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Du séminaire de Yakourène à la plate-forme
d'El Kseur
Une épopée en devenir
http://www.depechedekabylie.com/read.php?id=3047&ed=ODc2
Un quart de siècle ! Oui, déjà un quart de siècle depuis le soulèvement
des populations de Kabylie contre un déni historique contre un régime
dictatorial pour la réhabilitation de l'identité berbère dans ses
dimensions linguistique, culturelle et historique. Peut-on procéder à une
halte, histoire de faire la synthèse ou du moins la récapitulation d'une
marche toujours en marche, d'une épopée en devenir ? Rien n'est moins sûr.
Seuls les historiens et les analystes des prochaines décennies pourront
intégrer — dans une perspective de recherche et d'intégration à
l’historiographie générale - ce mouvement populaire, historique, qui aura
marqué d'une façon indélébile l'histoire politique et sociale non
seulement de l'Algérie, mais aussi du Maghreb et de l'Afrique du Nord,
territoires sur lesquels est gravée la mémoire de la berbérité.
Nourri par des injustices historiques et des dénis
perpétuels de tout ce qui constitue la substantifique moelle et la sève de
la culture originelle de l'ancienne Tamazgha, le Mouvement berbère aura
influé d'une manière décisive sur le cours des événements des pays
concernés depuis le milieu du XXe siècle jusqu'au bout du XXIe siècle qui
inaugure le nouveau millénaire.
Des essais d'explication ont été faits par des idéologies de gauche ou de
l'extrême-gauche tendant à accréditer la thèse d'un mouvement purement
social dû à la concentration démographique et aux difficultés liées au
relief accidenté de la région qui porte haut et fort la revendication
berbère, à savoir la Kabylie. La permanence du fait berbère et la
constance d'une spécificité culturelle et sociologique de la région "rebelle"
ont beaucoup relativisé cette façon de voir qui — contrairement à ce que
supposerait l'épistémologie politique — confond la cause avec les effets.
Une autre option basée sur une patente paresse intellectuelle et, souvent
aussi, sur une claire volonté de soumission — place la revendication
berbère parmi les "survivances" coloniales. On feint d'oublier que la
Kabylie, qui est située à moins de 100 km de la capitale, ne fut colonisée
que 27 ans après la prise d'Alger et 26 ans après la prise d'Oran. La
résistance farouche de ses populations fera encore parler d'elle pendant
la formation du mouvement national et durant la guerre de Libération
nationale. Les historiens ont apporté la preuve que la langue berbère n'a
pas été favorisée par le système colonial si ce n'est dans le cadre de la
recherche ethnographique qui consistait à mieux connaître les peuples "indigénisés"
en Afrique et en Asie ou à s'adonner à un exotisme de pacotille.
De tout temps, et en intégrant les données successives de l'histoire
faites d'occupations, d'invasions et d'agressions, l'âme berbère a essayé
tantôt de se distinguer, tantôt de se fondre — mais une relative autonomie
— dans les nouveaux ensembles en présence et souvent de se révolter contre
un destin adverse, inaugurant par là ce que Ibn Khaldoun appellera "Bled
Essiba" (pays de la désobéissance) en éternelle opposition au "Bled El
Makhzen" pays du Trésor représentant le pouvoir central).
Un malentendu historique
La position géographique de l'Algérie en particulier et
du Maghreb en général ne pouvait laisser indifférents les autres acteurs
de l'histoire au voisinage desquels se trouve cet ensemble. "Terre de
civilisation, le Maghreb occidental doit à sa situation géographique
d'avoir attiré, au cours des siècles, l'attention, la convoitise, aussi
bien que la défiance des peuples à vocation méditerranéenne. Sa position
excentrique dans un ensemble méditerranéen anciennement organisé, ne
pouvait manquer de lui valoir cette accablante faveur. Sommet d'un
continent clos, crête de l'Afrique, le Maghreb occidental se présentait au
monde antique, isolé, entre une mer fermée et un désert de sable. Pourtant,
cette position ingrate devait lui valoir d'être une des bases de départ de
la grande aventure humaine", écrivent les auteurs d'une "Anthologie
maghrébine" (Hachette - 1965).
