Référendum du 29 mai 2005: L'observatoire électoral d'Eric Dupin
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Paru dans « les Echos » du 15 mars 2005

Un dixième référendum atypique

    Les Français répondront, le 29 mai, au dixième référendum de la Vème République. Or l’issue de la bataille est d’autant plus incertain que la consultation de 2005 ne ressemble guère aux précédentes. Une typologie sommaire permet de distinguer trois sortes de référendums en fonction de la nature de la question posée et de l’enjeu que l’électorat lui attribue.
    Cinq consultations peuvent être rangées dans la catégorie des référendums à  question simple et à enjeu politique majeur. Celui qui a donné naissance à la Vème République, en 1958, a battu les records de participation avec seulement 15,1% d’abstentions. Les trois autres référendums de l’ère gaulliste (autodétermination de l’Algérie en 1961, ratification des accords d’Evian et élection du président de la République au suffrage universel en 1962) se sont également soldés par une forte participation – toujours supérieure à 75% des inscrits – et par une nette victoire du « oui » - plus de 60% des exprimés. Il est vrai que le chef de l’Etat, à l’initiative de ces scrutins, était alors populaire ce qui ne fut plus le cas en 1992 lorsque François Mitterrand soumit au suffrage populaire le traité de Maastricht. Cela explique, en partie, le « oui » chétif (51%) accompagné d’une abstention relativement faible (30,3%). Au-delà de la technicité du traité en cause, la question était claire puisqu’il s’agissait d’avaliser l’adoption d’une monnaie européenne, et son enjeu politique et économique fut vivement perçu par l’opinion.
    Une deuxième catégorie concerne les référendums à question complexe dominée par un enjeu politique majeur. L’unique exemple en est fourni par le vote de 1969 sur la création des régions et la réforme du Sénat qui provoqua le départ du général de Gaulle. Vaste entreprise de remodelage institutionnel qui est rapidement passée au second plan lorsque le chef de l’Etat a explicitement mis en jeu son poste dans un contexte qui ne lui était pas favorable. C’est le seul référendum où le « non » l’a emporté (52,4%) sur fond de forte mobilisation électorale (19,4% d’abstention). Contrairement à une opinion répandue, c’est également le seul cas flagrant où l’électorat a répondu à celui qui posait la question plutôt qu’à la question elle-même.
    Aux antipodes de ce référendum passionnel se situe la consultation portant sur une question simple mais dénuée d’enjeu majeur pour l’électorat. On en compte trois : l’élargissement de la Communauté économique européenne en 1972, le nouveau statut de la Nouvelle-Calédonie en 1988 et l’adoption du quinquennat présidentiel en 2000. Chacun de ces votes s’est traduit par « oui » massif (de 68 à 80%) dévalorisé par un très haut niveau d’absentéisme (de 40% à 70% de non-participation).
    Dans quelle catégorie devra-t-on ranger le référendum du 29 mai 2005 ? La réponse est sujette à discussion. La question posée aux Français est assurément complexe. Les centaines de pages qu’ils devront être solennellement approuver ne sont pas seulement illisibles pour le plus grand nombre. Le texte soumis à la ratification populaire souffre d’une ambiguïté dans sa nature même puisqu’il s’agit à la fois d’un traité entre Etats et d’une Constitution de l’Union européenne. Résultat d’innombrables arbitrages, le contenu de ce traité constitutionnel n’a d’ailleurs rien d’enthousiasmant ou d’alarmant pour quiconque. D’où une certaine confusion de l’argumentation, du côté du « oui » comme du « non », qui n’aide pas à la compréhension du sujet par l’opinion. La pente naturelle du débat, tel qu’il commence à se dessiner, est moins de discuter du traité lui-même que de l’avenir de l’Europe que les uns et les autres imaginent.
    Les Français vont-ils attribuer à ce scrutin un enjeu majeur ? Celui-ci ne saurait être de dimension strictement politicienne, à partir du moment où chacun sait que le sort immédiat de Jacques Chirac ne dépend pas du verdict des urnes. L’enjeu, s’il doit passionner l’opinion, a également peu de chances d’être uniquement européen. L’absentéisme chronique et croissant qui caractérise les élections au Parlement de Strasbourg prouve que le destin de l’Union ne suffit pas à remuer les foules.
    Si la campagne doit se limiter à un affrontement entre ceux qui agitent la peur d’une Europe incontrôlable et ceux qui brandissent le spectre d’une crise européenne, l’opinion risque de ne pas être émue outre-mesure. Les enquêtes d’opinion actuelles, qui donnent un large avantage au « oui » sur fond d’épaisse indifférence, pourraient alors présager d’une issue apaisée et positive le 29 mai. Il en serait tout autrement si l’électorat, et notamment les catégories populaires, se saisissaient du référendum pour manifester leurs craintes face à un avenir que symbolise l’Europe. Le pessimisme des Français, les manifestations de mécontentement social et de défiance à l’égard des élites n’ont guère d’équivalent chez nos voisins. Certains éléments de la crise de représentation politique révélée par le 21 avril 2002 n’ont toujours pas disparu. La démocratie punitive a joué en faveur du PS l’année dernière. Elle pourrait bien, si elle devait dominer la prochaine consultation, favoriser la montée du « non ». Plus l’enjeu sera passionné, plus la participation sera élevée et plus le « oui » risque d’être en danger.



