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Association Culturelle Amazighe � Ottawa-Hull
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A L'ECOUTE DE Tassadit YACINE

Conversation autour de la litt�rature alg�rienne d'expression fran�aise
Un entretien avec Tassadit YACINE


propos� par Nabil BOUDRAA
Oregon State University

Cet �change a eu lieu en 2003. http://www.arts.uwa.edu.au/MotsPluriels/MP2403ty.html#bev

 

Tassadit Yacine est ma�tre de conf�rences � l'Ecole des hautes �tudes en sciences sociales, � Paris. Elle anime la revue d'�tudes berb�res Awal, fond�e en 1985 par le c�l�bre �crivain alg�rien Mouloud Mammeri et parrain�e par Pierre Bourdieu. Tassadit est notamment l'auteur de Po�sie berb�re et identit�, de l'Izli ou l'amour chant� en kabyle, de les Voleurs de feu. Elle vient d'�diter Jean Amrouche, L'�ternel exil�, choix de textes (1939-1950) chez Awal-Ibis.

Email: [[email protected]]

 

Tu as publi� r�cemment un livre, intitul� "Chacal ou la ruse des domin�s, aux origines du malaise des intellectuels alg�rienss"[1]. Qu'est ce qui t'a inspir� et incit� � faire ce projet?

Ce qui m'a amen� � �crire ce livre, c'est un d�sir de comprendre les soubassements anthropologiques de l'identit� et de la culture alg�riennes au sein de laquelle la culture berb�re est d�terminante. En d'autres termes, �tudier les racines culturelles et chercher dans le fonds historique du pays permet de comprendre mieux la situation actuelle o� les choses sont entrem�l�es consciemment � � cause d'un poids id�ologique � pr�tention arabe et islamique � et inconsciemment � en raison des cons�quences d'une histoire longue et jamais vraiment �tudi�e �. En Alg�rie, comme en baucoup de pays r�cemment d�colonis�s, l'ethnologie reste un des moyens les plus efficaces pour conna�tre une histoire, une m�moire, une identit�. Le monde kabyle faisant partie du monde berb�re est d�tenteur d'une culture qui, pour se pr�server, a d� se r�fugier dans l'oralit�. L'oralit� constitue un mode de r�sistance � toutes les dominations politiques et culturelles que cette r�gion du monde a connues. Pour cette raison, il faut revenir � ce mode de cr�ation et de transmission culturel et l'interroger pour savoir ce que l'oralit� rec�le et ce que, par ce biais, le chercheur peut d�celer.

L'id�e initiale, bien �videmment, c'est qu'il existe une culture berb�re tr�s ancienne et qui d�passe largement ce que l'opinion commune croit savoir car il faut non seulement conna�tre les sources existantes mais aller en exhumer d'autres dans les t�n�bres de l'ignorance de ceux qui tiennent les r�nes du pouvoir.Pour cette raison la simple affirmation de l'existence d'une culture ne suffit pas. Il faut en quelque sorte en montrer et en d�montrer l'importance. Je suis partie des fables comme moyen de compr�hension de la soci�t�. J'ai voulu montrer qu'� travers ces fables kabyles s'enseignait le politique et toute une vision du monde enracin�e dans un fonds culturel ancien.

Tu as justement montr�, en passant par la litt�rature, ce rapport entre le monde des fables dans la fiction et le monde politique dans la r�alit�. Comment tisses-tu tout cela ?

Dans la premi�re partie, j'ai situ� les animaux dans leur contexte original et j'ai essay� de montrer l'importance des concepts comme tiharchi (ruse) et niya (na�vet�). Dans la deuxi�me partie, j'ai voulu monter comment les instituteurs kabyles ont �crit sur la ruse. Le premier d'entre eux est Brahim Zellal, qui a essay� de comparer le Roman de Chacal avec le Roman de Renard.[2] Il a essay� de prendre pour mod�le le Roman de Renard, tout en disant que nous aussi, nous avons un Roman de Chacal, donc une litt�rature. Ce qui montre bien que Zellal veut �tre � la fois semblable et diff�rent. C'est l� tout le probl�me de l'identit� : je suis, je veux �tre, mais je suis distinct de celui auquel je veux ressembler.

