Référendum du 29 mai 2005: L'observatoire
électoral d'Eric Dupin
publié dans
Paru dans « les Echos » du 15 mars
2005
Un dixième référendum
atypique
Les Français répondront, le 29 mai, au
dixième référendum de la Vème République.
Or l’issue de la bataille est d’autant plus incertain que la consultation
de 2005 ne ressemble guère aux précédentes. Une typologie
sommaire permet de distinguer trois sortes de référendums
en fonction de la nature de la question posée et de l’enjeu que l’électorat
lui attribue.
Cinq consultations peuvent être rangées
dans la catégorie des référendums à question
simple et à enjeu politique majeur. Celui qui a donné naissance
à la Vème République, en 1958, a battu les records
de participation avec seulement 15,1% d’abstentions. Les trois autres référendums
de l’ère gaulliste (autodétermination de l’Algérie
en 1961, ratification des accords d’Evian et élection du président
de la République au suffrage universel en 1962) se sont également
soldés par une forte participation – toujours supérieure à
75% des inscrits – et par une nette victoire du « oui » - plus
de 60% des exprimés. Il est vrai que le chef de l’Etat, à
l’initiative de ces scrutins, était alors populaire ce qui ne fut
plus le cas en 1992 lorsque François Mitterrand soumit au suffrage
populaire le traité de Maastricht. Cela explique, en partie, le «
oui » chétif (51%) accompagné d’une abstention relativement
faible (30,3%). Au-delà de la technicité du traité
en cause, la question était claire puisqu’il s’agissait d’avaliser
l’adoption d’une monnaie européenne, et son enjeu politique et économique
fut vivement perçu par l’opinion.
Une deuxième catégorie concerne les
référendums à question complexe dominée par
un enjeu politique majeur. L’unique exemple en est fourni par le vote de
1969 sur la création des régions et la réforme du Sénat
qui provoqua le départ du général de Gaulle. Vaste entreprise
de remodelage institutionnel qui est rapidement passée au second
plan lorsque le chef de l’Etat a explicitement mis en jeu son poste dans
un contexte qui ne lui était pas favorable. C’est le seul référendum
où le « non » l’a emporté (52,4%) sur fond de
forte mobilisation électorale (19,4% d’abstention). Contrairement
à une opinion répandue, c’est également le seul cas
flagrant où l’électorat a répondu à celui qui
posait la question plutôt qu’à la question elle-même.
Aux antipodes de ce référendum passionnel
se situe la consultation portant sur une question simple mais dénuée
d’enjeu majeur pour l’électorat. On en compte trois : l’élargissement
de la Communauté économique européenne en 1972, le
nouveau statut de la Nouvelle-Calédonie en 1988 et l’adoption du quinquennat
présidentiel en 2000. Chacun de ces votes s’est traduit par «
oui » massif (de 68 à 80%) dévalorisé par un
très haut niveau d’absentéisme (de 40% à 70% de non-participation).
Dans quelle catégorie devra-t-on ranger le
référendum du 29 mai 2005 ? La réponse est sujette
à discussion. La question posée aux Français est assurément
complexe. Les centaines de pages qu’ils devront être solennellement
approuver ne sont pas seulement illisibles pour le plus grand nombre. Le
texte soumis à la ratification populaire souffre d’une ambiguïté
dans sa nature même puisqu’il s’agit à la fois d’un traité
entre Etats et d’une Constitution de l’Union européenne. Résultat
d’innombrables arbitrages, le contenu de ce traité constitutionnel
n’a d’ailleurs rien d’enthousiasmant ou d’alarmant pour quiconque. D’où
une certaine confusion de l’argumentation, du côté du «
oui » comme du « non », qui n’aide pas à la compréhension
du sujet par l’opinion. La pente naturelle du débat, tel qu’il commence
à se dessiner, est moins de discuter du traité lui-même
que de l’avenir de l’Europe que les uns et les autres imaginent.
Les Français vont-ils attribuer à ce
scrutin un enjeu majeur ? Celui-ci ne saurait être de dimension strictement
politicienne, à partir du moment où chacun sait que le sort
immédiat de Jacques Chirac ne dépend pas du verdict des urnes.
L’enjeu, s’il doit passionner l’opinion, a également peu de chances
d’être uniquement européen. L’absentéisme chronique
et croissant qui caractérise les élections au Parlement de
Strasbourg prouve que le destin de l’Union ne suffit pas à remuer
les foules.
Si la campagne doit se limiter à un affrontement
entre ceux qui agitent la peur d’une Europe incontrôlable et ceux
qui brandissent le spectre d’une crise européenne, l’opinion risque
de ne pas être émue outre-mesure. Les enquêtes d’opinion
actuelles, qui donnent un large avantage au « oui » sur fond
d’épaisse indifférence, pourraient alors présager d’une
issue apaisée et positive le 29 mai. Il en serait tout autrement si
l’électorat, et notamment les catégories populaires, se saisissaient
du référendum pour manifester leurs craintes face à un
avenir que symbolise l’Europe. Le pessimisme des Français, les manifestations
de mécontentement social et de défiance à l’égard
des élites n’ont guère d’équivalent chez nos voisins.
Certains éléments de la crise de représentation politique
révélée par le 21 avril 2002 n’ont toujours pas disparu.
La démocratie punitive a joué en faveur du PS l’année
dernière. Elle pourrait bien, si elle devait dominer la prochaine
consultation, favoriser la montée du « non ». Plus l’enjeu
sera passionné, plus la participation sera élevée et
plus le « oui » risque d’être en danger.
Paru dans « les Echos » du 25 mars
2005
Un premier tournant dans la
campagne
De mémoire de sondeurs, jamais aussi brutale
évolution dans les intentions de vote n’avait été enregistrée.