Cette aventure humaine, que l'anthropologue Malika Hachid fait remonter
sur la terre d'Algérie à cinquante siècles avant les Pharaons, fera
connaître aux enfants de Tamazgha moult péripéties à la suite desquelles
ils subiront invasions, agressions, brassages, mais au cours desquelles
ils porteront aussi le message d'une culture authentique, d'un attachement
viscéral à la terre et aux valeurs des ancêtres et d'un humanisme qui
transcende les chapelles et les époques. "Les tenants d'un chauvinisme
souffreteux peuvent aller déplorant la trop grande ouverture de l'éventail
: Hannibal a conçu sa stratégie en punique, c'est en latin qu'Augustin a
dit la cité de Dieu, en arabe qu'Ibn Khaldoun a exposé les lois de la
révolution des hommes. Personnellement, il me plaît de constater dès les
débuts de l'histoire cette ample faculté d'accueil. Il se peut que les
ghettos sécurisent mais qu'ils stérilisent, c'est sûr". (Mouloud Mammeri).
Tout au long de l'histoire tumultueuse de l'Algérie, la culture berbère —
souvent sans support écrit - a pu être conservée dans ses différentes
formes dont la principale est la forme linguistique. Dans le processus de
revendication inhérent à tamazight, l'identité et l'histoire à réhabiliter
sont étroitement jumelées à la langue.
C'est évidemment au XXe siècle que la conscience berbère, concentrée en
Kabylie pour des raisons historiques, commencera à prendre son élan. Au
sein du mouvement national, la question connaîtra son apogée pendant la "crise
berbériste" de 1949 où des militants de la Kabylie avaient essayé
d'introduire la dimension berbère du peuple algérien dans les textes et la
philosophie du parti nationaliste, le PPA.
L'action fut rapidement présentée comme un "travail fractionnaire" au sein
du parti et on qualifia les animateurs du mouvement de "berbéro-matérialistes".
Messali a pu renvoyer sine die la question berbère en procédant à des
purges au sein du parti. Au lendemain de l'Indépendance, la dictature
ayant succédé à la "guerre des wilayas" n'avait aucune vocation de prendre
en charge les revendications populaires et à fortiori la revendication
berbère. Et c'est ainsi que la Kabylie, saignée à blanc par une guerre qui
aura emporté des milliers de jeunes martyrs, se trouvera au pouvoir
central dans une position de "chiens de faïence", défiance et
incompréhension qui se fonderont momentanément dans un mouvement politico-militaire,
le FFS.
Pendant environ quinze années de colère tue, de mépris subi, d'espoirs
annihilés et d'attente déçue, les populations de Kabylie, et
particulièrement la frange de la jeunesse qui a fréquenté l'école de
l'Indépendance, ont essayé de sortir de l'isolement et de l'ostracisme en
s'investissant, dans la clandestinité, dans la recherche et la production
liées au domaine berbère. De même, écrivains, chanteurs, hommes de théâtre
ont tout fait pour abolir la fatalité qui s'est abattue sur la langue et
la culture berbères. Des associations clandestines de villages jusqu'à
l'institution parisienne appelée "Académie berbère”, en passant par les
collectifs culturels des lycées et universités, des efforts ont été
consentis dans le sens d'une sensibilisation du peuple quant à la
nécessité de défendre et de promouvoir la langue berbère par tous les
moyens pédagogiques, associatifs et culturels. Des individualités, comme
feu Mouloud Mammeri, se sont distinguées par les moyens qu'ils ont mis en
œuvre pour réhabiliter non seulement une langue mais aussi une culture et
une identité.
Hasard du destin, c'est suite à l'annulation d'une conférence que devait
donner Mammeri à l'université de Tizi Ouzou sur la poésie kabyle ancienne
que la précipitation des événements aboutit à ce qui est appelé depuis "Tafsut
Imazighen" (le Printemps berbère). Ce réveil ne fut pas un coup de
tonnerre dans un ciel serein. A la fin des années 1960 et tout au long des
années 1970, une véritable renaissance culturelle s'est développée dans un
système underground, en dehors des circuits administratifs, de la
bureaucratie et de la censure du parti unique. Les cours informels de
berbère assurés à l'université d'Alger par Mouloud Mammeri étaient
assidûment suivis par des étudiants engagés dans le combat culturel, ces
cours seront brutalement interrompus par l’administraiton et la fougue de
l'élite kabyle prit d'autres relais.