Ainsi le Chacal ressemble � Renard tout en �tant diff�rent de lui. �a m'avait intrigu� puisque ce Brahim Zellal �tait professeur d'arabe. Il aimait bien s�r son m�tier, enseignait Les mille et une nuits � ses �l�ves, mais je me suis vite dit qu'en ayant appris la langue kabyle et sa culture, Brahim Zellal (et les instituteurs qu'ils repr�sentent) a gard� quelque chose pardevers lui sans m�me enavoir conscience. Il a donc appris et int�rioris� ces fables, mais � un moment propice, �a a resurgi. A un moment o� � pour paraphraser Bourdieu, les pr�dispositions ont en quelque sorte correspondu � la position occup�e dans l'espace social. Autrement dit, cette culture tapie au fond de l'homme a refait surface lorsque les conditions politiques et sociales ont favoris� son �mergence. Quelqu'un qui n'a pas re�u cette �ducation ne peut pas recourir � la culture comme par enchantement.

Tu as dit que Brahim Zellal �tait professeur d'arabe, ce qui ne l'a pas emp�ch� outre mesure de prendre conscience de sa culture maternelle kabyle et de la d�fendre. N'est-ce pas ?

Bien entendu. Il travaillait sur ces contes d'animaux pas avec l'arabe mais avec le fran�ais, parce que tout simplement c'�tait la culture dominante de l'�poque. Il a ainsi essay� d'exprimer quelque chose dans sa culture et son identit� kabyles par rapport � la culture fran�aise qui a nie les cultures en pr�sence. C'est donc son travail qui m'a permis de comprendre ce qu'ont fait les autres �crivains tels que Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun et Jean Amrouche, qui ont fait le m�me cheminement que Zellal dans un tout autre contexte.

Le rapport de ces �crivains avec la langue fran�aise est tr�s int�ressant. Ils s'en sont justement servis pour faire conna�tre leur culture maternelle, c'est-�-dire, la culture kabyle avec toutes ses r�f�rences culturelles.

C'est donc dans le contexte colonial que ces instituteurs kabyles auront � ruser avec la culture fran�aise, tout en apprenant le fran�ais. Mais en r�alit� cette langue va leur servir � revenir sur leur propre culture. Mammeri par exemple va se servir du roman pour faire conna�tre la soci�t� kabyle. M�me chose pour Jean Amrouche, qui sera le premier au vingti�me si�cle � traduire Les Chants Berb�res de Kabylie en 1939, ainsi que Mouloud Feraoun avec ses Po�mes de Si Mohand en 1960. Le probl�me de la langue fran�aise ne se pose pas. Pourquoi Mammeri, Feraoun, Amrouche et Boulifa (c'est-�-dire les berb�rophones francis�s) sont-ils revenus vers leur culture d'origine, alors que les arabis�s n'y sont pas parvenus ? Il faudrait qu'on se demande justement pourquoi les auteurs maghr�bins de culture arabe n'ont pas, pour la majorit� d'entre eux, ressenti la n�cessit� de faire conna�tre leur culture orale.

Absolument ! Et par cons�quent, ils en sont pour cela plus ali�n�s. Mais, comment expliques-tu cela ?

Les berb�rophones, en �tant confin�s dans la minorit�, n'avaient pas le choix. Ils n'ont que cette langue orale, et rien d'autre. Le fait d'�tre frustr�, parce que sa langue ne s'enseigne pas, aide � la prise de conscience beaucoup plus t�t.

Assia Djebar �crit justement que cette culture orale est surtout gard�e par les femmes, r�ceptacles de cette culture mill�naire. C'est d'ailleurs ce qu'elle a voulu d�montrer dans son documentaire : "la nouba des femmes du mont Chenoua". Comment expliques-tu cela ?

Il y a une culture orale des femmes qui existe, qui est r�elle et prot�g�e, mais il y a une culture orale masculine qui est beaucoup plus importante parce qu'elle a dispos� � dans le pass� � de moyens plus d�velopp�s pour sa conservation et sa transmission (transcription, concours dans les souks, r�citations en c�nacle ....) Il y a une distinction entre le monde arabophone d'aujourd'hui et celui d'hier. Les arabophones avaient aussi une litt�rature orale importante. Aujourd'hui, ils se croient repr�sent�s par une culture �crite et de pouvoir, et de ce fait la culture orale traditionnelle s'est perdue. Il y avait des po�tes oraux en langue dialectale aussi. Il y avait donc une po�sie et une culture orale qui circulaient chez les hommes. Chez les Kabyles il suffit de se reporter aux travaux de Mammeri, Nacib et moi-m�me pour se faire une id�e. H�las, la production f�minine est largement domin�e par celle des hommes.

Pour revenir � ton livre, peux-tu nous dire un mot sur le rapport entre les intellectuels alg�riens et le pouvoir ?