Un peu plus de deux mois avant le référendum du 29 mai, le
« oui » a carrément décroché dans les enquêtes
d’opinion : – 14 points en trois semaines chez CSA (1) puis – 12 points
en deux semaines pour Ipsos (2). Le mouvement est ici plus lourd de conséquences
que son aboutissement ponctuel, le plus souvent commenté, d’une
courte avancée du « non » à 51 ou 52% d’intentions
de vote encore extrêmement fragiles.
Tout a été dit sur l’environnement conjoncturel
rendant peu mystérieuse la montée en puissance des opposants
à la Constitution européenne : la mobilisation des salariés
du 10 mars, la polémique autour de la désormais célèbre
directive Bolkenstein ou encore la grogne lycéenne. Les partisans
du oui se tromperaient pourtant s’ils analysaient ces résultats comme
la simple manifestation d’un mouvement d’humeur et plus encore d’une irrationalité
populaire, sauf à réserver la rationalité à
son propre mode de pensée. On peut le déplorer au nom d’une
vision idéale du référendum, mais tout se passe comme
si l’électorat avait l’intention d’utiliser la prochaine consultation
pour émettre un nouveau message de mécontentement politique.
Le basculement des couches populaires en faveur du non
est particulièrement spectaculaire. D’une enquête à
l’autre d’Ipsos, le vote négatif gagne une vingtaine de points chez
les employés et une cinquante chez les ouvriers ! Parmi les salariés
modestes, le non varie aujourd’hui entre 60 et 70% selon les instituts.
D’après Ipsos, le non bondit encore de plus de trente points dans
la tranche de revenus la moins élevée pour dépasser
les 60%. Les salariés du secteur public atteignent un niveau identique
par l’effet d’un mouvement de forte ampleur.
Ces diverses évolutions s’expliquent plus par
de nouvelles prises de position que par un réveil des abstentionnistes
potentiels. La proportion d’électeurs se disant « tout à
fait certains d’aller voter » ne s’est gonflée que de quatre
points chez Ipsos alors qu’en son sein, celle des sondés qui n’expriment
pas d’intention de vote a reculé de dix points. Au stade actuel,
on note même que le surcroît de mobilisation potentielle affecte
plutôt des catégories favorables au oui comme les 18-24 ans,
les travailleurs indépendants ou les personnes dotées du plus
haut niveau d’éducation. Autrement dit, le non conserve des réserves
de mobilisation si l’on songe que 60% des ouvriers, incertains de leur participation,
ne sont pas comptabilisés dans les chiffres d’intentions de vote.
Un examen détaillé des enquêtes
d’opinion révèle deux différences majeures avec les
lignes de fractures révélées par le référendum
de 1992 sur le traité de Maastricht. La première est que le
non est aujourd’hui plus puissant dans l’électorat de gauche que
dans celui de droite, contrairement à ce qui était le cas
il y a treize ans. Il est vrai que Jacques Chirac a remplacé François
Mitterrand à l’Elysée. Une seconde nouveauté est d’ordre
sociologique. Si les couches populaires restent largement oppositionnelles,
les cadres semblent aujourd’hui nettement plus partagés qu’à
l’époque. Le sondage Ipsos ne donne que 56% de oui dans la catégorie
des cadres supérieurs qui avait plébiscité Maastricht
à quelques 70%.
La démocratie d’opinion qui est notre lot implique
que les sondages sont aussi utilisés par l’électorat comme
aide à la décision. Observons d’abord que l’enquête
Ipsos, réalisée au moment même où le sondage
CSA était largement commenté, n’a pas suscité de contre-effet.
Il reste que le oui se trouve maintenant en position de challenger, ce
qui peut être un atout. Une chose est sûre : l’incertitude
désormais patente de l’issue crée les conditions d’une vigoureuse
bataille électorale, incitatrice à la mobilisation.
Bien des péripéties interviendront d’ici
le 29 mai et les lignes continueront à bouger. Un engagement de
premier plan du président de la République changerait certainement
la donne, même si l’arme est à double tranchant dés
lors que Chirac a cessé d’être populaire. Au final, l’argument
le plus efficace pour les partisans du oui pourrait être celui de
la peur face à l’inconnu qui résulterait d’un rejet du traité
constitutionnel dans une France anxieuse. A ce détail près
que les peurs sont aisément réversibles.
(1) Enquête CSA-Parisien/Aujourd’hui effectuée les 16 et
17 mars auprès de 802 inscrits.
(2) Enquête Ipsos-Le Figaro-Europe 1 effectuée les 18 et
19 mars auprès de 860 inscrits.
Paru dans « les Echos » du 8 avril
2005
Les raisons du décrochage
du oui
Depuis la mi-mars, les intentions de vote en faveur
du « oui » au référendum du 29 mai ont brutalement
décroché. Dix enquêtes successives, réalisées
par cinq instituts différents, donnent toutes un « non »
majoritaire. Les derniers sondages sont convergents avec une opposition
au traité constitutionnel oscillant entre 52 et 55% des suffrages
potentiels. Les mesures les plus récentes ne font pas apparaître
de remontée incontestable du « oui », relevée
par deux instituts (CSA et Ipsos) mais infirmée par une troisième
(Ifop).
Cet ancrage du « non » dans l’opinion, à
moins de deux mois de l’échéance, infirme la thèse
conjoncturaliste des observateurs qui voyaient dans les premiers sondages
défavorables au traité la manifestation d’un mouvement d’humeur
liée aux circonstances du moment. Il apparaît, à l’inverse,
que le rejet majoritaire de la Constitution européenne soumise à
référendum en dit long sur certaines attitudes de fond de
l’opinion française.
