Kabylie.
Flash-back sur quatre ann�es de crise
La Kabylie a subi de profonds traumatismes qui
vont travailler la soci�t� � long terme et dont les cons�quences ne
peuvent �tre cern�es aujourd�hui �, telle a �t� la r�ponse donn�e par
certaines personnes que nous avons approch�es pour tenter de dresser un
bilan de la crise en Kabylie.
Qu�il soit universitaire, homme politique, observateur ou simple citoyen,
nos interlocuteurs s�accordent � dire qu�il y a deux types de cons�quences
induites par les quatre ann�es d�instabilit� en Kabylie. Il y a d�abord ce
qui est visible, quantifiable, et il y a ce qui est profond, plus
pernicieux et plus dangereux, parce qu�il travaille la soci�t� dans son
fondement et dont les effets ne seront palpables qu�apr�s des ann�es. Pour
Sa�d Khellil et son ami le docteur Hemdani, tous deux anciens cadres du
FFS, les quatre ann�es d�instabilit� ont � balay� tout les rep�res, toutes
les valeurs de la soci�t� �. Khellil estime qu�il y a eu r�gression
sociale. � On le constate m�me dans la rue, le civisme a disparu, et
aujourd�hui on ne respecte plus rien �, dit-il. � On a perdu la civilit�
dans un combat pour la citoyennet� �, rench�rit le docteur Hemdani.
Concr�tement, qu�est-ce qui est visible ? Entre 2001 et 2004, le peu de
confiance qu�avait le citoyen en les institutions de l�Etat a disparu
parce qu�une institution cens�e prot�ger la population a �t� derri�re les
massacres commis. Des milliers de familles ont �t� touch�es. Si les
blessures physiques gu�rissent, ce ne sera pas le cas pour les blessures
psychologiques qui sont plus profondes. Ainsi, des centaines de jeunes
handicap�s � vie, au-del� du fait qu�ils constitueront un fardeau pour
leur famille, seront toujours l� pour rappeler que l�Etat a us� d�une
violence inou�e pour tuer l�espoir ; et quatre ann�es apr�s les faits, les
victimes continuent � attendre que justice leur soit rendue. Aujourd�hui,
si le citoyen continue � entretenir une relation avec l�Etat, � travers
ses institutions, c�est parce qu�� il n�a pas le choix, mais ce sera
toujours une relation de m�fiance �. En jouant sur le pourrissement et en
maintenant toute une r�gion dans une situation d�anarchie et d�instabilit�,
le pouvoir a favoris� certains comportements antisociaux : perte des
valeurs civiques, d�linquance, d�ch�ance sociale. Cela est l�apanage de
groupes d�individus qui, face � l�absence de l�Etat et parce qu�� un
moment ou un autre de la crise ils se sont retrouv�s acteurs, se sont
arrog� le droit d�agir souvent en hors-la-loi. Sournoisement et sans doute
afin d�an�antir toute forme de r�sistance sociale et politique, le pouvoir
a laiss� la situation se d�grader, encourageant la violence qui an�antit
le d�bat d�id�es, de r�flexion. � Ils ont cr�� de nouveaux �mirs pour
casser les ressorts de la soci�t� �, nous dit un universitaire. Ce qui
inqui�te nos interlocuteurs, c�est la corr�lation entre ces effets de
surface et les s�quelles profondes qui ont marqu� la soci�t� et qui ne
seront visibles qu�� long terme, socialement, culturellement et
politiquement. Pour Khellil et Hemdani, depuis l�ind�pendance, la r�gion a
subi plusieurs agressions, mais celle de 2001 a �t� la plus violente. Pour
eux, tout ce qui �tait debout dans une r�gion d�j� mal lotie socialement
et �conomiquement a �t� cass�. Pertes d�emploi, d�localisation,
d�sinvestissement, pertes mat�rielles et financi�res, telles sont en
r�sum� les cons�quences directes de la crise, mais ce n�est pas tout. � La
crise de 2001 est venue aggraver une situation d�j� pr�caire �, nous dit
un �conomiste de l�universit� de Tizi Ouzou qui estime, lui aussi, qu�en
�conomie, il y a des effets visibles qui agissent sur le long terme. Si
aujourd�hui, on n�a pas encore �valu� quantitativement les cons�quences
�conomiques des quatre ann�es d�instabilit� en Kabylie, nos interlocuteurs
expriment des craintes quant � l�avenir. Le d�sastre d�une �conomie fragile Selon le pr�sident de la Chambre de commerce du Djurdjura,
qui r�unit les op�rateurs �conomiques de Tizi Ouzou et de Bouira, M. Medjkouh :
� C�est la premi�re fois depuis l�ind�pendance que la r�gion conna�t une
r�gression sur une p�riode aussi longue. � Il avoue qu�en 2002, 1500
emplois ont �t� perdus dans la PME/PMI et qu�en 2003 il y a eu une perte
estim�e � 40% du chiffre d�affaires dans le m�me secteur, alors que plus
d�une douzaine d�entreprises ont baiss� rideau. Cela s�explique, selon
notre interlocuteur, d�abord par les d�g�ts physiques subis par certaines
entreprises (perte des mati�res premi�res, destruction de stocks) et
ensuite la perte par les op�rateurs locaux de leur march� en raison de
leur impossibilit� d�honorer les commandes re�ues. Durant plus de deux ans,
les �meutes n�ont jamais cess�, faisant fonctionner les unit�s
