient, il est toujours l�, toujours l� o� il a d�sir� �tre. �Je pensais � cette citation de Machiavel�, dit Salim. Il cligne des yeux. Il roule les syllabes comme des galets : �Les hommes ont tendance � respecter davantage ceux qu�ils craignent que ceux qu�ils affectionnent�. Marzouk a grandi, lui aussi, dans ce village. C�est toute son enfance qui flotte dans l�air qui semble stagner depuis des mill�naires. Cet air a la puret� dense du placenta. De quoi donc accouchera ce monde ? Les hasards de la vie ont conduit Merzouk � s�installer, il y a quarante ans, � Tizi-Ouzou. Tout au long de ces ann�es, il revenait �pisodiquement � Agouni-Ahmed mais moins que moi, qui suis au diable vauvert. On embarque Da Ma�mar. Qui conna�t A�t-Yenni mieux que lui ? Il y a enseign� depuis l�ind�pendance. Il y a m�me v�cu cette chose unique : nomm� � la t�te du CEM Larbi-Mezani, il lui �choira le bureau dans lequel l�arm�e fran�aise l�avait tortur� pendant la guerre de Lib�ration. Tous les jours, pendant des ann�es, en p�n�trant dans son bureau, il refaisait, du m�me coup, une incursion dans ce pass� p�nible. Da Ma�mar a �t� maire de A�t- Yenni. Il en sait l�histoire r�elle, qu�il est, du reste, en train d��crire. Il en conna�t les l�gendes. Il peut vous parler, pendant des heures et dans diff�rentes langues, de la faune, de la flore. On prend Avridh Ouhamziou jusqu�� la tombe de Mouloud Mammeri, puis on bifurque � gauche. Le Djurdjura tend vers le ciel une main estropi�e. Les A�t-Yenni �taient autrefois armuriers. Leur savoir-faire dans le travail du m�tal �tait tel qu�ils sont arriv�s, quelques mois avant le d�barquement fran�ais � Sidi- Fredj en juillet 1830, � ruiner l��conomie deylicale en la noyant sous de la fausse monnaie. Le pouvoir savait d�o� le coup venait. Il arr�tait des Kabyles, ind�pendamment de leur appartenance tribale, et mena�ait de les faire ex�cuter si les matrices qui servaient � fabriquer la fausse monnaie n��taient pas remises � l�autorit� ottomane s�ance tenante. Les A�t- Yenni livraient r�guli�rement les matrices pour sauver la t�te des otages, puis ils couraient vers leurs ateliers clandestins pour en fabriquer d�autres. L�invasion fran�aise des A�t- Yenni a stopp� la fabrication d�armes. Une arm�e d�occupation ne pouvait que mettre un terme � cette petite industrie d�o� sortaient toutes les armes, canons compris, qui servaient � lui r�sister. Les A�t- Yenni transf�rent alors leur savoir-faire sur la bijouterie. Ils se sont mis � travailler l�argent au point d�en devenir les ma�tres. Da Ma�mar me dit que les sept villages se vident de leurs habitants comme par l�effet d�une h�morragie. Agouni-Ahmed, pour ne parler que de l�un des plus petits villages, a d� perdre les neuf dixi�mes de sa population en quinze ans. Les gens s�installent ailleurs, l� o� il y a du travail. Merzouk observe � Tizi-Ouzou une arriv�e massive des gens des A�t-Yenni attir�s, semble-t-il, par la