Paru dans « les Echos » du 25 mars 2005

Un premier tournant dans la campagne

    De mémoire de sondeurs, jamais aussi brutale évolution dans les intentions de vote n’avait été enregistrée. Un peu plus de deux mois avant le référendum du 29 mai, le « oui » a carrément décroché dans les enquêtes d’opinion : – 14 points en trois semaines chez CSA (1) puis – 12 points en deux semaines pour Ipsos (2). Le mouvement est ici plus lourd de conséquences que son aboutissement ponctuel, le plus souvent commenté, d’une courte avancée du « non » à 51 ou 52% d’intentions de vote encore extrêmement fragiles.
    Tout a été dit sur l’environnement conjoncturel rendant peu mystérieuse la montée en puissance des opposants à la Constitution européenne : la mobilisation des salariés du 10 mars, la polémique autour de la désormais célèbre directive Bolkenstein ou encore la grogne lycéenne. Les partisans du oui se tromperaient pourtant s’ils analysaient ces résultats comme la simple manifestation d’un mouvement d’humeur et plus encore d’une irrationalité populaire, sauf à réserver la rationalité à son propre mode de pensée. On peut le déplorer au nom d’une vision idéale du référendum, mais tout se passe comme si l’électorat avait l’intention d’utiliser la prochaine consultation pour émettre un nouveau message de mécontentement politique.
    Le basculement des couches populaires en faveur du non est particulièrement spectaculaire. D’une enquête à l’autre d’Ipsos, le vote négatif gagne une vingtaine de points chez les employés et une cinquante chez les ouvriers ! Parmi les salariés modestes, le non varie aujourd’hui entre 60 et 70% selon les instituts. D’après Ipsos, le non bondit encore de plus de trente points dans la tranche de revenus la moins élevée pour dépasser les 60%. Les salariés du secteur public atteignent un niveau identique par l’effet d’un mouvement de forte ampleur.
    Ces diverses évolutions s’expliquent plus par de nouvelles prises de position que par un réveil des abstentionnistes potentiels. La proportion d’électeurs se disant « tout à fait certains d’aller voter » ne s’est gonflée que de quatre points chez Ipsos alors qu’en son sein, celle des sondés qui n’expriment pas d’intention de vote a reculé de dix points. Au stade actuel, on note même que le surcroît de mobilisation potentielle affecte plutôt des catégories favorables au oui comme les 18-24 ans, les travailleurs indépendants ou les personnes dotées du plus haut niveau d’éducation. Autrement dit, le non conserve des réserves de mobilisation si l’on songe que 60% des ouvriers, incertains de leur participation, ne sont pas comptabilisés dans les chiffres d’intentions de vote.
    Un examen détaillé des enquêtes d’opinion révèle deux différences majeures avec les lignes de fractures révélées par le référendum de 1992 sur le traité de Maastricht. La première est que le non est aujourd’hui plus puissant dans l’électorat de gauche que dans celui de droite, contrairement à ce qui était le cas il y a treize ans. Il est vrai que Jacques Chirac a remplacé François Mitterrand à l’Elysée. Une seconde nouveauté est d’ordre sociologique. Si les couches populaires restent largement oppositionnelles, les cadres semblent aujourd’hui nettement plus partagés qu’à l’époque. Le sondage Ipsos ne donne que 56% de oui dans la catégorie des cadres supérieurs qui avait plébiscité Maastricht à quelques 70%.

    La démocratie d’opinion qui est notre lot implique que les sondages sont aussi utilisés par l’électorat comme aide à la décision. Observons d’abord que l’enquête Ipsos, réalisée au moment même où le sondage CSA était largement commenté, n’a pas suscité de contre-effet. Il reste que le oui se trouve maintenant en position de challenger, ce qui peut être un atout. Une chose est sûre : l’incertitude désormais patente de l’issue crée les conditions d’une vigoureuse bataille électorale, incitatrice à la mobilisation.

    Bien des péripéties interviendront d’ici le 29 mai et les lignes continueront à bouger. Un engagement de premier plan du président de la République changerait certainement la donne, même si l’arme est à double tranchant dés lors que Chirac a cessé d’être populaire. Au final, l’argument le plus efficace pour les partisans du oui pourrait être celui de la peur face à l’inconnu qui résulterait d’un rejet du traité constitutionnel dans une France anxieuse. A ce détail près que les peurs sont aisément réversibles.

(1) Enquête CSA-Parisien/Aujourd’hui effectuée les 16 et 17 mars auprès de 802 inscrits.
(2) Enquête Ipsos-Le Figaro-Europe 1 effectuée les 18 et 19 mars auprès de 860 inscrits.