Le premier enseignement que l’on peut retirer de la
lecture des sondages est que le « non » d’aujourd’hui est beaucoup
plus « anti-libéral » qu’anti-européen ou même
anti-gouvernemental. Contrairement à ce qui s’était joué
lors du référendum de Maastricht, en 1992, l’enjeu perçu
n’est plus une approbation ou un refus de l’Europe. L’électorat ne
semble pas non plus vouloir se limiter à un « vote-sanction
» à l’égard d’une politique gouvernementale pourtant
d’une rare impopularité. C’est bien plutôt un cocktail, sans
guère d’équivalent en Europe, d’angoisses sociales, de craintes
économiques et de défiances politiques qui apparaît comme
le véritable moteur du « non ». Cet anti-libéralisme
n’est pas de nature essentiellement idéologique, mais coagule tous
les sujets de mécontentement d’une société à
la fois inégalitaire et bloquée.
Cette analyse permet de rendre compte du profil sociologique
particulier des opposants au traité européen. Non seulement
les couches populaires ont massivement basculé du côté
du « non », mais les couches moyennes et supérieures
sont autrement plus partagées qu’elles ne l’étaient en 1992.
Selon la plupart des enquêtes, le rejet du projet de Constitution
européenne est désormais majoritaire chez les professions
intermédiaires et tente même entre un tiers et une petite moitié,
selon les instituts, des cadres supérieurs. Une enquête Ifop-Fiducial
nous apprend aussi que 54% des patrons des entreprises de moins de vingt
salariés auraient l’intention de son prononcer négativement
(1).
Un autre facteur structurant du « non »
est de nature plus spécifiquement politique. Une polarisation droite-gauche
se superpose à l’enjeu référendaire. Le rejet du traité
est devenu nettement majoritaire à gauche tandis que l’électorat
de droite approuve le projet constitutionnel. La prochaine intervention
de Jacques Chirac dans la campagne a peu de chances d’inverser cette tendance.
A l’inverse, la mise en scène du « non de droite » dans
la campagne officielle pourrait éroder le soutien au traité
dans les rangs conservateurs.
Une des vieilles lois des batailles électorales
est que le camp gagnant est celui qui réussit à imposer sa
thématique. Au stade actuel, tel est bien l’avantage des partisans
du « non ». L’argumentation des leaders du « oui »
cède souvent aux thématiques nationaliste et anti-libérale.
Dominique Perben (UMP) vante ainsi « l’Europe à la française
» tandis que François Hollande assure que « l’Europe sociale
passe par le oui ».
Les partisans du traité constitutionnel ont néanmoins
quelques raisons de ne pas désespérer de l’issue d’un scrutin
qui demeure incertaine. La première est que les indécis louchent
plutôt de leur côté. Les hésitants aussi : 32%
de ceux qui choisissent le « non » déclarent pouvoir changer
d’avis contre seulement 19% pour le « oui » (2). Plusieurs enquêtes
établissent également que les « souhaits de victoire
» penchent majoritairement vers la ratification du traité européen.
« Au fond d’eux-mêmes », selon la curieuse formule dont
les sondeurs usent pour tester la sagesse de leurs interlocuteurs, les Français
aimeraient peut-être dire « oui ». Mais l’électeur
a parfois des raisons que la raison ne connaît pas.
(1) Enquête réalisée du 29 mars au 4 avril auprès
d'un échantillon représentatif de 501 dirigeants de TPE de
0 à 19 salariés.
(2) Enquête Ipsos-Europe 1-Le Figaro réalisée les 1er
et 2 avril auprès de 947 électeurs.
Paru dans « les Echos » du 22 avril
2005
La tremblante de l'électeur
Le Conseil supérieur de l'audiovisuel a fait preuve
de sagesse, voire de prescience, en refusant de comptabiliser le temps de
parole présidentiel dans le camp du « oui » au référendum.
La prestation télévisée de Jacques Chirac sur TF1
le 14 avril, pourtant conçue en étroite liaison avec l'Elysée,
s'est spectaculairement retournée contre la cause qu'il entendait
défendre. A notre connaissance, le phénomène n'a pas
de précédent. En règle générale, une
intervention du chef de l'Etat produit un effet positif, au moins temporaire,
dans l'opinion. C'est l'inverse qui s'est passé cette fois-ci. Cinq
instituts sur six ont enregistré une montée du « non
» dans les jours suivant l'émission : +1 pour CSA et Ifop, +
2 pour Ipsos et TNS-Sofres, + 5 pour BVA et - 1 chez Louis-Harris.
La contre-performance du dialogue chaotique du président
de la République avec un panel de jeunes se lit aussi dans un chiffre
impressionnant de l'institut CSA (1) : le « non » aurait grimpé
de 54 à 61 % dans la tranche d'âge des 18-24 ans ! Par ailleurs,
l'intervention présidentielle a creusé le clivage droite-gauche,
qui se surimpose à cette consultation référendaire.
Selon Ipsos (2), le « non » a encore gagné du terrain
à gauche (63 %, dont 56 % chez les sympathisants socialistes), tandis
qu'il reculait faiblement à droite (32 %).
L'entrée en campagne de Chirac a permis au «
non » de se hisser à son plus haut niveau depuis qu'il est
devenu potentiellement majoritaire il y a un mois : 55 % en moyenne pour
l'ensemble des instituts. Les toutes dernières enquêtes sont
cependant inhabituellement contradictoires. Celle de CSA-« Le Parisien
» enregistre une remontée de quatre points du « oui »
crédité de 48 %, tandis que le sondage de BVA-« L'Express
» fait grimper le « non » à un niveau record de
58 %. L'électorat ne semble pas stabilisé et il est probable
que la dynamique de la campagne tendra à un rééquilibrage
des intentions de vote.
Ce sont désormais vingt-et-une enquêtes
consécutives qui donnent l'avantage au « non ». Et tous
les clignotants sont actuellement au rouge pour les partisans du traité
constitutionnel. Les indicateurs secondaires qui pouvaient leur laisser
espérer un retournement de situation se sont inversés. D'après
Ipsos, la proportion d'électeurs qui affirment que leur choix est
« définitif » est maintenant plus élevée
chez ceux qui ont l'intention de voter « non » (82 %) que «
oui » (78 %). De même, les souhaits de victoire penchent aujourd'hui
du côté du rejet du texte soumis à référendum.