industrielles au ralenti. Selon M. Medjkouh, de nombreux projets
d�investissement pr�vus pour la p�riode 2001-2004, ont �t� annul�s ou
transf�r�s dans d�autres r�gions du pays. Un �conomiste de l�universit�
Mouloud Mammeri nous explique que la r�gion de Kabylie, en g�n�ral, de
Tizi Ouzou, en particulier, n�avait pas les atouts n�cessaires pour
attirer l�investissement, m�me si durant les ann�es 1970, la politique de
l�Etat a r�ussi � r�sorber le ch�mage, en plus des rentes g�n�r�es par
l��migration externe et interne. Une r�gion caract�ris�e par un
d�s�quilibre entre la population et les ressources propres. Avec la crise
des ann�es 1980, des milliers d�emplois ont �t� perdus et de nombreuses
entreprises ferm�es. A cela, il faut ajouter la bureaucratie
administrative qui freine l�investissement et le retard dans la
r�alisation des zones industrielles et des zones d�activit�. Toutes ces
donn�es sont � prendre en consid�ration pour comprendre qu�une crise comme
celle de 2001, au-del� des d�g�ts visibles, peut g�n�rer des retards de
d�veloppement sur plusieurs ann�es. Pour notre �conomiste, la crainte est
de voir les mouvements migratoires internes (vers la capitale
principalement, la r�gion de l�Oranie et le sud) prendre de l�ampleur. Un
ph�nom�ne de � d�vitalisation � qui d�peuplerait des villages entiers, les
citoyens cherchant toujours des conditions meilleures et une plus grande
stabilit� sociale. Mais alors que faut-il faire pour un d�veloppement
durable de la r�gion et une r�paration des injustices ? Cela suffirait-il
de d�verser des milliards de dinars ? Un plan Marshall pour la Kabylie ?
Pour nos interlocuteurs, les milliards sont insuffisants. Le pr�sident de
la chambre de commerce - parce que les op�rateurs �conomiques locaux n�ont
jamais �t� �cout�s lorsqu�ils ont tir� la sonnette d�alarme au d�but de la
crise et parce que, aujourd�hui, certains op�rateurs ont perdu les
ressources psychologiques n�cessaires pour relancer leurs activit�s -
estime qu�il faut d�abord r�instaurer la confiance, engager la r�flexion
et la concertation entre tous les acteurs (pouvoirs publics, collectivit�s
locales, op�rateurs et soci�t� civile) et entreprendre des investissements
durables. Pour lui, le taux de ch�mage, qui fr�le les 32% � Tizi Ouzou, ne
peut �tre r�duit uniquement par le lancement de projets infrastructurels.
Une vision que partage quelque peu notre �conomiste, qui consid�re qu�� il
faut beaucoup d�imagination � pour trouver des solutions, d�autant plus
qu��tant entr� dans l��conomie de march�, l�investissement productif ira
vers des r�gions qui aujourd�hui sont plus attractives. Cela doit inciter
les pouvoirs publics � intervenir pour plus de facilitations. Combat politique contre d�veloppement ? Pour le docteur Hemdani, en quatre ann�es, la situation a
�volu� n�gativement au point qu�aujourd�hui : � On a l�impression de
revenir vingt ans en arri�re, � l�avant-1988, au regard du d�sint�r�t de
la population de la chose politique. � Son ami Khellil estime qu�il � y a
une volont� d��teindre toute vell�it� de d�bat d�id�es, de r�flexion �.
S�ils consid�rent qu�il ne faut pas jeter l�anath�me sur les acteurs
politiques, les deux anciens cadres du FFS continuent � croire que la
lutte politique est toujours d�actualit�. Pour eux, le pouvoir avait un
but : � Normaliser la Kabylie pour r�ussir � normaliser l�Algerie. � Mais
les moyens utilis�s pour cette normalisation ont �t� d�une violence
extr�me. Assassinat, pourrissement social, r�gression �conomique, mais la
soci�t� a r�sist�. Une Kabylie maintenue en sous-d�veloppement �conomique
et social peut-elle continuer son combat politique ? Les citoyens
dubitatifs et sceptiques semblent ne plus croire en rien. Ce n�est pas que
la soci�t� n�a plus la force pour continuer le combat pour les id�aux de
libert�, de d�mocratie, de justice, mais il arrive que l�envie de vivre
autrement l�emporte sur le reste. Le d�phasage entre les g�n�rations
grandit, et l��lite qui a men� les premi�res batailles politiques n�a pas
r�ussi � fa�onner une certaine rel�ve, qui serait plus en phase avec ceux
qui ont affront�, les mains nues, les balles des gendarmes en 2001. La
jeunesse d�aujourd�hui, qui a subi toutes sortes de violences et qui
r�agit, elle aussi, en usant de sa propre violence, voudrait simplement
vivre (au sens le plus large du terme) comme toute la jeunesse du monde,
mais dignement. Au moment o� les regards sont tourn�s vers le Palais du
gouvernement o� se d�roulent les n�gociations sur la plate-forme d�El
Kseur, la Kabylie attend les fruits de son combat. Loin de toute d�magogie
et des discours populistes, de quoi a besoin la Kabylie de 2005 ? De
politique ou de d�veloppement ? La r�ponse � cette question permettra
peut-�tre de sortir la r�gion de son marasme. |