Paru dans « les Echos » du 8 avril 2005

Les raisons du décrochage du oui

    Depuis la mi-mars, les intentions de vote en faveur du « oui » au référendum du 29 mai ont brutalement décroché. Dix enquêtes successives, réalisées par cinq instituts différents, donnent toutes un « non » majoritaire. Les derniers sondages sont convergents avec une opposition au traité constitutionnel oscillant entre 52 et 55% des suffrages potentiels. Les mesures les plus récentes ne font pas apparaître de remontée incontestable du « oui », relevée par deux instituts (CSA et Ipsos) mais infirmée par une troisième (Ifop).
    Cet ancrage du « non » dans l’opinion, à moins de deux mois de l’échéance, infirme la thèse conjoncturaliste des observateurs qui voyaient dans les premiers sondages défavorables au traité la manifestation d’un mouvement d’humeur liée aux circonstances du moment. Il apparaît, à l’inverse, que le rejet majoritaire de la Constitution européenne soumise à référendum en dit long sur certaines attitudes de fond de l’opinion française.
    Le premier enseignement que l’on peut retirer de la lecture des sondages est que le « non » d’aujourd’hui est beaucoup plus « anti-libéral » qu’anti-européen ou même anti-gouvernemental. Contrairement à ce qui s’était joué lors du référendum de Maastricht, en 1992, l’enjeu perçu n’est plus une approbation ou un refus de l’Europe. L’électorat ne semble pas non plus vouloir se limiter à un « vote-sanction » à l’égard d’une politique gouvernementale pourtant d’une rare impopularité. C’est bien plutôt un cocktail, sans guère d’équivalent en Europe, d’angoisses sociales, de craintes économiques et de défiances politiques qui apparaît comme le véritable moteur du « non ». Cet anti-libéralisme n’est pas de nature essentiellement idéologique, mais coagule tous les sujets de mécontentement d’une société à la fois inégalitaire et bloquée.
    Cette analyse permet de rendre compte du profil sociologique particulier des opposants au traité européen. Non seulement les couches populaires ont massivement basculé du côté du « non », mais les couches moyennes et supérieures sont autrement plus partagées qu’elles ne l’étaient en 1992. Selon la plupart des enquêtes, le rejet du projet de Constitution européenne est désormais majoritaire chez les professions intermédiaires et tente même entre un tiers et une petite moitié, selon les instituts, des cadres supérieurs. Une enquête Ifop-Fiducial nous apprend aussi que 54% des patrons des entreprises de moins de vingt salariés auraient l’intention de son prononcer négativement (1).
    Un autre facteur structurant du « non » est de nature plus spécifiquement politique. Une polarisation droite-gauche se superpose à l’enjeu référendaire. Le rejet du traité est devenu nettement majoritaire à gauche tandis que l’électorat de droite approuve le projet constitutionnel. La prochaine intervention de Jacques Chirac dans la campagne a peu de chances d’inverser cette tendance. A l’inverse, la mise en scène du « non de droite » dans la campagne officielle pourrait éroder le soutien au traité dans les rangs conservateurs.
    Une des vieilles lois des batailles électorales est que le camp gagnant est celui qui réussit à imposer sa thématique. Au stade actuel, tel est bien l’avantage des partisans du « non ». L’argumentation des leaders du « oui » cède souvent aux thématiques nationaliste et anti-libérale. Dominique Perben (UMP) vante ainsi « l’Europe à la française » tandis que François Hollande assure que « l’Europe sociale passe par le oui ».
    Les partisans du traité constitutionnel ont néanmoins quelques raisons de ne pas désespérer de l’issue d’un scrutin qui demeure incertaine. La première est que les indécis louchent plutôt de leur côté. Les hésitants aussi : 32% de ceux qui choisissent le « non » déclarent pouvoir changer d’avis contre seulement 19% pour le « oui » (2). Plusieurs enquêtes établissent également que les « souhaits de victoire » penchent majoritairement vers la ratification du traité européen. « Au fond d’eux-mêmes », selon la curieuse formule dont les sondeurs usent pour tester la sagesse de leurs interlocuteurs, les Français aimeraient peut-être dire « oui ». Mais l’électeur a parfois des raisons que la raison ne connaît pas.

(1) Enquête réalisée du 29 mars au 4 avril auprès d'un échantillon représentatif de 501 dirigeants de TPE de 0 à 19 salariés.
(2) Enquête Ipsos-Europe 1-Le Figaro réalisée les 1er et 2 avril auprès de 947 électeurs.


Paru dans « les Echos » du 22 avril 2005

La tremblante de l'électeur    

Le Conseil supérieur de l'audiovisuel a fait preuve de sagesse, voire de prescience, en refusant de comptabiliser le temps de parole présidentiel dans le camp du « oui » au référendum. La prestation télévisée de Jacques Chirac sur TF1 le 14 avril, pourtant conçue en étroite liaison avec l'Elysée, s'est spectaculairement retournée contre la cause qu'il entendait défendre. A notre connaissance, le phénomène n'a pas de précédent. En règle générale, une intervention du chef de l'Etat produit un effet positif, au moins temporaire, dans l'opinion. C'est l'inverse qui s'est passé cette fois-ci. Cinq instituts sur six ont enregistré une montée du « non » dans les jours suivant l'émission : +1 pour CSA et Ifop, + 2 pour Ipsos et TNS-Sofres, + 5 pour BVA et - 1 chez Louis-Harris.

La contre-performance du dialogue chaotique du président de la République avec un panel de jeunes se lit aussi dans un chiffre impressionnant de l'institut CSA (1) : le « non » aurait grimpé de 54 à 61 % dans la tranche d'âge des 18-24 ans ! Par ailleurs, l'intervention présidentielle a creusé le clivage droite-gauche, qui se surimpose à cette consultation référendaire. Selon Ipsos (2), le « non » a encore gagné du terrain à gauche (63 %, dont 56 % chez les sympathisants socialistes), tandis qu'il reculait faiblement à droite (32 %).

L'entrée en campagne de Chirac a permis au « non » de se hisser à son plus haut niveau depuis qu'il est devenu potentiellement majoritaire il y a un mois : 55 % en moyenne pour l'ensemble des instituts. Les toutes dernières enquêtes sont cependant inhabituellement contradictoires. Celle de CSA-« Le Parisien » enregistre une remontée de quatre points du « oui » crédité de 48 %, tandis que le sondage de BVA-« L'Express » fait grimper le « non » à un niveau record de 58 %. L'électorat ne semble pas stabilisé et il est probable que la dynamique de la campagne tendra à un rééquilibrage des intentions de vote.

Ce sont désormais vingt-et-une enquêtes consécutives qui donnent l'avantage au « non ». Et tous les clignotants sont actuellement au rouge pour les partisans du traité constitutionnel. Les indicateurs secondaires qui pouvaient leur laisser espérer un retournement de situation se sont inversés. D'après Ipsos, la proportion d'électeurs qui affirment que leur choix est « définitif » est maintenant plus élevée chez ceux qui ont l'intention de voter « non » (82 %) que « oui » (78 %). De même, les souhaits de victoire penchent aujourd'hui du côté du rejet du texte soumis à référendum. Et les Français anticipent clairement une telle issue : une majorité absolue d'entre eux pronostiquent une victoire du « non », pour Ipsos comme chez TNS-Sofres.