Un underground culturel
Un point de ralliement sera consigné par Bessaoud
Mohand Arab en fondant, avec des amis, l'Académie berbère de Paris. Autour
de cette institution bénévole, graviteront des étudiants, des chanteurs
émigrés et de simples travailleurs. Des relais seront implantés en Algérie,
particulièrement à Alger et en Kabylie par l'intermédiaire d'étudiants, de
lycéens et de certaines personnes plus ou moins instruites acquises à la
cause de la défense de la culture berbère. Mohamed Haroun, étudiant au
lycée technique de Dellys, sera un fervent et efficace ambassadeur de
cette institution au niveau de la Kabylie.
L'arbitraire du pouvoir avait interdit toute expression publique de la
culture berbère : des élèves de lycées de Kabylie ont plusieurs fois été
contraints de jouer des pièces de théâtre en arabe classique, la
télévision d'Etat ignorait complètement la dimension berbère de la culture
algérienne en faisant l'impasse sur cette langue et en faisant un
matraquage propagandiste sur et dans la langue arabe, tous les signes qui
renvoient à cette culture sont pourchassés, y compris par les forces de
répression.
La provocation alla jusqu'à programmer des chanteurs arabophones au cours
d'une édition de la Fête des Cerises de Larbaâ Nath Irathen, ce qui
entraîna de graves troubles et une féroce répression des populations.
Cette attitude ségrégationniste avait, comme de bien entendu, renforcé la
conviction des femmes et des hommes de culture, des lycéens et des
étudiants quant à la justesse du combat amazigh. Cela se traduisit par un
travail encore plus profond et plus élargi de tous ceux qui, souvent avec
des moyens dérisoires, s'étaient investis dans la culture.
Loin de nous l'idée de procéder à un inventaire des œuvres et des
personnalités qui allaient constituer le ferment de la lutte pour la
culture berbère pendant les années qui ont précédé l'explosion d'avril
1980, on ne peut cependant faire l'impasse sur certains hommes et certains
symboles qui ont fini par faire corps avec la société : le chanteur et
militant Ferhat Imazighen Imoula, Aït Menguellet, Ben Mohamed, Mohia,
Slimane Azem, Mammeri, Matoub Lounès, la JSK... On ne pourra jamais
dresser une liste exhaustive pour une période qui a fait intervenir
également des anonymes, des militants sans "statut" particulier. En tout
cas, chanteurs, écrivains, animateurs d'associations et de revues
interdites, animateurs villageois, tous ont contribué, d'une manière ou
d'une autre, à l'éveil de la conscience berbère en Kabylie.
Même les organes officiels de l'Etat ont été investis, d'une manière
subtile et intelligente, par les défenseurs de la démocratie et de la
culture berbère, nous faisons particulièrement allusion à la radio
d'expression kabyle, la Chaîne II, où ont pu s'exprimer des hommes et des
femmes de grande valeur à l'image de Benmohamed, Boukhalfa, Hadjira
Oulbachir, etc... et à l'hebdomadaire Algérie Actualités où travaillaient
des plumes prestigieuses comme Tahar Djaout, Abdelkrim Djaâd… qui ont pu
éclairer l'opinion sur un certain nombre de sujets complexes liés à la
culture.
Il s'ensuivit alors un bouillonnement culturel sans précédent suite auquel
la société kabyle a renoué avec les grands symboles de sa culture et de
son histoire : Massinissa, Jugurtha, Juba, Jean et Taos Amrouche, Feraoun,
Abane Ramdane, Krim Belkacem, etc…
La longue marche des deux
Printemps
Le pic des manifestations des populations kabyles avant
l'explosion d'avril 1980 fut atteint pendant la finale de la coupe
d'Algérie de l'année 1977 qui avait opposé l'équipe de la JSK au NAHD, les
spectateurs ont exprimé dans le stade toute leur colère contre le pouvoir
dictatorial de Boumediène et ont dit tout haut tout le "bien" qu'ils
pensaient du président du Conseil de la Révolution. Ce dernier, ahuri et
pris de court, n'a pas pu mettre en œuvre sur le champ sa machine
répressive. Mais sa rancune et son esprit de vengeance n'ont pas tardé à
s'abattre sur le symbole kabyle qu'était la JSK.
