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Kabylie Story
:
Voyage dans les singularit�s
Par Arezki Metref http://www.lesoirdalgerie.com/
�Qu�est-ce que la Kabylie ? Qu�est-ce que cette contr�e dont le nom a si
souvent retenti dans la presse, comme autrefois dans nos discussions
publiques ?� Ces questions ne sont pas nouvelles. Elles auraient pu, en
effet, dater du Printemps noir. Mais non ! Elles ont �t� pos�es dans ces
m�mes termes d�j� en 1856 par le g�n�ral Eug�ne Dumas (1802-1871), un
officier qui a particip� � la conqu�te de l�Alg�rie.
Dans une �tude
intitul�e tout simplement La Kabylie, qui a servi de manuel aux officiers
de la conqu�te, Dumas poursuivit un questionnement qui r�sonne comme une
pr�occupation d�aujourd�hui. La Kabylie reste, sans doute, aux Alg�riens
aussi m�connue, aussi bard�e de clich�s, de lieux communs, qu�elle ne
l��tait aux Fran�ais. Dumas �crivait, � propos des questions qu�il pose en
ouverture de son ouvrage : �Ces diverses questions empruntent un caract�re
d�actualit� tout sp�cial � l�exp�dition qui vient d��tre dirig�e contre
quelques tribus kabyles r�volt�es ; elles en acqui�rent un bien plus grand
de compl�ter, au printemps, la conqu�te de ce vaste p�t� de montagnes sur
lesquelles nul, jusqu�� ce jour, pas m�me les Romains, n�a pu asseoir sa
domination�. Un si�cle et demi et plusieurs r�voltes plus tard, on en est
presque au m�me point. Le caract�re frondeur, irr�ductible de la Kabylie,
r�tive aux dominations, l�insoumission, un sens de la libert� forg� au
cours des si�cles paraissent inacceptables, singuli�rement pour le pouvoir
alg�rien issu d�un nationalisme in�puisable en r�serves de l�gitimit�
jacobine et d�uniformisation aux forceps araboislamiques. Pourtant, il
faut se faire � une �vidence aussi vieille que la Kabylie elle-m�me. Cette
r�gion de ce qui s�appelle aujourd�hui l�Alg�rie poss�de un caract�re
particulier. Ce particularisme n�est pas, comme le fait accroire ce qui
ressort de la propagande, le fait de la France coloniale. Des chercheurs,
que l�on ne peut soup�onner de subjectivisme, comme Gabriel Camps, ont
montr� que le particularisme kabyle n�est pas, loin s�en faut, une
cr�ation coloniale mais bien un trait de caract�re constant dans une
histoire faite de heurts et de conflits, marqu�e par la violence des
tentatives de domination � laquelle s�opposa invariablement la violence de
la r�sistance.
L�argument, devenu le credo du baathisme d�cadent, selon lequel
l�attachement de la Kabylie � ses racines historiques et culturelles
d�coulerait d�une manipulation coloniale fond�e sur le fameux principe
machiav�lique �diviser pour r�gner� ne tient bien s�r pas la route. S�il
fallait une preuve, et une seule, pour d�monter cet argument sp�cieux, il
n�est que de constater que la contestation du pouvoir autocratique
d�aujourd�hui au nom des principes du pluralisme politique et culturel est
affirm�e par des jeunes kabyles qui appartiennent � une g�n�ration pour
qui le colonialisme rel�ve de la pr�histoire. Nous sommes loin de tout
cela. Nous sommes dans des probl�matiques nouvelles, celles de la
d�finition des Etatsnations issus des r�volutions du XIXe et XXe si�cles
sous la pression de la mondialisation qui fait sauter les fronti�res du
commerce et de la circulation des flux financiers. On ne va tout de m�me
pas continuer � invoquer ind�finiment les m�mes clich�s pour justifier
l�ostracisme subi par toute une r�gion qui, a bien s�r, des pans entiers
d�histoire commune avec les autres r�gions d�Alg�rie mais qui a aussi ses
particularit�s, voire un particularisme intrins�que qu�elle a raison
d�arborer comme un honneur. Toutes les autres r�gions devraient en faire
autant. Si il y a une chose que ces derni�res doivent l�gitimement prendre
� la Kabylie, ou apprendre d�elle, c�est pr�cis�ment de s�honorer de sa
singularit�. Celle de la Kabylie est indiscutable. Celles de la Kabylie
sont incontestables. Singularit� linguistique, d�abord. En d�pit du
rouleau compresseur de l�arabisation muscl�e, forcen�e, fon�ant dans le
tas comme le taureau sur le morceau de chiffon rouge, la Kabylie est
demeur�e l�une des derni�res r�gions berb�rophones � continuer � �tre
imperm�able au diktat qui implique l�acquisition artificielle d�une langue
et le reniement d�une autre, cette derni�re �tant non seulement une langue
maternelle enracin�e, mais aussi une langue qui a surv�cu � deux
mill�naires et demi de confrontation � des langues qui, � coups de l�gions,
d�arm�es, ont essay� en vain de la r�duire � n�ant. La Kabylie est, en
effet, aujourd�hui, la r�gion d�Alg�rie o� il y a le plus de berb�rophones
monolingues. Ce constat devrait faire r�fl�chir ceux qui ont la conviction
qu�un d�cret, appuy� par quelques coups de semonce, suffit � faire changer
de langue maternelle. C�est un truisme que de souligner la propension
quasi cong�nitale du nationalisme alg�rien � passer, par scotomisation, �
c�t� de la complexit� dans l�appr�hension de la question des langues. On
aurait pu croire que, � tout le moins, le pragmatisme dont il sait faire
preuve dont la n�cessit� aiderait � d�ciller les yeux sur ceci : la seule
loi concernant les langues, c�est l�usage. Singularit� culturelle : elle
est sans doute connexe � la singularit� linguistique. En effet, le d�ni
d�existence subi par tamazight de la part du pouvoir alg�rien a engendr�
un combat pour la survie d�une langue qui a insuffl� une vitalit�
culturelle d�une puissance �tonnante. La Kabylie est une r�gion o� la
synth�se culturelle entre le local et l�universel est une r�ussite quasi
quotidienne. Outre cette vitalit� remarquable dans la chanson, la
litt�rature, le th��tre, un autre �l�ment non n�gligeable vient conforter
l�originalit� kabyle : la culture se fait, depuis des lustres, envers, et
souvent contre, les circuits officiels du pouvoir. Singularit�
sociologique. Pour un certain nombre de raisons, dont l��migration, la
Kabylie a su se forger une personnalit� dans laquelle s�harmonisent, sans
pr�judice l�une de l�autre, la tradition et la modernit�. L�ouverture sur
la diversit� du monde, r�elle, ne dissout pas le respect de la tradition,
colonne vert�brale d�une personnalit� rompue � l�adversit� hostile, dans
une modernit� g�latineuse. Le mouvement des a�rchs, quoi qu�on puisse en
penser sur le plan politique, t�moigne de cette simplicit� avec laquelle
la Kabylie se meut dans un va-et-vient f�cond entre tradition et modernit�.
Singularit� politique, singularit�s politiques, plut�t, s�appuyant sur un
r�el souci de pluralisme, un exercice de la d�mocratie primitive r�el et
une forme de la�cit� caract�ris�e par la conduite des affaires publiques
par les autorit�s morales civiles et non pas religieuses. Autre
singularit� politique, l�irr�dentisme. La tradition de r�sistance
consubstantielle � la situation historique et g�ographique de la Kabylie a
profit� de l�acquisition des formes modernes de militantisme politique par
la contrainte � l��migration.
Les montagnards kabyles qui ont d�,
d�s la fin du XIXe si�cle chercher du travail en France ont appris, dans
les syndicats d�ouvriers, les formes de lutte politique moderne et les
id�ologies de la lib�ration. Ce fonds symbolique de militantisme, qui a
profit� grandement � la lutte ind�pendantiste, est transmis comme un
h�ritage. Ces singularit�s existent en elles-m�mes mais la Kabylie est
aussi singuli�re d�une autre mani�re : par le regard pos� sur elle par le
pouvoir politique et, par ricochet, par le reste du pays. Il est rare, en
dehors de la Kabylie, que l�on consid�re les Kabyles, donc la Kabylie,
comme les autres Alg�riens et comme les autres r�gions d�Alg�rie. La
banalisation de l�ostracisme est telle que l�on traite quelqu�un de Kabyle
sans avoir la conscience de prof�rer une exclusion et de soup�onner de
s�cessionisme grave le kabyle qui ose endosser la singularit� dont on
l�accable. Ce travail de l�inconscient, dop� aux raccourcis de la
propagande, produit des situations proprement �tonnantes. En disant �je
suis oranais�, vous venez d�Oran. Si, par inadvertance, vous osez dire �je
suis kabyle�, vous mettez en danger ipso facto l�unit� nationale. Cette
unit� reste � d�finir dans l�int�gration, pas dans l�exclusion. Elle se
fait dans fusion des singularit�s qui composent l�Alg�rie. D��vidence,
tant qu�on s�ent�tera a m�conna�tre les singularit�s kabyles, le
particularisme prouv�, �prouv� plus souvent qu�� son tour, de la Kabylie,
on fera montre de cette volont� de ne pas voir les l�zardes qui sinuent
dans les fondements de la nation alg�rienne. Pour autant, si ces
singularit�s particularisent la Kabylie mais ce sont les manipulations qui
l�isolent. On n�en a pas fini avec elle tant que l�attitude � son �gard se
limite aux termes d�une �quation mortif�re : le m�pris et la manipulation.
Mais ce baril de poudre, dont l�explosion tonne r�guli�rement dans
l�actualit� alg�rienne, est aussi une r�gion o� des gens r�vent, aiment,
cr�ent. Sur la ligne de cr�tes, il plane aussi cet air du temps qu�il
n�est pas mauvais de humer. Mais en commen�ant par o�, au fait ?
Kabylie Story :
Bordj-Mena�l, th��tres
�On se retrouve au Petit-Montagnard�, me dit Omar Fetmouche au t�l�phone.
A travers les gr�sillements du portable, mon embarras est pass�. �Tu
demandes. Tout le monde conna�t�. C�est donc �a, la rue principale de
Bordj-Mena�l : un champ de ruines ? De part et d�autre de la chauss�e, la
rue porte les stigmates du s�isme du 21 mai. �Vert en bas, rouge en haut�,
d�plore Omar. Les commer�ants, en d�sespoir de cause, sont revenus occuper
leurs �choppes sur lesquelles les experts ont appos� des signes � la
peinture rouge classant les b�tisses comme candidates � la d�molition.
Mais
elles sont non seulement pas d�molies, mais il n�est m�me pas question,
pour le moment, de reloger les commer�ants. Alors, sans demander rien �
personne, ils sont revenus. Jusqu�� l�UGTA qui continue � squatter un
b�timent � moiti� effondr�. Il y a quelque chose de tragiquement
surr�aliste dans cette plaque informant de la localisation de l�UGTA,
plac�e de guingois entre deux blocs de pierre d�tach�s de la fa�ade. Une
balade dans le centre-ville, c�est une vir�e dans une ville-t�moin. En
effet, on a l�impression que c�est toute une ville qui a �t� laiss�e �
l��tat de d�bris comme par souci p�dagogique consistant � montrer de
quelle force de destruction est capable un s�isme. Mais une loi naturelle
est aujourd�hui bien connue : ce n�est pas le s�isme en soi qui est
destructeur. C�est l�incomp�tence des hommes. Le Stella, cette salle
mythique que Omar Fetmouche et sa bande de copains qui ont enracin� une
tradition th��trale solide dans une ville des passages ont choisie comme
lieu d��lection, n�a pas �t� �pargn�e. L�int�rieur est un amas de ruines,
au milieu desquelles s�affairent les ouvriers. La fa�ade qui donne sur la
rue tient debout, avec ses plaques, celle qui annonce l�inauguration du
th��tre en 1999 et celle qui donne le nouveau nom du lieu : th��tre
Sindjab (l��cureuil). Omar Fetmouche, dont le nom est d�sormais li� � la
ville, est un homme qui a su marier ses deux passions : le th��tre et
Bordj-Mena�l.
Th��tres de Fetmouche
Mon p�re est �descendu� de Tafoughalt, en Grande-Kabylie, dans les ann�es
1940, comme beaucoup de familles mena�lias�, dit Omar pour appuyer que 80%
de la population de la ville est kabyle, �surtout les commer�ants�.