possibilit� qu�offrent les coop�ratives d�acqu�rir un logement. Pour tout dire, c�est � A�t-Yenni que l�id�e de cette errance � travers la Kabylie m�est venue. C��tait l��t� d�il y a deux ans. La chaleur posait comme un couvercle sur les villages. Je devais me rendre d�Agouni-Ahmed � Taourirt-El-Hadjadj, en compagnie de Da Ma�mar. Un homme de sa connaissance s�avance vers nous, les yeux cach�s par des lunettes et par un chapeau de paille. Il porte une blouse grise fatigu�e. Il tient dans une main un b�ton, et un couffin dans l�autre. Le montagnard, dans toute sa splendide caricature ! Il dit, il susurre plut�t : �Il me semble bien qu�� la page� de Huis clos, Jean- Paul Sartre a commis un impair dans l�accord des temps.� Le d�cor �tait le suivant : la canicule, des montagnards accabl�s par les petits soucis du quotidien, la tension politique du Printemps noir en musique de fond et ce laboureur des �toiles qui se pr�occupe de la marge des marges, une griffure r�elle ou suppos�e dans la concordance des temps chez Sartre. J�ai alors pris conscience de cette banalit� : aucune tension, aucune acc�l�ration de l�histoire sous la pouss�e des �v�nements, aucun conflit ne peut biffer l�air du temps, ce souci d�esth�tique gratuite qui peut harceler les hommes comme une id�e fixe. A la prochaine occasion, j�irai � la qu�te de l�impalpable dans cette Kabylie expurg�e, � son corps d�fendant, de ses onirismes travers�s en toute force par l��pre loi de la r�alit�. Pour mesurer la solitude des A�t-Yenni, il faut y venir en hiver. Autour des colporteurs de Agaradj, peu de monde. O� est la foule estivale ? Le caf� dans lequel Matoub Loun�s a �t� lib�r� en 1994 est plong� dans l�obscurit� et le calme d�une apr�s-midi d�hiver livr�e aux caprices des noces du chacal, ce t�lescopage iris� du soleil et de la pluie. Taourirt-Mimoun, la colline que le roman de Mouloud Mammeri a tir�e de l�oubli, mais pas de tout l�oubli, dodeline la cr�te de nostalgie. A l�auberge du Bracelet d�Argent, d�o� la vue sur Lalla Khadidja est une toile de ma�tre, quelques �autochtones� font de l�introspection esseul�e. Da Ma�mar raconte Agouni-Ahmed de son enfance � Marzouk, lequel Marzouk narre le sien. On parle aussi du terrain sur lequel l�auberge a �t� construite. Une terre d�volue � un saint, qui a r�agi lorsqu�on a voulu construire dessus. Les l�gendes se contredisent sur �a mais n�est-ce pas leur vocation que de se contredire ? On quitte A�t-Yenni apr�s avoir fait une petite visite � A�t-Larba�. On traverse A�t-Lahc�ne, en longeant un p�t� de maison parmi lesquelles celle de Hamid, le Idir de la chanson. On descend vers thakhlidjt ath lakhla. Le petit �lot d�autrefois est aujourd�hui le commencement d�un nouveau village. On continue � descendre. Chaque fois que je passe devant zaou�a Nsidhi Velkacem, j�ai une petite pens�e pour Brahim Izri. Le destin veut que j�apprenne son d�c�s au moment o� je termine cette �tape.