Il me semble que la m�taphore du Chacal est en elle-m�me �loquente. Le chacal dans le monde des fables symbolise la force de l'esprit par rapport � la force brute du pouvoir. Et si le chacal repr�sente l'intelligence dans le monde des fables, il sera repr�sent� par l'intellectuel dans la soci�t� des hommes. A l'instar du chacal, l'intellectuel sert soit � couvrir le pouvoir soit � le d�couvrir. �a c'est la m�taphore kabyle qui nous le donne: le chacal est le manteau du roi, le sanglier est le matelas du roi, la hase est l'oreiller du roi, etc.

Ce sont donc des symboles typiquement kabyles. N'est-ce pas ?

Tout � fait ! Le chacal dans son symbole de couverture est � la fois celui qui couvre le pouvoir ou celui qui peut le d�couvrir. Donc, on peut trouver ces intellectuels comme couvertures, mais tr�s rares sont ceux qui ont d�couvert le pouvoir. Ils ont plus servi � le couvrir qu'� le d�couvrir (c'est-�-dire le d�voiler).

Qu'en est-il de la p�riode qui a suivi l'ind�pendance ?

C'est ce que j'ai d�velopp� dans la deuxi�me partie du livre. A partir de 1962, il y a peu d'intellectuels qui aient servi � d�couvrir le pouvoir. Ils se sentaient repr�sent�s par ce pouvoir qu'il fallait servir, couvrir et il fallait surtout lui servir d'argument. Alors que sous la colonisation, le syst�me �tait plus complexe, plus lourd. Il y avait tr�s peu de possibilit�s d'expressions, mais les intellectuels � l'�poque se sont quand m�me servis de la langue fran�aise pour faire conna�tre leur culture. Aujourd'hui, on se rend compte de la force de leur d�termination.

En ce qui concerne la d�fense de la culture et de l'identit� berb�res, est-ce que le rapport de ces intellectuels avec le pouvoir �tait le m�me pendant la colonisation et apr�s l'ind�pendance. Autrement dit, avaient-ils les m�mes difficult�s et faisaient-ils face aux m�mes obstacles pendant la p�riode coloniale et post-coloniale ? Je pense � Mouloud Mammeri en particulier, � qui le gouvernement alg�rien a refus� une conf�rence sur la po�sie orale kabyle en 1980, � Tizi-Ouzou. Ce qui a bien s�r engendr� les manifestations de la population kabyle que l'on appela "le printemps berb�re".

Mammeri est une exception parce que depuis 1939 il n'a pas cess� de travailler sur la culture berb�re. M�me pendant la colonisation, il s'est battu autant pour faire reconna�tre sa culture qu'apr�s l'ind�pendance. Ce qui m'int�ressait c'�taient les autres �crivains qui ont d�fendu la culture alg�rienne avant 1962, mais qui ont cess� apr�s l'ind�pendance.

D'apr�s toi, pourquoi ont-ils cess� apr�s 1962 ? ? Est-ce � cause de la censure, par int�r�t ou par peur ?

On revient � la question d'origine du d�part. Il y a une partie de ces intellectuels qui se sentent repr�sent�s par le pouvoir (par sa langue, par sa culture, par son identit� et par son histoire), donc s'identifient compl�tement � ce pouvoir. Ils ressentent la culpabilit� � le critiquer, le d�voiler. Mais pour ceux qui voulaient d�fendre l'histoire et l'identit� du pays, comme Mammeri justement, le processus de domination continue. Ce ne sont plus les m�mes qui sont au pouvoir certes, mais la domination culturelle est la m�me, et m�me pire surtout entre 1967 et 1980 puisque le pouvoir national avait carr�ment interdit cette langue, c'est-�-dire Tamazight.

Puisque tu as parl� tout � l'heure des �crivains non kabyles, o� situerais-tu Mohammed Dib, Rachid Mimmouni et surtout Kateb Yacine par rapport aux autres �crivains ?

Tous les trois font justement une exception, car ils ont compris l'importance de la culture traditionnelle, c'est-�-dire la culture alg�rienne avec sa dimension berb�re. Un peuple qui ne reconna�t pas sa culture et son histoire est en quelque sorte un peuple handicap�, et qui vit dans une amn�sie totale. Donc Kateb Yacine a compris tr�s t�t qu'il y avait un probl�me de s�paration entre les dirigeants de l'�poque et le peuple, donc un probl�me de communication, de culture. Si on lit Le Polygone �toil�[3] ou les autres textes, on voit d�j� le probl�me de la langue. Quand Kateb a rencontr� Jean Amrouche en 1956, ils parlaient de ce probl�me l�. Kateb a �t� le premier parmi les arabophones � comprendre �a et, surtout, � le dire avec force.