Coll�gien, Omar est enclin au th��tre. Ce penchant adolescent est boost�
par des profs et, aussi, par le climat culturel de la ville en ce d�but
des ann�es 1970. Le cin�-club R�volution diss�que les messages subliminaux
des films de Jancso au cin�ma El Djamal. Dans la cave du Rond-Point, le
caf� culturel du coin, l�orchestre r�p�te une synth�se de tous les genres
musicaux alg�riens. Dans la m�me cave et, parfois, chez Papa, au Petit-Montagnard,
des conf�rences suscitent des d�bats enflamm�s. On refait le monde, dans
tous les sens. On dresse des plans sur toutes les com�tes. Le petit Omar
baigne l�-dedans, dans ces eaux bouillonnantes de la cr�ation qui ne
submergent pas une ville comme piqu�e par la mouche ts�-ts�. Le moment
t�nu, interstitiel, qui verra Omar Fetmouche balancer dans le th��tre,
c�der � cette passion qui le d�vore, c�est cette soir�e de 1972 o� Kateb
Yacine et sa troupe sont venus donner Mohammed, prends sa valise. Il a vu
la pi�ce, passe une soir�e avec Kateb et sa troupe, et, depuis lors, plus
rien n�est comme avant. Pour Omar, d�abord, pour Bordj-Mena�l, ensuite. Il
se lance dans le th��tre � corps perdu. Il rassemble des copains et, �
partir de 1976, Bordj carbure au th��tre. Omar Fetmouche, heureux, marie
donc ses deux passions. Il exporte de Bordj Mena�l une image de ville
viss�e c�t� cour et c�t� jardin, ce qu�elle �tait loin d��tre avant lui,
et fait venir dans la cit� un festival r�gional � saison fixe, sans
compter tout ce qui peut se cr�er comme pi�ces dans le pays. Au point o�,
comme le dit Mohamed Agueniou, son ancien instituteur et n�anmoins pivot
de l��difice culturel menaili depuis l�ind�pendance, �Bordj et Fetmouche
ne font qu�un dans la presse�. Pour une fois que ce n�est pas un joueur de
foot mais un homme de th��tre qui incarne une ville, on ne va pas se
plaindre. Le Petit-Montagnard Papa, le ma�tre de c�ans, tr�ne sur un pass�
prestigieux et deux salles. Celle dans laquelle on p�n�tre est encombr�e
de p�tisseries � la cr�me, qui font la joie des passants. Autrefois, tout
ce que la ville recevait comme invit�s de marque venait d�guster le caf�,
les p�tisseries et la sagesse de Papa. Hamani, le boxeur, et Alain Delon y
ont fait une halte. Kateb Yacine aimait s�y attabler. Tahar Djaout ne
venait jamais � Bordj-Mena�l sans y siroter son ness-ness. Mais au lieu de
punaiser aux murs les photos de ses invit�s de marque comme dans les caf�s
ordinaires, Papa les tapisse de proverbes et dictons manuscrits. �Toute
m�chancet� vient de la faiblesse�, lit-on juste en levant le nez de sa
tasse. On peut aussi m�diter sur ceci : �Le cri du pauvre monte jusqu��
Dieu mais n�arrive pas � l�oreille de l�homme�. Ou encore : �Le ma�tre qui
tente d�instruire sans inspirer le go�t de l�instruction est un forgeron
qui bat le fer � froid �. Commentaire de Mohamed Agueniou, qui a pass� sa
vie dans l�enseignement : �C�est une belle chose l�, que je ne connaissais
pas�. Mohammed Agueniou est une autre figure de la ville. Depuis
l�ind�pendance, il est partout o� �a bouge. Il a particip� � l�orchestre
local en tant que chanteur kabyle, au Cin�-Club. La troupe de Fetmouche et
ses camarades l�a toujours trouv� � ses c�t�s, y compris lorsqu�il
assumait des mandats �lectoraux � l�APC de Bordj-Mena�l. Il est joueur �
la JSBM de 1963 � 1973. �C��tait une �poque o� on jouait pour le plaisir
du foot, dit-il. D�ailleurs, on payait notre cotisation�. Autour de cette
table du Petit-Montagnard, en compagnie de Omar et de Ahc�ne, un compagnon
du th��tre de la premi�re heure, nous �voquons Bordj. Son histoire. Ses
figures. Les rep�res qui lui donneraient une coh�sion. �Les rep�res sont
presque tous tomb�s�, dit Omar. Mais il a trop de modestie pour ajouter
qu�il y�en a encore deux, autour de cette table. Lui-m�me, Omar Fetmouche,
et l�humble Mohamed Agueniou. Mais il est vrai que les rep�res physiques
qui balisaient la ville sont � terre. La p�tisserie Ka�di, � laquelle
s�arr�taient les passagers pour la Kabylie qui traversaient
obligatoirement Mena�l avant que la voie rapide ne soit construite, est
aujourd�hui un creux entre deux immeubles. La salle des f�tes � �la plus
belle d�Alg�rie�, s�enorgueillit Fetmouche �, transform�e par je ne sais
plus quel maire inspir� en Monoprix, a �t� achev�e par le s�isme. C�est
aujourd�hui une plate-forme de b�ton, bord�e de ruines et d�ordures entre
lesquelles des �tals de marchands ambulants ont l'air d'une survivance
d'un monde qui fut dans ses rails. "La population est, ici, furieuse
contre les journalistes", me dit Ahc�ne. Ces propos sont un commentaire de
la col�re exprim�e par un commer�ant en me voyant prendre une photo. "Photographiez
nos ordures et les ruines", crie-t-il. Avec pus de 300 morts, Bordj-Mena�l
a �t�, semble-t- il, ignor�e par les m�dias, donc par les autorit�s. Voil�
pourquoi, encore une fois, le journaliste sert de bouc �missaire.
Le banjo de Rabah
A l'autre bout de la ville, le quartier s'appelle l'Oasis. La gargote
de Rabah, c�est "Le Bon-Coin". La rue est encombr�e d'engins. La boue est
telle qu'elle retient vos chaussures. "Je l'ai appel� juste comme �a,
sourit Rabah. En r�alit�, c'est pas vraiment un bon coin." La cinquantaine
joviale, Rabah est pr�sident de l'association Hadj Menouar "un gars qui
�tait du coin". Rabah est un fou de ch�abi, canal historique. Il ne jure
que par "Amar " (Ezzahi). Il raconte son voyage dans le ch�abi, ici. Il a
de la nostalgie pour l'�poque b�nie o� on se produisait en pantalon noir,
chemise blanche et n�ud papillon rouge, les cheveux gomin�s. C'�tait, se
souvient-il, un temps o� les choses avaient un sens. Il raconte ses
rencontres, et c'est toujours des histoires de musique. L'une des plus
importantes, c'est Cherchem, qui donna des cours par ici. Puis, comme pour
joindre la musique � la parole, Rabah va dans les cuisines de sa gargote
et revient avec un banjo. Pendant un quart d'heure au go�t sublime
d'�ternit�, il encha�ne les touchias. La cit� HLM, jouxtant "Le Bon-Coin",
est une assiette vide. Il n'en reste plus rien. Les immeubles sont tomb�s
sur les habitants. 90 morts, rien que l�. On remonte vers le lacis des
ruelles de la ville. Qu'y a-t-il � visiter � Bordj-Mena�l? Qu'y a-t-il �
en dire? A en dire, d'abord.
Ville de Kabylie
Je pose la question � Omar Fetmouche. "Est-ce que cela te choque que je
d�marre un reportage sur la Kabylie � partir d'ici? Omar r�pond par une
autre question : "Je voulais te demander justement pourquoi tu d�marres
d'ici?". Il est incontestable que Bordj-Mena est une ville kabyle m�me si
elle est un peu, aujourd'hui, une sorte de fronti�re linguistique avec le
kabyle dans une rue et l'arabe dans l'autre. Mais qu�elle fut totale
kabyle, c'est s�r. Il n'est que de voir les tableaux de Calvaux, expos�s �
la salle des d�lib�rations de la mairie, montrant le march� de
Bordj-Mena�l dans les ann�es 1930 : on est bien en pays kabyle. Que
Bordj-Mena�l ait �t� organiquement amput�e de la wilaya de Grande Kabylie
pour �tre rattach�e � la wilaya de Boumerd�s cr��e � la faveur d�un
d�coupage destin� � morceler la Kabylie, est un fait qui parle de lui-m�me.
C'est injustement que Bordj-Mena�l a �cop� de l'�tiquette 15,5, au
lendemain du Printemps berb�re de 1980. Cela stigmatisait la ville dans
son manque de solidarit� avec le mouvement de Kabylie. Mais autant Omar
Fetmouche que Mohamed Agueniou tiennent � relativiser. Il y a une bonne
partie de la population qui �tait pour le mouvement. Une autre, contre.
Normal. Une action de solidarit� devait partir de la Maison de jeunes.
Mais cette derni�re a �t� occup�e alors par les CNS. Fin. Mais, en 1981,
interdite � Tizi-Ouzou, la troupe de th��tre Issoulas est venue donner ici
l'adaptation faite par Mohya de L'exception et la r�gle de Brecht. C'est
la revanche des planches.
Qu'y a-t-il � dire d'autre?
Bordj-Mena�l,
le Fort-des-Cavaliers : le nom m�me du comptoir renverrait � la Numidie.
L'histoire s'est d�pos�e progressivement, au point de faire d'une route,
d'un passage, une cit� dou�e de sa propre personnalit�. Le m�tissage l'a
pr�muni, du moins en partie, du d�lire obscurantiste. "Ce qui est �
Sid-Ali-Bounab et que tout le monde sait, n'est pas arriv� ici", constate
Omar. Que visiter? La Maison de jeunes, me sugg�re Ahc�ne. Bien tomb�s :
il y a une apr�s-midi culturelle et r�cr�ative. Une caravane de wilaya y
fait �tape. La salle de spectacles est bond�e de jeunes enthousiastes. Une
pi�ce d�marre dans le brouhaha. Ce sont les adh�rents de la maison de
jeunes de Si-Mustapha qui jouent la Source, une pi�ce �crite pour eux par
leur directeur, Azzedine Da�d. Le coryph�e entre en sc�ne, en fait le
parquet dall� de la salle. Il est pieds nus. Il dit : "Nous sommes venus
du r�el. C'est avec notre histoire que nous venons � vous". Le ch�ur
reprend : "Nous sommes venus du r�el...". Les rideaux rouges de la salle
donnent un air kitsch � l'ensemble. Quelques com�diennes portent le hidjab.
Une chor�graphie s'esquisse parfois, sur fond de musique asiatique " qui
�voque le ruissellement de l'eau", dit Azzedine. Place au hip-hop.
Casquette de travers, surv�tement, les jeunes de Bordj-Mena�l dansent
comme de beaux petits diables au grand ravissement de la salle. "Passez-moi
une chaise", me demande une adolescente voil�e. Je m�ex�cute. Elle se
juche dessus pour voir par-dessus les �paules des autres.
Kabylie Story :
Azzazga, m�moire du sang
Combinaison bleue de m�cano, casquette de golfeur enfonc�e dans les yeux,
fine moustache sans un rai blanc, Boudjem�a Chellal n�est pas seulement le
r�parateur de cycles de la ville. Soci�taire de la JSA (Jeunesse sportive
d�Azazga) depuis 1946, il en est encore aujourd�hui, � 74 ans, pr�sident
d�honneur de la section foot.
�Je tiens gr�ce au sport�, confie-t-il. La ville, reconnaissante, lui a
octroy� ce commerce pour services rendus au sport. Du coup, le
septuag�naire � la vie bien pleine, qui aurait d� jouir d�une retraite
m�rit�e, plonge encore les mains dans le cambouis. Les cycles, il n�en vit
pas seulement. Ils ont �t� la grande passion de sa vie. Cycliste
professionnel, il commet une infid�lit� � sa ville de naissance et de c�ur,
Azazga, pour caracoler, sous les couleurs du MCA (Mouloudia Club d�Alger),
en peloton de t�te. C��tait en 1954 et ses camarades s�appellent alors
Zaaf, les fr�res Chibane et d�autres, imp�rissables locataires du gotha
alg�rien de la petite reine. Boudjem�a Chellal est aussi une m�moire
d�Azazga. �Je me souviens de ce temps o� Slimane Azem est venu chanter �
Azazga. Il y avait aussi Hanifa�. Cette �vocation suffit � planter le
d�cor de la d�solation. Slimane Azem est mort dans la peau d�un paria,
priv� de sa Kabylie. Hanifa, aussi. Les hasards de l�histoire familiale
m�ont conduit, enfant, � s�journer � Azazga. Un jour, je me suis gliss�
dans un cin�ma pour me laisser envo�ter par L�inconnu du nord express, ce
chef-d��uvre noir tir� par Hitchcock du roman homonyme de la romanci�re
am�ricaine Patricia Highsmith. Depuis lors, je n�ai jamais vu un film de
Hitchcock, lu un roman de Highsmith, vu ou lu un polar, sans que ma
m�moire exhume Azazga. Chacun porte son cin� Paradisio. Mais la m�moire
joue des tours, c�est l��vidence. Je soutiens mordicus devant Rabah, ce
natif d�Azazga qui a bien voulu me piloter, que le cin�ma �tait situ� face
� l��glise, dans la rue du tribunal. Si c�est bien le cas, il y aurait
donc deux cin�mas � Azazga. C�est pourquoi nous sommes all�s trouver
Boudjem�a Chellal. Il tranche en faveur de Rabah, contre mon souvenir.
Radio-Cin�, l�unique cin�ma d�Azazga, n�a jamais �t� dans la rue o� un
souvenir d�enfant l�a rang�. Il jouxte pr�cis�ment l�atelier de Boudjem�a
Chellal. La fa�ade grise donne sur la rue Tamgout, du nom de la for�t dont
les premiers arbres, sur les pentes, surplombent la ville. En d�pit des
effets de la fi�vre de la construction minute, pand�mie qui touche tout le
pays sans distinction de singularit�s, Azazga est pr�serv�e de la
d�figuration. Le centre-ville, un croisement d�avenues larges, est �gal �
lui-m�me, avec ses trottoirs vastes et ses belv�d�res qui mettent les
cimes du Djurdjura � port�e de main. On pourrait presque les toucher. Le
cin�, malmen� par le cycle infernal de la nationalisation et de la
d�nationalisation, est aujourd�hui une salle de sport. J�y p�n�tre,
pr�c�d� de Rabah. Sur un mur du hall, les traces du guichet, arrach�, sont
encore visibles. Tout cela para�t bien petit, � pr�sent. Dans la salle,
des adolescents tapent dans des sacs de sable avec des gants de boxe.
L�entra�neur, un jeune homme en surv�tement, les encourage � cogner plus
fort. Dans la cabine, le projecteur 35 mm est intact. On remonte la rue.