Kabylie Story : Akbou, la plume de Taos

                   Traverser la for�t de Yakouren en �coutant Radio Soummam �mettant � partir de Vgayet, c�est parcourir un trait d�union. Point de singes sautillant dans les arbres. Nos anc�tres se terrent quelque part, en attendant que la temp�te passe. Trop froid pour s�amuser � faire des grimaces en se balan�ant aux branches. Si Marzouk s�est r�solu � emprunter cette route pour rallier l�autre versant du Djurdjura, c�est parce que tous les cols sont ferm�s. Mais est-ce vraiment mieux ? Le pare-brise est de plus en plus obstru�.
                  Les essuie-glaces peinent � se mouvoir. Le ciel n�est plus qu�une b�ance grise, stri�e de flocons blancs. Sur la route, les paquets de neige recouvrent le bitume � le rendre invisible. Une main est en train d��taler la laine d�un burnous blanc sur la terre. Adekar, ce sont quelques maisons qui montrent un bout de toit � travers le rideau monochrome. Dans un virage, un fourgon est en travers de la route. La progression devient dangereuse. ��a ira mieux en descendant�, me rassure Merzouk. Apr�s Adekar, nous entamons, en effet, l�atterrissage. La route est plus d�gag�e au fur et � mesure que nous perdons de l�altitude. Apr�s des virages d�sesp�r�ment r�p�t�s, Akbou appara�t au pied du mont Gueldaman. Il faut remonter pour trouver le centreville, un entrecroisement de rues trac�es � la r�gle sur une assiette plane, au-dessus de laquelle Ighram se d�ploie comme un chapelet de maisons en �quilibre sur les flancs surmont�s par des pics. Dans la brume, les quelques lumi�res attard�es dans les hublots des villages c�lestes scintillent comme des lucioles. Il pleut sur Akbou. Taos Mahmoud, la premi�re femme journaliste du cru, m�attend sur l�esplanade de la mairie. Elle est debout sous un parapluie, au milieu du branle-bas qui agite le si�ge de la municipalit�. �Viens vite, on va assister � la cl�ture de la f�te des olives�, dit-elle. La salle de r�unions de la mairie est plong�e dans une semi-obscurit� h�riss�e de formes humaines entass�es sur des si�ges. A la tribune, un homme teste le micro. On se d�gotte une place. L�orateur, autour duquel d�autres orateurs attendent leur tour pour prendre la parole, remercie comme il se doit l�ensemble des participants � la neuvi�me �dition de cette rencontre des ol�iculteurs de la vall�e. Il d�plore cependant qu�aucun de ces officiels, qui se pressaient � la f�te de la datte, n�ait daign� les honorer de sa pr�sence. �Peut-�tre parce que l�olive est noire alors que la datte ne l�est pas�, ironise-t-il. Il vante la qualit� de l�huile de la vall�e. Plus tard, abondant dans le m�me sens, un octog�naire, bon pied bon �il, m�apprendra que Roosevelt se faisait offrir tous les ans 50 litres d�huile d�olive de la Soummam par un colon de Maillot. L�orateur s�insurge contre cette faute de style qui consiste � couper l�huile d�olive avec de l�huile de colza. �M�langer l�huile kabyle avec de l�huile sans go�t, c�est enlever � la premi�re son nom�. Il s�interroge enfin sur les raisons pour lesquelles les petits ol�iculteurs, comme la vall�e en compte � l�envi, ne re�oivent aucune protection dans la concurrence que leur fait l�importation d�huile d�olive d�Espagne. A Akbou m�me, on consomme andalou plut�t que local. D�autres discours s�encha�nent. On distribue, pour finir, des certificats de participation. Taos en re�oit un. Elle le m�rite. En sa qualit� de �locali�re�, il lui importe de faire conna�tre ce qui se fait de bien dans sa ville natale. Un homme, qui semble porter sur ses �paules toutes les inqui�tudes du monde, tient � nous inviter, Merzouk et moi, � nous joindre aux autres convives pour partager le d�jeuner. La gargote s�appelle Tekka. On s�y rend en traversant une rue d�fonc�e. La mezzanine est un boyau sombre. On y acc�de par un escalier en bois. Un rai de lumi�re entrant par l�unique fen�tre de la pi�ce trace comme une ligne de partage entre deux rang�es de tables. Autour de ces tables, il y a des hommes. Rien que des hommes. La seule femme ici, c�est Taos : �J�ai fini par me faire respecter comme correspondante de presse.