La thématique de cette campagne de toutes les peurs constitue un terrain plutôt favorable aux adversaires du traité européen. Soulignons que la « tremblante de l'électeur » est, en réalité, entretenue par les deux camps qui s'affrontent. Les partisans du « non » exploitent assurément des craintes de natures diverses. Les angoisses hexagonales, mises en lumière par l'émission de TF1, relèvent d'une crise française suffisamment profonde pour qu'un simple traitement psychologique (« N'ayez pas peur ») soit inopérant. La méfiance à l'égard d'une construction européenne assimilée à une perte de souveraineté dangereuse en ces temps de mondialisation accélérée est un autre ressort du « non ». Les partisans du « oui » ne rassurent guère les électeurs en présentant le texte à ratifier tantôt comme une ambitieuse et protectrice Constitution, tantôt comme un simple « règlement intérieur accommodant » (Michel Rocard) ou même un « règlement de copropriété » (Jacques Delors).

Les promoteurs du « oui » agitent eux aussi les peurs. Chirac a brossé, le 15 avril, le portrait terrible d'une Europe « ultra-libérale » à laquelle les Français seraient condamnés s'ils rejetaient la Constitution. « De toute façon, ça ne peut pas être pire qu'aujourd'hui », a même lâché Nicolas Sarkozy. Cette dévalorisation de l'Europe actuelle n'est guère mobilisatrice. Les partisans du nouveau traité de Rome brandissent également le spectre d'une France isolée et d'une Europe en panne en cas de victoire du « non ». Quelle que soit la pertinence de ces arguments, force est de constater qu'ils ont un caractère négatif et semblent peu porter pour l'instant : 80 % des sondés pensent que l'Europe ne va pas « s'arrêter » en cas de rejet de la Constitution par la France (Ipsos). Valéry Giscard d'Estaing a bien saisi le risque de s'en tenir à cette argumentation en conditionnant la victoire du « oui » à la définition d'un « grand projet européen » d'ici au 29 mai. Une manière de reconnaître que celui-ci est aujourd'hui impalpable.

Paru dans « les Echos » du 4 mai 2005

Le deuxième tournant

Cette campagne référendaire n'a rien d'un long fleuve tranquille. L'opinion change sans préavis son fusil d'épaule avec une vivacité surprenante. A la mi-mars, les intentions de vote en faveur du « oui » s'effondraient brutalement. Après un mois de domination nette et régulière, c'est aujourd'hui au tour du « non » de battre en retraite. Depuis la mi-avril, tous les instituts relèvent une remontée, généralement forte, des intentions de vote positives à la consultation du 29 mai : +8 points chez Ipsos, +7 chez CSA et TNS-Sofres, +6 pour BVA, +4 pour l'Ifop et +2 d'après Louis-Harris. Après être descendu à son plancher de 44-45 % au lendemain de la première intervention télévisée de Jacques Chirac, le 14 avril, le « oui » s'est hissé aux alentours du seuil fatidique de la majorité. Son score actuel oscille entre 48 et 53 % de suffrages potentiels, selon les dernières enquêtes des six instituts, avec une moyenne de 50,2 % ! Si le mouvement de l'électorat ne fait aucun doute, le niveau réel du « oui » fait l'objet de mesures quelque peu divergentes pour des raisons en partie méthodologiques.

La volatilité de l'électorat complique également la tâche des sondeurs. Le débat sur la Constitution européenne passionne bien plus les Français qu'on aurait pu le croire. Les deux tiers d'entre eux se disent « intéressés » par cette consultation, selon TNS-Sofres, ce qui laisse augurer un taux de participation élevé, proche de celui du référendum de Maastricht (70 %). La mobilisation est en route : le pourcentage d'électeurs se déclarant « certains de voter » a bondi de onze points d'une enquête à l'autre d'Ipsos. Pour autant, les Français semblent tiraillés entre les multiples dimensions de ce débat.

A la mi-mars, les manifestations syndicales et la polémique sur la directive Bolkestein ont cristallisé une grogne sociale qui a porté presque automatiquement le « non » pendant toute une période. A présent, le discours offensif des grands anciens de la cause européenne, comme Jacques Delors ou Valéry Giscard d'Estaing, a focalisé l'attention sur le sort de l'Union. L'envol réussi de l'Airbus A380, le 27 avril, a certainement contribué symboliquement à recentrer le débat sur l'Europe. Or la grande faiblesse des partisans du « non » est, à ce jour, de ne pas avoir clairement dit quel avenir européen ils proposaient. La peur de l'inconnu, d'un isolement de la France et d'une panne de l'Union ont particulièrement pesé dans l'attitude des cadres. Dans la dernière séquence, le « oui » a nettement progressé chez les cadres supérieurs et professions intermédiaires.

L'intervention télévisée de Lionel Jospin, le 28 avril, a coïncidé avec ce nouveau climat et contribué à le raffermir. Après sa prestation, l'électorat socialiste a basculé du côté du « oui » (45 % à 56 % selon Ipsos) même si la parole de l'ancien Premier ministre n'est sans doute pas le seul élément explicatif. Il reste à espérer, du point de vue des partisans du traité, que la nouvelle intervention télévisée de Jacques Chirac ne contribuera pas à faire rebasculer vers le « non » les sympathisants socialistes.