On tombe sur les quatre chemins, le centre d�Azazga. A main droite,
derri�re la mairie, la place sur laquelle Arezki Nal Bachir, un bandit
d�honneur d�At Bouhni, a �t� guillotin� en public par les bourreaux du
colonat, ne comporte aucun signe comm�moratif. Pas la moindre plaque pour
rappeler, au bon souvenir des jeunes d�aujourd�hui, que l�ind�pendance du
pays est le fruit d�une longue cha�ne d�actes de libert�. Ce bandit
d�honneur �tait, comme tous ceux qui ont pris le maquis en Kabylie � la
fin du 19e et au d�but du 20e si�cle, d�abord un r�sistant. Youcef Adli
vient de lui consacrer un livre. Libert� Des man�uvres creusent � coups de
pioche, face � Azemour-Bounsar, la prison d�Azazga, sur la route de
Bouzegu�ne. La pioche bute sur des racines d�arbres centenaires. Qu�y a-t-il
donc � construire sur ce fin ruban de chauss�e en face de la taule ? Ce
sont, me dit Rabah, les fameux 100 commerces, panac�e pour r�sorber le
ch�mage des jeunes. Symbolique de la d�rision. Avec son histoire �maill�e
d��lans vers la libert� souvent cher pay�e, Azazga ne se fait pas � la
violence. Chaque fois, c�est comme si c��tait la premi�re fois. Toutes les
strates de la m�moire de la ville sont supplant�es par le drame du
printemps 2001. La carcasse de la brigade de gendarmerie, rageusement
incendi�e par les jeunes avant qu�ils entreprennent de la d�molir � mains
nues comme les Berlinois l�ont fait pour le mur de leur ville, t�moigne de
la trag�die. Ferhat Mehenni, porte-parole du MAK (Mouvement pour
l�autonomie de la Kabylie), chanteur connu et vieux routier du mouvement
berb�re, raconte dans son livre Alg�rie : La question kabyle (Michalon,
Paris) les circonstances de l�explosion � Azazga, o� il habite. La ville a
�t� gagn�e par le coup de col�re du printemps 2001, comme toute la Kabylie.
Rue de l�Ind�pendance, les jeunes ont commenc� � manifester. Les gendarmes
avancent vers eux , sur les dents, comminatoires, bard�s d�armes de
guerre. Ils tirent. �On pensait que c��taient des bombes lacrymog�nes qui
sortaient de la gueule de leurs armes�, se souvient ce jeune, qui �tait
dans la masse. �Et puis, on a vu des jeunes s��crouler, le sang se
r�pandre. On a compris qu�ils tiraient � balles r�elles. Notre sang n�a
fait qu�un tour�. Selon les t�moins, les gendarmes avaient la hargne de
militaires qui combattaient d��gal � �gal. En face, il n�y avait que des
jeunes, d�sarm�s, innocents, mus par le trop-plein de col�re accumul�e
devant tant d�injustice, tant d�arbitraire. Des jeunes d�poss�d�s de tout
avenir, de tout espoir d�avenir. Le bilan hante encore Azazga. Neuf morts
et un traumatisme qui fait �merger cette terrible r�v�lation : comment
peut-on compter sur un pouvoir qui tire sur les enfants qu�il est cens�
prot�ger ? C�est sans doute la r�ponse � cette question qui fera sortir de
l�impasse la crise de l�gitimit� pos�e au seul pouvoir mais dont toute
l�Alg�rie, � son corps d�fendant, p�tit. L�irr�parable se produit le 27
avril 2001. Les gendarmes tirent. Irchene Kamel s�effondre, ensanglant�,
contre le mur du caf� Royal Libert�, rue de l�Ind�pendance. Un de ses
camarades l�aide � plonger la main dans son propre sang et de la plaquer
sur le mur. Puis, il consacre son dernier souffle � �crire ce mot :
Libert�. La puissance du symbole, cet acte d�sesp�r� pour la vie au seuil
imm�diat de la mort, donne la chair de poule. Une plaque est appos�e sur
le mur du caf�. Le comportement f�roce des gendarmes a insuffl� la force
de �Spartacus aux jeunes� lorsque ils ont commenc� � s�en prendre � la
brigade, d�sert�e par ses occupants au milieu de la nuit. Que fait-on �
Azazga quand on est jeune et encore sous le traumatisme de tout ce sang
dont la m�moire est macul�e ? Accoud� au comptoir d�un caf�, ce b�n�vole
de la Maison de jeunes me regarde comme si je posais des questions de
Martien. Eh bien, lui, il ne travaille pas. Il a bricol� un peu � Alger,
fait des photos dans les mariages et consacre ses journ�es au militantisme
culturel. L�ennui, c�est qu�il n�a pas la moindre id�e sur ce que peut lui
r�server l�avenir. L�avenir, c�est maintenant, dit-il. A. M.
Kabylie Story :
A�t-Hichem, pure laine
Nous quittons Tizi, en d�but d'apr�s-midi. Direction : la montagne. Dans
la lumi�re du soleil froid, la montagne flotte, d�tour�e par les limbes de
brume, comme un mirage sur la margelle du regard. La route grimpe,
succession de lacets en �quilibre au bord de ravins � la descente abrupte.
Les virages brefs offrent un panorama aux changements rapides. La vall�e
aux terres dessin�es � la r�gle comme un damier ocre est soudain remise au
second plan par le moutonnement des cr�tes � l�assaut du massif.
Lala-Khadidja arbore d�j� une calotte de neige. D�ici, on distingue les
villages anciens, ensemble compact de masures agglutin�es autour des
pitons, des nouvelles constructions �tal�es comme les fleurons d�un
catalogue de mauvais go�t. La route contourne Adeni, flanc de coteau. On
continue � monter, par paliers. Plus nous prenons de l�altitude, plus le
ph�nom�ne d�optique qui �loigne et rapproche la montagne comme s�il
s�agissait d�une image soumise au mouvement d�un zoom devient fr�quent. Au
loin, comme chevauchant la colonne vert�brale d�un dinosaure, Ath Yenni
r�pand ses villages sur les flancs d�une ligne de cr�tes. Voil�,
maintenant, Icherridene. Le monument du soldat inconnu, dress� dans une
�chancrure, est une ruine. L�arm�e coloniale l�avait ��rig� comme le
t�moin d�une victoire sur la plus grande r�sistance rencontr�e, dans son
entreprise d�occupation, depuis le d�barquement en 1830. Icherrid�ne, o�
l�arm�e de Randon a mordu la poussi�re, est la confirmation tragique de
cet esprit de libert� constant dans l�histoire du pays kabyle. Mais la
force d�occupation a vaincu celle de la r�sistance. Il aurait d�
appartenir aux Kabyles de dresser ici un monument qui rappelle que nul ne
peut violer impun�ment la citadelle. Mais la civilisation berb�re, dont la
Kabylie incarne la persistance dans toutes les adversit�s, est connue
davantage pour �tre celle de la r�sistance que de la conqu�te. C�est
pourquoi, on ne construit pas plus de palais ou de monuments que d�empire.
La grandeur berb�re n�est attest�e par rien de mat�riel. Elle survit par
transmission orale. On passe alors en contrebas d�Icherrid�ne sans savoir
que c�est un haut lieu de la r�sistance kabyle � la conqu�te fran�aise.
Cette r�sistance farouche et d�sesp�r�e, sur laquelle ont but� les l�gions
romaines au point de ne surnommer le Djurdjura �la montagne de fer� � pas
seulement pour la composition ferrugineuse de la roche�, est un trait
d�finitoire de la contr�e. Lorsque, vaincus par le nombre et la puissance
de feu, les Kabyles ont d� se soumettre � l�h�g�monie de l�occupant, ils
ont continu� la r�sistance sous d�autres formes. Aussit�t apr�s avoir
d�fait les troupes kabyles � la bataille d�Icherrid�ne, l�arm�e coloniale
d�p�che des officiers d��tat civil. On contr�le mieux une population dont
on d�tient l��tat civil. Mais les Kabyles d�cident de poursuivre la
r�sistance en refusant de livrer leurs patronymes. Les officiers d��tat
civil se munissent alors de listes de noms faits de bric et de broc et les
attribuent arbitrairement. C�est pourquoi les noms inscrits � l��tat civil
ne correspondent pas, en Kabylie, aux noms traditionnels. Madjid, un gars
de Tizi qui m�accompagne, me dit que le virage que nous prenons est connu
pour �tre une station de faux barrages. Il me montre l�arbre sous lequel
des militaires ont �t� tu�s. La route donne sur un ravin qui descend � pic
sur Varakmouch, nom donn� � ce tron�on d�assif oua Sakha, affluent du
Sebaou. �Quand ils sentent un danger, les terro se laissent glisser sur la
pente. Ils disparaissent illico�, m�explique Madjid, qui sillonne depuis
des lustres les routes de Kabylie. Un dernier virage et nous tombons sur
Larba�-Nath- Iraten, ex-Fort-National, ex- Fort-Napol�on. Nous sommes au
c�ur du massif d�Igawawen qui a donn� ces noms bizarres : zouaves,
zouaouas... Un bourg poussi�reux, �pousant la courbe d�un virage : voil�
Larba�-Nath-Irathen aujourd�hui. La poussi�re se soul�ve sous les roues de
la voiture. Une mosqu�e massive domine de son minaret les carcasses qui se
dressent de plus en plus haut. Au milieu d�une place, une statue de Abbane
Ramdane, originaire de Azouza, � quelques kilom�tres d�ici, fait
ressembler l�animateur du congr�s de la Soummam � Ben Tobal. M. Remond,
administrateur de commune mixte dans les ann�es 1930, d�nuait, dans un
ouvrage de cette �poque, la visite de la Kabylie de tout int�r�t sans
Michelet et Fort- National qu�il d�crit comme un joyau dans un �crin
d��meraude. Il ne reste visiblement pas grand-chose de cet �clat, exotique.
Larba�-Nath-Iraten est format�e par le chaos urbanistique qui est la
marque de l�Alg�rie d�aujourd�hui. On p�n�tre dans A�n-el- Hammam par la
bande. �T�inqui�te, me dit ce jeune, ici, tout le monde dit Michelet�. On
poursuit. A Sidi-Yahya, le cyber s�appelle Titanic et l�usine o� les
costars �Pierre Cardin� sont taill�s sur le patron des jeunes cadres
dynamiques et des patrons du priv� non exploiteur, a plut�t l�air modeste.
Une b�tisse banale, qui b�ille d�ennui sur un mamelon. A�t-Hichem, c�est
le tapis traditionnel kabyle. �Il y a un m�tier � tisser dans chaque
maison�, me dit Hassan. On aborde le raidillon qui m�ne au c�ur du
village. Un buste surgit d�une st�le. C�est la statue de Bela�d A�t Madri,
un militant du FFS, tu� lorsqu�il a pris le maquis en 1963. Il est
originaire d�ici. Un adolescent du cru, crois� sur place, raconte : �Les
gendarmes ont emp�ch� les �lus FFS d�inaugurer la statue�. C��tait avant
qu�ils aient �t� oblig�s de partir. Ils faisaient preuve d�une hargne
inexplicable. Les �lus FFS ont d� battre en retraite. Il a fallu revenir
apr�s leur d�part pour rendre cet hommage � l�enfant du pays. On n�est pas
loin de Koukou, capitale d�un royaume au XVIe si�cle. Les A�t Hichem en
�taient. Le royaume avait des relations d��gal � �gal avec la r�gence
d�Alger. Taos nous emm�ne visiter son atelier de tissage. C�est un garage
o� une dizaine de m�tiers sont align�s. Sur l�un d�entre eux, une aile
narqam, un �dredon de haute laine aux motifs g�om�riques, prend forme.
Taos et son �poux ont ouvert leur atelier en 1994. C�cilia, leur petite-fille,
avait cinq ans. Lorsque une fois ils ont �t� � chercher un nom pour leur
toute nouvelle entreprise de tissage, il s�est impos� de lui-m�me.
Aujourd�hui, l�atelier emploie jusqu�� vingt tisserandes mais Taos n�a pas
quitt� l�enseignement. �J�aimerais pouvoir en vivre�, dit-elle. Ce n�est
pas le cas m�me si le carnet de commande prend un peu d��paisseur.
Kabylie Story :
Ouadhias, conversation entre amis
En face de la polyclinique des Ouadhias, il y a cette caf�t�ria dite de la
Sant� o� le th� est servi en infusion et Matoub plein pot. Ali et Mohammed
m�y pr�c�dent. Ali est chirurgien-dentiste. Il habite � Agouni Guaghrane
et travaille aux Ouadhias. Mohammed, lui, fait tous les jours le chemin
inverse. Il occupe un appartement aux Ouadhias et enseigne � l��cole
primaire d�Agouni Guaghrane, celle qu�a fr�quent�e, il y a une soixantaine
d�ann�es, Slimane Azem.
Ali et Mohamed se connaissent depuis la fac � Tizi-Ouzou, au milieu des
ann�es 1980, � la belle �poque du militantisme berb�re. Dans le temps, ils
avaient les m�mes r�ves et ils essayaient de les concr�tiser ensemble,
avec d�autres amis, aujourd�hui dispers�s aux quatre vents, parfois
contraires. Ils faisaient partie de la m�me troupe de th��tre, Imsavridhen,
� Hasnaoua. Ali tient le r�le de Jadi Vrahim dans Takhvaylith,
l�adaptation par Mohya de La Jarre de Pirandello. Il se produit la toute
premi�re fois � l�occasion de Yenayer 1989. Il a gagn�, depuis lors, ce
surnom ind�collable de Jadi Vrahim. Puis, il tient un r�le dans une autre
pi�ce, Les sinistr�s, adapt�e par Mohya d�un texte anonyme du Moyen-Age
fran�ais. Azzedine Meddour lui confie un r�le dans La montagne de Baya.
L�av�nement du multipartisme fait comme une l�zarde dans les r�ves communs
d�Ali et Mohamed. �Mohammed �tait plut�t FFS et moi plut�t RCD�, dit Ali.
Les raisons qui les s�parent finissent par les rapprocher de nouveau. Leur
amiti� est fond�e sur un socle que ne peuvent �branler les variations de
la m�t�o partisane. Ali est n� � Chlef o� son p�re, originaire des Ouacifs,
s�est install� comme commer�ant. S�il baigne dans la colonie des
commer�ants kabyles majoritairement originaires du m�me village au point
de parler kabyle comme un natif du bled, il est immerg� tout autant dans
la culture locale. �Je ne subissais pas d�ostracisme du fait de ma
kabylit�, contrairement � d�autres. Sauf quand la JSK venait jouer � Chlef.