En plus de la langue berb�re (Tamazight), Kateb Yacine a aussi d�fendu l'arabe dialectal, et c'est pour cette raison d'ailleurs qu'il s'est tourn� vers le th��tre populaire en voulant s'adresser directement au peuple, et pas seulement � une �lite. Il s'est vite rendu compte qu'en �crivant en fran�ais, le message perd sa vraie destination.

Bien sur. Kateb s'est int�ress� d'une part au probl�me de Tamazight et � l'injustice qu'ont connue les interlocuteurs de cette langue, qui est vecteur de l'histoire et de la culture alg�rienne, mais et il est aussi un homme de th��tre, un homme de terrain. Il sait tr�s bien que si on ne parle pas la langue du peuple on se coupe de ce m�me peuple. Pour lui, l'arabe dialectal d�s lors qu'il est parl� par la majorit� domin�e doit bien entendu exister. C'est aussi sa langue maternelle.

Je dirai que Kateb Yacine va encore plus loin. On remarque � travers ses tout premiers textes que d�s les ann�es 50 il luttait d�j� sur deux fronts. D'un c�t�, il y a le colonialisme, et de l'autre, le probl�me de l'identit� alg�rienne. C'est-�-dire que pour lui, il fallait d�s lors pr�parait une Alg�rie dans sa dimension africaine et avec son pass� ant�islamique. C'est un peu ce que signifie le passage de l'anc�tre keblout dans "Nedjma" quand il appara�t dans le r�ve de Rachid, annon�ant un tribunal qui n'est ni celui de Dieu ni celui des Fran�ais. Autrement dit, l'Islam et la culture fran�aise sont certes des �l�ments constitutifs de l'identit� alg�rienne � r�sultats de conqu�tes � mais l'Alg�rie (et par extension l'Afrique du Nord) est avant tout africaine. Donc, Kateb avait d�j� remarqu� ce pouvoir qui pr�parait l'ali�nation du peuple m�me avant l'ind�pendance.

� Je ne suis ni arabe ni musulman, � disait-il dans les ann�es 70 et 80. Il fut le seul � oser le dire. Il reprochait aux intellectuels de ne pas s'exprimer l�-dessus, en disant qu'on ne pouvait pas ne pas le dire � l'�poque. D'autres �crivains, m�mes proches du parti communiste, n'osaient pas critiquer l'islam, pensant que cela faisait partie de la personnalit� alg�rienne. Ils se sont mis 10 ou 15 ans apr�s �d�noncer l'islamisme tout simplement parce que �a commen�ait � g�ner le pouvoir. Moi, je pense que l'intellectuel doit �tre un phare, c'est-�-dire celui qui doit annoncer les choses qu'il voit.

Tu as parfaitement raison. Mammeri et Kateb avaient vu venir ce mouvement arabo-islamiste tr�s t�t. Il n'y avait pas d'islamisme � l'�poque, du moins sous cette forme-l�. C'�tait pr�sent, mais �a n'occupait pas toute la sc�ne comme aujourd'hui. Donc, si on lit par exemple les �uvres que Kateb a publi�es pendant la guerre, telles que "Nedjma" ou "le Cercle des repr�sailles" on voit d�j� qu'il annon�ait la couleur de ce fl�au.

On le trouve aussi chez Mammeri dans Le sommeil du juste ou dans Le Z�bre. Dans cette nouvelle � Le Z�bre �, le personnage principal sort de l'�cole traditionnelle, qui a fait l'�cole coranique, mais qui en a assez de l'enseignement traditionnel. Il ne comprend pas pourquoi le Coran s'oppose aux isefra[4] de Si Mohand. Ensuite, il va �tre pourchass� par les Fran�ais, les Anglais et les Italiens. Il va faire toute l'Afrique du Nord sans r�ussir � se retrouver. D'ailleurs, la m�taphore est le z�bre, m�taphore animale pour d�crire une situation qui n'est pas une situation claire. Nedjma c'est aussi une m�taphore. M�me chose pour L'�ternel Jugurtha de Jean Amrouche, qui est une probl�matique pour d�crire une situation coloniale bien pr�cise. Les animaux sont donc une esp�ce de m�taphore, de symbole pour d�crire quelque chose. C'est pourquoi j'ai mis l'accent sur la ruse, la n�cessit� de la ruse. Ruser pas dans son sens n�gatif (en fran�ais), mais dans le sens kabyle (tiharchi) qui est positif, c'est-�-dire savoir se sortir d'une situation �pineuse.