Car l'issue de la bataille demeure formidablement incertaine. L'électorat est aussi peu stable que certains logiciels informatiques. Deux logiques entrent en collision. La première est de nature sociale, alimentée par un profond mécontentement populaire, tandis que la seconde est géopolitique, fondée sur la place de la France en Europe. Le « non » ne peut plus désormais surfer sans effort sur la grogne des Français, même si l'imbroglio du lundi de Pentecôte ne manquera pas de la raviver. Au-delà des argumentaires souverainistes et/ou antilibéraux qui portent ses partisans, il lui faudra être capable de rassurer les Français sur l'après-29 mai. Le rôle de Laurent Fabius, sagement demeuré en retrait pendant la phase antérieure, devient ici décisif. Seul opposant au traité constitutionnel d'envergure présidentielle, il lui reviendra de convaincre l'électorat de gauche qu'il existe un autre avenir européen.

La tâche ne sera pas aisée si l'on songe aux positions nationalistes et droitières de la majorité des opposants à la Constitution en Europe. Mais la crise de la société française est suffisamment grave, et l'avenir dessiné par le traité suffisamment flou, pour que des discours hétérodoxes puissent être audibles. La mobilisation des couches populaires, qui demeurent ancrées sur le « non », sera un facteur déterminant le 29 mai. Le scrutin s'annonce extraordinairement ouvert, ce qui ne veut pas forcément dire serré.

Paru dans « les Echos » du 13 mai 2005

Des ambivalences fondamentales

Le film de l'actuelle campagne référendaire est décidément compliqué. On aurait pu imaginer qu'il se déroule en trois séquences claires. A une période de « oui » inconsistant d'une opinion encore indifférente aurait succédé la phase d'un « non » de mauvaise humeur avant que la raison ne retourne l'électorat vers la sagesse d'une réponse positive. Ce scénario est démenti par les dernières enquêtes. La contre-dynamique du « oui », observée depuis la fin avril, semble déjà enrayée. D'après les trois derniers sondages, l'approbation du traité constitutionnel recule (moins 3 points pour Ipsos) ou cesse de progresser (CSA et TNS-Sofres). Les quatre enquêtes réalisées depuis la mi-mai sont à nouveau convergentes avec un « oui » qui oscille entre 50 % et 52 % des intentions de vote. A nouveau, l'argumentation présidentielle n'a pas servi son camp. La deuxième intervention télévisée de Jacques Chirac, le 3 mai, a plus incité les électeurs à voter « non » (28 %) que « oui » (24 %), selon Ipsos (1).

Si le curseur des sondeurs devait se stabiliser autour d'un équilibre des intentions de vote positives et négatives, l'incertitude de l'issue serait évidemment portée à son paroxysme. N'oublions pas la variance statistique inhérente à ces enquêtes. Dès lors que les instituts calculent leurs résultats sur les seuls électeurs décidés à aller voter, soit environ 500 personnes, un chiffre de 52 % n'offre aucune garantie. Qui plus est, comme dans toute campagne, les sondeurs sont confrontés à de réelles difficultés de mesure qui tiennent à l'inconnue du taux effectif de participation et aux redressements rendus indispensables par les biais qui affectent leurs échantillons bruts.

Il reste à se demander pourquoi, après plusieurs semaines de campagne intense, voire passionnée, les Français sont toujours scindés en deux parties à peu près égales. On ne peut se contenter, comme l'ancien député européen Olivier Duhamel, de dénoncer une moitié de la France devenue « folle ». Les raisons de la situation actuelle ne sont compréhensibles qui si l'on prend en compte les ambivalences fondamentales de l'électorat. Les Français seront contraints, le 29 mai, à apporter une réponse simpliste car binaire à une question infiniment complexe. Le débat sur le Traité constitutionnel européen, qui suscite un intérêt supérieur à celui de Maastricht en 1992, voit s'enchevêtrer de nombreuses dimensions plus ou moins corrélées entre elles.

La première est le contenu du traité, même si sa connaissance ne peut qu'être indirecte pour la grande majorité des électeurs. Significativement, la principale motivation des partisans du « non » est que ce texte « comporte des points négatifs importants », selon TNS-Sofres (2). L'arrivée, dans les boîtes aux lettres, du précieux document risque de servir la cause des opposants. Parmi les hésitants, toujours selon le même institut, la première raison de voter « non » est que « ce traité est particulièrement difficile à comprendre ».

L'avenir de l'Europe est un deuxième axe du débat. Plus symbolique, celui-ci est porteur pour le « oui ». La grande majorité de ceux qui ont l'intention de voter en ce sens assurent soutenir « la construction de l'Europe ». Et la première raison qui pourrait pousser les indécis à se prononcer positivement est le souci que « la France reste forte en Europe ».

Une troisième dimension concerne le très vif mécontentement qui caractérise l'état actuel de l'opinion. L'action de Jean-Pierre Raffarin n'est plus appréciée que par un quart des Français, tandis que la cote de popularité de Jacques Chirac est devenue négative (Ipsos). Le « ras-le-bol » d'une large partie de l'électorat dépasse cependant le jugement porté sur la politique gouvernementale. C'est le pessimisme social qui est le principal moteur du « non » : 84 % de ceux qui s'apprêtent à voter de cette manière sont convaincus que leurs conditions de vie vont se détériorer dans les années qui viennent avec la Constitution européenne.

Là encore, cette anxiété comporte plusieurs dimensions. Une partie de la France s'inquiète de la dynamique « libérale » de la construction européenne. Mais ce sont plus précisément le libre-échangisme et la mondialisation qui constituent la cible de la suspicion populaire. Or, avec ou sans l'Europe, les gouvernants apparaissent largement incapables de rassurer et de protéger leurs électeurs. La profonde crise de la représentation politique, finement analysée par le politologue Stéphane Rozès (3), a creusé un véritable fossé entre dirigeants et dirigés. C'est aussi cette faille démocratique qui pèsera sur l'issue du scrutin.