Je n�avais alors plus aucun copain. Pendant les 90 minutes que durait le
match, je ne reconnaissais plus les amis�. A la maison, tout le monde
parle kabyle. Les femmes ne parlent que kabyle, du reste. �Fervent
militant�, le grand fr�re donne le tempo et l�exemple. Il se lance dans le
militantisme culturaliste et identitaire. Ali, le futur Jadi Vrahim, sait
d�j� que ce combat-l�, �je l�ai dans le sang�. Il est berc� par Slimane
Azem, El Hasnaoui, A�t Menguellat. Chaque fois que possible, la famille
venait se ressourcer au village. Le petit Ali y passe les vacances
scolaires. �Ce cordon ombilical n�a jamais �t� coup�, dit-il. Le
Printemps berb�re de 1980 le surprend dans le grand �cart : la t�te � Tizi
et le corps � Chlef. Dans cette derni�re ville, il vit de �fa�on assez
dure� les �chos qui viennent de l�autre galaxie, la Kabylie protestataire.
�On a �t� assez maltrait�s. Les gens n�avaient pas compris ce qui se
passait. Ils s�informaient par la t�l�vision et El Moudjahid �. Apr�s le
bac, il s�inscrit � la fac d�Alger puis � celle de Tizi. �L�institut de
�chir-dent� venait d�ouvrir�. Il aurait pu rester � Alger mais il pr�f�re
Tizi car �apr�s le Printemps berb�re, je voulais �tre dans le bain�. En
janvier 2003, Ali fait un saut en France pour terminer un dipl�me
universitaire. Il en profite pour monter un one man show en kabyle. Puis,
pris par le vertige, il patine, ne sachant plus quoi faire, tent� de
rester en France un coup, et de rentrer le coup d�apr�s. Il rentre. Et le
voil� dans son milieu naturel, dans cette Kabylie r�elle et encore
id�alis�e. Mohammed, lui, a un parcours plus lin�aire mais tout aussi
passionn�. Il descend d�A�t-Zekki, ce village frontalier entre les deux
Kabylie, grande et petite, haute et basse. A Tizi, o� il �tudie la
biologie � Hasnaoua, il milite avec ce punch qui est encore intact. Puis,
il int�gre l�enseignement, dans un village qui est le c�ur battant de ce �
quoi il a d�cid� de vouer ses efforts : la culture kabyle. Ces croisements
d�itin�raires, ces fragments de vie d�bit�s par � coups dans cette
caf�t�ria des Ouadhias convergent vers cette question : comment est v�cue
la singularit� kabyle au quotidien ? Mohammed, qui vit aux Ouadhias depuis
dix ans, me dit avec cette passion qui nourrit en lui comme un feu sacr�,
qu�ici, nous sommes � �quidistance de Taguemount-El-Djedid, le village
natal de Mohand-Arab Bessaoud, fondateur de l�Acad�mie berb�re, et d�Ighil-
Imoula, le hameau o� Ali Zamoum a fait ron�oter la proclamation du 1er
Novembre 1954. Synth�se f�conde de r�f�rences. Agouni-Gueghrane, le
village natal de Slimane Azem, devenu un lieu de p�lerinage pour une tombe
vide puisque le po�tefabuliste est enterr� � Moissac, en France, c�est ce
village balan�ant comme un hamac entre deux rochers. �Hassan Hir�che est
d�ici, dit Mohammed. Redjala aussi�. Ce sont des intellectuels qui
continuent � inscrire la singularit� kabyle dans les autres singularit�s.
Mohammed a v�cu la trag�die du Printemps noir, ici, aux Ouadhias. Il
raconte : �J�ai assist� � une sc�ne terrible, �loquente �. Les gendarmes
tirent sur un jeune. Il est emmen� � la polyclinique, en face. �Sa m�re
arrive, affol�e. Ses copains, impavides, la rassurent. Ils �taient
admirables de courage et de lucidit�. Le jeune succombe � ses blessures.�
Ils s�en retournent � leur cause. �Mais le drame dans tout cela, ce que
les jeunes �taient, seuls, abandonn�s, non encadr�s. C�est cela notre
faillite, finalement.� Mohammed m�a pr�venu qu�il d�veloppait une analyse
iconoclaste du Printemps noir. Comme s�il y avait une analyse standard �
l�aune de laquelle toutes les autres s��valuaient. �Nos chers d�put�s ont
laiss� tomber les jeunes. Pas un d�entre eux n�est venu � Tizi pendant les
remous. L��lite intellectuelle et la bourgeoisie, ici, ont laiss� les
jeunes tout seuls. Les parents rigolaient de l�insolite de certaines
situations pendant que leurs enfants essuyaient une v�ritable guerre�.
Dans la caf�t�ria, peu de monde en ce d�but d�apr�s-midi. Deux jeunes,
emmitoufl�s dans la takachavith brune des montagnards, sirotent en silence
un jus de fruit Ifri. Le poste joue un autre morceau, mais c�est toujours
du Matoub. Mohammed m�explique cette singularit� kabyle qui consiste �
�tre sensible aux libert�s. En d�pit du conservatisme, ciment de la
soci�t� kabyle, la tol�rance est une r�alit�. �Je connais un p�re qui n�a
jamais �t� � l��cole, qui vit dans la tradition comme il y a des d�cennies.
mais qui accompagne quand m�me sa fille � la fac�. Je demande � Ali ce
qu�il pense des propos de son ami Mohammed. Il se contente de zapper ma
question. �En g�n�ral, dit-il, j�ai un regard n�gatif sur la soci�t�
kabyle. J�exprime des critiques � tout bout de champ. On y est devenu trop
mat�rialiste �. Mohammed : �Mon enfance, c�est un gourbi dans lequel se
bousculaient trois g�n�rations, et m�me des animaux. Il est clair que le
niveau de vie s�est �lev� en Kabylie depuis le temps o� Feraoun d�crivait
Le fils du pauvre. Je m�en r�jouis.� La Kabylie sauvage, ces grappes de
villages coup�s de tout, insulaires � force d�isolement, c�est fini, selon
Mohammed. Pendant son s�jour en France, Ali a interpr�t� Muh Terri,
adaptation de Lu Xun, une pi�ce chinoise du d�but du XXe si�cle par Mohya.
C�est une critique indirecte du Printemps berb�re de 1980. C�est cela
aussi la singularit� : aimer bien et chantier bien.
Kabylie Story :
Agouni Gueghrane, le fant�me de Slimane Azem
Des gamins tapent dans un ballon de foot sur un terrain vague � flanc de
pr�cipice, les joues rouges de froid, la t�te enfonc�e dans des bonnets de
laine. �Est-ce que tu sais qui est Slimane Azem ?�, demande-t-on au
gardien de but. �Dh� khali, C'est mon oncle �, r�pond-il. Les autres
arrivent. On discute balle au centre.
�On est fier de lui, ici�, dit un des joueurs. �On devrait �tudier ses
textes�, r�torque un autre en d�signant la direction de cette �cole m�me
o� Slimane a us� ses fonds de culotte. On se souvient, ici comme ailleurs,
que Slimane Azem a �t� et reste l'un des rares chanteurs kabyles qu'on
peut �couter en famille. �a lui conf�re d�j� une place particuli�re. A la
sortie du village vers la montagne, un cube campe lourdement sur la roche.
Sur la fa�ade peinte en vert, une inscription verticale : �Coiffure�. En
contrebas, un autre b�timent est nich� au c�ur des oliviers. C'est la
demeure des Azem. Slimane est n� dans une masure au toit en terre. C'�tait
la fa�on de faire de l'�poque. Une architecture ing�nieuse et in�dite : de
la terre, du schiste et des rondins de bois d'olivier et de fr�ne. Dans
les ann�es 1940, les premi�res maisons en dur apparaissent, tranchant avec
l'architecture de survie aussi vieille que ce village qui semble tendre
une embuscade � la Kouiret, cette montagne du massif du Djurdjura sur
laquelle les maisons ont l'air d'avoir pouss� plut�t que construites. Sous
la maison des Azem qui d�limite le village vers Taguemount Na�t Ergane,
des olives s�chent en tas noirs et juteux sur le bord de la route. C'est
la saison de la cueillette. On peut le savoir en observant les nu�es
d'�tourneaux qui planaient au-dessus des oliviers. Etal�e en amont entre
deux rochers, Agouni Gueghrane est hors du temps. Le nom de ce village qui
tutoie les nuages signifie �La plaine aux quilles� mais nul ne saurait en
donner une explication d�finitive. On y joua, dans les limbes, au jeu de
quilles. Il s'y tenait des concours de lancers de javelots. Trois traits
distinguent Agouni Gueghrane. La premi�re est ancienne, c'est la place du
village. Elle fut pendant longtemps, dit-on sans quelque fiert�, la plus
grande de Kabylie. La deuxi�me est, elle, toute r�cente, c'est la d�charge
sauvage qui menacerait l'�cosyst�me si elle n'est pas stopp�e nette et
vite. La troisi�me, enfin, intemporelle, c'est d'�tre le hameau natal de
Slimane Azem. Arab Akli a 86 ans. Enfin, il est pr�sum� les avoir. Si les
yeux lui jouent des tours, l'esprit, lui, est intact. Il se souvient de ce
camarade d'enfance des Nat Waali. A l'�cole d'Agouni Gueghrane construite
en 1913, ils ont fr�quent� tour � tour la classe de M. Halet, puis celle
de M. Casavous et, enfin, celle de M. Si Ahmed. Ils ont fait le berger
c�te � c�te. Ce n'est pas une l�gende forg�e apr�s coup : son camarade
taillait des fl�tes dans le roseau et aimait leur arracher ces sons qui
ressemblent � l'�cho des pierres qui roulent du haut de la montagne. Un
son �pre, lancinant, comme tenu en apesanteur. Un son qui ressemble �
l'entrechoquement de ces pierrailles qui descendent � pic du Corbeau et du
Piton, ces rochers dress�s comme deux menhirs entre lesquels Agouni
Gueghrane est post� en embuscade. Apr�s l'�cole, Slimane descend vers la
plaine pour chercher du travail. Il d�gotte un boulot dans une
exploitation agricole de Staou�li. Quand il revient � Agouni Gueghrane,
une guitare dans ses bagages, il est d�j� cet artiste audacieux qui
s'appr�te � moderniser la po�sie kabyle et � d�clencher la r�surrection de
l'identit� berb�re dont il est aujourd'hui un des p�res fondateurs. Rares
les artistes qui ne se r�clament pas de lui. Comme on en trouve d�sormais
presque partout en Kabylie gagn�e par la fi�vre de la repr�sentation,
trois grands portraits sont suspendus sur la place du village. Un
repr�sente Matoub, l'autre Abchiche B�la�d, musicien et choriste de
Slimane Azem qui a fini, par chanter de ses propres ailes, et Slimane
lui-m�me. Sur le mur gondol� du caf� de la place, deux photos sont
punais�es. L'une repr�sente les joueurs de la JSK, sagement align�s comme
des �coliers pour une pose de fin d'ann�e. L'autre est un portrait de
Slimane Azem d�coup� dans un calendrier, lui-m�me repiqu� d'une pochette
de disque. Le caf� est une illustration de l'univers nostalgique de la
po�sie de Slimane Azem funambulant sur le fil d'un tesson de verre entre
l'ancestralit� incarn�e par l'ouate de la vie � Agouni Gueghrane et l'exil,
symbolis� par la transhumance � travers les caf�s, lieu d'attente,
d'expectative, stations �tranges pour �trangers. Agglutin�s autour de
tables noy�es dans la fum�e, joueurs et spectateurs s'adonnent avec une
passion bruyante aux dominos, gestes confondus. Au moins trois g�n�rations
de joueurs de dominos s'affrontent en tournois. Slimane �tait, nous confie
Akli Arab qui tenait � nous offrir le caf� dans le c�ur battant du
village, un �enfant bien �lev� et un � bon �l�ve �. Sa�d Aliche, un
septuag�naire retrait� au verbe ch�ti�, se souvient de cette ann�e - ce
devait �tre en 1946 - o�, enfant en guenilles, il a vu arriver Slimane
�avec Jacqueline et sa traction avant� brillant comme un soleil de cette
c�l�brit� qu'il commen�ait � avoir en France. Akli Arab compl�te : �Il
avait fait entrer alors la premi�re tamachint alaghna, (machine � chanson,
tourne-disques)� et il a chant� � Afir � moins que ce ne soit au caf� de
Bouhnik � A 44 ans, Larbi Na�t Wali a deux raisons majeures de ch�rir
Slimane Azem. Il est de la m�me famille que lui et, comme son illustre
ain�, il fait dans la chanson. Mais il sait qu'il lui reste � gagner un
pr�nom. C'est dur de partager le patronyme d'un g�ant. �Slice est le
patrimoine de toute la Kabylie�, relativise-t-il. Que Agouni Gueghrane lui
doive sa renomm�e, c'est �vident. Trois fourgons sur cinq qui font la
navette avec les Ouadhias �coutent du Slimane en boucle. Depuis sa mort en
exil, Slimane Azem est c�l�br� quasiment comme un marabout. Une v�ritable
Slimania s'est empar�e du monde artistique et militant kabyle, qui souvent
ne fait qu'un. Ce culte vou� � Slimane Azem est justifi� au moins par son
g�nie novateur de musicien qui a su �lever au rang de genre musical les
frustes accords de nos montagnes. Il est justifi� aussi par sa grande
qualit� de po�te aux images de fabuliste, pionnier dans la contestation.
Il est justifi� enfin par la r�appropriation par le mouvement berb�re des
figures de son patrimoine. Slimane est parti. Il a p�r�grin�, guitare et
nostalgie de tamurthiw, Agouni Gueghrane, en bandouli�re, de ville en
ville, dans l'exil. Il est mort en France. Il est enterr� en France sans
jamais �tre revenu dans ce village comme fig� entre ciel et terre, entre
avant et apr�s, qui �tait pour lui le refuge ultime. Il n'est pas revenu,
priv� du bercail pour de sombres histoires d'interpr�tation de ses actes
et de ses chansons. Peut-�tre qu'un jour il faut mettre un terme � ce
malentendu et rendre � la terre qui l'a vu na�tre, un homme qui l'a
tellement aim�e que, m�me s'il en est loin, elle se confond avec lui.