Et les Français anticipent clairement une telle issue : une majorité
absolue d'entre eux pronostiquent une victoire du « non »,
pour Ipsos comme chez TNS-Sofres.
La thématique de cette campagne de toutes les
peurs constitue un terrain plutôt favorable aux adversaires du traité
européen. Soulignons que la « tremblante de l'électeur
» est, en réalité, entretenue par les deux camps qui
s'affrontent. Les partisans du « non » exploitent assurément
des craintes de natures diverses. Les angoisses hexagonales, mises en lumière
par l'émission de TF1, relèvent d'une crise française
suffisamment profonde pour qu'un simple traitement psychologique («
N'ayez pas peur ») soit inopérant. La méfiance à
l'égard d'une construction européenne assimilée à
une perte de souveraineté dangereuse en ces temps de mondialisation
accélérée est un autre ressort du « non ».
Les partisans du « oui » ne rassurent guère les électeurs
en présentant le texte à ratifier tantôt comme une ambitieuse
et protectrice Constitution, tantôt comme un simple « règlement
intérieur accommodant » (Michel Rocard) ou même un «
règlement de copropriété » (Jacques Delors).
Les promoteurs du « oui » agitent eux aussi
les peurs. Chirac a brossé, le 15 avril, le portrait terrible d'une
Europe « ultra-libérale » à laquelle les Français
seraient condamnés s'ils rejetaient la Constitution. « De
toute façon, ça ne peut pas être pire qu'aujourd'hui
», a même lâché Nicolas Sarkozy. Cette dévalorisation
de l'Europe actuelle n'est guère mobilisatrice. Les partisans du
nouveau traité de Rome brandissent également le spectre d'une
France isolée et d'une Europe en panne en cas de victoire du «
non ». Quelle que soit la pertinence de ces arguments, force est de
constater qu'ils ont un caractère négatif et semblent peu porter
pour l'instant : 80 % des sondés pensent que l'Europe ne va pas «
s'arrêter » en cas de rejet de la Constitution par la France
(Ipsos). Valéry Giscard d'Estaing a bien saisi le risque de s'en tenir
à cette argumentation en conditionnant la victoire du « oui
» à la définition d'un « grand projet européen
» d'ici au 29 mai. Une manière de reconnaître que celui-ci
est aujourd'hui impalpable.
Paru dans « les Echos » du 4 mai 2005
Le deuxième tournant
Cette campagne référendaire n'a rien d'un
long fleuve tranquille. L'opinion change sans préavis son fusil d'épaule
avec une vivacité surprenante. A la mi-mars, les intentions de vote
en faveur du « oui » s'effondraient brutalement. Après
un mois de domination nette et régulière, c'est aujourd'hui
au tour du « non » de battre en retraite. Depuis la mi-avril,
tous les instituts relèvent une remontée, généralement
forte, des intentions de vote positives à la consultation du 29 mai
: +8 points chez Ipsos, +7 chez CSA et TNS-Sofres, +6 pour BVA, +4 pour l'Ifop
et +2 d'après Louis-Harris. Après être descendu à
son plancher de 44-45 % au lendemain de la première intervention télévisée
de Jacques Chirac, le 14 avril, le « oui » s'est hissé
aux alentours du seuil fatidique de la majorité. Son score actuel
oscille entre 48 et 53 % de suffrages potentiels, selon les dernières
enquêtes des six instituts, avec une moyenne de 50,2 % ! Si le mouvement
de l'électorat ne fait aucun doute, le niveau réel du «
oui » fait l'objet de mesures quelque peu divergentes pour des raisons
en partie méthodologiques.
La volatilité de l'électorat complique
également la tâche des sondeurs. Le débat sur la Constitution
européenne passionne bien plus les Français qu'on aurait pu
le croire. Les deux tiers d'entre eux se disent « intéressés
» par cette consultation, selon TNS-Sofres, ce qui laisse augurer
un taux de participation élevé, proche de celui du référendum
de Maastricht (70 %). La mobilisation est en route : le pourcentage d'électeurs
se déclarant « certains de voter » a bondi de onze points
d'une enquête à l'autre d'Ipsos. Pour autant, les Français
semblent tiraillés entre les multiples dimensions de ce débat.
A la mi-mars, les manifestations syndicales et la polémique
sur la directive Bolkestein ont cristallisé une grogne sociale qui
a porté presque automatiquement le « non » pendant toute
une période. A présent, le discours offensif des grands anciens
de la cause européenne, comme Jacques Delors ou Valéry Giscard
d'Estaing, a focalisé l'attention sur le sort de l'Union. L'envol
réussi de l'Airbus A380, le 27 avril, a certainement contribué
symboliquement à recentrer le débat sur l'Europe. Or la grande
faiblesse des partisans du « non » est, à ce jour, de ne
pas avoir clairement dit quel avenir européen ils proposaient. La
peur de l'inconnu, d'un isolement de la France et d'une panne de l'Union ont
particulièrement pesé dans l'attitude des cadres. Dans la dernière
séquence, le « oui » a nettement progressé chez
les cadres supérieurs et professions intermédiaires.
L'intervention télévisée de Lionel
Jospin, le 28 avril, a coïncidé avec ce nouveau climat et contribué
à le raffermir. Après sa prestation, l'électorat socialiste
a basculé du côté du « oui » (45 % à
56 % selon Ipsos) même si la parole de l'ancien Premier ministre n'est
sans doute pas le seul élément explicatif. Il reste à
espérer, du point de vue des partisans du traité, que la nouvelle
intervention télévisée de Jacques Chirac ne contribuera
pas à faire rebasculer vers le « non » les sympathisants
socialistes.
Car l'issue de la bataille demeure formidablement incertaine.
L'électorat est aussi peu stable que certains logiciels informatiques.