Dans ton livre, tu parles �galement de l'ambigu�t� dont souffrent les intellectuels alg�riens.

Justement en analysant davantage ce concept de ruse, on retombe sur le concept d'ambigu�t�. Qu'est-ce que l'ambigu�t� ? On la retrouve dans des attitudes et des comportements par rapport � des situations donn�es, mais on la retrouve aussi v�cue parfois de fa�on malheureuse par les auteurs. Et pour moi, celui qui symbolise parfaitement l'ambigu�t�, c'est Amrouche. C'est celui qui en a le plus souffert. Il va mourir de cette ambigu�t�. Il est � la fois alg�rien tr�s enracin� dans sa culture berb�re, et fran�ais (culturellement parlant) jusqu'au bout des ongles. Il est dans la francit� de fa�on merveilleuse. Il dit : � la France est l'�me de mon esprit et l'Alg�rie est l'esprit de cette �me. � L'imbrication des deux l'a emmen� � la mort.

Int�ressant ! Je pense � Edouard Glissant qui insiste justement sur la richesse de l'hybridit�. Le contexte est diff�rent bien entendu puisque Jean Amrouche a v�cu pendant la p�riode la plus hostile entre son pays natal, l'Alg�rie, et son pays d'adoption, c'est-�-dire la France.

Justement, le m�tissage n'est positif que lorsqu'il est v�cu dans l'harmonie. En p�riode de guerre, il est d�chirement. C'est le cas du po�te malgache Rabearivelo[5] qui s'est tu� car il n'arrivait pas � concilier les deux parties. Il disait carr�ment : � ne donnons pas nos champs � l'Occident. � Pour Rabearivelo, le po�te est celui qui s'exprime dans sa langue. A d�faut de s'exprimer en malgache, il exprime le ressenti malgache � travers la langue fran�aise, s'adressant ainsi aux Fran�ais qui le dominent. L�, il y a forc�ment un probl�me extraordinaire. Justement par rapport � mes cat�gories animales, Amrouche est mulet. Le mulet est condamn� par l'histoire. Il est ni �ne ni cheval. Il est le croisement des deux, et donc condamn� par l'histoire. Consid�r� comme st�rile, le mulet ne se reproduit pas. Le m�tis meurt au m�tissage. Puisque tu parles de Glissant, j'aimerais bien que tu lui fasses lire ce passage d'Amrouche dans son �ternel Jugurtha :

    Je suis un hybride culturel. Les hybrides culturels sont des monstres. Des monstres tr�s int�ressants, mais des monstres sans avenir. Je me consid�re condamn� par l'histoire [...] Pourquoi ? Parce que l'histoire va se faire � partir d'un pass� qui va �tre ressaisi, r�cup�r� et que nous ne savons pas ce que donnera la projection de ce pass� dans l'avenir. Notez bien qu'il se peut que les Alg�riens dans l'avenir soient collectivement ces hybrides culturels que je repr�sente.[6]

Albert Camus a souffert aussi quoique diff�remment de cette ambigu�t�. Lui aussi n� en Alg�rie, mais de culture fran�aise et qui a voulu servir de trait d'union entre les deux pays pendant les ann�es de guerre. Parcours semblable � celui d'Amrouche, n'est-ce pas ?

Camus a souffert. C'est �vident, mais on ne peut pas le comparer � Jean Amrouche. Il est li� � la terre et au pays, mais pas � la culture alg�rienne telle que le ressentent les �crivains Alg�riens ou ceux qui ont vraiment fait le pas de vivre en Alg�rie et d'adh�rer � ses choix politiques et culturels comme Jean S�nac. M�me si Camus �tait d'origine sociale tr�s modeste, il s'identifiait compl�tement � la minorit� dominante, � la minorit� blanche, pied-noir. C'est vrai qu'il a un attachement � l'Alg�rie, mais pas comme Amrouche et son attachement charnel aux hommes de ce pays. Amrouche parlait carr�ment de ses fr�res de d�sespoir.

Pour revenir � Mouloud Mammeri et Kateb Yacine, il faudrait pr�ciser qu'ils ne s'enferment pas dans le particulier mais s'ouvrent � l'universel.

Bien s�r. Ils ont pris conscience que leur lutte devait se faire � plusieurs niveaux.

Il faudrait peut-�tre pr�ciser que leur lutte culturelle et leur lutte politique vont ensemble.