A partir de la saison suivante, le club mythique de la Kabylie prendra le
nom de JET (Jeunesse électronique de Tizi Ouzou), mesure qui, par "esprit
d'équité" touchera les autres clubs qui deviendront MPA, MPO, etc…
L'université d'Alger est rentrée en effervescence depuis des années. Le
pouvoir de l'époque a toujours géré les manifestations politiques des
étudiants par les divisions qu'il y a créées. Ainsi, aux berbéristes et
communistes, il a su opposer les islamistes qui ne reculent devant aucun
moyen, y compris la violence physique, pour mater les autres courants
porteurs de modernité et de démocratie. Le sommet de l'horreur sera
atteint le 2 novembre 1982 par l'assassinat d'Amzal Kamal sur le campus de
Ben Aknoun.
Après la mort de Boumediène, en décembre 1978, la Kabylie servit de
diversion pendant la période de succession ouverte. Sur Cap Sigli, «on»
procédera à un largage d'armes «en provenance du Maroc" à partir d'un
Hercule C130. L’opération fut présentée comme une tentative de rébellion
armée fomentée en Kabylie. Dix ans plus tard, certains acteurs politiques
de l'époque ont avoué que ce n'était là qu'un montage aux desseins obscurs,
peut-être pas si obscurs qu'on le dit.
En 1980, la conscience politique en Kabylie paraît atteindre sa pleine
maturité pour exprimer publiquement les revendications historiques d'ordre
identitaire et démocratique. A ce propos, le chercheur Salem Chaker écrit
dans Imazighen Assa-a (l'Harmattan-1989) : "Par delà les fluctuations
conjoncturelles, la revendication berbère est profonde, durable et non
réductible. L'interdiction le 10 mars 1980 d'une conférence de Mouloud
Mammeri sur la poésie kabyle ancienne n'a été que l'étincelle qui a mis le
feu aux poudres : la situation était explosive en Kabylie depuis plusieurs
années déjà, probablement depuis le début des années 1970.
Certes, la forte concentration d'intellectuels à Tizi Ouzou, consécutive à
la création en 1979 du Centre universitaire, a facilité le bouillonnement
et la propagation du mouvement de protestation. Mais, même si l'université
de Tizi Ouzou a joué pendant plusieurs semaines le rôle de fer de lance et
de centre nerveux de la contestation, celle-ci n'avait et n'a rien de
spécifiquement intellectuel. La grande majorité de la population kabyle
s'est sentie concernée par la revendication et y a peu ou prou participé.
Les manifestations, d'une ampleur jamais vue dans l'Algérie indépendante,
se sont succédées pendant plusieurs semaines à Tizi Ouzou, Bougie, dans
les petits centres urbains (Michelet, Fort National, Draâ El Mizan, Boghni,
Azazga, Amizour, Sidi Aïch, Akbou...) et dans les villages".
Les informations de ce qui deviendra par la suite “les évènements de
Kabylie” ont fait le tour du monde malgré tous les efforts du pouvoir de
l’époque tendant à minimiser la protestation et la répression sauvage des
populations descendues dans la rue pour des manifestations pacifiques.
Depuis l’indépendance, c’est la première fois que le pouvoir algérien a eu
à faire face à un soulèvement populaire de cette ampleur. Aucun village
kabyle n’était resté à l’écart d’une dynamique qui a pris de court le
sérail politique et les analystes tous à la fois.
Après l’interdiction de la conférence de Mammeri, une marche a été
organisée à Tizi Ouzou pour dénoncer une mesure qui va se révéler comme la
goutte qui fera déborder le vase de la jeunesse kabyle. Une motion de
soutien à la marche de Tizi Ouzou sera adoptée par les étudiants de l’INH
de Boumerdès le 17 mars. Une semaine plus tard sera opérée la première
arrestation à Tizi Ouzou : il s’agit de Abbout Arezki, un militant
syndicaliste de l’université. Il sera présenté à la télévision d’Etat dans
une scène cynique où “il passe aux aveux”, un principe moyenâgeux selon
Boukharine, condamné à mort et exécuté sous le régime de Staline.
Alger va enregistrer une marche le 7 avril à la suite de laquelle la
presse gouvernementale va mettre en branle sa machine propagandiste : des
messages de soutien émanant des kasma du FLN, des organisations de masse
et de l’administration sont destinés à la direction politique du pays et
reproduits in extenso dans les journaux. Des manifestations et des heurts
sont enregistrés dans la vallée de La Soummam suite à l’interdiction d’un
gala de Ferhat Mehenni. Tizi Ouzou est paralysée par une grève générale le
16 avril, tandis que Ferhat est arrêté le lendemain.