� Elle raconte. Au d�but, c�est-�dire il y a sept ou huit ans, les hommes ne comprenaient pas qu�une femme se m�le � eux dans des r�unions publiques. Puis, les choses se sont mises � se d�contracter au point o� les �ill�res on �t� remis�es aux vestiaires. Maintenant, on parle � Taos non point comme � une femme, mais comme � un journaliste. Taos est n�e � Idjdar�ne, un quartier populaire d�Akbou. Elle fr�quente le lyc�e Hafsa, r�cemment rebaptis�, � l�instigation du mouvement des aarhsn Mohamed Haroun, du nom d�un militant de la cause berb�re des ann�es 1970, embastill� � Lamb�se. Elle enseigne le fran�ais depuis des ann�es, ce qui lui vaut de conna�tre une bonne partie des jeunes de la ville. En d�veloppant les r�seaux de correspondants locaux, n�cessaires en particulier en Kabylie, la presse ind�pendante a surtout puis� dans le corps enseignant. Taos a toujours eu un penchant pour l��criture. Hobby ? Plus, mieux... D�instinct, elle per�oit l�acte d��crire comme une th�rapie � une timidit� maladive. C�est le surpresseur qui va faire monter � la surface tout ce qui est enfoui� Sauter le pas vers le journalisme est le compromis entre cet �lan litt�raire brid� par toutes sortes de difficult�s et le silence pur et simple. Dans sa pratique de journaliste, on sent, du reste, une femme de lettres qui sommeille. Elle se trahit tout autant par un style gorg� de lyrisme que par le choix des sujets. La gen�se des choses l�int�resse de la m�me mani�re que le fait d�actualit�. Akbou, la ville coloniale, a �t� fond�e autour de 1871. C��tait l�ann�e de cette guerre qui a fait balancer l�Alsace et la Lorraine c�t� allemand. Ce n�est donc pas surprenant que les colons qui s�installent sur les terres de la tribu des Illoula, spoli�s de leurs biens pour cause de participation � l�insurrection d�El Mokrani, donnent le nom de Metz � la ville qu�ils fondent. Ce nom n�aura qu�un temps. Akbou revient au galop. Dans cette vall�e de la Soummam o� les terres sont relativement g�n�reuses, Akbou forme alors une synth�se entre les pesanteurs sociologiques des montagnards et les audaces citadines. Akbou, ce n�est d�j� plus la montagne, mais est-ce encore la ville ? La question, ancienne, a encore de l�avenir devant elle. Taos continue : �Pendant le Printemps noir, c��tait le calvaire�, dit-elle. Les gendarmes tirent avec la m�me d�sinvolture qu�ailleurs, en Kabylie. Ils font six morts parmi les jeunes et plusieurs bless�s � vie. Saisis de col�re devant cette injustice, les jeunes cassent tout ce qui symbolise cette autorit� dont la seule comp�tence r�side visiblement dans la promptitude � r�primer. Mais ils �pargnent la mairie. �Elle est � nous�, disent les aarchs. La ville �merge � peine de ce cauchemar. Il faut apprendre � vivre dans cette p�riode post-traumatique. Taos observe des choses impensables il y a quelques ann�es. �Nos jeunes filles entrent � pr�sent dans les cybercaf�s et m�me dans les pizzerias �. Les uns comme les autres font flor�s. Une vraie r�volution ! La maison de jeunes s�appelle Abderahmane-Far�s, du nom du pr�sident de l�Ex�cutif provisoire issu des accords d�Evian, originaire d�Amalou. On prend la route nationale 26. On longe le Piton, ce pain de sucre sur lequel un monument fun�raire se dresse comme une �nigme. �Elle fait r�ver historiens et arch�ologues �trangers�, dit Taos. A partir de la voiture, elle me montre des mausol�es sur des �minences. �Dans les bourgades kabyles, les villageois s'affilient � un tr�s lointain anc�tre � la vie tr�s riche en bonnes actions et qui , selon les croyances, continue � veiller sur �ses enfants�, �ternellement �. Par ici, il y a m�me des villages dont le saint est une sainte. La voiture file en contrebas d�Akbou. D�ici, on voit bien la ville s��largir � de nouveaux quartiers, chaotiques. Ces villas � � d�faut d�autres appellations � si caract�ristiques de l�Alg�rie du rond � b�ton, ont l�air de se bousculer jusque dans la montagne. Taos dit : �En la regardant, si simple et majestueuse � la fois dans sa splendeur, je me r�p�te tout bas puis tout haut : paix sur ma ville�.