Absolument. Kateb est engag� dans une lutte culturelle, mais �minemment politique. Sa lutte s'inscrit dans le cadre du prol�tariat. Elle est marxiste bien entendu. Mais, simplement par rapport au Marxisme traditionnel, classique, Kateb a compris la dimension culturelle, c'est-�-dire que les peuples doivent garder leur langue et leur culture. On ne peut pas imposer une langue � un peuple qui ne la comprend pas. Kateb en a fait son leitmotiv, il va m�me jusqu'� faire du th��tre politique. La langue et la culture sont des �l�ments qui doivent servir de moyen de lib�ration politique. Le pouvoir les a utilis�s contre nous, utilisons, � notre tour, ces moyens-l� contre eux. Dans sa pr�face a Ait Menguellet chante,[7] il dit clairement que si le pouvoir se sert de l'arabe classique pour nous enfermer dans le mutisme, nous, nous allons faire de la politique par le biais du dialectal et de la langue amazigh, et ce, pour critiquer ce m�me pouvoir, le d�voiler et le d�shabiller. L�, tu as raison, il n'y a pas plus universel que Kateb.Il s'est int�ress� au probl�me du Vietnam (lire L'Homme aux sandales en caoutchouc), au probl�me de la Palestine (la Palestine trahie) et au probl�me malgache. Il a �crit aussi sur la r�volution fran�aise (le Bourgeois sans culotte).

Il a m�me parl� des Indiens d'Am�rique. Je vais te citer ce petit passage dans sa pi�ce de th��tre "la Guerre de Cent trente ans", o� un des personnages dit ceci:

    Le moment est venu, les Indiens se rel�vent
    Tous les murs sont � nous
    La guerre des Alg�riens a veng� l'Am�rique
    La vraie, celle de l'anc�tre indien.[8]

Il faut dire qu'en ce qui concerne l'expropriation de la terre, le contexte n'est pas tellement diff�rent. En s'inspirant de Faulkner[9], Kateb a eu justement l'occasion de propulser sa lutte au-del� de l'Atlantique.

Kateb est solidaire avec les Palestiniens dans leur lutte tout en �tant hostile aux gouvernements arabes. Dans sa pi�ce, Mohammed prend ta valise, il fait dire � l'un de ses personnages: �Ce ne sont pas les juifs qui nous ont trahi, ce sont les Arabes.� Aucun intellectuel arabe ne dirait �a, m�me aujourd'hui.

Il me semble qu'en conciliant si bien le particulier et l'universel, Kateb Yacine, lui, ne souffre pas de cette ambigu�t� qu'on retrouve chez quelques intellectuels alg�riens.

Je pr�cise quelque part dans mon livre que Kateb est le moins ambigu de tous. Je le qualifie de Chacal positif. Il critique la colonisation, l'ali�nation des intellectuels � la colonisation, les intellectuels arabes, les gouvernements arabes; mais il milite pour les masses domin�es, opprim�es et qui n'ont pas acc�s � la parole. Son th��tre est fondamentalement politique en ce qu'il est lib�rateur. Mais, je dirai la m�me chose pour Mammeri qui a bien s�r lutt� sans cesse pour la cause berb�re, mais l'�tude de la berb�rit� lui a permis d'�tendre la r�flexion � l'ensemble des domin�s par la culture. Dans un de ses textes � Tradition et modernit� � le lecteur remarquera qu'il commence par cette phrase : � un des principaux probl�mes du tiers-monde est.�. Comme d'ailleurs le prouve sa pi�ce de th��tre, Le Banquet ou la mort absurde des Azt�ques. Mammeri aussi est un homme ouvert sur l'universel. Son universalit�, contrairement � Kateb Yacine qui part du local pour comprendre ce qui se passe dans le monde, proviendrait du mod�le gr�co-latin. C'est cette culture qui lui a permis de dire que la culture berb�re est aussi locale, mais a toutes les capacit�s de s'ouvrir sur l'universel. C'est � partir de l'universel qu'il est revenu au particulier.

Jean Amrouche aussi a �crit sur les autres r�gions du monde. On le voit clairement dans son "Eternel Jugurtha".

Dans L'Eternel Jugurtha ou dans les autres textes politiques. Amrouche s'est beaucoup int�ress� au probl�me de l'Afrique du Sud et � celui des Noirs des Etats-Unis. Lui aussi a compris que c'est un probl�me tiers-monde/Occident. Donc, pour moi il compte parmi les grands car non seulement au niveau de l'expression po�tique mais aussi au niveau de la vision politique.

Donc, Amrouche est comme Frantz Fanon ?