(1) Enquête Ipsos-« Le Figaro »-Europe 1 réalisée les 6 et 7 mai auprès de 936 électeurs.
(2) Enquête TNS-Sofres-TF1 réalisée les 6 et 7 mai auprèsde 1.000 électeurs.
(3) Stéphane Rozès,« Aux origines de la crise politique », «Le Débat », mars-avril 2005. 

Paru dans « les Echos » du 20 mai 2005

La France active vote non

Une nette majorité de Français actifs a l'intention de voter contre un Traité constitutionnel européen soutenu par une non moins claire majorité d'inactifs. Ce phénomène s'observe depuis le début de la campagne, au-delà de ses soubresauts et quels que soient les instituts que l'on consulte. Il confirme la dominante sociale qui caractérise l'actuel débat référendaire. La nouvelle poussée du « non », redevenu majoritaire (de 51 à 54 %) dans les quatre dernières enquêtes publiées, s'inscrit dans une conjoncture de grogne évidente. Le cafouillage autour du lundi de Pentecôte a joué un rôle de catalyseur des mécontentements analogue à la polémique sur la directive Bolkestein et aux manifestations du 10 mars qui avaient enclenché le premier décrochage du « oui ».

Tout se passe comme si la crise française, dans ses dimensions économique et sociale, mais aussi culturelle et politique, plombait structurellement le camp des partisans de la Constitution européenne. La sociologie de l'électorat du « non » éclaire cette hypothèse, en révélant des différences notables par rapport à ce qu'était le profil des opposants au traité de Maastricht en 1992.

Il y a treize ans, le débat sur la monnaie unique avait grossièrement opposé une « France d'en haut » à une « France d'en bas », même si l'expression n'avait pas encore été inventée par Jean-Pierre Raffarin. Si les agriculteurs, artisans et commerçants avaient majoritairement voté contre l'euro, le reste des actifs se partageait en fonction de son niveau social : les ouvriers et employés pour le « non », les cadres moyens et supérieurs pour le « oui ».

Tel n'est plus le cas aujourd'hui. Une franche majorité du salariat a basculé dans le « non » : de 53 à 57 % selon les instituts (1), alors qu'ils n'étaient que 49 % à se prononcer en ce sens en 1992 (2). Les salariés du privé semblent même presque aussi remontés contre le traité que ceux du public d'après certaines enquêtes. La grande différence avec le clivage de Maastricht concerne les « professions intermédiaires ». Seulement 38 % des cadres moyens votaient « non » à l'époque. Ils sont désormais entre 47 et 56 % selon les instituts. Ce renfort des classes moyennes salariales s'accompagne

Conséquence inévitable de tout cela : les actifs votent globalement « non », dans une fourchette comprise entre 54 % et 56 %, tandis que les inactifs disent « oui » de 53 % à 56 %. Or les « inactifs » représentent un peu plus de 40 % du corps électoral. Les retraités forment les gros bataillons du « oui ». Le soutien au traité ne devient majoritaire qu'à partir de 60 ou 65 ans selon les enquêtes. Seulement un tiers des personnes âgées ont l'intention de le rejeter, contre 45 % au moment de Maastricht. A l'autre extrême, les plus jeunes électeurs semblent désormais extrêmement partagés, après avoir penché du côté du « oui ». Ce sont les tranches d'âge actives, entre 25 et 60 ans, qui disent nettement « non ». La progression est particulièrement marquée chez les 35-59 ans, qui avaient de peu approuvé Maastricht et qui refusent très majoritairement le nouveau traité de Rome. Les Français qui se trouvent au milieu ou en fin de parcours professionnel sont les plus inquiets.

Le basculement d'une fraction notable des classes moyennes dans le camp du « non » donne à la sociologie de cet électorat un aspect moins caricatural qu'en 1992. Si 59 % des électeurs appartenant à un foyer gagnant moins de 1.000 euros par mois se prononcent négativement, c'est aussi le cas de 46 % de ceux qui ont plus de 3.000 euros (Ipsos). Seule cette tranche de revenus la plus élevée est majoritairement favorable au « oui ». Le niveau d'éducation est aussi nettement moins clivant : le « non » ne réalise qu'un score de 51 % chez les « sans-diplôme » tandis qu'il est encore à 44 % parmi les « bac +2 ». Au final, l'actuel débat oppose moins les riches aux pauvres que ceux qui sont exposés au monde du travail et les autres.

(1) Nous avons examiné les dernières enquêtes Ipsos-Europe 1-« Le Figaro » (972 électeurs interrogés les 13 et 14 mai), CSA-France 3-France Info-« Le Parisien » (1.002 électeurs interrogés les 14 et 16 mai) et BVA-« L'Express » (1.141 électeurs interrogés du27 au 30 avril).
(2) Enquête BVA-« Libération »-France 2-France 3 réalisée le 20 septembre 1992 à la sortie des bureaux de vote auprès de 4.200 votants.

Paru dans « les Echos » du 27 mai 2005

Un climat de défiance sociale

Si rien n'est jamais certain, la probabilité d'une victoire du « non » le 29 mai est très élevée. Cette appréciation ne naît pas seulement d'une étude des enquêtes d'opinion. Les douze derniers sondages concluent tous en faveur d'un rejet de la Constitution européenne. La fourchette des ultimes coups de sonde des divers instituts se situe entre 52 % et 55 % d'intentions de vote négatives. Plus significatif, tous mesurent un « non » en hausse dans la dernière ligne droite de la campagne. Et le taux d'indécision est tombé à un niveau modeste pour un référendum aussi complexe : seulement 17 % des sondés de TNS-Sofres (1) déclarent qu'ils peuvent encore « changer d'avis ». Si l'on ajoute que le souhait d'un succès du « non » est majoritaire alors que l'électorat s'attend désormais à une telle issue, on est tenté de suivre Nicolas Sarkozy lorsqu'il confie que « c'est râpé » pour le « oui ».