La violation des franchises universitaires par les forces de l’ordre dans
la nuit du 19 au 20 avril 1980 et la répression qui s’est abattue sur les
étudiants et autres militants de la cause berbère ont abouti à des
arrestations massives au sein de la communauté estudiantine et ont conduit
à l’amplification des actions de protestation à travers toute la Kabylie.
Face à une telle situation, le pouvoir n’avait aucune réponse viable à
proposer si ce n’est un surcroît de répression et des manœuvres pour
gagner du temps avec de vagues promesses. Les journées qui ont succédé au
20 avril sont faites de marches, de heurts avec les services de sécurité,
de barricades, de destruction des édifices publics (administrations,
entreprises et parti unique).
La télévision d’Etat et la presse écrite gouvernementale -les seuls
organes d’information et de propagande de l’époque- ont jeté l’huile sur
le feu en présentant le mouvement de protestation comme un mouvement,
tantôt séparatiste et tantôt bourgeois/anti révolutionnaire, mais en tout
état de cause, des manœuvres orchestrées de l’étranger.
Un “florilège” d’extraits d’El Moudjahid de l’époque a été réalisé par
Salem Chaker et Dahbia Abrous, et inséré dans la revue Tafsut n°14 d’avril
1990.
“Depuis Cap Sigli, les maillons d’une même chaîne de provocations
impérialistes” (14 avril 1980). L’UGTA fait appel à “l’unité des rangs
pour briser toutes les tentatives de l’impérialisme et de la réaction”
(20/04/1980).
“Les événements de Tizi Ouzou visent à saper l’unité nationale dans le
cadre d’un plan préétabli. Ce plan a été tramé par les milieux
impérialo-réactionnaires hostiles à la révolution algérienne et qui
tentent de semer la division dans les rangs du peuple. En évoquant les
facteurs qui ont contribué sur le plan extérieur à attiser ces évènements,
M. Brerhi (ministre de l’Enseignement supérieur) a rappelé à ce propos le
long séjour de Hassan II à Paris et les nombreux entretiens qu’il a eus
avec les responsables français” (23 avril 1980).
C’est le 16 mai que 24 détenus seront mis sous mandat de dépôt et déférés
devant la cours de Sûreté de l’Etat de triste réputation. Ils seront
libérés le 26 juin après de puissantes manifestations de soutien et une
journée de protestation organisée par Ferhat et Kateb Yacine à
l’université de Tizi ouzou le 12 juin.
Un peu plus de trois mois plus tard, le 1er août 1980, des animateurs du
Mouvement se sont donné rendez-vous pour un conclave au cours duquel un
bilan de la protesta fut dressé et de nouvelles perspectives pour les
suites à donner à la lutte furent discutées. Cette réunion prit le nom de
“Séminaire de Yakourene” en référence à la petite ville des Ath Ghobri où
s’étaient déroulés les travaux. Le document d’une centaine de pages qui a
sanctionné ces travaux du séminaire a bénéficié d’une large diffusion et a
été même envoyé au Comité central du FLN, parti unique qui préparait alors
une... “Charte culturelle” pour l’Algérie. Le document du séminaire
reproduit les grandes revendications du Mouvement berbère, à savoir
principalement la reconnaissance et la prise en charge des langues de la
nation, le berbère et l’algérien ; ensuite, la revendication des libertés
démocratiques, ce qui donne au texte une connotation politique sans
ambages.
“Loin de refléter une vision représentative de l’ensemble du tissu
sociologique kabyle qui s’est exprimé durant les événements de de Kabylie,
le Séminaire de Yakourene traduit avant tout les vues, à un moment donné,
des élites qui ont pris les devants du mouvement. Pour autant, il n’est
pas dénué de sens et de portée. En effet, c’est la première fois que l’on
assiste à l’émergence d’une voix berbériste dans l’espace public algérien”
(Maxime Aït Kaki).
On sait ce que nous a réservé la Charte culturelle du FLN : plus de
baâthisme, plus de répression culturelle, dégradation du niveau scolaire
dû principalement à l’arabisation, confection d’une liste de prénoms au
niveau de l’état civil où l’on retrouve toutes les filiations orientales,
mais non celles du pays historique dont le premier substrat est
l’amazighité. C’est à partir de 1981 que le mouvement se dote d’un organe
d’expression et même de théorisation de la lutte pour la culture berbère ;
il s’agit de la revue Tafsut dont le nom symbolise le Printemps berbère.