C'est peut-�tre Fanon qui est un Amrouche. Amrouche a commenc� � �crire sur l'Alg�rie � partir de 1945. Son �ternel Jugurtha qui s'appelle pr�cis�ment Jugurtha n'a pas les effets tant attendus. La pens�e d'Amrouche pr�parait � la d�colonisation et � l'ind�pendance. Entre 1945 et 1962, il a �crit plus de 500 pages sous forme d'articles sur l'Alg�rie. Il s'est int�ress� � la Conf�rence de Bandoeng, donc au probl�me nord-sud, au probl�me des empires et de leurs colonies.

Qu'en est il de sa s�ur, Taos Amrouche[10] ?

C'est absolument diff�rent, pour des raisons qu'on peut d'ailleurs parfaitement comprendre. Elle savait tr�s bien qu'en tant que femme, elle n'aurait pas eu sa place parmi les hommes socialement d�sign�s pour faire de la politique.

Mais par rapport � sa langue et � sa culture, elle y a tout de m�me contribu� � sa mani�re.

Bien sur, elle a d'ailleurs milit� tr�s t�t pour la reconnaissance de sa langue. L'engagement se situe � un autre niveau. Je dirai qu'il se situe en profondeur puisqu'il concerne les probl�mes culturels (la langue, la musique, etc.) mais aussi l'identit� sexuelle f�minine. Cette question est l'une des questions br�lantes actuellement.

Tassadit, un mot sur Tahar Djaout et Rachid Mimmouni ?

Tahar Djaout n'a pas fait partie de mon �chantillon parce qu'il appartient � la toute jeune g�n�ration qui n'a pas eu � lutter contre la colonisation. Mimmouni, je l'ai cit� uniquement pour t�moignagner des intellectuels de sa g�n�ration, c'est-�-dire ceux qui sont venus apr�s 1962.

Les �crivains marocains et tunisiens n'ont pas fait partie de ton �tude, mais peux-tu nous en dire un mot ? Peut-�tre les comparer bri�vement aux �crivains alg�riens ?

Driss Chra�bi et Khe�r-Eddine ont eu les m�mes attitudes que leurs homologues Kabyles en Alg�rie, pourtant Chra�bi n'est pas berb�rophone. On peut dire que Chra�bi est au Maroc ce que Kateb �tait � l'Alg�rie. Khe�r-Eddine est peut-�tre un autre Mammeri. Les autres sont compl�tement dans l'id�ologie dominante. Abdelkabir Khatibi a compris la n�cessit� de travailler sur la culture. Je crois qu'il ne faut pas n�gliger Hedi Bouraoui qui a compris la n�cessit� de sortir d'une double ali�nation, fran�aise et arabe.

 

Qu'en est-il de la litt�rature tunisienne ? Albert Memmi, par exemple.

Memmi et exprim� sa jud�it� dans un contexte d�termin� avec le probl�me de l'acculturation li� � la domination fran�aise. Mais en Tunisie, le berb�re est vraiment loin des r�alit�s sociologiques.

Justement ! La m�re de Memmi par exemple est berb�re, et il le dit quelque part dans ses �crits, mais on n'y voit pas l'int�r�t � d�fendre cette culture comme chez les �crivains alg�riens qu'on a �voqu�s tout � l'heure. Pourquoi ?

 

Parce qu'il faut voir aussi le sort de la berb�rit� en Tunisie. Ce sont des gens qui sont � la fois int�gr�s dans la culture fran�aise, � qui ils doivent leur promotion sociale, mais on sent quand m�me dans leur �criture cet int�r�t pour leurs racines, en l'occurrence la jud�it� ou m�me l'arabit�, bien ou mal v�cue mais elle existe.

Parle-nous un peu de l'oralit� !

D'abord, une chose qu'on ne dit pas ou qu'on de dit jamais assez, c'est que l'�criture il y a environ 3000 ans n'�tait pas aussi g�n�ralis�e qu'elle le sera beaucoup plus tard. Si on prend la M�sopotamie ou les autres r�gions du monde, l'�criture �tait r�serv�e � des domaines bien pr�cis telle que la comptabilit�, mais ne servait pas � fixer la litt�rature. La litt�rature �tait orale partout !

Donc, en fait le message �tait toujours un message oral. Disons que m�me en ce qui concerne les religions, du moins � leur naissance, le texte � l'origine �tait oral. Le Coran, par exemple, a �t� une parole liturgique qu'on a �crite longtemps apr�s, n'est-ce pas ?