Deux logiques entrent en collision. La première est de nature sociale,
alimentée par un profond mécontentement populaire, tandis que
la seconde est géopolitique, fondée sur la place de la France
en Europe. Le « non » ne peut plus désormais surfer sans
effort sur la grogne des Français, même si l'imbroglio du lundi
de Pentecôte ne manquera pas de la raviver. Au-delà des argumentaires
souverainistes et/ou antilibéraux qui portent ses partisans, il lui
faudra être capable de rassurer les Français sur l'après-29
mai. Le rôle de Laurent Fabius, sagement demeuré en retrait
pendant la phase antérieure, devient ici décisif. Seul opposant
au traité constitutionnel d'envergure présidentielle, il lui
reviendra de convaincre l'électorat de gauche qu'il existe un autre
avenir européen.
La tâche ne sera pas aisée si l'on songe
aux positions nationalistes et droitières de la majorité des
opposants à la Constitution en Europe. Mais la crise de la société
française est suffisamment grave, et l'avenir dessiné par le
traité suffisamment flou, pour que des discours hétérodoxes
puissent être audibles. La mobilisation des couches populaires, qui
demeurent ancrées sur le « non », sera un facteur déterminant
le 29 mai. Le scrutin s'annonce extraordinairement ouvert, ce qui ne veut
pas forcément dire serré.
Paru dans « les Echos » du 13 mai 2005
Des ambivalences fondamentales
Le film de l'actuelle campagne référendaire
est décidément compliqué. On aurait pu imaginer qu'il
se déroule en trois séquences claires. A une période
de « oui » inconsistant d'une opinion encore indifférente
aurait succédé la phase d'un « non » de mauvaise
humeur avant que la raison ne retourne l'électorat vers la sagesse
d'une réponse positive. Ce scénario est démenti par
les dernières enquêtes. La contre-dynamique du « oui »,
observée depuis la fin avril, semble déjà enrayée.
D'après les trois derniers sondages, l'approbation du traité
constitutionnel recule (moins 3 points pour Ipsos) ou cesse de progresser
(CSA et TNS-Sofres). Les quatre enquêtes réalisées depuis
la mi-mai sont à nouveau convergentes avec un « oui »
qui oscille entre 50 % et 52 % des intentions de vote. A nouveau, l'argumentation
présidentielle n'a pas servi son camp. La deuxième intervention
télévisée de Jacques Chirac, le 3 mai, a plus incité
les électeurs à voter « non » (28 %) que «
oui » (24 %), selon Ipsos (1).
Si le curseur des sondeurs devait se stabiliser autour
d'un équilibre des intentions de vote positives et négatives,
l'incertitude de l'issue serait évidemment portée à
son paroxysme. N'oublions pas la variance statistique inhérente à
ces enquêtes. Dès lors que les instituts calculent leurs résultats
sur les seuls électeurs décidés à aller voter,
soit environ 500 personnes, un chiffre de 52 % n'offre aucune garantie. Qui
plus est, comme dans toute campagne, les sondeurs sont confrontés
à de réelles difficultés de mesure qui tiennent à
l'inconnue du taux effectif de participation et aux redressements rendus indispensables
par les biais qui affectent leurs échantillons bruts.
Il reste à se demander pourquoi, après
plusieurs semaines de campagne intense, voire passionnée, les Français
sont toujours scindés en deux parties à peu près égales.
On ne peut se contenter, comme l'ancien député européen
Olivier Duhamel, de dénoncer une moitié de la France devenue
« folle ». Les raisons de la situation actuelle ne sont compréhensibles
qui si l'on prend en compte les ambivalences fondamentales de l'électorat.
Les Français seront contraints, le 29 mai, à apporter une réponse
simpliste car binaire à une question infiniment complexe. Le débat
sur le Traité constitutionnel européen, qui suscite un intérêt
supérieur à celui de Maastricht en 1992, voit s'enchevêtrer
de nombreuses dimensions plus ou moins corrélées entre elles.
La première est le contenu du traité, même
si sa connaissance ne peut qu'être indirecte pour la grande majorité
des électeurs. Significativement, la principale motivation des partisans
du « non » est que ce texte « comporte des points négatifs
importants », selon TNS-Sofres (2). L'arrivée, dans les boîtes
aux lettres, du précieux document risque de servir la cause des opposants.
Parmi les hésitants, toujours selon le même institut, la première
raison de voter « non » est que « ce traité est
particulièrement difficile à comprendre ».
L'avenir de l'Europe est un deuxième axe du débat.
Plus symbolique, celui-ci est porteur pour le « oui ». La grande
majorité de ceux qui ont l'intention de voter en ce sens assurent
soutenir « la construction de l'Europe ». Et la première
raison qui pourrait pousser les indécis à se prononcer positivement
est le souci que « la France reste forte en Europe ».
Une troisième dimension concerne le très
vif mécontentement qui caractérise l'état actuel de
l'opinion. L'action de Jean-Pierre Raffarin n'est plus appréciée
que par un quart des Français, tandis que la cote de popularité
de Jacques Chirac est devenue négative (Ipsos). Le « ras-le-bol
» d'une large partie de l'électorat dépasse cependant
le jugement porté sur la politique gouvernementale. C'est le pessimisme
social qui est le principal moteur du « non » : 84 % de ceux
qui s'apprêtent à voter de cette manière sont convaincus
que leurs conditions de vie vont se détériorer dans les années
qui viennent avec la Constitution européenne.
Là encore, cette anxiété comporte
plusieurs dimensions. Une partie de la France s'inquiète de la dynamique
« libérale » de la construction européenne. Mais
ce sont plus précisément le libre-échangisme et la mondialisation
qui constituent la cible de la suspicion populaire. Or, avec ou sans l'Europe,
les gouvernants apparaissent largement incapables de rassurer et de protéger
leurs électeurs. La profonde crise de la représentation politique,
finement analysée par le politologue Stéphane Rozès
(3), a creusé un véritable fossé entre dirigeants et
dirigés. C'est aussi cette faille démocratique qui pèsera
sur l'issue du scrutin.