Au cours de cette même année, fut célébré le premier anniversaire du 20
avril 1980, évènement auquel ont assisté des dizaines de milliers de
personnes à Oued Aïssi. Un mois plus tard, au cours de la célébration de
la Journée nationale de l’étudiant, le 19 mai, des étudiants sont arrêtés
à Alger et Béjaïa, puis mis en prison, pour avoir manifesté dans la rue.
En tout cas, après le grand réveil du 20 avril, la Kabylie ne connaîtra
qu’agitation, manifestations et protesta. Tout au long des années 1980, un
“destin rebelle” marque la Kabylie. Au milieu de la décennie, le Mouvement
berbère a essayé de se donner de nouveaux moyens de légitimation plus
consensuels et plus “universels”. C’est ainsi que fut créée la Ligue des
droits de l’homme avec les principaux animateurs : Saïd Sadi, Ali Yahia
Abdenour, Mokrane Aït Larbi et Hachemi Naït Djoudi. Une autre organisation
vit le jour à la même période ; c’est l’association des fils de chouhada.
Les animateurs de ces deux organisations furent arrêtés pendant l’été
1985, au moment où les autorités officielles festoyaient à l’occasion de
la fête de l’indépendance et de la jeunesse. Au cours du même été, la
première rébellion armée islamiste prit le maquis après avoir attaqué la
caserne de police de Soumaâ. Les éléments de Bouyali ont pris position
dans les monts de Larbaâ. Et, comme un “malheur” n’arrive jamais seul, des
éléments du MDA, parti clandestin de Ben Bella, furent arrêtés au cours de
la même période pour une obscure affaire de “trafic d’armes”. Le réveil
politique de cette année 1985 a déjà réalisé une grande prouesse : le
sommet de Londres entre deux compagnons et ennemis d’hier, Aït Ahmed et
Ben Bella.
La saison va se terminer parce que les Kabyles ont toujours considéré
comme un seuil à ne pas franchir, l’arrestation d’Aït Menguellet le 5
septembre 1985 pour une ténébreuse affaire de “détention d’armes de
guerre”, alors qu’il s’agissait de vieilles pièces de musée. Avec le recul,
l’année 1985 nous paraît comme une répétition générale d’une pièce qui va
se jouer d’une manière tragique à partir de 1989. D’autres secousses de
moindre intensité viendront s’ajouter à cette machine bien emballée : le
Constantinois va se révolter en 1986 comme l’Oranais en 1982 : pour des
raisons sociales facilement identifiables quand ce n’est pas... le pouvoir
qui, par le truchement des services, joue au contre-feu, au saupoudrage de
révoltes dans un but de diversion.
Après la chute des cours du pétrole et la faillite du PAP (programme anti-pénurie),
l’Algérie se lève avec une gueule de bois un certain 5 octobre 1988.
Presque un millier de morts ; la Kabylie n’y prendra pas une grande part
du fait qu’elle sentait des manipulations et des manœuvres au sein du
sérail politique de l’époque. Cependant, elle sera touchée dans sa chair
en la personne de Matoub qui fut gravement blessé par une rafale de balles
tirées par un gendarme à l’entrée d’Aïn El Hammam.
Le sacrifice des enfants d’octobre 1988 a ramené avec lui une certaine
libéralisation du champ politique et du milieu médiatique. L’adoption
d’une nouvelle Constitution en février 1989, la création ou la
réhabilitation des partis politiques et le lancement de journaux privés
avaient donné l’illusion d’une véritable ouverture démocratique. Cependant,
il fallait être d’une sacrée ingénuité pour admettre que le pouvoir
rentier acceptât de se remettre en cause et de signer son arrêt de mort
par l’instauration d’une véritable démocratie. Il savait que le ver était
dans le fruit en autorisant les partis islamistes à activer librement sur
la scène politique. Alors, il conçut un jeu où il sortirait gagnant par
l’agitation d’un épouvantail ou croque-mitaine qu’est la mouvance
religieuse. Sans doute, une partie du jeu devint franchement incontrôlable.
Quoi qu’il en soit, les germes de destruction et de nihilisme nourris par
l’intégrisme islamiste ont fini par annihiler tout espoir de vie
démocratique en Algérie.