Kabylie Story :
Tizi-Hibel, les fils du pauvre
Sur la place d�en bas, des hommes, le visage
congestionn� par le froid et travaill� par la compassion, attendent,
appuy�s les uns � un muret, les autres aux voitures. D�autres encore sont,
un peu plus loin, adoss�s aux arbres. Le soleil est p�trifi� dans
l�immobilit� loquace d�une st�le fun�raire. �Dal janaza�, r�pond un
adolescent au look rasta� les couleurs vert et jaune, tant j�y pense, sont
communes � la Kabylie et au reggae� � mon regard interrogateur.
Un jeune homme a succomb�, la veille, aux suites d�un
cancer. Triste. Comme depuis toujours, le rite est observ� en d�pit des
bouleversements sociologiques qui tendent � rendre m�connaissable Tadart :
tous les hommes accompagnent le d�funt � sa derni�re demeure. Hamid
Ghezali, cadre dans une soci�t� � Alger, drap� dans un burnous blanc �cette
cape typique de la Kabylie� a 39 ans. Il passe quelques jours de vacances
au village, comme pour rattraper les longues ann�es �coul�es dans un autre
village. �a fait quatre ans qu�il est revenu s�installer � Tizi-Hibel et
chaque fois qu�il le peut, il vient arpenter les venelles de ce hameau que
le talent d�un instituteur a dress� en microcosme de la soci�t� kabyle
traditionnelle. Mohammed me parlant, quelques jours auparavant dans une
caf�t�ria des Ouadhias, de la Kabylie des masures en torchis d�avant la
dictature du R+2, ne disait-il pas �la Kabylie de Feraoun� ?
L�autobiographie � peine romanc�e de Mouloud Nat Chavane est aujourd�hui
plus qu�une �uvre litt�raire. C�est un document qui t�moigne d�une
s�quence cruciale de l�histoire de la Kabylie, ce temps d�l�t�re coinc�
entre deux guerres, la dr�le et la grande, qui ont concern�, � son corps
d�fendant, la Kabylie sans l�int�resser vraiment. Hamid, qui ne comprend
pas tr�s bien ce que je cherche � voir � Tizi-Hibel, accepte, malgr� tout,
de me chaperonner. On commence par partir � l�assaut de ce raidillon que
l�on croirait con�u pour d�partager des sportifs de haut niveau aux
performances �gales. Il faut avoir le souffle d�un premier de cord�e pour
suivre Hamid. Au bout, les premi�res b�tisses de Taguemount-Azouz
s�agrippent d�j� les unes aux autres comme des enfants qui, apeur�s par
quelque ogre, se serrent. Tizi-Hibel est rest�e au pied de la mont�e. Le
cimeti�re est � flanc de ravin. Quelques tombes �pousent l�escarpement.
L�une d�entre elles est entour�e d�une cl�ture. Une couronne, visiblement
r�cente, a �t� d�pos�e �en m�moire � Mouloud Feraoun�. Sur la plaque en
marbre, un m�daillon de l��crivain : il a ce regard de r�veur des
id�alistes qui savent r�sister aux d�sillusions. Les lunettes rondes
d�intellectuel soulignent la simplicit� de son univers, le monde d�un
homme qui faisait corps avec sa terre et avec les l�gendes de cette
derni�re au point d�en �tre compt�. Sur la tombe, l��pitaphe, en lettres
capitales, est un extrait de Les chemins qui montent, roman dont le titre
est un condens� de ce dicton des alpinistes malgr� eux qui attaquent les
pentes du Djurdjura. �Pour aller � Larb�a-Nath- Irathen, quel que soit le
chemin que tu prends, c�est un chemin qui monte�. L�hommage grav� dans le
marbre est le suivant : �N�est pas oubli� qui �tait bon et g�n�reux, lui
qui souffrait de la mis�re des autres, lui qui �tait pr�t � mourir pour
les autres et qui est mort si stupidement�.
Si stupidement. Et si cruellement
Dominant le barrage de Taksbet qui fait comme une amibe g�ante
scintillant dans la brume des vallons, un b�timent se dresse derri�re de
hauts murs. C�est un centre de formation. Ce fut le couvent des s�urs
blanches qui avaient recueilli une orpheline de Taourirt- Moussa, un
hameau en contrebas d�sormais li� � Matoub Loun�s qui en est natif, du nom
de Fadhma Nath Mansour, la future m�re de la c�l�bre maisonn�e Amrouche.
On frappe au portail pour visiter. Des gamins, baragouinant un kabyle de
fast-food, ouvrent. Ils sont de Baghlia, plus bas dans la plaine. Ils vont
demander � un adulte, affair� quelque part dans les frondaisons des arbres.
Au grognement qui s��chappe du fourr�, on comprend de nous-m�mes. Circule�Rien
� voir. File. Il est capable de te menacer d�un r�f�rendum : �Etes-vous
d�accord qu�un paisible fonctionnaire entant l�arbre pour le bien de la
for�t soit perturb� au beau milieu de sa noble initiative par des curieux
suspects, � moins que ce ne soit pas des suspects curieux, pr�tendant
vouloir visiter non point le centre de formation mais l�ancien couvent.�
Tu vois le schisme, la trahison, la tra�trise m�me. Mate un peu la f�lonie�
On passe derri�re, � tout hasard. Le panaroma est d�figur� en bonne et due
forme par une de ces carcasses, dont on ne sait si elles sont un projet ou
d�j� une ruine, qu�on devrait songer � �lever au rang d�embl�me d�une
nation qui ne casse rien certes !, mais qui a acquis une inimitable
maestria dans l�art de construire � moiti�. Des demi-b�tisses rouillant en
leurs jointures dress�es � mi-mandat par des �diles � peine arriv�s que
d�j� en partance, c�est notre artictecture de l�alternance. J�ai repens� �
la qui�te description de ce lieu donn�e par Fadhma Nath Mansour dans son
Histoire de ma vie. Et j�ai repens� aussi � cette vie, telle qu�elle la
raconta, telle qu�elle se d�roula. La vie d�une orpheline d�un patelin
pauvre de Kabylie, abandonn�e de tous, recueillie par les s�urs blanches.
Elle se convertit au christianisme. Elle porte cependant sa kabylit� comme
le noyau de son �tre. Outre ce qu�elle en dit, elle l�a transmise � ses
enfants, � Jean-El Mouhouv et � Taos, qui en ont fait ce qu�on sait : un
joyau de la culture m�diterran�enne. On redescend vers Tizi-Hibel, le Tizi
de Mouloud Ferouan, village r�el mais personnage mythique, � l�instar du
Macondo de Gabriel-Garcia Marquez. Il y a quelques ann�es, un �crivain de
ma connaissance, prompt � sortir le revolver d�s qu�il entendait le mot
kabyle, p�jorait Feraoun dans cette sentence sans appel : �Finalement,
c�est un �crivain r�gional�. Entendre : il n�a pas d�envergure nationale.
C�est vrai. Feraoun est un �crivain r�gional, comme Faulkner. Hamid me
fait observer que Tizi- Hibel est la seule pro�minence de Kabylie d�o�
l�on peut voir la cha�ne du Djurdjura dans son ensemble et non pas comme
d�ailleurs seulement des segments. La neige sur les cimes et les flancs
est comme de la poudre blanche coll�e au papier d�une image. C�est une
carte postale dans toute sa splendeur. On emprunte une de ces ruelles
tortueuses creus�es de rigoles. Un jeune homme nous indique que la cl� de
la maison de Feraoun est chez ses neveux. On frappe. Hamid se pr�sente. Un
autre jeune nous rejoints, avec la cl�. Il me pr�cise que, d�habitude, ils
ne font pas visiter la maison de l��crivain. Ils ont accept� de le faire
pour Hamid. Un portail vert ferme l�impasse. Dans la cour, comme une
sentinelle, un n�flier m�dite dans un jardin. La maison est vide,
silencieuse. Nous sortons par une porte coch�re. Nous traversons un autre
jardin, plus petit que le premier. La cl� est grosse. La porte en bois
c�de. �C�est la maison o� a grandi Mouloud�, dit notre guide improvis�, un
petit neveu de l��crivain. Bien que manifestement abandonn�e, la pi�ce est
propre. Mouloud Feraoun a si bien d�crit cette pi�ce que j�ai l�impression
qu�elle va s�animer, l�, tout de suite, que les objets vont se mettre
soudain � tenir de nouveau leurs fonctions imm�moriales. Le gros b�ton
suspendu � des chevrons par ses deux bouts balance dans le vide. On y
suspendait la literie pendant le jour. Les piliers trapus supportent la
soupente. Les ikoufanes� resserres � provisions� sont align�s dans un
coin. Dehors, le soleil est revenu, derri�re un rideau de nuages. On
grimpe vers Agouni-Arous. Partout, des jeunes, format�s au standard
universel, surv�tementsbaskets, exp�rimentent cette cr�ation originale du
hittisme sans murs. R�duits au ch�mage, livr�s � l�oisivet�, ils regardent
la ligne bleue du Djurdjura en d�codant les signes des temps. Ils savent
que, dans la crise g�n�rale qui d�glingue l�Alg�rie, le sort r�serv� � la
Kabylie est singulier. Le chemin muletier contourne le village, se
transforme en venelle en le traversant. L��chancrure livre la plaine. La
tombe a l�ampleur d�un monument et le monument celle de la trag�die.
Ci-g�t Massinissa Guermah. Hamid me montre le quartier d�Agouni-Arous, en
face. C�est celui des Guermah. La descente vers Tizi-Hibel nous fait
passer devant l��cole de Fouroulou, un pr�fabriqu� de l��poque, sorte de
container aux formes baroques. Une maison blanche surgit d�un talus. C�est
celle de la chanteuse Malika Domrane. L�ancienne mairie est un coquet
b�timent en pierre de taille. Une plaque nous apprend qu�il abrite
l�association Mouloud Feraoun. A l�int�rieur, des flippers vibrent dans la
semi-obscurit�. Le caf� du village a encore cet aspect rustique de jadis.
Le comptoir est haut. Au mur, un poster de Matoub en casquette de marin,
grosse cha�ne au cou, la main serrant richa pos�e sur les cordes de son
instrument. Une photo, plus petite, sur l�autre mur, montre un visage
�maci� et rigoureux. Au-dessus de la photo, ces mots : Hommage � Boudiaf.
En dessous, des vers de la chanson de Matoub pour Boudiaf. Le serveur
regarde une photo puis l�autre. Puis il parle de Feraoun et de Massinissa.
Et il dit que lui, son r�ve, c�est de rester ici car c�est chez lui et que
c�est mieux, pour lui, que chez les autres. C�est la premi�re fois que je
rencontre un jeune dont le r�ve est de rester chez soi. �Ainsi, tu ne
vivras pas sans soucis, mais tu mourras sans remords et tu seras bien re�u
dans l�Au-d�l��. Ainsi finit Le fils du pauvre.
Kabylie Story :
A�t-Zekki, hittisme en altitude
A dix heures vingt, le copain, originaire d�A�t-Zekki
o� il ne vit plus, n�est pas au rendez-vous dans ce parking face au campus
de Hasnaoua. Avec Merzouk, nous d�cidons de nous y rendre quand m�me. Mais
je n�ai pas l�esprit tranquille. Le t�l�phone ne r�pond pas. �Les
intemp�ries�, en conclut Merzouk. Il pleut, en effet, sans discontinuer.
Le Sebaou bout de flots �cumants qui en occupent tout le lit.
Nous partons sans savoir pourquoi notre ami n�est pas
au rendez-vous. Compter sur le t�l�phone portable ? Capricieux� Trop�
Merzouk roule prudemment. Il parle, en �vitant les dangers divers parsem�s
sur la route, de cette Kabylie qu�il conna�t si bien pour l�avoir tant
aim�e et si longtemps sillonn�e. Pas une takhlidjt (hameau), dont il ne
cite le nom et dont il ne dit, parfois, l�histoire. Le brouillard est �
couper au couteau. La chauss�e est glissante, les virages nombreux. Tous
les ingr�dients pour le d�rapage programm� sont r�unis. Des chauffeurs de
fourgon jouent les kamikazes dans les virages en �pingle � cheveux. Une
heure et des poussi�res apr�s que nous ayons quitt� Hasnaoua, nous entrons
dans Bouzegu�ne. La rue principale, qui traverse la route sur le flanc
bas, est une greffe. On croirait une rue de Marseille ou de Tourcoing.