(1) Enquête Ipsos-« Le Figaro »-Europe 1 réalisée
les 6 et 7 mai auprès de 936 électeurs.
(2) Enquête TNS-Sofres-TF1 réalisée les 6 et 7 mai
auprèsde 1.000 électeurs.
(3) Stéphane Rozès,« Aux origines de la crise politique
», «Le Débat », mars-avril 2005.
Paru dans « les Echos » du 20 mai 2005
La France active vote non
Une nette majorité de Français actifs a
l'intention de voter contre un Traité constitutionnel européen
soutenu par une non moins claire majorité d'inactifs. Ce phénomène
s'observe depuis le début de la campagne, au-delà de ses soubresauts
et quels que soient les instituts que l'on consulte. Il confirme la dominante
sociale qui caractérise l'actuel débat référendaire.
La nouvelle poussée du « non », redevenu majoritaire (de
51 à 54 %) dans les quatre dernières enquêtes publiées,
s'inscrit dans une conjoncture de grogne évidente. Le cafouillage autour
du lundi de Pentecôte a joué un rôle de catalyseur des
mécontentements analogue à la polémique sur la directive
Bolkestein et aux manifestations du 10 mars qui avaient enclenché
le premier décrochage du « oui ».
Tout se passe comme si la crise française, dans
ses dimensions économique et sociale, mais aussi culturelle et politique,
plombait structurellement le camp des partisans de la Constitution européenne.
La sociologie de l'électorat du « non » éclaire
cette hypothèse, en révélant des différences notables
par rapport à ce qu'était le profil des opposants au traité
de Maastricht en 1992.
Il y a treize ans, le débat sur la monnaie unique
avait grossièrement opposé une « France d'en haut »
à une « France d'en bas », même si l'expression n'avait
pas encore été inventée par Jean-Pierre Raffarin. Si
les agriculteurs, artisans et commerçants avaient majoritairement
voté contre l'euro, le reste des actifs se partageait en fonction
de son niveau social : les ouvriers et employés pour le « non
», les cadres moyens et supérieurs pour le « oui ».
Tel n'est plus le cas aujourd'hui. Une franche majorité du salariat
a basculé dans le « non » : de 53 à 57 % selon
les instituts (1), alors qu'ils n'étaient que 49 % à se prononcer
en ce sens en 1992 (2). Les salariés du privé semblent même
presque aussi remontés contre le traité que ceux du public
d'après certaines enquêtes. La grande différence avec
le clivage de Maastricht concerne les « professions intermédiaires
». Seulement 38 % des cadres moyens votaient « non » à
l'époque. Ils sont désormais entre 47 et 56 % selon les instituts.
Ce renfort des classes moyennes salariales s'accompagne
Conséquence inévitable de tout cela : les
actifs votent globalement « non », dans une fourchette comprise
entre 54 % et 56 %, tandis que les inactifs disent « oui » de
53 % à 56 %. Or les « inactifs » représentent un
peu plus de 40 % du corps électoral. Les retraités forment les
gros bataillons du « oui ». Le soutien au traité ne devient
majoritaire qu'à partir de 60 ou 65 ans selon les enquêtes. Seulement
un tiers des personnes âgées ont l'intention de le rejeter,
contre 45 % au moment de Maastricht. A l'autre extrême, les plus jeunes
électeurs semblent désormais extrêmement partagés,
après avoir penché du côté du « oui ».
Ce sont les tranches d'âge actives, entre 25 et 60 ans, qui disent
nettement « non ». La progression est particulièrement
marquée chez les 35-59 ans, qui avaient de peu approuvé Maastricht
et qui refusent très majoritairement le nouveau traité de Rome.
Les Français qui se trouvent au milieu ou en fin de parcours professionnel
sont les plus inquiets.
Le basculement d'une fraction notable des classes moyennes
dans le camp du « non » donne à la sociologie de cet électorat
un aspect moins caricatural qu'en 1992. Si 59 % des électeurs appartenant
à un foyer gagnant moins de 1.000 euros par mois se prononcent négativement,
c'est aussi le cas de 46 % de ceux qui ont plus de 3.000 euros (Ipsos). Seule
cette tranche de revenus la plus élevée est majoritairement
favorable au « oui ». Le niveau d'éducation est aussi nettement
moins clivant : le « non » ne réalise qu'un score de 51
% chez les « sans-diplôme » tandis qu'il est encore à
44 % parmi les « bac +2 ». Au final, l'actuel débat oppose
moins les riches aux pauvres que ceux qui sont exposés au monde du
travail et les autres.
(1) Nous avons examiné les dernières enquêtes Ipsos-Europe
1-« Le Figaro » (972 électeurs interrogés les 13
et 14 mai), CSA-France 3-France Info-« Le Parisien » (1.002 électeurs
interrogés les 14 et 16 mai) et BVA-« L'Express » (1.141
électeurs interrogés du27 au 30 avril).
(2) Enquête BVA-« Libération »-France 2-France
3 réalisée le 20 septembre 1992 à la sortie des bureaux
de vote auprès de 4.200 votants.
Paru dans « les Echos » du 27 mai 2005
Un climat de défiance
sociale
Si rien n'est jamais certain, la probabilité
d'une victoire du « non » le 29 mai est très élevée.
Cette appréciation ne naît pas seulement d'une étude
des enquêtes d'opinion. Les douze derniers sondages concluent tous
en faveur d'un rejet de la Constitution européenne. La fourchette
des ultimes coups de sonde des divers instituts se situe entre 52 % et 55
% d'intentions de vote négatives. Plus significatif, tous mesurent
un « non » en hausse dans la dernière ligne droite de
la campagne. Et le taux d'indécision est tombé à un
niveau modeste pour un référendum aussi complexe : seulement
17 % des sondés de TNS-Sofres (1) déclarent qu'ils peuvent
encore « changer d'avis ». Si l'on ajoute que le souhait d'un
succès du « non » est majoritaire alors que l'électorat
s'attend désormais à une telle issue, on est tenté de
suivre Nicolas Sarkozy lorsqu'il confie que « c'est râpé
» pour le « oui ».