Malgré le voile de silence et de meurtres qui tombe sur le pays à partir
de 1992, la Kabylie a continué à résister par la mobilisation citoyenne et
- ce n’est pas une coquetterie intellectuelle - par la revendication des
droits linguistiques et identitaires. La grève du cartable de 1994, qui a
vu presque un million d’élèves déserter l’école pendant une année, en est
la preuve tangible. Les fruits qui en sont issus ne sont pas du tout
négligeables malgré les limites naturelles qui sont les leurs :
introduction de Tamazight à l’école et création d’une institution chargée
de la promotion de la langue berbère, le Haut Commissariat à l’Amazighité.
Ce qui, cependant, fera le malheur de la Kabylie dans sa combativité et
l’unité de sa lutte, est cette forme de tutelle politique “bicamérale”
exercée par les deux partis politiques les plus représentés dans la région,
le FFS et le RCD. Les luttes homériques auxquelles ils se sont livrés
pendant plus de dix ans sont faites d’invectives, d’insultes et
d’inélégance dommageables à l’ensemble des populations de Kabylie.
C’est sur ce fond trouble - fait de luttes intestines et de terreur
intégriste - que la Kabylie vivra d’abord l’assassinat du chanteur-symbole
Matoub Lounès en 1998, événement qui s’accompagnera d’une grave crise où
des jeunes seront tués au cours des manifestations, ensuite l’assassinat
de Guermah Massinissa par la gendarmerie de Béni Douala. Ce dernier drame
a été suivi, quelques jours après et par une intrigante coïncidence, par
l’arrestation de lycéens à Amizour par des éléments de la Gendarmerie
nationale.
La boîte de Pandore fut ouverte et la Kabylie comptait chaque jour ses
morts jusqu’à dépasser la centaine. Des jeunes furent fauchés par les
balles assassines des gendarmes à la fleur de l’âge. Le nouveau cycle de
la protesta kabyle atteignit son apogée lors de la marche du 14 juin 2001
par laquelle la fraîche organisation des aârchs comptait présenter au
président de la République une série de revendications inscrites dans la
plate-forme d’El Kseur. Outre les réparations morales et matérielles liées
aux assassinats et blessures par balles des jeunes kabyles ayant participé
aux manifestations et émeutes, le texte reprend les revendications
historiques de la Kabylie relatives à l’institutionnalisation de
Tamazight, la reconnaissance de l’identité berbère sur le plan historique
et culturel et une démocratisation effective de la vie publique. Nous
savons le sort réservé à une marche qui a drainé quelque deux millions de
manifestants : matraquage et lynchage de la part des services de sécurité,
appel fait aux habitants d’Alger de “défendre leur ville” face aux “envahisseurs”.
L’entêtement et la maladresse du pouvoir ont radicalisé les positions des
citoyens et de l’organisation des aârchs. La protestation s’est poursuivie
sur plusieurs mois et même plusieurs années. Des élections locales,
législatives et présidentielles ont été boycottées dans un climat de
tension extrême. Après que les deux principaux partis implantés en Kabylie
eurent été dépassés par les événements, une mouvance autonomiste a essayé
de se structurer à la périphérie des aârchs : le MAK, Mouvement pour
l’autonomie de la Kabylie, représenté principalement par Ferhat Mehenni.
Outre cet imbroglio intra-kabyle, la confusion et les dissensions ont
atteint leur apogée lorsque l’ancien chef du gouvernement ; Ali Benflis, a
voulu entamer un dialogue avec une aile des aârchs ; ce fut le fameux
épisode Alilouche qui avait discrédité l’idée même de dialogue.
Avec l’appel au dialogue lancé par le nouveau Premier ministre en été
2003, les appréhensions des aârchs ont mis du temps à s’estomper. Cela ne
se fit pas sans accroc, puisqu’une aile anti-dialoguiste a vu le jour
suite aux premiers pourparlers avec Ouyahia.
Quoi qu’il en soit, les derniers gestes accomplis par les autorités du
pays - aussi symboliques soient-ils - ne peuvent laisser indifférent. En
se recueillant lundi passé sur la tombe de Guermah Massinissa, premier
martyr du Printemps noir, M. Ouyahia, au-delà de la forte symbolique du
geste, engage indubitablement le pouvoir politique du pays dans une
approche originale des problèmes soulevés par la région des Deux Printemps.
A. N. M.
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