Kabylie Story : Tazmalt, la ferme Ouyahia

�Cette ann�e, la r�colte est m�diocre�, dit Ahmed Ouyahia en regardant les essaims d��tourneaux ex�cuter des figures de ballet au-dessus d�une olivaie. �Celle de l�ann�e derni�re �tait, par contre, exceptionnelle�. L�homme a quarante-cinq ans. Il a le visage �maci�, le regard dubitatif du veilleur et la parole parcimonieuse.
 

Il �tait � Akbou, dans cette r�union des ol�iculteurs, o� nous lui demandons de nous faire visiter Tazmalt, sa ville natale. Il monte dans la voiture, avec ses deux enfants. Il explique : �C�est les vacances, je les emm�ne � la ferme � Tazmalt. Nous habitons en partie � Akbou�. Dans la voiture, Taos, la journaliste d�Akbou, qui nous accompagne, parle des mausol�es �pars sur toute la distance entre Akbou et Tazmalt. C�est comme un chemin jalonn� de pierres sacr�es. Nous sommes dans la vall�e de la Soummam. La route est droite, large. Nous traversons Ouzelagu�ne. Au milieu du village, une plaque indique Ifri. Depuis quelques ann�es, c�est le nom de cette source qui fournit l�eau min�rale que l�on sait. Mais c�est, surtout, ce hameau magique o� s�est tenu le fameux congr�s de la Soummam. J�ai visit�, il y a quelques ann�es, la maison foresti�re dans laquelle se sont retrouv�s les congressistes. J�ai grandi en face de la t�l�vision jubilatoire nous montrant les lambris du Club-des- Pins abritant les grands-messes du FLN en congr�s. J�en ai d�duit qu�un congr�s n�est viable que s�il atteignait son quorum de limousines et de costumes Zmalto ou, � un �chelon moindre, Sonitex unit� B�ja�a. Le vocable m�me de congr�s me semblait ne d�signer que cette sorte de surench�re dans l�emphase patriotique cravat�e dans un h�micycle o� la parole est d�argent. Et voil� que je d�couvre que des hommes ont d�jou� les mailles de l�arm�e fran�aise pour s�engouffrer, engonc�s dans des kachabias, dans un g�te rural afin de donner une colonne vert�brale � un grand corps d�sarticul� et un sens pr�cis � ce qui n��tait qu�une approximation. C�est cela le congr�s de la Soummam : le risque, une colonne vert�brale et un sens. Ouzelagu�ne reste un village reclus dans l�anonymat, confit dans l�humilit�. Lorsque l�hiver le barbouille de grisaille et creuse dans le bitume des orni�res combl�es de boue, la plaque qui indique plus haut le mus�e consacr� au congr�s de la Soummam file comme une pens�e fugace. Dans la voiture, Ahmed Ouyahia parle de sa ferme. C�est une exploitation de 10 ha qui se trouve � l�entr�e de Tazmalt, au lieu-dit Hadj-Omar. Le lieu porte le nom du propre p�re du fermier. Nous prenons une route de terre, � droite. La voiture subit des cahots en surmontant des pro�minences boueuses. Nous arrivons au pied d�une colline. A main droite, la maison est sacr�ment entam�e par la