Au-delà des sondages, c'est aussi et surtout le climat de la campagne qui s'achève ainsi que les performances de ses différents acteurs qui laissent augurer un rejet par les Français du traité européen. Cette bataille électorale les a incontestablement passionnés. Le niveau d'intérêt déclaré est identique à celui du référendum de Maastricht, ce qui devrait entraîner une participation élevée (70 % en 1992). Les multiples retournements de situation ont créé un suspense propre à forcer l'attention des citoyens. La campagne a été scandée par quatre phases bien distinctes. Jusqu'à la mi-mars, une opinion encore indifférente plébiscite l'idée européenne. Suit un mois et demi de domination constante du « non » avant que le « oui » ne ressuscite au début de mai pour s'enfoncer à nouveau dans la dernière période.

De brusques évolutions ont enchaîné ces quatre phases. La joute préélectorale a moins été le théâtre d'une maturation de l'opinion qu'elle n'a révélé son exceptionnelle réactivité à l'actualité. Les trois moments de basculement n'ont pas été initiés par les prises de position des leaders, mais bien plutôt par un calendrier événementiel déclencheur de cristallisations. La puissante journée de protestation du 10 mars a inauguré la phase de grogne sociale « nonniste ». Le lancement réussi de l'Airbus A380, symbole d'une heureuse coopération européenne, le 27 avril, a coïncidé - ce qui n'est pas tout à fait un hasard - avec la remontée du « ouii ». Celui-ci s'est enfin affaibli à partir de la polémique sur le lundi de Pentecôte.

C'est dire l'ambiguïté de la politisation actuelle des électeurs. Ce sont les préoccupations sociales qui ont dopé le « non ». On se tromperait en croyant que ce référendum a été détourné vers un « vote-sanction » contre un exécutif effectivement impopulaire. Le mécontentement des Français est autrement plus profond, ancré dans une défiance sociale elle-même couplée à l'enjeu européen. Le feuilleton des délocalisations a tenu la vedette de l'agenda médiatique. Au-delà du conjoncturel, c'est moins le libéralisme qui s'est retrouvé sur la sellette en cette campagne que le libre-échangisme.

Le camp du « non » a réussi à imposer sa thématique fondée sur l'insécurité sociale aggravée par un avenir européen peu rassurant. Plus précisément, c'est le « non de gauche » qui a donné le « la » de cette campagne. Philippe de Villiers a même dû infléchir son propos dans un sens social tandis que Jean-Marie Le Pen était relégué en deuxième division. Eminemment polymorphe, l'opposition au traité a aussi tiré sa force de la convergence objective du discours de ses différents porte-parole.

Un phénomène strictement inverse a plombé le camp du « oui ». L'« eurocompatibilité » de l'UMP et du PS, justement relevée par Lionel Jospin, est un repoussoir pour tous ceux qui déplorent une trop grande similitude de comportement au pouvoir des deux grands partis de gouvernement. En outre, les leaders du « oui » ont émis des messages contradictoires. Jacques Chirac a expliqué que la Constitution protégeait la France du libéralisme économique tandis que Nicolas Sarkozy a promis qu'elle permettrait la modernisation du pays et l'abandon de son « modèle social ». Pendant ce temps, François Hollande s'époumonait à annoncer l'avènement d'une insaisissable « Europe sociale ».

Les deux héros de 2004, Hollande et Sarkozy, n'ont cette fois-ci joué que les seconds rôles. Dans la dernière ligne droite, les deux chefs de parti se sont effacés derrière les deux chefs de l'exécutif en 2002, Chirac et Jospin. Ce retour au premier plan de deux hommes durement sanctionnés un certain 21 avril - avec moins de 20 % des suffrages exprimés chacun - montre que nous ne sommes pas encore sortis de cette période. Si l'on additionne les voix récoltées au premier tour de l'élection présidentielle par tous les candidats appelant à voter « oui », on n'obtient que 54 % des suffrages. Or tous les électeurs de Jospin ou de Mamère ne voteront pas en ce sens. Trois ans après le séisme du 21 avril, la crise française perdure même si ses manifestations ont radicalement changé.

(1) Enquête TNS-Sofres-LCI-RTL-« Le Monde » réalisée les 23 et 24 mai auprèsde 1.000 personnes.

Paru dans « les Echos » du 31 mai 2005

Deux Frances caricaturales

Deux Frances se sont caricaturalement affrontées le 29 mai. Le pays actif des salariés aux revenus modestes ou moyens, inquiet quant à son avenir, de gauche, a massivement voté « non » à la Constitution européenne. Symétriquement, le peuple de droite des inactifs et de catégories les plus favorisées, optimiste et vivant dans les cités les plus riches, s'est mobilisé en faveur du « oui ». Cette fracture à la fois sociologique, psychologique, politique et géographique s'est même creusée par rapport à ce qu'elle était lors du référendum de 1992 sur le traité de Maastricht. En treize ans, ces « deux Frances » - une expression de Laurent Fabius - se sont encore éloignées l'une de l'autre.