Au-delà des sondages, c'est aussi et surtout
le climat de la campagne qui s'achève ainsi que les performances de
ses différents acteurs qui laissent augurer un rejet par les Français
du traité européen. Cette bataille électorale les a
incontestablement passionnés. Le niveau d'intérêt déclaré
est identique à celui du référendum de Maastricht, ce
qui devrait entraîner une participation élevée (70 %
en 1992). Les multiples retournements de situation ont créé
un suspense propre à forcer l'attention des citoyens. La campagne
a été scandée par quatre phases bien distinctes. Jusqu'à
la mi-mars, une opinion encore indifférente plébiscite l'idée
européenne. Suit un mois et demi de domination constante du «
non » avant que le « oui » ne ressuscite au début
de mai pour s'enfoncer à nouveau dans la dernière période.
De brusques évolutions ont enchaîné
ces quatre phases. La joute préélectorale a moins été
le théâtre d'une maturation de l'opinion qu'elle n'a révélé
son exceptionnelle réactivité à l'actualité.
Les trois moments de basculement n'ont pas été initiés
par les prises de position des leaders, mais bien plutôt par un calendrier
événementiel déclencheur de cristallisations. La puissante
journée de protestation du 10 mars a inauguré la phase de grogne
sociale « nonniste ». Le lancement réussi de l'Airbus
A380, symbole d'une heureuse coopération européenne, le 27
avril, a coïncidé - ce qui n'est pas tout à fait un hasard
- avec la remontée du « ouii ». Celui-ci s'est enfin affaibli
à partir de la polémique sur le lundi de Pentecôte.
C'est dire l'ambiguïté de la politisation
actuelle des électeurs. Ce sont les préoccupations sociales
qui ont dopé le « non ». On se tromperait en croyant que
ce référendum a été détourné vers
un « vote-sanction » contre un exécutif effectivement
impopulaire. Le mécontentement des Français est autrement plus
profond, ancré dans une défiance sociale elle-même couplée
à l'enjeu européen. Le feuilleton des délocalisations
a tenu la vedette de l'agenda médiatique. Au-delà du conjoncturel,
c'est moins le libéralisme qui s'est retrouvé sur la sellette
en cette campagne que le libre-échangisme.
Le camp du « non » a réussi à
imposer sa thématique fondée sur l'insécurité
sociale aggravée par un avenir européen peu rassurant. Plus
précisément, c'est le « non de gauche » qui a donné
le « la » de cette campagne. Philippe de Villiers a même
dû infléchir son propos dans un sens social tandis que Jean-Marie
Le Pen était relégué en deuxième division. Eminemment
polymorphe, l'opposition au traité a aussi tiré sa force de
la convergence objective du discours de ses différents porte-parole.
Un phénomène strictement inverse a plombé
le camp du « oui ». L'« eurocompatibilité »
de l'UMP et du PS, justement relevée par Lionel Jospin, est un repoussoir
pour tous ceux qui déplorent une trop grande similitude de comportement
au pouvoir des deux grands partis de gouvernement. En outre, les leaders du
« oui » ont émis des messages contradictoires. Jacques
Chirac a expliqué que la Constitution protégeait la France
du libéralisme économique tandis que Nicolas Sarkozy a promis
qu'elle permettrait la modernisation du pays et l'abandon de son «
modèle social ». Pendant ce temps, François Hollande
s'époumonait à annoncer l'avènement d'une insaisissable
« Europe sociale ».
Les deux héros de 2004, Hollande et Sarkozy,
n'ont cette fois-ci joué que les seconds rôles. Dans la dernière
ligne droite, les deux chefs de parti se sont effacés derrière
les deux chefs de l'exécutif en 2002, Chirac et Jospin. Ce retour
au premier plan de deux hommes durement sanctionnés un certain 21
avril - avec moins de 20 % des suffrages exprimés chacun - montre
que nous ne sommes pas encore sortis de cette période. Si l'on additionne
les voix récoltées au premier tour de l'élection présidentielle
par tous les candidats appelant à voter « oui », on n'obtient
que 54 % des suffrages. Or tous les électeurs de Jospin ou de Mamère
ne voteront pas en ce sens. Trois ans après le séisme du 21
avril, la crise française perdure même si ses manifestations
ont radicalement changé.
(1) Enquête TNS-Sofres-LCI-RTL-« Le Monde
» réalisée les 23 et 24 mai auprèsde 1.000 personnes.
Paru dans « les
Echos » du 31 mai 2005
Deux Frances caricaturales
Deux Frances se sont caricaturalement affrontées
le 29 mai. Le pays actif des salariés aux revenus modestes ou moyens,
inquiet quant à son avenir, de gauche, a massivement voté «
non » à la Constitution européenne. Symétriquement,
le peuple de droite des inactifs et de catégories les plus favorisées,
optimiste et vivant dans les cités les plus riches, s'est mobilisé
en faveur du « oui ». Cette fracture à la fois sociologique,
psychologique, politique et géographique s'est même creusée
par rapport à ce qu'elle était lors du référendum
de 1992 sur le traité de Maastricht. En treize ans, ces « deux
Frances » - une expression de Laurent Fabius - se sont encore éloignées
l'une de l'autre.
Le « non » a été majoritaire
dimanche dans toutes les tranches d'âges en dessous de 60 ans (1).