v�tust�. Tout autour, les oliviers � un endroit, des arbres fruitiers � un autre. Ahmed Ouyahia me fait visiter son exploitation avec beaucoup d�enthousiasme. Il exprime ce besoin souvent ressenti par les gens qui travaillent beaucoup que l�on admire le fruit de leurs efforts. Ahmed Ouyahia ajoute � ce besoin tout humain celui de montrer que la maison est bien gard�e. En effet, il tient cette terre de son p�re qui la tenait lui-m�me du sien, Hadj- Mohand Sa�d Ouyahia, agriculteur et commer�ant, dont les chroniqueurs de la cit� riveraine de la Soummam ont conserv� le nom comme celui d�un insigne donateur pour la construction de la mosqu�e de Tazmalt. Ahmed Ouyahia, fier de ce prestige familial, insiste pour que je le note. Par h�ritage comme par vocation, le fermier �tait destin� � la ferme. Lorsque, apr�s l��cole primaire de Tazmalt, Ahmed Ouyahia quitte le lyc�e d�Akbou, c�est pour se rendre � l�institut d�horticulture de A�n- Taya. Il en sort avec le grade de technicien en 1979. Il revient dans sa r�gion natale o� il travaille au domaine Ghazzou, une exploitation autog�r�e. Puis, il reprend la ferme familiale. En refermant cette parenth�se de quelques ann�es � Akbou, Ahmed Ouyahia reconna�t � peine Tazmalt. �Aujourd�hui, il y a beaucoup d��trangers. Autrefois, tout le monde se connaissait�, dit-il. Nous d�ambulons � travers la ville. Il pleut. La rue Abderahmane-Mira, art�re principale, est couverte de parapluies. La foule est partout dans une ville d�bord�e. Le lyc�e Mohamed-Boudiaf est un imposant b�timent, � la marge de la ville. Un terrain vague. C�est le march� de Tazmalt. Il est doublement connu. D�abord parce qu�une bombe a �t� d�pos�e dans un regard en mai 2002. Ensuite parce que c�est �le deuxi�me plus grand march� d�Alg�rie apr�s celui de Bouma�ti�, dixit Ouyahia. Ahmed Ouyahia �tait � Tazmalt lors du Printemps noir. Il garde le souvenir d�une grande violence et d�une grande confusion. Mais il n�en dit pas plus. J�ai cherch� et voil� ce que j�ai trouv� dans une chronologie du Printemps noir. A la date du 25 avril 2001 : �A Tazmalt, la poste, les imp�ts et le si�ge de la Sonelgaz sont saccag�s et br�l�s. Les banques et le si�ge de la da�ra font l'objet d'actes de destruction. La route nationale est barricad�e.� J�ai trouv� aussi trace, chez beaucoup de t�moins, d�un grand attachement de Tazmalt � tamazight. Depuis 1980, chaque fois que �a bouge quelque part pour l�identit� amazighe, Tazmalt est l�, mobilis�e, se dressant dans une rare intransigeance. Un potentiel de jeunes comme une poudri�re, c�est la population de Tazmalt. On y sent planer cette �tincelle qui, d�un moment � l�autre, peut faire flamber le foyer. C�est d�j� arriv�. Ahmed Ouyahia nous fait faire un dernier tour. Puis, il descend. La visite est finie.