Bouzegu�ne s�est construite, dit-on sans complexe, avec l�argent de
l��migration. Pas une famille d�ici qui n�ait quelqu'un de l�autre c�t�. A
Marseille, le quartier Bougainvill�es a gagn�, par la forte pr�sence des
gens d�ici, le nom de Bouzeguene-ville. Apr�s les lacets qui donnent le
tournis depuis Chorfa Bahloul, l�arriv�e � Bouzegu�ne ressemble �
l�atterrissage d�un vaisseau spatial qui vient de traverser le vide
sid�ral. Une route d�serte dominant des crevasses, puis cette ville qui
appara�t soudain au dernier ressort d�une s�rie de virages, c�est comme
l�oasis qui surgit de l�aridit�. Les maisons riveraines ont l�air de
pavillons de banlieue. A vue d��il, l�ensemble pr�sente une certaine
coh�rence. A croire qu�il existe, ici, cette chose introuvable ailleurs,
en tout cas sur le terrain : un plan d�urbanisme, des contraintes de
coh�sion� Bouzegu�ne tourne � dix mille volts. Le dynamisme de la ville,
du moins de son commerce, est une �vidence qui appara�t au premier
contact. La grand-rue est une succession de boutiques. Un cybercaf� est
mitoyen d�un surplus am�ricain. A l�entr�e de l�un et de l�autre, des
jeunes en goguette, des jeunes filles fashion, des femmes � l�aise dans
l�habit traditionnel, la robe kabyle en son degr� z�ro et timahramt, pi�ce
de tissu nou�e autour de la taille, tout cela naturellement port�. A
Bouzegu�ne, derni�re grande agglom�ration si haut perch�e dans la montagne
avant le col qui d�gringole l�autre versant vers la vall�e de la Soummam,
le sentiment kabyle est r�put� puissant. Normal que �a ait chauff� pendant
le Printemps noir ! Aussit�t que Bouzegu�ne passe dans le r�troviseur, le
paysage lunaire envahit de nouveau le pare-brise. La neige que l�on voyait
d�en-bas comme un mirage, quelque chose de lointain et d��vanescent,
crisse � pr�sent sous les roues de la voiture. Houra, un village �tal� �
n�en plus finir � travers les collines, est blotti sous la couverture
blanche que la neige ne cesse d��paissir. Les voitures sont rares. Sur les
quelques-unes qu�on croise, beaucoup portent des plaques min�ralogiques
fran�aises. Confirmation, parmi d�autres, de la vocation migratoire de la
r�gion. Lorsque A�t-Zekki, notre destination, appara�t apr�s un virage, on
sent l�altitude. L�air est tellement pur qu�on a mal au cr�ne. A gauche,
la carri�re o� on concassait la roche de la montagne pour en faire du
sable, est � l�abandon. Le village est un d�grad� de maisons �tag�es en
fonction de la d�nivellation du terrain. Elles s�offrent au regard dans un
�crin de neige. Merzouk me fait remarquer que pas un panache de fum�e ne
s��l�ve d�une chemin�e. La place du village, c�est l�intersection de deux
routes, l�une au-dessus de l�autre. La plus importante continue, apr�s des
virages � n�en plus finir qui vous rapprochent de plus en plus du col,
vers la vall�e. Akbou, au bord de la Soummam, est � moins de trente
kilom�tres. Mais ce n�est pas notre but d�aujourd�hui et, quand bien m�me
voudrions-nous nous y rendre, la route est coup�e � cause de la neige. Un
caf� sur la place, un kiosque o� des journaux caillent � en jaunir des
pages, et des jeunes debout, comme adoss�s � un mur imaginaire, les mains
enfonc�es dans les poches et les bonnets dans la t�te : le hittisme en
altitude, c�est �a, cette posture au bord du vide. J�ai tenu � venir �
A�t-Zekki parce que, lors d�une discussion quelques jours plus t�t avec un
ami � Azazga, nous sommes convenus qu��tant une sorte de fronti�re entre
la grande et la petite Kabylie, A�t- Zekki devait en �tre une synth�se.
Quelques heures plus tard, je pose cette question : �Vous sentez-vous
appartenir en m�me temps aux deux Kabylie ?�. Un jeune me r�pond : �Nous
nous sentons si enclav�s que nous n�appartenons � aucune�. Des corbeaux
piquent sur une d�charge et leur plumage d��b�ne dessine les lettres d�un
alphabet �trange sur la page blanche de la neige. A un moment, la voiture
patine. �On peut passer�, s�enquiert Merzouk aupr�s de jeunes en faction
au milieu de nulle part. �Non�, dit simplement un adolescent. Pour une
fois, la discussion sur le temps me para�t avoir un sens. �Il fait bien
froid�, dit Merzouk. �C�est la saison, et nous sommes habitu�s�, r�pond
l�adolescent. �Comment se chauffe-t-on dans les maisons ?� �Nous br�lons
du bois�, fait l�adolescent. Je m�insinue dans l��change. � Tu vas �
l��cole ?�. �Je fr�quente le lyc�e � Bouzegu�ne mais nous sommes en
vacances�, dit l�adolescent. La phrase a mis une �ternit� � sortir de sa
bouche. L�altitude et le silence vont ensemble. Que voudrais-tu faire plus
tard ?� Je lance la question � tout hasard. L�adolescent consulte ses
copains des yeux et me regarde en guise de r�ponse. Je sens qu�il ne dira
rien. Il n�en sait rien, peut-�tre. Je r�cidive : �Tu voudrais partir ?�
Silence plus long que ceux qui ont ponctu� jusque-l� cette discussion.
Puis il l�che : �Ici, chaque famille a son �migr�. Il tourne les talons,
suivi de ses copains. Nous redescendons vers le c�ur du village. F., le
fr�re de Mohammed qui n��tait pas au rendez- vous ce matin � Hasnaoua,
serait au caf�. Mais � l�autre caf�, un peu plus bas. Un homme, couvert de
laine, lance des boulettes de mie de pain � des pigeons qui les picorent
en rase-mottes. Le caf� ressemble � tous ceux que nous avons vus dans les
villages. Des jeunes derri�re le comptoir. Des jeunes qui servent. Des
jeunes, enfin, qui donnent la r�plique aux dominos � des retrait�s,
souvent de France. Sauf que, eux, les jeunes, ils n�ont pas encore eu le
temps d��tre retrait�s. La t�l�, juch�e sur des tr�teaux, est bloqu�e sur
M6. Matoub supplante de sa voix chaude le vacarme des joueurs de dominos.
Une photo de la JSK est scotch�e � la glace, derri�re le comptoir. Sur un
pilier, la photo d�une jeune femme en hidjab a l�air de souffrir d�un
sacr� d�paysement. F. �tait en train d�abattre un double-six sur le tapis
lorsque le serveur lui tape sur l��paule. Il quitte la partie et nous
rejoint au comptoir. F. s��tonne que les jeunes soient si r�calcitrants �
toute forme d�organisation. �Nous avons essay� de monter des associations,
rien � faire�, d�plore-t-il. Ils ne veulent pas venir. Le ch�mage est le
lot naturel de quiconque reste sur place. Ceux qui s�en vont, ils tentent
le destin. Les autres ont le choix entre prendre son tour de garde sur la
place ou taper les dominos au caf�. Pas de salle de cin�. De jeu. Des
f�tes. Rien. Ils veulent bien faire une vir�e � Bouzegu�ne, la ville, mais
il faut avoir de l�argent de poche. 25 DA aller et 25 retour pour le
fourgon, plus le prix du caf�, et voil� qu�ils laissent un Smig dans des
futilit�s. On comprend pourquoi les jeunes r�vent de partir. Le surplace �
voir les corbeaux tournoyer au-dessus des d�charges � moiti� ensevelies
sous la neige, �a fait planer comment ? F. lui, a tir� son �pingle du jeu.
Il a mont� une petite entreprise de travaux publics. Aide-toi, le ciel�
Comme il n�y a pas de gendarmerie, les jeunes descendaient � Bouzegu�ne
pour en d�coudre pendant le Printemps noir. Ils �taient tellement r�volt�s
du comportement des repr�sentants de l�autorit� qu�ils ne pouvaient pas
rester clo�tr�s dans cette sorte d�insularit�, entour�s d�air pur de
toutes parts mais seulement d�air pur. On laisse le caf� dans les volutes
des fumeurs. Derri�re le rideau, les visages de l�impatience des jeunes
prennent les traits de la duret�. Dehors, il neige encore�
Kabylie Story :
A�t-Yenni, pause nostalgie
C�est avec un pincement au c�ur que j�observe des ouvriers s�acharner
contre l��cole d�Agouni-Ahmed. Ils la d�truisent, sans piti�, sans remords,
avec la conscience apais�e d�hommes affair�s � de grandes choses. Un monde
s��croule dans un bruit de d�solation. Ces deux classes aux murs droits et
aux tuiles bien rouges, qui se distinguaient des autres constructions de
tadart par leur respect de la g�om�trie, ont �t� �difi�es vers 1889.
C�est un monument qu�on supprime de l�espace, un rep�re qu�on fait
dispara�tre dans le fracas des fourches. On imagine le nombre d��l�ves, de
g�n�rations d��l�ves, qui ont ouvert les yeux sur un monde lointain, �
peine palpable, � partir d�ici. Merzouk, qui m�accompagne dans ce
reportage particulier pour lui autant que pour moi, a fr�quent� cette
�cole. Mon propre grand-p�re y a �t� �l�ve � la fin du 19e si�cle avant de
faire l�Ecole normale et de s�en aller semer l�instruction aux quatre
coins de l�Alg�rie, de T�bessa � Bordj-Bou- Arr�ridj. Depuis quelques
ann�es, le village se vide. L�exode autant que la d�natalit� ont fait
qu�il n�y avait quasiment plus d�enfants � scolariser. Dans un premier
temps, on a d�cid� de fermer l��cole puis de lui substituer un centre de
formation. Mais au lieu de construire ailleurs et de vouer les deux
classes antiques � un autre usage, on a pr�f�r� faire simple. On casse.
Dans les d�combres de ce qui fut, et qui ne sont pas les pierres de ce qui
sera, on lit l�incertitude du temps. Des hommes emmitoufl�s dans des
burnous blancs, sans distinction d��ge, font les sentinelles de
l�ancestralit�. Aussi loin que je m�en souvienne, il en a �t� ainsi. Il
fait trop froid pour l�immobilit�. A d�faut de s�accroupir sous le fr�ne
d�Agouni � exceller dans l�art de l��loquence, ils marchent c�te � c�te,
indiff�rents � la dictature de la montre qui tourne, remontant les pans de
leurs burnous en accompagnant ce geste pr�cis de la r�plique qui fait
mouche, convaincus que le monde n�est rien de plus qu�une parole de
sagesse. Et convaincus aussi qu�il n�est rien de moins qu�une parole de
sagesse. Je les regarde et c�est toute l�histoire d�une lign�e, � laquelle
j�appartiens, que je vois se mouvoir d�un arbre � l�autre, parcourant dans
cette distance congrue des si�cles de vigilance et des lieues
d��merveillement. Salim, la taille aussi haute que le verbe, a quitt�
Alger � o� il a grandi � pour Agouni-Ahmed par attachement � ses racines.
C��tait il y a trente ans. Maintenant, il se confond avec le village. Il
en incarnerait presque les pulsations. On peut s�y absenter pendant des
lustres et lorsqu�on revient, il est toujours l�, toujours l� o� il a
d�sir� �tre. �Je pensais � cette citation de Machiavel�, dit Salim. Il
cligne des yeux. Il roule les syllabes comme des galets : �Les hommes ont
tendance � respecter davantage ceux qu�ils craignent que ceux qu�ils
affectionnent�. Marzouk a grandi, lui aussi, dans ce village. C�est toute
son enfance qui flotte dans l�air qui semble stagner depuis des
mill�naires. Cet air a la puret� dense du placenta. De quoi donc
accouchera ce monde ? Les hasards de la vie ont conduit Merzouk �
s�installer, il y a quarante ans, � Tizi-Ouzou. Tout au long de ces ann�es,
il revenait �pisodiquement � Agouni-Ahmed mais moins que moi, qui suis au
diable vauvert. On embarque Da Ma�mar. Qui conna�t A�t-Yenni mieux que lui
? Il y a enseign� depuis l�ind�pendance. Il y a m�me v�cu cette chose
unique : nomm� � la t�te du CEM Larbi-Mezani, il lui �choira le bureau
dans lequel l�arm�e fran�aise l�avait tortur� pendant la guerre de
Lib�ration. Tous les jours, pendant des ann�es, en p�n�trant dans son
bureau, il refaisait, du m�me coup, une incursion dans ce pass� p�nible.
Da Ma�mar a �t� maire de A�t- Yenni. Il en sait l�histoire r�elle, qu�il
est, du reste, en train d��crire. Il en conna�t les l�gendes. Il peut vous
parler, pendant des heures et dans diff�rentes langues, de la faune, de la
flore. On prend Avridh Ouhamziou jusqu�� la tombe de Mouloud Mammeri, puis
on bifurque � gauche. Le Djurdjura tend vers le ciel une main estropi�e.
Les A�t-Yenni �taient autrefois armuriers. Leur savoir-faire dans le
travail du m�tal �tait tel qu�ils sont arriv�s, quelques mois avant le
d�barquement fran�ais � Sidi- Fredj en juillet 1830, � ruiner l��conomie
deylicale en la noyant sous de la fausse monnaie. Le pouvoir savait d�o�
le coup venait. Il arr�tait des Kabyles, ind�pendamment de leur
appartenance tribale, et mena�ait de les faire ex�cuter si les matrices
qui servaient � fabriquer la fausse monnaie n��taient pas remises �
l�autorit� ottomane s�ance tenante. Les A�t- Yenni livraient r�guli�rement
les matrices pour sauver la t�te des otages, puis ils couraient vers leurs
ateliers clandestins pour en fabriquer d�autres. L�invasion fran�aise des
A�t- Yenni a stopp� la fabrication d�armes. Une arm�e d�occupation ne
pouvait que mettre un terme � cette petite industrie d�o� sortaient toutes
les armes, canons compris, qui servaient � lui r�sister. Les A�t- Yenni
transf�rent alors leur savoir-faire sur la bijouterie. Ils se sont mis �
travailler l�argent au point d�en devenir les ma�tres. Da Ma�mar me dit
que les sept villages se vident de leurs habitants comme par l�effet d�une
h�morragie. Agouni-Ahmed, pour ne parler que de l�un des plus petits
villages, a d� perdre les neuf dixi�mes de sa population en quinze ans.
Les gens s�installent ailleurs, l� o� il y a du travail. Merzouk observe �
Tizi-Ouzou une arriv�e massive des gens des A�t-Yenni attir�s, semble-t-il,
par la possibilit� qu�offrent les coop�ratives d�acqu�rir un logement.