Le « non » a été majoritaire dimanche dans toutes les tranches d'âges en dessous de 60 ans (1). Mais ce sont les électeurs situés en milieu et fin de vie active qui ont le plus massivement rejeté le traité : 61 % chez les 35-44 ans (+ 12 points par rapport à Maastricht) et 62 % parmi les 45-59 ans (+ 15 points). Seuls les cadres supérieurs et professions libérales ont franchement dit « oui » (à raison de 65 %). Mobilisées comme rarement, les classes populaires et moyennes ont fait basculer le pays de l'autre côté : 53 % de « non » dans les professions intermédiaires (+ 15 points par rapport à 1992), 67 % chez les employés (+ 14) et jusqu'à 79 % chez les ouvriers (+ 18). C'est un véritable « vote de classe » qui a permis la victoire des opposants au traité européen. Au sein du salariat, on note la poussée particulière du « non » dans le secteur public (64 % de « non », +15 points) et parmi les chômeurs (respectivement 71 % et +12). Le « oui » n'a finalement bien résisté que chez les retraités : 56 %, soit 2 points au-dessus de Maastricht.

Avec de tels profils sociologiques, on ne s'étonnera pas que le « non » ait été nettement majoritaire dans les tranches de revenus modestes et moyens. Seuls les électeurs vivant dans un foyer au revenu net mensuel supérieur à 3.000 euros ont voté en majorité positivement (63 %). La corrélation entre vote et niveau d'études est linéaire, passant de 72 % de « non » chez les « sans diplômes » à 64 % de « oui » parmi les « bac plus trois ». Le haut niveau de participation du référendum européen - analogue à celui d'il y a treizze ans - a mobilisé les deux camps au terme d'une campagne riche en rebondissements. Comme d'habitude, les personnes âgées ont été plus civiques que les plus jeunes, ce qui a favorisé le « oui ». Mais, une fois n'est pas coutume, les ouvriers auraient pratiquement autant voté que les cadres supérieurs, d'après Ipsos.

La soif de protestation était visiblement ardente dans les catégories populaires. Les « nonistes » s'étaient décidés bien avant les « ouiouistes ». Le vote de dernière minute a seulement réduit l'ampleur de la défaite des partisans du traité. Manifester son mécontentement face à « la situation économique et sociale actuelle en France » est la première motivation du « non », devant l'hostilité à une Constitution européenne jugée « trop libérale » (Ipsos). Le moral social a été une variable clef du vote : 75 % de ceux qui se disent « confiants » dans l'avenir de leur « situation personnelle et professionnelle » ont voté oui et 72 % des « inquiets » ont dit « non ». Pour TNS-Sofres, la première raison du vote négatif est la conviction que « ce traité va aggraver la situation du chômage en France » suivie par l'expression d'un « ras-le-bol vis-à-vis de la situation actuelle » (2). La volonté de sanctionner l'exécutif n'apparaît guère dans les enquêtes, démentant l'argumentation de certains dirigeants socialistes. Au contraire, angoisse sociale et enjeu européen se sont associés dans la tête des électeurs du « non ». CSA constate que 42 % de ceux-ci ont voté en pensant plutôt à la « construction de l'Europe » contre 52 % qui ont donné la priorité aux « problèmes nationaux » (3).

Lors du référendum de Maastricht, le « non » était à la fois populaire et majoritairement de droite. Aujourd'hui, l'opposition au traité européen est clairement de gauche. Ipsos précise que 63 % des électeurs de la gauche parlementaire ont choisi le « non ». Les directions du PS et des Verts ont été désavouées par leur base électorale, avec respectivement 56 % et 60 % de suffrages négatifs. En dépit du poids de l'extrême droite, le camp du « non » est clairement dominé par les voix de gauche qui en représentent environ 60 %.

La géographie électorale confirme spectaculairement ces données d'enquêtes. La carte de la France du « non » recoupe largement celle de la gauche historique. La très bourgeoise Neuilly-sur-Seine a voté « oui » à 83 % (+ 20 points par rapport à Maastricht). Toujours dans les Hauts-de-Seine, la populaire Gennevilliers a voté « non » à 73 % (+ 11). Ici aussi, les contrastes se sont durcis. Le pauvre Pas-de-Calais décroche la palme du « non » avec 70 % des suffrages exprimés (+ 11 points). A l'opposé, le riche Paris est le champion du « oui » avec 66 % des votes (+ 4). Boboïsation oblige, tous les arrondissements parisiens ont acquiescé au traité. Mais le « oui » fait son meilleur score dans le 7e arrondissement (81 %) et son moins bon dans le 20e (53 %). Les treize départements métropolitains qui ont voté oui se situent soit dans la pro-européenne Bretagne, soit dans des départements conservateurs (comme la Haute-Savoie ou la Vendée) ou riches (tels le Rhône ou les Hauts-de-Seine).

Le divorce cruel entre le PS et sa base sociale et électorale est un sérieux problème pour ce parti. Au-delà, la césure entre une France optimiste et une France qui se désespère interpelle l'ensemble de la classe politique. Il ne suffira pas de maudire le peuple et sa méchante humeur. Les dictatures communistes psychiatrisaient leurs dissidents. Les élites démocratiques ne devraient pas psychologiser à l'excès leurs contestataires. Les Français ont sans doute quelques raisons objectives d'utiliser l'urne comme un bélier.
ERIC DUPIN

(1) Enquête Ipsos-« Le Figaro » - France2 - Europe 1 réalis&eacutte;e le 29 mai auprès de 3.355 personnes. Les données du référendum de Maastricht sont issues d'une enquête BVA - « Libération » - France 2 - France 3 réalisée le 20 septembre 1992 à la sortie des bureaux de vote auprès de 4.200 votants.
(2) Enquête TNS - Sofres - TF1 - RTL - « Le Monde » réalisée le 29 mai auprès de 1.500 personnes.
(3) Enquête CSA - France 3 France Info-France Inter - « Le Parisien » réalisée le 29 mai auprès de 5.216 personneS.
 
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