Kabylie Story : Azeffoun, l�aarch de No�

A cette �tape des p�r�grinations kabyles, je suis contraint de revenir sur deux d�cisions prises pr�cocement. C'�tait facile � et presque parfait � de les prendre en th�orie, dans le confort cart�sien d'un cabinet de travail. Il en est tout autrement, maintenant. La premi�re conduit � un r�ajustement g�ographique. Il fait si mauvais ce matin que le voyage pr�vu pour B�ja�a est impossible dans les d�lais dont je dispose. Quelle que soit la route qu'il para�t pratique d'emprunter � partir de Tizi- Ouzou, le voyage est irr�alisable.
Il pleut du ciel et de la terre, comme dit le dicton kabyle. Pour ne pas rester � me rouler les pouces en attendant l'embellie impr�visible, je me r�sous, en concertation avec Merzouk, � braver les �l�ments, mais pour une distance raisonnable. Et si on faisait un saut � Azeffoun ? Pourquoi pas ? Cette destination implique que je revienne sur l'autre d�cision. Ayant opt� pour porter le regard sur l'air du temps, j'avais, en effet, pris soin de ne pas inclure dans mon cahier des charges l'aspect politique de la Kabylie, m�diatiquement surexploit� au point o�, � mon sens, on n'y voit rien d'autre. Le mouvement des arch tient justement une conf�rence publique � la salle des f�tes de Azeffoun. On y va. Quelques jours auparavant, lors d'une discussion priv�e avec Mustapha Mazouzi et B�la�d Abrika � l'h�tel Belloua de Tizi- Ouzou, ce dernier r�pondait � l'expos� de ma d�marche en me disant : �Si tu arrives � faire tout �a sans �voquer la politique, chapeau !� Je jette l'�ponge. Je me console en me disant que je le fais le plus tard qu'il m'a �t� possible. La route pour Azeffoun grimpe par paliers jusqu'aux Aghribs avant de redescendre progressivement vers les rivages. La stup�fiante beaut� de l'apparition de la mer par cette �chancrure �voqu�e par Camus dans son reportage sur la Kabylie paru dans Alger R�publicain dans les ann�es 1930 n'est pas au rendez-vous. Le temps est gris. Les nuages flottent jusqu'au ras des flots. On ne voit rien. Rien d'autre que cette masse gris�tre qui uniformise tout, confond tout. La pluie, ininterrompue, est si dense qu'on redoute que toute la vall�e se remplisse d'eau. Dans ces virages qui se tordent comme du fil de fer, la route est une patinoire. Je redoute que la voiture ait envie de se faire un petit tango. Apr�s le calvaire, on arrive � Azeffoun. La mer est si d�mont�e qu'elle entre presque en ville. Les jet�es du nouveau port passent sous les paquets d'eau. Une grue pique une t�te. C'est la temp�te. Des bateaux ont du mal � rentrer. Dans les rues tortueuses d'Azeffoun, le march� du jeudi se tient sous la pluie battante. La nu�e de parapluies forme comme des ailes de chauves-souris. La salle des f�tes est d�j� pleine � craquer. Des jeunes. Beaucoup de jeunes. Dans le hall. Debout, � l'arri�re de la salle. Sur les si�ges. Autour d'une table juch�e sur la tribune, Bela�d Abrika dans son burnous blanc, Rachid Alouache, Mustapha Mazouzi et un d�l�gu� du mouvement prennent la parole l'un apr�s l'autre. Le premier � prendre la parole est Mustapha Mazouzi. Son discours est rentre-dedans en diable. Pas de concession. Une combativit� scell�e et non n�gociable. Rachid Allouache donne, lui, dans la sagesse kabyle. Bela�d Abrika cl�ture cette premi�re s�rie de discours en r�p�tant, en d'autres termes, ce qu'il m'avait dit � l'h�tel. Le mouvement ne s'est pas beaucoup manifest� publiquement ces derniers temps non pas parce qu'il est mort, comme on le dit ici et l�, mais parce qu'il a tenu de prendre le temps de la r�flexion. Bela�d Abrika en profite pour r�pondre point par point au catalogue des id�es re�ues sur le mouvement des archs. Non, contrairement � ce qui se colporte de fa�on malveillante, le mouvement n'est pas radical. Il n'est que l'expression de la rue. Si est elle radicale, alors il le sera. Il r�pond aussi � toutes les rumeurs qui tendant � discr�diter les figures du mouvement pour d�l�gitimer le mouvement lui-m�me. Il promet la fid�lit� des d�l�gu�s aux orientations d'El- Kseur et qu'on l'entendra bient�t parler des aarchs. Puis la parole est donn�e � la salle. L'�change est vif mais correct. Plus tard, Abrika me dira �C'est comme �a. On se dit ce qu'on a � se dire. C'est mieux, non ?.