Pas seulement le Coran, m�me la Torah. Elle va �tre �crite par la suite sur des tablettes. Effectivement, tr�s t�t on n'�crivait pas. Le grec ancien �tait oral. L'Eliade et l'Odyss�e par exemple �taient oraux. Donc, la transcription est un acte second. M�me chose pour le Berb�re, on l'a �crit tr�s t�t. Il y avait un alphabet, il y avait aussi ce qu'on appelle les inscriptions libyques, mais elles avaient une fonction tr�s r�duite. C'�tait pour les �difices, les tombes des grands seigneurs, etc. La litt�rature elle, �tait orale comme partout. C'est apr�s que l'�criture s'est r�pandue. Lorsque l'�criture a commenc� � se r�pandre, les empires s'en sont empar�s.

�a explique un peu pourquoi les �crivains nord-africains depuis l'antiquit� ont adopt� les usages en vigueur, c'est-�-dire qu'ils ont �crit dans la langue du conqu�rant. Je pense en particulier � Saint Augustin et Apul�e (en latin), Ibn Khaldun et Ibn Batouta (en arabe), et puis les francis�s tels que Mammeri et Kateb (en fran�ais, bien entendu). Mais, la langue orale continue � �tre vivante, parl�e, et � v�hiculer toute une litt�rature, donc tout un savoir. Cette richesse orale a surv�cu gr�ce aux classes populaires, mais nullement aux �crivains, c'est-�-dire l'�lite �duqu�e.

Tout � fait ! De toutes fa�ons, les �crivains, par d�finition, n'ont jamais �t� ceux qui pr�servaient la culture orale. Faisant partie int�grante de l'�lite ils ont d� faire corps avec leur cat�gorie sociale. C'est pour cela que toutes les questions du d�but peuvent para�tre un peu na�ves au sociologue en ce que les situations ne sont jamais le produit du hasard mais celui d'une histoire sociale int�rioris�e. En l'�crivain, c'est sa cat�gorie sociale, son histoire, sa position dans la famille, son appartenance culturelle et sexuelle qui parlent et non l'effet de sa seule volont�. Car toute prise de conscience s'effectue � partir de tous ces �l�ments qui font partie du Moi profond et dont l'�crivain n'a pas pr�cis�ment conscience comme Brahim Zellal dont on a parl� et de son chacal. La correspondance entre la m�taphore et l'auteur est en elle m�me parlante.

Notes

[1] Chacal ou la ruse des domin�s, aux origines du malaise des intellectuels alg�riens, Paris, �ditions la D�couverte, 2001.

[2] Zellal, Brahim, Le Roman de Chacal. Paris : Awal-L'Harmattan, 1999.

[3] Kateb Yacine, Le polygone �toil�. Paris : Seuil, 1966.

[4] Isefra en kabyle veut dire �nigmes.

[5] Po�te malgache victime d'un d�chirement culturel. Il se suicida en laissant un message � Jean Amrouche sur la n�cessit� de prot�ger la culture maternelle des po�tes.

[6] L'Eternel Jugurtha, Archives de Marseille, Quai Jeanne Laffitte, 1985. p. 134.

[7] Tassadit Yacine, A�t Menguellet chante, Paris, la D�couverte, 1989. Pr�face de Kateb Yacine.

[8] Kateb Yacine, partie in�dite de "Guerre de cent trente ans", in l'Oeuvre En Fragments, Paris, Sindbad, 1986, p.132.

[9] Qui traitait justement de ce probl�me de domination raciale et d'expropriation de la terre aux Indiens.

[10] Taos Marguerite Amrouche �tait chanteuse et �crivaine. Elle a �crit quelques romans tels que Jacinthe noir, La rue des Tambourins, L'Amant imaginaire, et un recueil de contes kabyles : Le Grain magique : contes, po�mes et proverbes berb�res de Kabylie.

Nabil Boudraa Nabil Boudraa est actuellement professeur assistant de lettres Fran�aises et Francophones � Oregon State University, aux Etats-Unis. Il travaille sur l'Anthropologie et l'histoire des Berb�res et il est un des �diteurs de la Revue Amazigh Voice publi�e aux Etats-Unis par l'Association culturelle Berb�re (ACAA). Il travaille aussi sur la po�tique du paysage dans plusieurs imaginaires et sur le r�le de l'Histoire dans la litterature francophone. Ses publications incluent le compte rendu d'Aida Bamia's "The Graying of the Raven: Cultural & Sociopolitical Significance of Algerian Folk Poetry", Arab Studies Journal, winter/Spring 2003 issue; des translations: "The Writing of Tamazight" Amazigh Voice, spring 2003 issue, "The Berber dialects in Tunisia" Amazigh Voice, winter 2002 issue; et des articles: "Who was Juba II?" Amazigh Voice, spring 2002 issue. "Hommage to Gabriel Camps", Amazigh Voice, spring 2002 issue.


 

 

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