Mais ce sont les électeurs situés en milieu et fin de vie active
qui ont le plus massivement rejeté le traité : 61 % chez les
35-44 ans (+ 12 points par rapport à Maastricht) et 62 % parmi les
45-59 ans (+ 15 points). Seuls les cadres supérieurs et professions
libérales ont franchement dit « oui » (à raison
de 65 %). Mobilisées comme rarement, les classes populaires et moyennes
ont fait basculer le pays de l'autre côté : 53 % de «
non » dans les professions intermédiaires (+ 15 points par rapport
à 1992), 67 % chez les employés (+ 14) et jusqu'à 79
% chez les ouvriers (+ 18). C'est un véritable « vote de classe
» qui a permis la victoire des opposants au traité européen.
Au sein du salariat, on note la poussée particulière du «
non » dans le secteur public (64 % de « non », +15 points)
et parmi les chômeurs (respectivement 71 % et +12). Le « oui
» n'a finalement bien résisté que chez les retraités
: 56 %, soit 2 points au-dessus de Maastricht.
Avec de tels profils sociologiques, on ne s'étonnera
pas que le « non » ait été nettement majoritaire
dans les tranches de revenus modestes et moyens. Seuls les électeurs
vivant dans un foyer au revenu net mensuel supérieur à 3.000
euros ont voté en majorité positivement (63 %). La corrélation
entre vote et niveau d'études est linéaire, passant de 72 %
de « non » chez les « sans diplômes » à
64 % de « oui » parmi les « bac plus trois ». Le
haut niveau de participation du référendum européen
- analogue à celui d'il y a treizze ans - a mobilisé les deux
camps au terme d'une campagne riche en rebondissements. Comme d'habitude,
les personnes âgées ont été plus civiques que
les plus jeunes, ce qui a favorisé le « oui ». Mais, une
fois n'est pas coutume, les ouvriers auraient pratiquement autant voté
que les cadres supérieurs, d'après Ipsos.
La soif de protestation était visiblement ardente
dans les catégories populaires. Les « nonistes » s'étaient
décidés bien avant les « ouiouistes ». Le vote
de dernière minute a seulement réduit l'ampleur de la défaite
des partisans du traité. Manifester son mécontentement face
à « la situation économique et sociale actuelle en France
» est la première motivation du « non », devant
l'hostilité à une Constitution européenne jugée
« trop libérale » (Ipsos). Le moral social a été
une variable clef du vote : 75 % de ceux qui se disent « confiants
» dans l'avenir de leur « situation personnelle et professionnelle
» ont voté oui et 72 % des « inquiets » ont dit
« non ». Pour TNS-Sofres, la première raison du vote négatif
est la conviction que « ce traité va aggraver la situation du
chômage en France » suivie par l'expression d'un « ras-le-bol
vis-à-vis de la situation actuelle » (2). La volonté de
sanctionner l'exécutif n'apparaît guère dans les enquêtes,
démentant l'argumentation de certains dirigeants socialistes. Au contraire,
angoisse sociale et enjeu européen se sont associés dans la
tête des électeurs du « non ». CSA constate que
42 % de ceux-ci ont voté en pensant plutôt à la «
construction de l'Europe » contre 52 % qui ont donné la priorité
aux « problèmes nationaux » (3).
Lors du référendum de Maastricht, le «
non » était à la fois populaire et majoritairement de
droite. Aujourd'hui, l'opposition au traité européen est clairement
de gauche. Ipsos précise que 63 % des électeurs de la gauche
parlementaire ont choisi le « non ». Les directions du PS et
des Verts ont été désavouées par leur base électorale,
avec respectivement 56 % et 60 % de suffrages négatifs. En dépit
du poids de l'extrême droite, le camp du « non » est clairement
dominé par les voix de gauche qui en représentent environ 60
%.
La géographie électorale confirme spectaculairement
ces données d'enquêtes. La carte de la France du « non
» recoupe largement celle de la gauche historique. La très bourgeoise
Neuilly-sur-Seine a voté « oui » à 83 % (+ 20 points
par rapport à Maastricht). Toujours dans les Hauts-de-Seine, la populaire
Gennevilliers a voté « non » à 73 % (+ 11). Ici
aussi, les contrastes se sont durcis. Le pauvre Pas-de-Calais décroche
la palme du « non » avec 70 % des suffrages exprimés (+
11 points). A l'opposé, le riche Paris est le champion du «
oui » avec 66 % des votes (+ 4). Boboïsation oblige, tous les
arrondissements parisiens ont acquiescé au traité. Mais le
« oui » fait son meilleur score dans le 7e arrondissement (81
%) et son moins bon dans le 20e (53 %). Les treize départements métropolitains
qui ont voté oui se situent soit dans la pro-européenne Bretagne,
soit dans des départements conservateurs (comme la Haute-Savoie ou
la Vendée) ou riches (tels le Rhône ou les Hauts-de-Seine).
Le divorce cruel entre le PS et sa base sociale et électorale
est un sérieux problème pour ce parti. Au-delà, la césure
entre une France optimiste et une France qui se désespère interpelle
l'ensemble de la classe politique. Il ne suffira pas de maudire le peuple
et sa méchante humeur. Les dictatures communistes psychiatrisaient
leurs dissidents. Les élites démocratiques ne devraient pas
psychologiser à l'excès leurs contestataires. Les Français
ont sans doute quelques raisons objectives d'utiliser l'urne comme un bélier.
ERIC DUPIN
(1) Enquête Ipsos-« Le Figaro »
- France2 - Europe 1 réalis&eacutte;e le 29 mai auprès de 3.355
personnes. Les données du référendum de Maastricht sont
issues d'une enquête BVA - « Libération » - France
2 - France 3 réalisée le 20 septembre 1992 à la sortie
des bureaux de vote auprès de 4.200 votants.
(2) Enquête TNS - Sofres - TF1 - RTL - « Le Monde » réalisée
le 29 mai auprès de 1.500 personnes.
(3) Enquête CSA - France 3 France Info-France Inter - « Le Parisien
» réalisée le 29 mai auprès de 5.216 personneS.
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