Pour tout dire, c�est � A�t-Yenni que l�id�e de cette errance � travers la
Kabylie m�est venue. C��tait l��t� d�il y a deux ans. La chaleur posait
comme un couvercle sur les villages. Je devais me rendre d�Agouni-Ahmed �
Taourirt-El-Hadjadj, en compagnie de Da Ma�mar. Un homme de sa
connaissance s�avance vers nous, les yeux cach�s par des lunettes et par
un chapeau de paille. Il porte une blouse grise fatigu�e. Il tient dans
une main un b�ton, et un couffin dans l�autre. Le montagnard, dans toute
sa splendide caricature ! Il dit, il susurre plut�t : �Il me semble bien
qu�� la page� de Huis clos, Jean- Paul Sartre a commis un impair dans
l�accord des temps.� Le d�cor �tait le suivant : la canicule, des
montagnards accabl�s par les petits soucis du quotidien, la tension
politique du Printemps noir en musique de fond et ce laboureur des �toiles
qui se pr�occupe de la marge des marges, une griffure r�elle ou suppos�e
dans la concordance des temps chez Sartre. J�ai alors pris conscience de
cette banalit� : aucune tension, aucune acc�l�ration de l�histoire sous la
pouss�e des �v�nements, aucun conflit ne peut biffer l�air du temps, ce
souci d�esth�tique gratuite qui peut harceler les hommes comme une id�e
fixe. A la prochaine occasion, j�irai � la qu�te de l�impalpable dans
cette Kabylie expurg�e, � son corps d�fendant, de ses onirismes travers�s
en toute force par l��pre loi de la r�alit�. Pour mesurer la solitude des
A�t-Yenni, il faut y venir en hiver. Autour des colporteurs de Agaradj,
peu de monde. O� est la foule estivale ? Le caf� dans lequel Matoub Loun�s
a �t� lib�r� en 1994 est plong� dans l�obscurit� et le calme d�une
apr�s-midi d�hiver livr�e aux caprices des noces du chacal, ce t�lescopage
iris� du soleil et de la pluie. Taourirt-Mimoun, la colline que le roman
de Mouloud Mammeri a tir�e de l�oubli, mais pas de tout l�oubli, dodeline
la cr�te de nostalgie. A l�auberge du Bracelet d�Argent, d�o� la vue sur
Lalla Khadidja est une toile de ma�tre, quelques �autochtones� font de
l�introspection esseul�e. Da Ma�mar raconte Agouni-Ahmed de son enfance �
Marzouk, lequel Marzouk narre le sien. On parle aussi du terrain sur
lequel l�auberge a �t� construite. Une terre d�volue � un saint, qui a
r�agi lorsqu�on a voulu construire dessus. Les l�gendes se contredisent
sur �a mais n�est-ce pas leur vocation que de se contredire ? On quitte
A�t-Yenni apr�s avoir fait une petite visite � A�t-Larba�. On traverse
A�t-Lahc�ne, en longeant un p�t� de maison parmi lesquelles celle de Hamid,
le Idir de la chanson. On descend vers thakhlidjt ath lakhla. Le petit
�lot d�autrefois est aujourd�hui le commencement d�un nouveau village. On
continue � descendre. Chaque fois que je passe devant zaou�a Nsidhi
Velkacem, j�ai une petite pens�e pour Brahim Izri. Le destin veut que
j�apprenne son d�c�s au moment o� je termine cette �tape.
Kabylie Story :
Akbou, la plume de Taos
Traverser la for�t de Yakouren en �coutant Radio Soummam �mettant � partir
de Vgayet, c�est parcourir un trait d�union. Point de singes sautillant
dans les arbres. Nos anc�tres se terrent quelque part, en attendant que la
temp�te passe. Trop froid pour s�amuser � faire des grimaces en se
balan�ant aux branches. Si Marzouk s�est r�solu � emprunter cette route
pour rallier l�autre versant du Djurdjura, c�est parce que tous les cols
sont ferm�s. Mais est-ce vraiment mieux ? Le pare-brise est de plus en
plus obstru�.
Les essuie-glaces peinent � se mouvoir. Le ciel n�est plus qu�une b�ance
grise, stri�e de flocons blancs. Sur la route, les paquets de neige
recouvrent le bitume � le rendre invisible. Une main est en train d��taler
la laine d�un burnous blanc sur la terre. Adekar, ce sont quelques maisons
qui montrent un bout de toit � travers le rideau monochrome. Dans un
virage, un fourgon est en travers de la route. La progression devient
dangereuse. ��a ira mieux en descendant�, me rassure Merzouk. Apr�s Adekar,
nous entamons, en effet, l�atterrissage. La route est plus d�gag�e au fur
et � mesure que nous perdons de l�altitude. Apr�s des virages
d�sesp�r�ment r�p�t�s, Akbou appara�t au pied du mont Gueldaman. Il faut
remonter pour trouver le centreville, un entrecroisement de rues trac�es �
la r�gle sur une assiette plane, au-dessus de laquelle Ighram se d�ploie
comme un chapelet de maisons en �quilibre sur les flancs surmont�s par des
pics. Dans la brume, les quelques lumi�res attard�es dans les hublots des
villages c�lestes scintillent comme des lucioles. Il pleut sur Akbou. Taos
Mahmoud, la premi�re femme journaliste du cru, m�attend sur l�esplanade de
la mairie. Elle est debout sous un parapluie, au milieu du branle-bas qui
agite le si�ge de la municipalit�. �Viens vite, on va assister � la
cl�ture de la f�te des olives�, dit-elle. La salle de r�unions de la
mairie est plong�e dans une semi-obscurit� h�riss�e de formes humaines
entass�es sur des si�ges. A la tribune, un homme teste le micro. On se
d�gotte une place. L�orateur, autour duquel d�autres orateurs attendent
leur tour pour prendre la parole, remercie comme il se doit l�ensemble des
participants � la neuvi�me �dition de cette rencontre des ol�iculteurs de
la vall�e. Il d�plore cependant qu�aucun de ces officiels, qui se
pressaient � la f�te de la datte, n�ait daign� les honorer de sa pr�sence.
�Peut-�tre parce que l�olive est noire alors que la datte ne l�est pas�,
ironise-t-il. Il vante la qualit� de l�huile de la vall�e. Plus tard,
abondant dans le m�me sens, un octog�naire, bon pied bon �il, m�apprendra
que Roosevelt se faisait offrir tous les ans 50 litres d�huile d�olive de
la Soummam par un colon de Maillot. L�orateur s�insurge contre cette faute
de style qui consiste � couper l�huile d�olive avec de l�huile de colza. �M�langer
l�huile kabyle avec de l�huile sans go�t, c�est enlever � la premi�re son
nom�. Il s�interroge enfin sur les raisons pour lesquelles les petits
ol�iculteurs, comme la vall�e en compte � l�envi, ne re�oivent aucune
protection dans la concurrence que leur fait l�importation d�huile d�olive
d�Espagne. A Akbou m�me, on consomme andalou plut�t que local. D�autres
discours s�encha�nent. On distribue, pour finir, des certificats de
participation. Taos en re�oit un. Elle le m�rite. En sa qualit� de �locali�re�,
il lui importe de faire conna�tre ce qui se fait de bien dans sa ville
natale. Un homme, qui semble porter sur ses �paules toutes les inqui�tudes
du monde, tient � nous inviter, Merzouk et moi, � nous joindre aux autres
convives pour partager le d�jeuner. La gargote s�appelle Tekka. On s�y
rend en traversant une rue d�fonc�e. La mezzanine est un boyau sombre. On
y acc�de par un escalier en bois. Un rai de lumi�re entrant par l�unique
fen�tre de la pi�ce trace comme une ligne de partage entre deux rang�es de
tables. Autour de ces tables, il y a des hommes. Rien que des hommes. La
seule femme ici, c�est Taos : �J�ai fini par me faire respecter comme
correspondante de presse.� Elle raconte. Au d�but, c�est-�dire il y a sept
ou huit ans, les hommes ne comprenaient pas qu�une femme se m�le � eux
dans des r�unions publiques. Puis, les choses se sont mises � se
d�contracter au point o� les �ill�res on �t� remis�es aux vestiaires.
Maintenant, on parle � Taos non point comme � une femme, mais comme � un
journaliste. Taos est n�e � Idjdar�ne, un quartier populaire d�Akbou. Elle
fr�quente le lyc�e Hafsa, r�cemment rebaptis�, � l�instigation du
mouvement des aarhsn Mohamed Haroun, du nom d�un militant de la cause
berb�re des ann�es 1970, embastill� � Lamb�se. Elle enseigne le fran�ais
depuis des ann�es, ce qui lui vaut de conna�tre une bonne partie des
jeunes de la ville. En d�veloppant les r�seaux de correspondants locaux,
n�cessaires en particulier en Kabylie, la presse ind�pendante a surtout
puis� dans le corps enseignant. Taos a toujours eu un penchant pour
l��criture. Hobby ? Plus, mieux... D�instinct, elle per�oit l�acte
d��crire comme une th�rapie � une timidit� maladive. C�est le surpresseur
qui va faire monter � la surface tout ce qui est enfoui� Sauter le pas
vers le journalisme est le compromis entre cet �lan litt�raire brid� par
toutes sortes de difficult�s et le silence pur et simple. Dans sa pratique
de journaliste, on sent, du reste, une femme de lettres qui sommeille.
Elle se trahit tout autant par un style gorg� de lyrisme que par le choix
des sujets. La gen�se des choses l�int�resse de la m�me mani�re que le
fait d�actualit�. Akbou, la ville coloniale, a �t� fond�e autour de 1871.
C��tait l�ann�e de cette guerre qui a fait balancer l�Alsace et la
Lorraine c�t� allemand. Ce n�est donc pas surprenant que les colons qui
s�installent sur les terres de la tribu des Illoula, spoli�s de leurs
biens pour cause de participation � l�insurrection d�El Mokrani, donnent
le nom de Metz � la ville qu�ils fondent. Ce nom n�aura qu�un temps. Akbou
revient au galop. Dans cette vall�e de la Soummam o� les terres sont
relativement g�n�reuses, Akbou forme alors une synth�se entre les
pesanteurs sociologiques des montagnards et les audaces citadines. Akbou,
ce n�est d�j� plus la montagne, mais est-ce encore la ville ? La question,
ancienne, a encore de l�avenir devant elle. Taos continue : �Pendant le
Printemps noir, c��tait le calvaire�, dit-elle. Les gendarmes tirent avec
la m�me d�sinvolture qu�ailleurs, en Kabylie. Ils font six morts parmi les
jeunes et plusieurs bless�s � vie. Saisis de col�re devant cette
injustice, les jeunes cassent tout ce qui symbolise cette autorit� dont la
seule comp�tence r�side visiblement dans la promptitude � r�primer. Mais
ils �pargnent la mairie. �Elle est � nous�, disent les aarchs. La ville
�merge � peine de ce cauchemar. Il faut apprendre � vivre dans cette
p�riode post-traumatique. Taos observe des choses impensables il y a
quelques ann�es. �Nos jeunes filles entrent � pr�sent dans les cybercaf�s
et m�me dans les pizzerias �. Les uns comme les autres font flor�s. Une
vraie r�volution ! La maison de jeunes s�appelle Abderahmane-Far�s, du nom
du pr�sident de l�Ex�cutif provisoire issu des accords d�Evian, originaire
d�Amalou. On prend la route nationale 26. On longe le Piton, ce pain de
sucre sur lequel un monument fun�raire se dresse comme une �nigme. �Elle
fait r�ver historiens et arch�ologues �trangers�, dit Taos. A partir de la
voiture, elle me montre des mausol�es sur des �minences. �Dans les
bourgades kabyles, les villageois s'affilient � un tr�s lointain anc�tre �
la vie tr�s riche en bonnes actions et qui , selon les croyances, continue
� veiller sur �ses enfants�, �ternellement �. Par ici, il y a m�me des
villages dont le saint est une sainte. La voiture file en contrebas
d�Akbou. D�ici, on voit bien la ville s��largir � de nouveaux quartiers,
chaotiques. Ces villas � � d�faut d�autres appellations � si
caract�ristiques de l�Alg�rie du rond � b�ton, ont l�air de se bousculer
jusque dans la montagne. Taos dit : �En la regardant, si simple et
majestueuse � la fois dans sa splendeur, je me r�p�te tout bas puis tout
haut : paix sur ma ville�.
Kabylie Story :
Tazmalt, la ferme Ouyahia
�Cette ann�e, la r�colte est m�diocre�, dit Ahmed
Ouyahia en regardant les essaims d��tourneaux ex�cuter des figures de
ballet au-dessus d�une olivaie. �Celle de l�ann�e derni�re �tait, par
contre, exceptionnelle�. L�homme a quarante-cinq ans. Il a le visage
�maci�, le regard dubitatif du veilleur et la parole parcimonieuse.
Il �tait � Akbou, dans cette r�union des ol�iculteurs,
o� nous lui demandons de nous faire visiter Tazmalt, sa ville natale. Il
monte dans la voiture, avec ses deux enfants. Il explique : �C�est les
vacances, je les emm�ne � la ferme � Tazmalt. Nous habitons en partie �
Akbou�. Dans la voiture, Taos, la journaliste d�Akbou, qui nous accompagne,
parle des mausol�es �pars sur toute la distance entre Akbou et Tazmalt.
C�est comme un chemin jalonn� de pierres sacr�es. Nous sommes dans la
vall�e de la Soummam. La route est droite, large. Nous traversons
Ouzelagu�ne. Au milieu du village, une plaque indique Ifri. Depuis
quelques ann�es, c�est le nom de cette source qui fournit l�eau min�rale
que l�on sait. Mais c�est, surtout, ce hameau magique o� s�est tenu le
fameux congr�s de la Soummam. J�ai visit�, il y a quelques ann�es, la
maison foresti�re dans laquelle se sont retrouv�s les congressistes. J�ai
grandi en face de la t�l�vision jubilatoire nous montrant les lambris du
Club-des- Pins abritant les grands-messes du FLN en congr�s. J�en ai
d�duit qu�un congr�s n�est viable que s�il atteignait son quorum de
limousines et de costumes Zmalto ou, � un �chelon moindre, Sonitex unit�
B�ja�a. Le vocable m�me de congr�s me semblait ne d�signer que cette sorte
de surench�re dans l�emphase patriotique cravat�e dans un h�micycle o� la
parole est d�argent. Et voil� que je d�couvre que des hommes ont d�jou�
les mailles de l�arm�e fran�aise pour s�engouffrer, engonc�s dans des
kachabias, dans un g�te rural afin de donner une colonne vert�brale � un
grand corps d�sarticul� et un sens pr�cis � ce qui n��tait qu�une
approximation. C�est cela le congr�s de la Soummam : le risque, une
colonne vert�brale et un sens. Ouzelagu�ne reste un village reclus dans
l�anonymat, confit dans l�humilit�. Lorsque l�hiver le barbouille de
grisaille et creuse dans le bitume des orni�res combl�es de boue, la
plaque qui indique plus haut le mus�e consacr� au congr�s de la Soummam
file comme une pens�e fugace. Dans la voiture, Ahmed Ouyahia parle de sa
ferme. C�est une exploitation de 10 ha qui se trouve � l�entr�e de Tazmalt,
au lieu-dit Hadj-Omar. Le lieu porte le nom du propre p�re du fermier.