� Chaque fois que quelqu'un pose une question � qui est, en g�n�ral, rarement br�ve � ce sont tous les d�l�gu�s � la tribune qui r�pondent, l'un apr�s l'autre. On comprend pourquoi les conclaves sont aussi longs que des jamborees. C'est la d�mocratie exhaustive. Un homme dans la salle : �Personne n'a le droit de d�battre des probl�mes d'Azeffoun en dehors de ses enfants�. Entendre : qui vous a demand� de venir ? Derri�re moi, un jeune commente : �C'est normal, c'est un gars du FFS.� On parle beaucoup du FFS. Lors de cette discussion � l'h�tel Belloua avec Bela�d Abrika qui a pris le temps de r�pondre point par point � ce qui me semblait �tre la liste des faiblesses, sinon des incons�quences du mouvement, j'ai �t� frapp� de l'entendre dire �Si l'Hocine� chaque fois qu'il parlait de Hocine A�t Ahmed. Ce n'est ni l'anonyme et distant A�t Ahmed ni le familier Da l'Hocine, mais un d�f�rent Si l'Hocine qui exprime moins une hostilit� � l'�gard de la position du FFS � l'�gard des aarchs qu'un regret. Mais il reste que sur le terrain le conflit avec les �indus-�lus� n'a pas de quartier. Plus tard, commentant cette conf�rence-d�bat, je ferai observer � Bela�d Abrika que, m�me si les d�l�gu�s ont pris le soin de planter d'entr�e de jeu le d�cor en pr�cisant que l'ennemi principal est le pouvoir, sur quelques deux heures d'�changes, plus de la moiti� du temps a �t� consacr� au FFS et, dans une mesure moindre, au RCD. Il explique cela par les questions de la salle qui, il est vrai, rapportent souvent le propos au �local�, donc aux rapports avec les partis politiques implant�s en Kabylie. Une r�action a fait dresser les cheveux sur la t�te des d�l�gu�s. Quelqu'un leur dit que c'est le FFS qui les a finalement sortis de prison. R�ponse : �Le FFS nous traite de DRS. S'il nous a fait sortir de prison, il fait lib�rer des DRS� Et de pr�ciser que leur lib�ration est le fruit de la mobilisation populaire. Autre question : �Vous dites que votre mouvement est pacifiste et vous passez votre temps � exalter le sacrifice. Comment r�solvez-vous cette contradiction ?�. R�ponse par cette question : �Nous sommes pacifistes. Mais comment un pacifiste r�pond � une salve de bombes lacrymog�nes jet�es sur lui ?�. Le mouvement veut se d�barrasser de cette image n�gative de ramassis d'�meutiers et de casseurs qu'il est bien facile de lui coller. Bela�d Abrika ne tergiverse pas : �Ce que la violence ne r�sout pas, seul le dialogue peut le r�soudre.� Bien s�r, on peut s'�tonner qu'un mouvement qui a fustig� les tenants du dialogue en les traitant de d�l�gu�s taiwan en vienne � accepter aujourd'hui, dans son ensemble, la voie rejet�e v�h�mentement hier. �Les conditions ne sont pas les m�mes�, dit Abrika. �Ils ont m�ri�, me disait Nadia, une amie journaliste, qui couvre le mouvement depuis le d�but. Le fait est, qu'on le veuille ou non, ce mouvement existe et qu'il a r�alis� des choses impensables il y a quelques ann�es. En disant cela, je ne pense pas forc�ment � cette fameuse marche du 14 juin qui a r�uni 3 millions de personnes, ce qui ne s'�tait jamais vu dans ce pays. Je ne pense pas non plus � la mobilisation en Kabylie m�me, ni aux conclaves qui semblent �tre des moments forts. Je pense que le pouvoir n'avait jamais jusque-l� accept� de dialoguer avec des repr�sentants de la population, issus d'un mouvement de masse, et encore moins autour d'une plateforme qui est leur. L'�change avec la salle a �t� �pre. Mis sur la d�fensive, les d�l�gu�s ont retourn� la situation. La r�union se termine par un repas chez un ami du mouvement. Il habite une maison qui domine le port. D'ici, on voit la temp�te continuer � abattre des vagues furieuses contre les blocs de pierre enfonc�s dans la mer. Je remarque que la petite baraque o� le p�re de mon ami Sma�l fabriquait des pipes en bruy�re a disparu. Elle �tait sur la plage. Il y a fort longtemps, comme dans une autre vie, on y avait pass� la nuit. C'�tait, comme aujourd'hui, un temps de vent, de pluie. C'�tait la temp�te.

A. M.

Dans notre prochaine �dition : �Tizi, tout feu tout femmes�.


 

A.M.

Dans notre prochaine �dition : �Azzefoun, l�aarch de No�

 


 

 

A.M.

 

A.M.

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