Nous prenons une route de terre, � droite. La voiture subit des cahots en
surmontant des pro�minences boueuses. Nous arrivons au pied d�une colline.
A main droite, la maison est sacr�ment entam�e par la v�tust�. Tout autour,
les oliviers � un endroit, des arbres fruitiers � un autre. Ahmed Ouyahia
me fait visiter son exploitation avec beaucoup d�enthousiasme. Il exprime
ce besoin souvent ressenti par les gens qui travaillent beaucoup que l�on
admire le fruit de leurs efforts. Ahmed Ouyahia ajoute � ce besoin tout
humain celui de montrer que la maison est bien gard�e. En effet, il tient
cette terre de son p�re qui la tenait lui-m�me du sien, Hadj- Mohand Sa�d
Ouyahia, agriculteur et commer�ant, dont les chroniqueurs de la cit�
riveraine de la Soummam ont conserv� le nom comme celui d�un insigne
donateur pour la construction de la mosqu�e de Tazmalt. Ahmed Ouyahia,
fier de ce prestige familial, insiste pour que je le note. Par h�ritage
comme par vocation, le fermier �tait destin� � la ferme. Lorsque, apr�s
l��cole primaire de Tazmalt, Ahmed Ouyahia quitte le lyc�e d�Akbou, c�est
pour se rendre � l�institut d�horticulture de A�n- Taya. Il en sort avec
le grade de technicien en 1979. Il revient dans sa r�gion natale o� il
travaille au domaine Ghazzou, une exploitation autog�r�e. Puis, il reprend
la ferme familiale. En refermant cette parenth�se de quelques ann�es �
Akbou, Ahmed Ouyahia reconna�t � peine Tazmalt. �Aujourd�hui, il y a
beaucoup d��trangers. Autrefois, tout le monde se connaissait�, dit-il.
Nous d�ambulons � travers la ville. Il pleut. La rue Abderahmane-Mira,
art�re principale, est couverte de parapluies. La foule est partout dans
une ville d�bord�e. Le lyc�e Mohamed-Boudiaf est un imposant b�timent, �
la marge de la ville. Un terrain vague. C�est le march� de Tazmalt. Il est
doublement connu. D�abord parce qu�une bombe a �t� d�pos�e dans un regard
en mai 2002. Ensuite parce que c�est �le deuxi�me plus grand march�
d�Alg�rie apr�s celui de Bouma�ti�, dixit Ouyahia. Ahmed Ouyahia �tait �
Tazmalt lors du Printemps noir. Il garde le souvenir d�une grande violence
et d�une grande confusion. Mais il n�en dit pas plus. J�ai cherch� et
voil� ce que j�ai trouv� dans une chronologie du Printemps noir. A la date
du 25 avril 2001 : �A Tazmalt, la poste, les imp�ts et le si�ge de la
Sonelgaz sont saccag�s et br�l�s. Les banques et le si�ge de la da�ra font
l'objet d'actes de destruction. La route nationale est barricad�e.� J�ai
trouv� aussi trace, chez beaucoup de t�moins, d�un grand attachement de
Tazmalt � tamazight. Depuis 1980, chaque fois que �a bouge quelque part
pour l�identit� amazighe, Tazmalt est l�, mobilis�e, se dressant dans une
rare intransigeance. Un potentiel de jeunes comme une poudri�re, c�est la
population de Tazmalt. On y sent planer cette �tincelle qui, d�un moment �
l�autre, peut faire flamber le foyer. C�est d�j� arriv�. Ahmed Ouyahia
nous fait faire un dernier tour. Puis, il descend. La visite est finie.
Kabylie Story :
Azeffoun, l�aarch de No�
A cette �tape des p�r�grinations kabyles, je suis
contraint de revenir sur deux d�cisions prises pr�cocement. C'�tait facile
� et presque parfait � de les prendre en th�orie, dans le confort
cart�sien d'un cabinet de travail. Il en est tout autrement, maintenant.
La premi�re conduit � un r�ajustement g�ographique. Il fait si mauvais ce
matin que le voyage pr�vu pour B�ja�a est impossible dans les d�lais dont
je dispose. Quelle que soit la route qu'il para�t pratique d'emprunter �
partir de Tizi- Ouzou, le voyage est irr�alisable.
Il pleut du ciel et de la terre, comme dit le dicton kabyle. Pour ne pas
rester � me rouler les pouces en attendant l'embellie impr�visible, je me
r�sous, en concertation avec Merzouk, � braver les �l�ments, mais pour une
distance raisonnable. Et si on faisait un saut � Azeffoun ? Pourquoi pas ?
Cette destination implique que je revienne sur l'autre d�cision. Ayant
opt� pour porter le regard sur l'air du temps, j'avais, en effet, pris
soin de ne pas inclure dans mon cahier des charges l'aspect politique de
la Kabylie, m�diatiquement surexploit� au point o�, � mon sens, on n'y
voit rien d'autre. Le mouvement des arch tient justement une conf�rence
publique � la salle des f�tes de Azeffoun. On y va. Quelques jours
auparavant, lors d'une discussion priv�e avec Mustapha Mazouzi et B�la�d
Abrika � l'h�tel Belloua de Tizi- Ouzou, ce dernier r�pondait � l'expos�
de ma d�marche en me disant : �Si tu arrives � faire tout �a sans �voquer
la politique, chapeau !� Je jette l'�ponge. Je me console en me disant que
je le fais le plus tard qu'il m'a �t� possible. La route pour Azeffoun
grimpe par paliers jusqu'aux Aghribs avant de redescendre progressivement
vers les rivages. La stup�fiante beaut� de l'apparition de la mer par
cette �chancrure �voqu�e par Camus dans son reportage sur la Kabylie paru
dans Alger R�publicain dans les ann�es 1930 n'est pas au rendez-vous. Le
temps est gris. Les nuages flottent jusqu'au ras des flots. On ne voit
rien. Rien d'autre que cette masse gris�tre qui uniformise tout, confond
tout. La pluie, ininterrompue, est si dense qu'on redoute que toute la
vall�e se remplisse d'eau. Dans ces virages qui se tordent comme du fil de
fer, la route est une patinoire. Je redoute que la voiture ait envie de se
faire un petit tango. Apr�s le calvaire, on arrive � Azeffoun. La mer est
si d�mont�e qu'elle entre presque en ville. Les jet�es du nouveau port
passent sous les paquets d'eau. Une grue pique une t�te. C'est la temp�te.
Des bateaux ont du mal � rentrer. Dans les rues tortueuses d'Azeffoun, le
march� du jeudi se tient sous la pluie battante. La nu�e de parapluies
forme comme des ailes de chauves-souris. La salle des f�tes est d�j�
pleine � craquer. Des jeunes. Beaucoup de jeunes. Dans le hall. Debout, �
l'arri�re de la salle. Sur les si�ges. Autour d'une table juch�e sur la
tribune, Bela�d Abrika dans son burnous blanc, Rachid Alouache, Mustapha
Mazouzi et un d�l�gu� du mouvement prennent la parole l'un apr�s l'autre.
Le premier � prendre la parole est Mustapha Mazouzi. Son discours est
rentre-dedans en diable. Pas de concession. Une combativit� scell�e et non
n�gociable. Rachid Allouache donne, lui, dans la sagesse kabyle. Bela�d
Abrika cl�ture cette premi�re s�rie de discours en r�p�tant, en d'autres
termes, ce qu'il m'avait dit � l'h�tel. Le mouvement ne s'est pas beaucoup
manifest� publiquement ces derniers temps non pas parce qu'il est mort,
comme on le dit ici et l�, mais parce qu'il a tenu de prendre le temps de
la r�flexion. Bela�d Abrika en profite pour r�pondre point par point au
catalogue des id�es re�ues sur le mouvement des archs. Non, contrairement
� ce qui se colporte de fa�on malveillante, le mouvement n'est pas
radical. Il n'est que l'expression de la rue. Si est elle radicale, alors
il le sera. Il r�pond aussi � toutes les rumeurs qui tendant � discr�diter
les figures du mouvement pour d�l�gitimer le mouvement lui-m�me. Il promet
la fid�lit� des d�l�gu�s aux orientations d'El- Kseur et qu'on l'entendra
bient�t parler des aarchs. Puis la parole est donn�e � la salle. L'�change
est vif mais correct. Plus tard, Abrika me dira �C'est comme �a. On se dit
ce qu'on a � se dire. C'est mieux, non ?.� Chaque fois que quelqu'un pose
une question � qui est, en g�n�ral, rarement br�ve � ce sont tous les
d�l�gu�s � la tribune qui r�pondent, l'un apr�s l'autre. On comprend
pourquoi les conclaves sont aussi longs que des jamborees. C'est la
d�mocratie exhaustive. Un homme dans la salle : �Personne n'a le droit de
d�battre des probl�mes d'Azeffoun en dehors de ses enfants�. Entendre :
qui vous a demand� de venir ? Derri�re moi, un jeune commente : �C'est
normal, c'est un gars du FFS.� On parle beaucoup du FFS. Lors de cette
discussion � l'h�tel Belloua avec Bela�d Abrika qui a pris le temps de
r�pondre point par point � ce qui me semblait �tre la liste des faiblesses,
sinon des incons�quences du mouvement, j'ai �t� frapp� de l'entendre dire
�Si l'Hocine� chaque fois qu'il parlait de Hocine A�t Ahmed. Ce n'est ni
l'anonyme et distant A�t Ahmed ni le familier Da l'Hocine, mais un
d�f�rent Si l'Hocine qui exprime moins une hostilit� � l'�gard de la
position du FFS � l'�gard des aarchs qu'un regret. Mais il reste que sur
le terrain le conflit avec les �indus-�lus� n'a pas de quartier. Plus tard,
commentant cette conf�rence-d�bat, je ferai observer � Bela�d Abrika que,
m�me si les d�l�gu�s ont pris le soin de planter d'entr�e de jeu le d�cor
en pr�cisant que l'ennemi principal est le pouvoir, sur quelques deux
heures d'�changes, plus de la moiti� du temps a �t� consacr� au FFS et,
dans une mesure moindre, au RCD. Il explique cela par les questions de la
salle qui, il est vrai, rapportent souvent le propos au �local�, donc aux
rapports avec les partis politiques implant�s en Kabylie. Une r�action a
fait dresser les cheveux sur la t�te des d�l�gu�s. Quelqu'un leur dit que
c'est le FFS qui les a finalement sortis de prison. R�ponse : �Le FFS nous
traite de DRS. S'il nous a fait sortir de prison, il fait lib�rer des DRS�
Et de pr�ciser que leur lib�ration est le fruit de la mobilisation
populaire. Autre question : �Vous dites que votre mouvement est pacifiste
et vous passez votre temps � exalter le sacrifice. Comment r�solvez-vous
cette contradiction ?�. R�ponse par cette question : �Nous sommes
pacifistes. Mais comment un pacifiste r�pond � une salve de bombes
lacrymog�nes jet�es sur lui ?�. Le mouvement veut se d�barrasser de cette
image n�gative de ramassis d'�meutiers et de casseurs qu'il est bien
facile de lui coller. Bela�d Abrika ne tergiverse pas : �Ce que la
violence ne r�sout pas, seul le dialogue peut le r�soudre.� Bien s�r, on
peut s'�tonner qu'un mouvement qui a fustig� les tenants du dialogue en
les traitant de d�l�gu�s taiwan en vienne � accepter aujourd'hui, dans son
ensemble, la voie rejet�e v�h�mentement hier. �Les conditions ne sont pas
les m�mes�, dit Abrika. �Ils ont m�ri�, me disait Nadia, une amie
journaliste, qui couvre le mouvement depuis le d�but. Le fait est, qu'on
le veuille ou non, ce mouvement existe et qu'il a r�alis� des choses
impensables il y a quelques ann�es. En disant cela, je ne pense pas
forc�ment � cette fameuse marche du 14 juin qui a r�uni 3 millions de
personnes, ce qui ne s'�tait jamais vu dans ce pays. Je ne pense pas non
plus � la mobilisation en Kabylie m�me, ni aux conclaves qui semblent �tre
des moments forts. Je pense que le pouvoir n'avait jamais jusque-l�
accept� de dialoguer avec des repr�sentants de la population, issus d'un
mouvement de masse, et encore moins autour d'une plateforme qui est leur.
L'�change avec la salle a �t� �pre. Mis sur la d�fensive, les d�l�gu�s ont
retourn� la situation. La r�union se termine par un repas chez un ami du
mouvement. Il habite une maison qui domine le port. D'ici, on voit la
temp�te continuer � abattre des vagues furieuses contre les blocs de
pierre enfonc�s dans la mer. Je remarque que la petite baraque o� le p�re
de mon ami Sma�l fabriquait des pipes en bruy�re a disparu. Elle �tait sur
la plage. Il y a fort longtemps, comme dans une autre vie, on y avait
pass� la nuit. C'�tait, comme aujourd'hui, un temps de vent, de pluie.
C'�tait la temp�te.
A. M.
Dans notre prochaine �dition : �Tizi, tout feu tout femmes�.
A.M.
Dans notre prochaine �dition : �Azzefoun, l�aarch de No�
A.M.
A.M.
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